Typologies Contemporaines

Trois TYPOLOGIES CONTEMPORAINES

— Perelman & Olbrecht-Tyteca (1958) proposent une réelle typologie des schèmes d’arguments, articulée sur plusieurs niveaux, selon des principes originaux. Toulmin, Rieke & Janik (1984) proposent une liste de neuf « formes de raisonnement ». Walton, Reed & Macagno  reviennent à une liste systématique et détaillée des schèmes d’argument.

1. Perelman & Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation, 1958

Perelman & Olbrecht-Tyteca proposent une première typologie des arguments, dans le Traité de l’argumentation (1958). Perelman la reprend en 1977 avec quelques simplifications significatives dans L’Empire rhétorique ; la Logique juridique (1979), présente l’ensemble des arguments juridiques.

1.1 Typologie du Traité

D’après Conley, le Traité contient « plus de quatre-vingt formes différentes d’argumentation, et des remarques éclairantes sur plus de soixante-cinq figures » (1984, p. 180-181), richesse qu’il oppose à la « logique honteuse » [renegade logic] de Toulmin.
Ces formes d’argumentations sont présentées dans la troisième partie du Traité, « Les structures argumentatives », qui est composée de cinq chapitres :

Chap. 1. Les arguments quasi-logiques
Chap. 2. Les arguments basés sur la structure du réel
Chap. 3. Les liaisons qui fondent la structure du réel
Chap. 4. La dissociation des notions
Chap. 5. L’interaction des arguments

Le chapitre 5 correspond à la structure argumentative textuelle ; y sont discutées des questions de dispositio. Les autres chapitres sont consacrés aux techniques argumentatives ; ils opposent les techniques d’association (chap. 1 à 3) à la technique de dissociation (chap. 4).
Les techniques d’association correspondent aux classiques topos, ou schèmes d’argumentation. Elles sont décrites dans les trois premiers chapitres.
La technique de dissociation est une stratégie spécifique qui repose sur une redéfinition des termes. V. Dissociation, Distinguo ; Définition persuasive.

1.1 « Les techniques d’association »

Perelman souligne les liens entre les trois grands types d’arguments permettant « d’associer » un argument à une conclusion.

 « Arguments quasi-logiques » (§46-59)

Cette catégorie couvre les schémas d’argumentation suivants :

    • 46-49. Contradiction et incompatibilité ; le ridicule
    • 50-51. Identité et définition ; analyticité, analyse et tautologie
    • 52. Règle de justice
    • 53. Réciprocité
    • 54. Transitivité
    • 55-56. Partie/tout
    • 57. Comparaison
    • 58. L’argumentation par le sacrifice
    • 59. Probabilités

Les arguments quasi-logiques « prétendent à une certaine force de conviction, dans la mesure où ils se présentent comme comparables à des raisonnements formels logiques ou mathématiques » (p. 258).
Cette définition peut être rapprochée de la définition d’un argument fallacieux comme étant « un argument qui semble valable, mais qui ne l’est pas ». (Hamblin 1970, p. 12).

« Arguments basés sur la structure du réel » (§60-77)

L’étiquette générale « argument fondé sur la structure du réel » recouvre les arguments « censés être en accord avec la nature même des choses » (p. 191), qui « utilisent [la structure de la réalité] pour établir une solidarité entre les jugements acceptés et d’autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261). Les liaisons de succession et de causalité structurent cet ensemble d’argumentations. Figurent d’abord parmi les arguments de cette catégorie :

— Le lien causal, l’argument pragmatique, §61-63
Les §63-73 présentent les arguments où la causalité est liée à l’action humaine :
— Les fins et les moyens : l’argument du gaspillage ; l’argument de la direction (§64-68)
— La personne et ses actes, L’argument d’autorité ; le groupe et ses membres (§68-73)
— La notion de “relation de coexistence” est étendue à “l’acte et l’essence” et à “la relation symbolique” (§74-75).
— Les §76-77 présentent des arguments « plus complexes », de second niveau :

L’argument de double hiérarchie (§74)
Arguments concernant les différences de degré et d’ordre. (§75)

Le chapitre VIII de L’Empire rhétorique reprend l’intitulé « Arguments basés sur la structure du réel », et regroupe les mêmes schèmes sous trois intitulés :

— Les relations de succession
— Les relations de coexistence
— La liaison symbolique, les doubles hiérarchies, les différences d’ordre.

« Liaisons qui fondent la structure du réel »  §78-88

Cette étiquette correspond à des arguments exploitant des liaisons paradigmatiques ou métaphoriques. La catégorie correspondante est divisée en deux sous-catégories :
— « Le fondement par le cas particulier » : argumentation par l’exemple ; illustration ; Modèle et antimodèle (§78-81).
— « Le raisonnement par analogie » et la métaphore (§82-88).

L’intitulé « … qui fondent la structure du réel » n’est pas retenu dans L’Empire rhétorique. Les contenus correspondants sont regroupés sous deux chapitres distincts :

Chap. IX, L’arguments par l’exemple, l’illustration et le modèle
Chap. X, Analogie et métaphore

On ne retrouve donc pas la distinction opérée par le Traité entre les arguments “fondant” la structure du réel, et ceux “basés sur” la structure du réel.

La distinction faite dans le présent ouvrage entre argumentation établissant / exploitant une relation de causalité, un lien d’analogie, une définition, une autorité est d’une autre nature. L’utilisation réussie d’un argument fondé sur l’autorité, etc. présuppose que l’autorité exploitée a été préalablement établie.

1.2 Les techniques de dissociation

La différence fondamentale entre les techniques d’association et de dissociation est que les premières opèrent sur des jugements ; elles « établissent une solidarité entre les jugements acceptés et les autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261) ; elles correspondent aux schémas argumentatifs proprement dits.

En revanche, les techniques de dissociation opèrent sur des « concepts » (p. 411 ; je souligne) : « [elles] se caractérisent principalement par les modifications qu’elles introduisent dans les notions, puisqu’elles visent moins à utiliser le langage accepté qu’à s’orienter vers une nouvelle formulation » (p. 191-192). Les deux termes de l’opposition association/dissociation sont donc de nature très différente.

2. Toulmin, Rieke, Janik, An introduction to reasoning [Introduction au raisonnement], 1984

Toulmin, Rieke, Janik distinguent neuf formes argumentatives «most frequently to be met with in practical situations. » (1984, p. 147-155 ; p. 155)

— Quatre formes fondamentales

reasoning from  raisonnement par :
analogy analogie
generalization généralisation
sign signe
cause cause

— Cinq autres formes :

dilemma dilemme
authority autorité
classification classification
opposites contraires
degree degré

Dans l’argumentation fondée sur le degré, « the different properties of a given thing are presumed to vary in step with one another » (id., p. 155)

Ce groupe restreint a un air de famille avec les listes classiques dérivées de Cicéron, V. Typologies anciennes, §2

4. Douglas Walton, Chris Reed, Fabrizio Macagno, Argumentation schemes [“Schèmes argumentatifs”], 2008.

L’ouvrage propose un aide-mémoire des types d’arguments [A user’s compendium of schemes] (2008, p. 308-346). Les différents schémas ou schèmes (schemes) sont désignés par le mot argument, à l’exception de (19), (20), (21), respectivement Argumentation from values, from sacrifice, from the group and its members. Chacune de ces formes admet des sous-types.

4.1 Autorités : position, expertise, témoignage, plus grand nombre (p. 309-314)

1. argument from position to know : a. fondée sur le fait qu’on est bien placé pour savoir
2. a. from expert opinion a. fondée sur l’expertise
3. a. from witness testimony a. fondée sur un témoignage
4. a. from popular opinion,
ad populum
a. invoquant l’opinion courante, ad populum
5. a. from popular practice a. invoquant la pratique courante

Les arguments (4) sont tirés de ce que les gens croient généralement, tandis que les arguments (5) se réfèrent à ce que les gens font généralement.

4.2 Exemple, analogie (p. 315-316)

6. a. from example a. fondée sur un exemple
7. a. from analogy a. fondée sur une analogie
8. Practical reasoning from analogy Raisonnement pratique par analogie

Les arguments (7) concernent les croyances ; les arguments (8) justifient une façon de faire par le fait qu’elle est conforme à la façon de faire courante.

4.3 Composition et division (p. 316-317)

9. a. from composition a. fondée sur la composition
10. a. from division a. fondée sur la division

4.4 Négation, opposition (p. 317-318)

11. a. from opposition (contradictory, contrary, converse, incompatible) a. fondée sur une opposition (contraire, contradictoire, converse, incompatible)
12. Rhetorical argument from opposition Argumentation rhétorique par opposition

(topos des contraires)

Les schémas d’argumentation basés sur la négation peuvent être logiquement valables ou non ; leur définition est toujours délicate.

4.5 Alternative (p. 318-319)

13. argument from alternatives Argumentation fondée sur l’existence d’une alternative (connecteur ou, disjonction)

(13) exprime le raisonnement sur la disjonction exclusive ; le rejet d’un terme entraîne l’acceptation de l’autre.

4.6 Classification (p. 319-320)

14. a. from verbal classification A. de la classification verbale

« a a la propriété F, et pour tout x, si x a la propriété F, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).
L’ensemble des F est inclus dans celui des G. »

15. a. from definition to verbal classification A. de la définition à la classification

« a est défini (catégorisé) comme un D, et pour tout x, si x tombe sous la définition D, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).

16. a. from vagueness of a verbal classification a. du vague d’une classification verbale
17. a. from arbitrariness of a verbal classification a. de l’arbitraire d’une classification verbale

Si, dans un dialogue donné, un segment n’atteint pas le degré de précision requis par ce dialogue, (est « too vague »), ou s’il est “arbitrairement défini”, alors ce segment doit être rejeté (ibid., p. 319-320). Ces cas relèvent des maximes conversationnelles prévues par le principe de coopération de Grice.

4.7 Personnes, valeurs, actions et sacrifice (p. 321-327)

18. Argument from interaction of act and person  Arg. de l’acte à la personne et de la personne à l’acte
19. Argumentation from values  Arg. fondé sur des valeurs
20. Argumentation from sacrifice  Arg. fondée sur le sacrifice

Le schème 20 exprime le fait que la valeur d’un objet est proportionnelle à celle des sacrifices qu’on consent pour l’obtenir. Ce schème n’a rien à voir avec 24. Argument from waste ni 25. Argument from sunken costs, (voir infra).

21. a. from the group and its members  Arg. généralisant au groupe une qualité de ses membres

« Si un membre m d’un groupe G possède telle propriété Q (« m has […] Q »), alors tous les membres du groupe la possèdent également (« G has […] Q »). Le schème 21 exprime le topos proverbial “Qui se ressemble s’assemble” : si une personne est raciste, on suppose que les gens qu’elle fréquente le sont également. La propriété est généralisée aux autres membres du groupes, puis au groupe lui-même. Si un individu est grand, le groupe auquel il appartient n’est pas forcément grand.

22. Practical reasoning Raisonnement pratique
23. Two-person practical reasoning Raisonnement pratique impliquant deux personnes

Selon (21) on poursuit une fin, alors on doit accepter les moyens et étapes nécessaires pour l’atteindre. 22. précise que l’on doit accepter les moyens suggérés par quelqu’un d’autre.

24. argument from waste a. du gaspillage
25. a. from sunk costs a. des coûts irrécupérables(i)

Les pages 10-11 (ibid.) donnent pour synonymes argument from waste, référé à Perelman et Olbrechts-Tyteca, et argument from sunk costs. Ils figurent cependant ici sous deux entrées.

4.8 Ignorance (p. 327-328)

26. a. from ignorance a. fondée sur l’ignorance
27. epistemic argument from ignorance a. épistémique fondée sur l’ignorance

Le schème 27. couvre le cas “si c’était vrai, les journaux en auraient certainement parlé”.

4.9 Cause, effet ; abduction ; conséquence (p. 328-333)

28. argument from cause to effect a. fondée sur la cause et concluant à l’effet
29. a. from correlation to cause a. concluant d’une corrélation à une causalité
30. a. from sign a. fondée sur le signe
31. abductive argumentation scheme Schème pour l’argumentation abductive
32. argument from evidence to a hypothesis a. justifiant ou rejetant une hypothèse à partir des faits
33. a. from consequences a. pragmatique, par les conséquences positives ou négatives
34. Pragmatic argument from alternatives a. pragmatique dans le cas d’une alternative

Le schème 34. est un cas particulier de (33), le choix est entre faire/ne pas faire quelque chose et souffrir/ne pas subir de conséquences négatives.

4.10 Les émotions : peur et pitié (p. 333-335)

35. argument from threat menacer (arg.) pour faire agir
36. a. from fear (appeal to f.)) faire peur (arg.) pour faire agir
37. a. from danger dissuader de faire en arguant d’un risque encouru

Les schèmes (35), (36), (37) correspondent à différentes stratégies utilisant la peur.

38. a. from need for help une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à quelqu’un
39. a. from distress une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à -quelqu’un qui est dans la détresse

Les deux émotions envisagées sont la peur (35, 36, 37) et la pitié (38, 39). La colère, la honte, sont également des émotions a grand potentiel argumentatif. V. Émotion ; Menace.

4.11 Engagement, ethos, ad hominem (p. 335-339)

40. a. from commitment  Arg. fondée sur les engagements

Comme pour les formes (16) et (17), l’univers de discours de référence est ici un jeu dialectique ou un dialogue tendant à se dialectiser. L’argumentation sur l’engagement (prise en charge, committment) soutient que, ayant pris en charge P, le locuteur doit aussi prendre en charge Q (is committed to) Q, car Q est une conséquence (est déductible ?) de P.

41. ethotic argument  a. éthotique
42. generic ad hominem  a. ad personam
43. Pragmatic inconsistency  a. ad hominem opposant les croyances et les actes
44. argument from inconsistent commitment  a. ad hominem
45. Circumstantial ad hominem  Arg. ad hominem contextuel

Le schème 44. porte sur la fluctuation et l’incohérence des principes et croyances du locuteur.

Les schèmes (43) et (45) expriment des formes de contradictions entre les engagements personnels et les actions.

Les formes (43), Pragmatic inconsistency, et (45), Circumstantial ad hominem, semblent très proches.

46. argument from bias  Arg. du parti pris
47. bias ad hominem  Arg. de la personnalité biaisée

Les formes (46) et (47) sont très proches : (46), A. from bias : “L est de parti-pris ; ses conclusions sont suspectes” ; (47), Bias ad hominem : “L est de parti-pris ; je ne lui fais pas confiance”. Le parti-pris est relatif à un domaine, mais il est commode de considérer que toute la personnalité est biaisée (ce qu’on appelait naguère un “esprit faux”).

4.12 Gradation ; pente glissante (p. 339-341)

48. argument from gradualism  Arg. fondé sur la progression, l’itération

D’après les commentaires pages 114-115 (ibid.), la forme (48) relève de la pente glissante, slippery slope, formes (49) à (53). Elle exprime le paradoxe du sorite, également mentionné en (52).

49. Slippery slope argument  Arg. de la pente glissante
50. Precedent slippery slope argument  Arg. combinant pente glissante et précédent

Le schème 50. exprime le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter un traitement exceptionnel, car cette exception fonderait une ligne de précédents aboutissant à l’inacceptable.

51. sorite slippery slope argument  Arg. du sorite comme pente glissante
52. Verbal slippery slope argument  Arg. de la pente glissante verbale (p) (r)
  1. envisage le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter l’attribution d’une propriété à un objet, car cette propriété se transmet de proche en proche jusqu’à un objet qui ne la possède manifestement pas. Voir aussi (48).
53. Full slippery slope argument  Arg. de la pente glissante radicale (s)

L’argument de la pente glissante est invoqué pour ne pas s’engager dans une série sans fin.

4.13 Règles, exceptions, précédent (p. 342-345)

54. Argument for constitutive-rule claim  Arg. justifiant une règle constitutive d’un jeu de langage

Le schéma (54) concerne les règles de la langue (synonymie) et les principes de codification dans les langues institutionnellement codifiées (“D compte comme W”).

55. a. from rules  Arg. fondée sur une règle
56. a. for an exceptional case  Arg. visant à suspendre la règle en invoquant :
une exception
57. a. from precedent — un précédent
58. a. from plea for excuse une excuse

Les schèmes 56. et 58. permettent de suspendre à la règle habituelle en invoquant respectivement une exception, ou une excuse ; ou alors de la changer, en invoquant un précédent, 57.

4.14 Perception, mémoire (345-346)

59. a. from perception on affirme P en invoquant la perception de P
60. a. from memory le souvenir de P

Les schèmes 59. et 60. expriment le fait qu’on peut raisonnablement croire en un fait donné sur la base de la perception ou du souvenir dudit fait.