Schématisation en Logique Naturelle

SCHÉMATISATION en Logique Naturelle

Grize définit l’argumentation comme une “logique naturelle”. L’objet de cette logique est l’étude des processus de pensée dont le discours nous fournit les traces. Ces processus cognitifs obéissent à des mécanismes spécifiques, que la logique naturelle se propose de représenter au moyen des concepts de schématisation et d’organisation raisonnée.

« Schéma » a ici un sens totalement différent de « schéma d’argument », notion qui correspond à une « organisation raisonnée » dans le vocabulaire de Grize. L’organisation raisonnée est un phénomène de second niveau, celui de la combinaison des énoncés, tandis que la schématisation est un phénomène de premier niveau, celui de la production de l’énoncé.

Donner à voir : la notion d’éclairage

Le locuteur construit, « aménage » (ibid., p. 35) une signification synthétique, cohérente, stable, « de ce dont il s’agit » (1990, p. 29). Son discours présente à l’interlocuteur un « micro-univers » se donnant pour « un reflet exact de la réalité » (ibid., p. 36) : les schématisations, sont la contrepartie cognitive des constructions langagières.

Selon la métaphore favorite de Grize, celle de l’éclairage, argumenter, c’est montrer à un auditoire une situation telle qu’elle est « éclairée » par le discours de l’orateur. Les schématisations ont pour fonction « de faire voir quelque chose à quelqu’un » (1996, p. 50) :

schématiser […] est un acte sémiotique : c’est donner à voir. (Ibid., p. 37).

La notion d’éclairage peut rappeler la notion de « présence » proposée par Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 154 sv.). Mais toutes les opérations du discours deviennent chez Grize des  « techniques argumentatives ».

Ces images sont la source de la persuasion :

Agir sur [l’interlocuteur], c’est chercher à modifier les diverses représentations qu’on lui prête, en mettant en évidence certains aspects des choses, en en occultant d’autres, en en proposant de nouvelles, et tout cela à l’aide d’une schématisation appropriée.
Grize 1990, p. 40 ; je souligne

On voit que, dans la perspective de Grize, une argumentation n’est pas nécessairement un ensemble d’énoncés organisés selon un schéma modèle comme celui de Toulmin ; la capacité persuasive d’un texte et sa rationalité ne sont pas liées au discours, ni à l’utilisation de telle et telle technique discursive, ou schème d’argumentation. La critique d’une représentation ne peut être qu’une autre représentation concurrente. La rationalité au sens où on l’entend dans les études d’argumentation n’a pas vraiment de place dans ce modèle.

Tout énoncé, toute succession cohérente d’énoncés, qu’elle soit traditionnellement considérée comme descriptive, narrative, explicative ou argumentative, est, de fait, argumentative, dans la mesure où elle construit un schéma de la réalité qu’elle traite.

La notion de schématisation par la parole des objets et des situations est d’un grand intérêt pour l’étude de l’argumentation, et on le voit de façon particulièrement claire dans les épisodes de confrontation discours / contre-discours. L’échange suivant provient d’un dialogue à propos du remplacement des personnels grévistes. Si les grévistes sont remplacés, alors la grève perd son moyen d’action essentiel, qui est de faire pression sur les usagers et les responsables de l’institution (ici une institution étatique disposant de l’argent des contribuables).
Le changement d’éclairage se fait ici par un changement du mode de désignation des sommes en cause.

L1 : — Ces remplaçants, vous allez les payer avec l’argent des grévistes !
L2 : — C’est pas l’argent des grévistes, c’est l’argent des contribuables !

L1 considère que faire servir “l’argent des grévistes” pour combattre leur propre grève est une indignité. L2 redéfinit les sommes employées comme “l’agent des contribuables”, qu’il est normal d’employer pour assurer “le bon fonctionnement du service public”.

Cette conception aboutit à reconsidérer toute information comme argumentative.
V. Argumentation (1): Définitions; Argumentation (2): Carrefours et positions.

Ce concept d’argumentation sous-tendant description, narration ou explication évoque notamment la vision de l’argumentation comme “storytelling” et “image drawing” représentant un monde de façon globale, cohérente et possiblement très détaillée.

Cette approche peut être réconfortante pour les étudiants découragés par la difficulté de donner un compte rendu dense de textes ou d’interactions en termes de schémas d’argumentation, même lorsque ceux-ci sont complétés par un vaste répertoire de figures de style, V. Objet de discours.

2. Opérations construisant les schématisations

La logique naturelle postule l’existence de « notions primitives », de nature pré-langagière (Grize 1996, p. 82), liées à la fois à la culture et à l’activité des sujets parlants. Ces notions correspondent aux « préconstruits culturels », aux idées reçues et au pré-jugé (sans connotations péjoratives). La langue « [sémantise] » ces notions primitives pour en faire « [des] objet[s] de pensée » associés aux mots (Grize 1996, p. 83).
Les schématisations s’ancrent dans ces « notions primitives » (ibid., p. 67) et se construisent par une série d’opérations. Le petit texte :

Il est regrettable que le bord de l’image soit tout à fait flou, et cela doit être corrigé

est construit, à partir des notions primitives associées à image et à flou, notées /flou/ et /image/, par la succession d’opérations suivantes.

(i) Opération de constitution des notions primitives en objets de discours ou classes-objets, que le discours va enrichir d’éléments liés culturellement ou linguistiquement à l’élément de base de la classe-objet (1982, p. 227). La classe-objet correspond au faisceau d’objet pour un texte donné (1990, p. 86-87). Le texte construit la classe-objet (image, bord de l’image), ainsi que le couple prédicatif (être flou, ne pas être flou).

(ii) Opérations de caractérisation, qui produisent des « contenus de jugements » ou prédications, et sont accompagnées de modalisations, opérées sur les classes-objets. Le contenu de jugement correspondant est “[que le bord de l’image] [être] tout à fait flou”. Ce contenu de jugement pourra être ensuite asserté ou nié.

(iii) Opérations d’énonciation, le contenu de la prédication est pris en charge par un sujet et produit un énoncé. Ici : “il est regrettable que le bord de l’image soit tout à fait flou”.

(iv) Opération de configuration, ou de liaison de plusieurs énoncés, au niveau de l’enchaînement discursif. L’opération d’étayage est une opération de configuration particulière. L’énoncé  (iii)  est coordonné par et avec un second énoncé, produit selon un mécanisme similaire, “cela doit être corrigé”.

Les objets ainsi schématisés vont évoluer au fil du discours. Les opérations dites de « configuration », c’est-à-dire de composition d’énoncés où la tradition voit l’essence logique de l’argumentation, interviennent en dernier lieu (1990, p. 66). Le grand intérêt de cette approche est de souligner que toutes les opérations que l’on peut distinguer dans la production de l’énoncé ont également valeur argumentative. L’argumentation est autant une affaire de construction de l’énoncé que d’enchaînement des énoncés.

Ces différentes opérations du langage ou de l’esprit peuvent être mises en relation avec des notions de logique classique :

(i) L’opération de constitution des notions primitives en objets de discours construit des termes et des prédicats.
(ii) L’opération de caractérisation produit des contenus propositionnels non assertées.
(iii) L’opération d’énonciation correspond à l’assertion.
(iv) L’opération de configuration correspond à l’insertion de l’énoncé dans un discours.

3. Opérations d’étayage

La notion d’étayage, développée en logique naturelle, est définie comme

Une fonction discursive consistant, pour un segment de discours donné (dont la dimension peut varier de l’énoncé simple à un groupe d’énoncés présentant une certaine homogénéité fonctionnelle), à accréditer, rendre plus vraisemblable, renforcer, etc. le contenu asserté dans un autre segment du même discours. (Apothéloz & Miéville 1989, p. 70)

Avec cette notion, la logique naturelle rejoint les problématiques de l’argumentation comme composition d’énoncés, un ou des énoncé-argument soutenant un énoncé-conclusion, V. Argumentation : Définitions

Pour désigner le résultat du processus d’étayage, la logique naturelle emploie le terme d’organisation raisonnée :

De nombreux énoncés ne servent en fait qu’à appuyer, à étayer l’information donnée. Ceci relève de l’ordre général de l’argumentation et permet d’envisager des blocs plus ou moins étendus de séquences discursives comme des organisations raisonnées. (Grize 1990, p. 120)

L’étude des organisations raisonnées est un instrument pour l’étude des représentations, définies comme « un réseau de contenus articulés entre eux » (Grize 1990, p. 119-120).
Grize parle de représentation pour focaliser sur le contenu cognitif du discours argumentatif.

Pour la logique naturelle, ce qui est raisonné ne se limite pas à la combinaison d’énoncés, mais inclut tout le processus dynamique de production et de structuration de l’énoncé, qu’il soit argument ou conclusion.

4. Schématisation et situation de communication

Les schématisations sont construites en dépendance de la situation de communication. Elles sont le produit de « l’activité de discours [qui] sert à construire des objets de pensée » (1990, p. 22) ; en cela elles relèvent d’une logique des objets, ces objets entrant dans un dialogue où ils « [servent] de référents communs aux interlocuteurs » (ibid.). En tant que logique des sujets, la logique naturelle envisage une relation d’interlocution strictement analogue à celle de l’adresse rhétorique. Elle est « de nature essentiellement dialogique » (1990, p. 21) :

J’entends par là non l’entrelacs de deux discours, mais la production d’un discours à deux : celle d’un locuteur (orateur) […] en présence d’un locuté (auditeur) […]. Il est vrai que, dans la quasi-totalité des textes examinés, [l’auditeur] reste virtuel. Cela ne change toutefois rien au problème de fond : [l’orateur] construit son discours en fonction des représentations qu’il a de son auditeur. Simplement, si [l’auditeur] est présent, il peut effectivement dire “Je ne suis pas d’accord’” ou “Je ne comprends pas”. Mais si l’auditeur est absent, [l’orateur] doit bel et bien anticiper ses refus et ses incompréhensions. (1982, p. 30)

Les schématisations sont construites en situation d’interlocution, selon le modèle suivant (Grize 1990, p. 29) :

A = Locuteur ; B = Interlocuteur ; T = Thème ;
PCC = Préconstruits culturels Im(A),
Im(T), Im(B) = Image de A, du Thème, de B

Im(A), Im (T), Im(B) : le locuteur construit dans son discours son image, celle de son interlocuteur et celle de la situation. Il y a une construction stratégique de tous les « objets de discours », pour reprendre la terminologie de Grize : images de l’opposant, du juge, du public, du suspect, des témoins, de tous les protagonistes de la cause. La thématique de l’éthos correspond à celle de la « schématisation de soi » et des autres partenaires de l’interaction.
Ce schéma est profondément rhétorique, mais avec un renoncement à la persuasion, au profit de la monstration :

L’orateur ne fait jamais que construire une schématisation devant son auditoire sans la lui “transmettre” à proprement parler. (1982, p. 30).

Les modes d’interaction entre les schématisations respectives des participants restent à déterminer.

5. Logique, Logique naturelle, Logique substantielle et Argumentation dans la langue

Grize définit la logique naturelle par opposition à la logique formelle :

À côté d’une logique de la forme, d’une logique formelle, il est possible d’envisager une “logique des contenus”, c’est-à-dire une logique qui se préoccupe des procédés de pensée qui permettent d’élaborer des contenus et de les relier les uns aux autres. La logique formelle à base de propositions rend compte des relations entre concepts, la logique naturelle se propose, elle, de mettre en évidence la façon dont se construisent les notions et les liens qui les unissent. (Grize 1996, p. 80)

La notion de « logique des contenus » peut rappeler la « substantial logic » du modèle de Toulmin. Mais, à la différence de Toulmin qui caractérise l’argumentation par un agencement d’énoncés sur la structure interne desquels il ne s’interroge que secondairement, Grize travaille en priorité sur les opérations de production de l’énoncé lui-même.

Comme la théorie de l’argumentation dans la langue, la logique naturelle généralise l’argumentation, mais, alors que l’argumentation dans la langue généralise l’argumentation sur des caractéristiques de langue, la logique naturelle généralise sur des caractéristiques de discours : la logique naturelle est une théorie généralisée de l’argumentation qui fait confiance au discours.

La théorie de l’argumentation dans la langue s’attache à dégager des faits de langue, la logique naturelle est une logique du discours, applicable à n’importe quel discours. Dans la première, les faits langagiers sont appréhendés dans leur rapport à la théorie. La seconde s’intéresse immédiatement à des cas dont il s’agit de dégager la schématisation qu’ils opèrent.
La notion de schématisation a la même valeur fondatrice pour la logique naturelle que la notion d’orientation pour l’argumentation dans la langue, mais, alors que l’argumentation dans la langue généralise l’argumentation sur des caractéristiques de langue, la logique naturelle généralise sur des caractéristiques de discours : la logique naturelle est une théorie généralisée de l’argumentation qui fait confiance au discours.