LOGOS – ÉTHOS – PATHOS
Selon l’autoreprésentation traditionnelle de la rhétorique argumentative, la persuasion n’est qu’une étape sur le chemin de la décision et de l’action. Pour cela, elle mobilise trois moyens de pression sur son auditoire, les “preuves” dites logo-iques, éthotiques et pathémiques sont les trois moyens de pression possibles sur l’auditoire ; seul le logos produit des arguments propositionnels
Les théories de l’argumentation rhétorique orientées vers la persuasion et l’action mettent au premier plan la construction et la gestion stratégique des personnes, de leurs intérêts, valeurs et émotions. Sous sa forme la plus accomplie, la rhétorique se donne comme une technique du discours visant à déclencher une action : faire penser, faire dire, faire éprouver et, finalement, faire faire. C’est l’action accomplie qui fournit l’ultime critère de la persuasion réussie, qu’on réduirait indûment à un simple état mental, à une “adhésion de l’esprit”. On ne peut pas dire que le juge rhétorique a été persuadé s’il ne se prononce pas en faveur de la partie qui l’a convaincu.
Les liens entre conviction et action sont loin d’être clairs. On raconte qu’un parlementaire de la troisième République répondit à quelqu’un qui avait entrepris de le convaincre : “vous pouvez tout à fait changer mon opinion, mais vous ne changerez pas mon vote” : cette boutade manifeste bien la différence entre les déterminants de la représentation et ceux de l’acte.
Pour atteindre ses buts – faire croire, orienter la volonté, déterminer l’action, dans la mesure du possible – la rhétorique exploite trois types d’instruments de persuasion (Grec pistis, “moyens de pression”). Ces voies vers la persuasion constituent les “preuves techniques” qui définissent son domaine propre. Aristote distingue trois types de preuves techniques :
Parmi les moyens de persuasion, fournis par le moyen du discours, il y a trois espèces. Les uns, en effet, résident dans le caractère (èthos) de celui qui parle, les autres dans telle ou telle dispositions (diatheinai pôs), les autres dans le discours (logos) lui-même, par le fait qu’il démontre ou paraît démontrer. (Rhét., I, 2, 1356a1; Chiron, p. 126)
Les preuves “logo-iques” sont de type discursif et para-discursif, les preuves éthotiques et pathémiques mobilisent en outre toutes les ressources de la sémiotique du corps. La mise en parallèle “éthos, pathos, logos” pousse à assimiler les trois types de preuves, ce qui amène à définir la preuve rhétorique, l’argument (pistis), comme tout moyen de pression, verbal ou paraverbal, capable d’induire une croyance et d’amener à une action. Le discours rhétorique est défini par ses effets perlocutoires (attachée aux effets non linguistiques de la parole).
Cette apparente unité fonctionnelle masque la différence structurelle qui oppose ces trois formes “d’arguments”. Comme la construction de la personne (éthos), l’appel à l’émotion (pathos) diffuse sur tout le discours, alors que les preuves liées au logos par exemple, l’argument par les conséquences ont nécessairement une forme verbale.
Cicéron assigne trois buts à l’orateur : prouver, plaire, émouvoir (probare, conciliare, movere) (De l’or., II, XXVII, 115 et note ; p. 53). Prouver relève du logos ; conciliare, traduit par “plaire”, de l’éthos, et émouvoir, du pathos.
Le discours doit d’abord enseigner par le logos, c’est-à-dire informer (raconter, narrer) et argumenter, V. Invention. Cet enseignement emprunte la voie intellectuelle vers la persuasion, celle de la preuve et de la déduction. Mais information et argumentation sont, d’une part, menacées par l’ennui et l’incompréhension, il faut donc, donner aux auditeurs des indices indirects (mais en pratique décisifs) de vérité : c’est la fonction de l’éthos (“tu ne comprends rien, mais tu peux me faire confiance…”). D’autre part, elles ne suffisent pas à déclencher le “passage à l’acte”, d’où le recours au pathos. Il ne suffit pas de voir le bien, il faut encore le vouloir ; les stimuli émotionnels quasi physiques, qui constituent le pathos sont les déterminants de la volonté.
La preuve logo-iques est considérée sinon comme objective, du moins la seule des trois pouvant servir de preuve au sens propre du terme. En effet, elle remplit, au moins partiellement, la condition propositionnelle du raisonnement — être formulé dans un énoncé identifiable, pouvant être évalué plus ou moins indépendamment de la conclusion qu’il soutient —, ce qui la rend ouvert à la réfutation. En contraste, les preuves pathémiques et éthotiques sont diffuses, et exprimées par le biais des canaux signifiants non verbaux, et sont donc difficilement accessibles à la réfutation verbale. Ceci explique peut-être pourquoi les textes classiques insistent sur la supériorité pratique des preuves éthotiques et pathémiques sur les preuves logo-iques, V. Persuasion.
Afin de construire des représentations objectives du monde, les théories de l’argumentation orientées vers la construction des connaissances focalisent sur les objets du débat : (définitions et catégorisations ; environnements des faits ; indices probables et nécessaires ; réseaux causaux et analogiques, etc.), et sur la fonction représentationnelle du langage et du discours (définitions bien construites et univoques, énoncés sans ambiguïté, etc.). En termes rhétoriques, il s’agit d’aligner le logos “technique” sur le logos “non technique”, en d’autres termes, de désubjectiviser le logos.