Catégorisation – Nomination

Une catégorie est un ensemble d’êtres réunis sur la base de leur air de famille ou d’une propriété commune (Rosch, 1978).  Cette communalité différencie une catégorie d’une réunion d’objets quelconques. Elle fonctionne comme le principe de cohérence qui sera invoqué si l’on désire ajouter un être à la liste.

Les catégories saillantes portent un nom, ce qui contribue à les stabiliser. La dénomination consiste à donner à un être un nom qui le rattache à la catégorie désignée par ce nom.

Les catégories émergentes reçoivent un nom par un processus de néologie lexicale, ou au moyen d’un syntagme descriptif.
En science, le processus de nomination stipulative (V. Définition 1 §2.4) consiste à baptiser (attribuer un nom) à une nouvelle catégorie d’êtres parfaitement définie, par exemple une nouvelle espèce animale, privilège généralement accordé à ceux qui l’ont découverte, et qui perpétue la mémoire de la découverte, .

Pendant longtemps, la Myotis nimbaensis s’est faite très discrète. Cette chauve-souris doit une partie de son nom, « nimbaensis », à la chaîne de montagne de Nimba, où elle a été trouvée.
CNews Découverte d’une nouvelle espèce de chauve-souris, 202l [1]

En droit, la catégorisation – nomination correspond à la qualification d’un acte, opération essentielle qui détermine quelles lois sont applicables à cet acte : Accident ou homicide ? V. Stase.

1. Techniques de catégorisation

Les termes de catégorisation – nomination désignent un ensemble d’opérations cognitives et de manipulations pratiques légitimant le rattachement d’un individu à une catégorie désignée par un nom (ou une expression nominale désignative) :

Qu’est-ce que c’est ?    Demande d’identification d’un être
C’est un N                     Identification par le nom de la catégorie à laquelle appartient cet être

La catégorie permet de penser l’objet, le nom attaché à la catégorie permet d’en parler.

1.1 Catégorisation par traits distinctifs et par analogie

L’attribution d’un nom et d’une catégorie à un être se fait sur la base de traits distinctifs ou sur d’une ressemblance entre l’être à catégoriser – nommer avec un membre typique de la catégorie (Kleiber 1990).

Catégorisation par traits distinctifs

La catégorisation par traits distinctifs s’appuie sur la définition attachée à la catégorie. Cette définition regroupe un ensemble possiblement hétérogène de critères permettant de dire si un être particulier entre ou non dans la catégorie constituée par ce nom. On considère un à un les critères essentiels et on voit si l’être à catégoriser les satisfait plus ou moins tous ; si oui, il appartient à la catégorie, V. Classification §1 ; Définition §2.5.

Catégorisation par analogie

Elle s’appuie sur une Gestalt, c’est-à-dire sur une ressemblance perceptuelle globale de l’être particulier à catégoriser avec un élément bien identifié de la catégorie retenue. L’être de référence pour la catégorie peut être :

Un membre quelconque de la catégorie : est oiseau tout ce qui ressemble à un autre oiseau.
— Un être fortement caractéristique de la catégorie, prototypique de la catégorie : est vraiment oiseau tout ce qui ressemble à un moineau, au moins pour des Parisiens des années trente. Dans ce cas, tous les traits présentés par le stéréotype tendent à être considérés comme essentiels, définitoires de la catégorie, V. Imitation.

Catégorisation binaire et catégorisation graduelle

Catégorisation binaire
La catégorisation faite sur la base de traits distinctifs a pour conséquence que les prédicats de catégorie, comme “— est un oiseau”, sont des prédicats binaires : “un être est ou n’est pas un oiseau”.
Catégorisation graduelle
Dans le cas, où d’une façon générale, l’appartenance à une catégorie est déterminée par un cumul de traits quelconques, les prédicats de catégorie sont gradués ; plus le cumul de traits est riche, plus l’être “est un (vrai) oiseau”.
De même, l’appartenance à la catégorie devient graduelle lorsque la catégorisation se fait sur la base d’un être prototypique de la catégorie. Un oiseau qui ressemble plus à l’oiseau prototypique qu’un autre “est plus un oiseau” que l’autre. . Le prototype (parangon) représente l’oiseau indépassable.
C’est ce qu’exprime l’expression juvénile “plus X que lui, tu meurs”, en d’autres termes, “tu sors de la catégorie”.

1.2 Catégorisation opératoire

Dans Alice au pays des merveilles, le pigeon crie “serpent !” c’est-à-dire catégorise Alice comme un serpent, sur la base du long cou qui lui est venu dans cet épisode.

‘Serpent !’ criait le pigeon
‘Mais je ne suis pas un serpent’, répliqua Alice indignée. ‘Laisse-moi tranquille !’ […]
‘Quelle bonne blague !’ dit le Pigeon sur un ton plein de mépris. ‘J’ai vu pas mal de petites filles de mon temps, mais jamais une avec un cou comme ça ! Non, non ! Tu es un serpent, pas la peine de nier. Et je suppose que maintenant tu vas me dire que tu n’as jamais mangé d’œuf !
Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. [1865] [2]

Ce trait “avoir un long cou” évoque le serpent, ce qui fait que le pigeon craint pour ses œufs — en outre, Alice mange des œufs, trait peut-être inessentiel pour la catégorisation des êtres, mais qui renforce de fait la conclusion du pigeon.
Du point de vue des sciences naturelles, le pigeon catégorise mal les êtres ; “avoir un long cou” n’est ni une différence spécifique ni une caractéristique propre du serpent ; la girafe, le héron… sont également des animaux à long cou. D’ailleurs le serpent n’a pas de cou, et Alice a été catégorisée “serpent” probablement sur la base d’un fragment de cou entr’aperçu dans les branchages.
Mais rien ne dit que le pigeon catégorise réellement Alice comme ce que nous considérons comme un serpent. Du point de vue du pigeon, le long cou est un indice de dangerosité et il est prudent de s’exclamer “serpent !” comme on crie “au loup !” pour signaler un danger encore mal défini. C’est une classification fonctionnelle, les termes entrant dans cette classe sont nommés d’après l’élément le plus représentatif de la classe des êtres dangereux, le serpent.

2. Argumentation justifiant une catégorisation-nomination

La catégorisation peut consister en un simple jugement porté sur un individu “c’est un salaud, ça se voit tout de suite”. La plupart des désignations-catégorisations ne sont pas l’aboutissement d’un examen soigneux des critères pertinents, mais en cas de doute, on doit avoir recours à de tels critères.
L’opération de catégorisation est celle à laquelle se livre le cueilleur de champignons qui s’interroge sur la nature de ce qu’il vient de cueillir, ou l’employé municipal qui doit déterminer les droits sociaux de la personne qui est en face de lui. Une catégorisation bien menée aboutit à des conclusions comme :

C’est / ce n’est pas un marasmius oreades, autrement dit, un mousseron.
X est / n’est pas un parent isolé au sens administratif du terme.

Ces jugements sont portés sur la base de critères définitionnels tirés de l’atlas des champignons dans le cas de la catégorisation naturelle, des textes et décrets définissant une politique sociale dans le cas de la catégorisation sociale administrative.

1.1 Catégories administratives

La catégorisation administrative se fait sur la base de lois (citoyens français), et de règlements (doctorant). Les parents isolés sont définis comme des « parents qui assument seuls la charge d’un ou plusieurs enfants, ainsi que les personnes qui ont été amenées à le(s) recueillir »[3]. “Être seul” est défini comme « être veuf, divorcé, séparé ou célibataire ne vivant pas maritalement ». Le sens de “parent” est enfin étendu aux « femmes enceintes » et aux « personnes qui ont été amenées à recueillir [un ou plusieurs enfants] ».

1.2 Catégories naturelles

 L’Atlas des champignons décrit le mousseron comme suit :

Grêle, chapeau de 3 à 8 cm, pied pouvant atteindre 10 cm mais à diamètre n’excédant pas 5 mm), élastique, il est finalement très résistant, à l’image de son pied qui, sous la pression des doigts, reste rigide, sans s’écraser.
Le chapeau, vite aplani, reste mince avec des lames très espacées ; l’ensemble de l’espèce est de teinte ochracée, un peu roussâtre par temps sec, en particulier au sommet, par ailleurs mamelonné. [4]

Si la chose cueillie correspond à cette description, c’est un mousseron. La catégorisation est opérée par un ensemble de procédures dont on appréciera la diversité : elle exploite des données issues de définition par description ; par ostension (photographie d’un mousseron) ; et enfin de définition opératoire (« élastique … sous la pression des doigts »).
L’expérience aidant, la perception intégrera l’argumentation, et correspondra immédiatement à la catégorisation : c’est alors que, réellement, on verra le marasmius oreades : “regarde, des mousserons !”.

L’importance de la bonne catégorisation peut être vitale. Le cueilleur de champignons s’interroge sur la nature exacte de l’amanitacée qu’il contemple ; s’agit-il d’une amanite rougissante (excellente) ou d’une amanite panthère (hautement toxique) ? Pour cela, il doit disposer de critères d’identification différentiels qui lui sont fournis par son encyclopédie des champignons.

Le bulbe de l’amanite rougissante est lisse, sans bourrelet marqué, rebroussé en forme de navet ; celui de l’amanite panthère présente au moins deux bourrelets superposés d’un blanc pur. (Montegut, id.)

3. Questions de catégorisation et flou des frontières

La nécessité d’une argumentation pour fonder une catégorisation se voit dans les cas limites où la situation ou l’être réel ne cadre pas totalement avec les critères de catégorisation : un parent en voie d’isolement est-elle assimilable à un parent isolé ?

Je suis actuellement séparée de mon mari qui, lui, a quitté le domicile conjugal pour aller retrouver une autre femme nous allons donc faire le nécessaire pour le divorce mais en attendant je vis seule avec ma fille.

Je ne suis pas un citoyen de seconde zone.

Il y a stase ou conflit de catégorisation lorsque discours et contre-discours proposent deux catégorisations incompatibles pour le même événement, la même action, la même personne. L’attaque et la défense font apparaître des discours définitoires justifiant le jugement porté sur le cas envisagé, V. Analogie catégorielle.

L11 :     — C’est un pauvre type
L2 :      — Non, c’est un vrai salaud
L12 :     — Non, c’est un vrai pauvre type, il faut le plaindre

Le conflit ne porte pas sur la définition de ce qu’est un salaud, mais bien sur la catégorisation de Untel comme un salaud.

L11 :     — La Syldavie est maintenant une grande démocratie !
L21 :     — Comment peux-tu parler de démocratie dans un pays qui ne respecte pas les droits des minorités ?

L21 rejette la catégorisation de la Syldavie comme une démocratie, considérant que le respect des droits des minorités est une condition nécessaire pour pouvoir prétendre à être une démocratie, et que la Syldavie ne respecte pas ces droits.

L12 :     — Mais si, elle reconnaît le droit des minorités !

L12 maintient sa catégorisation-nomination, admet qu’une démocratie doit respecter les droits de minorités, et affirme, contrairement à L21, que la Syldavie respecte ces droits. Il n’y a pas de conflit de catégorisation.

L31 (allié de L1) :     — Des démocraties qui ne respectent pas les droits des minorités, il y en a des tas

L31 rejette le critère nécessaire proposé par L21. Il y a maintenant conflit de catégorisation. L21 catégorise la Syldavie selon un critère essentialiste, L31 sur un critère empirique, ce qui ouvre une situation argumentative parfaite.

4. Argumentations exploitant la catégorisation

L’appartenance à une catégorie se concrétise par l’attribution d’un nom, “c’est un N !”. Une fois entré dans la classe des N, l’objet est connecté à un stock de savoirs et de croyances, soumis à des normes et des attentes diverses fondées sur l’appartenance à cette classe, selon le mécanisme de l’argumentation par la définition, sans préjuger du type de définition retenu par le locuteur, complété par le stock inépuisable des savoirs conventionnellement liés à la catégorie.
Par exemple, s’agissant de citoyens britanniques, on conclura, selon les circonstances, qu’on peut donc s’adresser à lui en anglais, qu’il prend probablement son thé avec un nuage de lait, ou, s’il a commis un crime à l’étranger, que le traitement judiciaire dont il relève est régi par telle et telle convention internationale.

Tu es une fille, tu ne dois pas avoir peur !

Argument fondant la catégorisation : Vous avez présenté les documents prouvant que vous répondes aux critères définissant un parent isolé
Ratification de la catégorisation : — Donc vous êtes un parent isolé
Argumentation exploitant la catégorisation : — L’allocation de parent isolé doit vous être versée.

L’argumentation par la définition est l’exemple de ce que Billig appelle « la pensée bureaucratique », fondamentale dans la vie quotidienne ([1987], p. 124).

La règle de justice, l’argumentation a pari, reposent sur le principe d’équivalence des membres appartenant à une même catégorie.

5. Restructuration des catégories

Les catégories peuvent être restructurées par assimilation d’une catégorie à une autre catégorie, par dissociation d’une même catégorie en deux catégories, V. Distinguo ; Dissociation ; A pari.

Alignement des catégories
Si le locuteur estime que la distinction entre deux catégories existantes n’est pas, ou n’est plus, pertinente, ces deux catégories doivent être alignées, par création d’une nouvelle catégorie unique, ce qui peut se faire de deux façons,

  • par suppression d’une des deux catégories,
  • par agglomération de deux catégories en une nouvelle catégorie.

Recomposition
Lorsqu’une catégorie existante est considérée comme hétérogène, elle est scindée en deux ou plusieurs nouvelles catégories.


[1] https://www.cnews.fr/monde/2021-01-19/des-chercheurs-confirment-la-decouverte-dune-nouvelle-espece-de-chauve-souris#:~:text=Mercredi%2013%20janvier%202021%2C%20ils,la%20revue%20American%20Museum%20Novitates.
[2] Lewis Carroll, Alice in Wonderland, BookVirtual digital edition. P. 71; 72-73 (Trad. CP). https://www.adobe.com/be_en/active-use/pdf/Alice_in_Wonderland.pdf (11-08-2017).
[3] Informations provenant du site [http://www.linternaute.com/pratique/famille/jeunes-enfants/73/l- allocation-parent-isole.html], consulté en 2007. Les choses ont évolué depuis cette date.
[4] J. Montegut et J. Manuel, Atlas des Champignons, Paris, Globus, 1975)