Modestie, Arg. de la –

Argument de la MODESTIE

L’argument de la modestie (ad verecundiam) est la contrepartie interactionnelle de l’argument d’autorité (citée). Au premier tour, le participant L11 cite une opinion faisant autorité, ce qu’il est tout à fait en droit de faire. Son interlocuteur L2 a des doutes, mais il craint de passer pour prétentieux s’il les formule. Inhibé par son sentiment de modestie, il s’incline et se tait : c’est cette crainte qui est fallacieuse.

1. Critique et définition de Locke

L’éthos fonctionnalise la personne et ses émotions. Pour le locuteur argumentant, il s’agit moins de partager avec les autres une forme de jouissance de soi, que de tenir les autres sous son emprise afin de les orienter vers une décision. Locke a proposé une critique radicale de cet usage de l’éthos sous le nom d’argument ad verecundiam, argument de la « modestie excessive » (Gaffiot, Verecundia).
Ce sentiment de modestie pousse celui qui le ressent à s’incliner devant l’autorité et le prestige de quelqu’un qu’il estime lui être supérieur ; c’est typiquement un processus de soumission à l’éthos. Il est donc le symétrique de l’autorité, raison pour laquelle on traduit parfois argument ad verecundiam par argument d’autorité. La modestie excessive de l’un correspond à l’autorité excessive de l’autre.

Locke définit l’argument ad verecundiam dans le passage suivant :

Le premier [de ces arguments fallacieux] consiste à citer les opinions des personnes qui, par leur esprit, par leur savoir, par l’éminence de leur rang, par leur puissance, ou par quelque autre raison, se sont fait un nom et ont établi leur réputation sur l’estime commune avec une espèce d’autorité. Lorsque les hommes sont élevés à quelque dignité, on croit qu’il ne sied pas bien à d’autres de les contredire en quoi que ce soit, et que c’est blesser la modestie de mettre en question l’autorité de ceux qui en sont déjà en possession. Lorsqu’un homme ne se rend pas promptement à des décisions d’auteurs approuvés que les autres embrassent avec soumission et avec respect, on est porté à le censurer comme un homme trop plein de vanité ; et l’on regarde comme l’effet d’une grande insolence qu’un homme ose établir un sentiment particulier et le soutenir contre le torrent de l’antiquité, ou le mettre en opposition avec celui de quelque savant docteur, ou de quelque fameux écrivain. C’est pourquoi celui qui peut appuyer ses opinions sur une telle autorité croit dès-là être en droit de prétendre la victoire, et il est tout prêt à taxer d’impudence quiconque osera les attaquer. C’est ce qu’on peut appeler, à mon avis, un argument ad verecundiam
Locke [1690], p. 573

Cet argument est jugé fallacieux,

Car, I. de ce que je ne veux pas contredire un homme par respect, ou par quelque autre considération que celle de la conviction, il ne s’ensuit point que son opinion soit raisonnable. (Ibid, p. 574)

De façon analogue, le topos no 11 de la Rhétorique définissant le précédent tient compte du fait que le jugement émane d’instances autorisées, et parmi elles,

ceux dont il n’est pas possible de contredire le jugement, par exemple ceux qui ont pouvoir sur nous, ou ceux dont il n’est pas beau de contredire le jugement, tels les dieux [25] notre père ou nos maîtres. (Rhét., II, 23, 1398b15-25 ; Chiron, p. 388)

Il serait même « honteux » de les contredire (id., 1398a1-5, Chiron, p. 389). Le respect et la politesse vont dans le sens de la soumission à l’autorité : le contradicteur inhibé s’incline et se tait, prenant ainsi la figure du « complaisant » de Port-Royal, V. Fallacieux 4, §2.

2. Autorité ou pusillanimité ?

2.1 La modestie mal placée

La critique de Locke englobe les deux formes d’autorité, l’autorité incarnée, autorité primaire, détenue par certains locuteurs, qui leur donne le statut d’autorité citée, celle qui est attachée aux « décisions d’auteurs approuvés », c’est-à-dire aux opinions qui font autorité, depuis l’antiquité jusqu’aux « savants docteurs » du moment.
Il ressort des éléments de portrait contenus dans cette définition que l’autorité à laquelle il s’agit de s’opposer est celle de l’éthos de réputation, que confère l’estime commune. Les caractéristiques conférant de l’autorité à une opinion sont de type social (« rang, puissance, dignité »), ou intellectuel (« savoir, auteur approuvé, savant docteur, fameux écrivain ») ; l’autorité religieuse n’est pas mentionnée.

La situation mise en scène par Locke est celle d’une interaction, où l’un des partenaires cite une de ces opinions qui font autorité. Il est remarquable que Locke ne vise pas l’expression des opinions autorisées dans un premier tour de parole, mais vise seulement la censure d’un second tour critique, contredisant le précédent, ou faisant état d’un sentiment particulier. Le sophisme ne relève pas d’un jugement erroné ou d’une intention de tromper, mais de la faiblesse de caractère.  Comme le dit l’étiquette “modestie excessive”, c’est une fallacie non pas d’autorité, mais de pusillanimité. La verecundia est la vergogne ou la fausse honte qui empêche de dire haut et fort ce que l’on pense, par crainte de manquer de respect à une personne éminente. L’opposant est pris d’un côté par son sentiment de la vérité et de l’autre par les exigences de la politesse. La préférence pour l’accord inhibe la critique.
Le problème n’est donc pas localisé au premier tour, mais dans la crainte d’un troisième tour non plus autorisé, mais autoritaire, qui substituerait à la discussion ad judicium de l’objection une évaluation négative de l’opposant (ad personam), comme le souligne l’énumération « blesser la modestie, vanité, insolence, impudence ».

2.2 De l’affirmation autorisée [authoritative] à l’interaction autoritaire [autoritarian]

Le problème de l’autorité est ainsi recadré comme celui de l’interaction autoritaire, c’est-à-dire du dialogue où est fait usage d’une autorité, au premier tour de parole par citation, au troisième en imposant silence au nom de l’autorité, en considérant donc que l’autorité citée donne au citeur le pouvoir de clore la discussion. Le problème réside moins dans la citation de l’autorité que dans la possibilité de contredire l’autorité. La politesse, la modestie, le respect, le souci des faces, la préférence pour l’accord sont autant d’inhibiteurs intellectuels qui produisent une situation antidialectique.
Cet usage autoritaire de l’autorité est absolument opposé à celui qui en est fait dans un jeu dialectique, où l’opinion autorisée est introduite pour être soumise à discussion. L’autorité est acceptée comme un fait, le problème est la possibilité qui est ou non donnée de la mettre en cause. L’autorité n’est fallacieuse que si elle prétend se soustraire au dialogue, faire taire et non pas répondre à son contre-discours. On en conclut que ce qui est fallacieux ou non, c’est le dialogue ; sur ce thème, voir Fallacieux 3, §2.

4. La modestie justifiée

En ce qui concerne l’autorité elle-même, le problème est double. Au premier tour, le participant L1_1 a cité une opinion faisant autorité, ce qu’il est tout à fait en droit de faire. Supposons que L2 surmonte son inhibition ad verecundiam, et exprime librement son opinion, dans un deuxième tour. Ensuite, si dans un troisième tour L12 barre les remarques de L11 au nom de l’autorité, tout en critiquant son adversaire pour son audace et sa fierté, son discours est certainement fallacieux. Certaines situations sont néanmoins embarrassantes. Si L1 a une bonne formation en physique et L2 aucune, et si L1 cite Einstein, alors L2 serait bien avisé de demander plus d’explications avant d’exprimer ses doutes et son indignation. Sinon, L12 céderait légitimement à une exaspération quelque peu autoritaire.