Pragmatique, arg. –

Dans l’expression “argument pragmatique”, l’adjectif pragmatique est pris au sens de “qui met au premier plan l’action, la pratique ; qui se place dans une perspective utilitaire, et non pas théorique ou idéologique”. Le mot n’a rien à voir avec la pragmatique comme discipline linguistique.

1. Le schème argumentatif

L’argument pragmatique correspond au topos n° 13 de la Rhétorique d’Aristote :

Puisque, la plupart du temps, il se trouve que de la même chose s’ensuivent un bien ou un mal, on se servira du conséquent pour persuader ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer. (Rhét., II, 23, 1399a10 ; Chiron, p. 390-391)

Autrement dit, comme on peut toujours attribuer à une mesure, politique ou autre, des effets positifs et des effets négatifs, qu’elle soit en discussion ou déjà en application. On peut toujours la recommander en soulignant ses effets positifs ou la critiquer en montrant ses effets négatifs (effets réels ou supposés tels dans les deux cas).

L’argument pragmatique présuppose une série d’opérations argumentatives :

(0) Une question : Dois-je agir ainsi ? Dois-je appuyer telle ou telle proposition ?
(i) Des positions argumentatives : Oui / non

(iii) Une argumentation de la cause à l’effet : À partir d’un comportement ou d’une mesure donnée, en s’appuyant sur une loi (prétendue) causale, on prédit qu’elle aura / n’aura pas un certain effet.
(iv) Une évaluation, positive ou négative, est porté sur cet effet.
(v) Enfin, en prenant pour argument cette conséquence, une remontée vers la source, la proposition originelle, pour la recommander si le jugement de valeur porté sur elle est positif, pour la rejeter si ce jugement est négatif.

Cette dernière opération caractérisant ce type d’arguments, l’argumentation pragmatique est parfois dite argumentation par les conséquences (de la conséquence à la cause), qui diagnostique une cause à partir d’une de ses conséquences. Mais ici ce n’est pas la cause mais son évaluation qui est effectuée par transfert de l’évaluation de la conséquence.

D’autre part, le lien causal présupposé par l’argumentation pragmatique dans le domaine politique, est bien différent du lien exploité dans l’argumentation pragmatique scientifique.
Dans ce dernier domaine, l’argumentation par la cause part d’un fait attesté, “vous fumez”, s’appuie sur un corps d’investigation disponibles et non scientifiquement contredite permettant d’affirmer que “fumer accroît les risques de cancer” ; on se trouve exactement dans le cas de la déduction scientifique telle que la caractérise Toulmin (1958, p. 184). Appliquée à un fumeur, cette loi permet de déduire la conséquence “vous accroissez vos risques de cancer” ; comme personne n’aime avoir le cancer, le jugement négatif rétroagit sur la cause “ j’arrête de fumer”.
En revanche, dans le domaine socio-politique, la déduction causale nécessaire au stade (iii) de l’argumentation pragmatique, peut se réduire à une suite d’éléments corrélés de façon vaguement plausible, c’est-à-dire à un roman causal, et le plus couramment à une simple affirmation “ceci aura pour conséquence cela”, V. Métonymie.

2. Réfutation de l’argument pragmatique

2.1 Morale et religion :
L’action désintéressée contre l’argument pragmatique

Dans le domaine religieux, la conséquence positive a ceci de particulier qu’elle sera obtenue dans un autre monde :

Si tu respectes les dix Commandements, tu iras au Paradis.
Si tu violes les interdits, tu iras en Enfer, au mieux au Purgatoire.

Le pari de Pascal est un calcul sur les conséquences positives (ce qu’on gagne) et négatives (ce qu’on perd) en devenant croyant.

Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc, qu’il est sans hésiter. Blaise Pascal, [L’argument du pari], Pensées[1]

Ce côté intéressé rend l’usage de l’argument pragmatique un peu délicat dans le domaine religieux. Les mystiques préfèrent mettre l’accent sur l’attraction exercée par l’amour divin.

De même, l’usage de l’argument pragmatique peut sembler déplacé dans le domaine de l’action morale :

Donnez un peu d’argent aux pauvres, comme cela ils ne viendront pas brûler votre beau château.

2.2 L’effet positif attendu sera contrebalancé par d’autres effets négatifs

L’argument pragmatique en faveur de telle ou telle décision peut se réfuter par un autre argument pragmatique, construit cette fois sur la base des conséquences négatives qu’on lui attribue.

Nouvel Observateur — Anne Coppel, dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?

Anne Coppel (AC) — Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive […]. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
Jean-Paul Jean (J.-P.J.) — Je crois que la légalisation produirait un effet d’appel dont on ne peut absolument pas maîtriser les conséquences. Plus un produit est présent sur le marché, plus il y a de consommateurs potentiels qui y ont accès. On aboutirait donc à ce que beaucoup plus de gens se droguent.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989, V. Pente glissante.

AC argumente par les effets positifs qu’aura, selon elle, la légalisation de la drogue. J-PJ la réfute par les effets négatifs qu’elle entraînera ; on remarque que et J-PJ au conditionnel. Les effets négatifs non désirés sont considérés comme des effets pervers. Ces effets sont dits pervers parce que la personne qui propose la mesure ne les recherche pas, ne les souhaite pas, et son adversaire lui en fait crédit. Dans le passage ci-dessus, J-PJ n’accuse pas AC de proposer cette mesure pour que « beaucoup plus de gens se droguent ». Parfois on se trouve à la marge :

L1 :   Cette politique rendrait les laboratoires ingérables et conduirait à leur explosion !
L2 :   C’est précisément le but recherché.

Ce cas relève de la règle no6 de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse » — cas de J-PJ —, « à moins qu’elle ne les revendique expressément » — cas du locuteur L2. Dire à quelqu’un que sa politique qu’il propose mènera le pays à la ruine et au chaos est une argumentation par les conséquences négatives. Dire qu’il propose cette politique pour mener le pays à la ruine et au chaos, c’est l’accuser de complot, V. Règles ; Évaluation.
L’accusation de poursuivre un agenda caché renvoie également au topos du dévoilement des vraies intentions, V. Mobiles.

2.3 L’effet réellement produit sera contraire à l’effet attendu

Dans l’exemple précédent, les conséquences positives espérées sont “éliminer les mafias, etc.” (AC), et les conséquences négatives objectées sont “on aboutirait à ce que beaucoup plus de gens se droguent” (J-PJ). Ces deux types de conséquence sont sans lien entre elles ; tout se passe comme si J-PJ reconnaissait qu’en effet, la mesure proposée, la légalisation de la drogue permettrait entre autres d’éliminer les mafias. J-PJ aurait pu adopter une stratégie plus frontale en disant “vous n’éliminerez pas les mafias, bien au contraire, vous les renforcerez”, c’est-à-dire en montrant que l’effet produit sur les mafias ne sera pas positif mais négatif, contraire à l’effet attendu.

Pour combattre la crise, il faut investir 
Pour investir, vous devrez emprunter, et en empruntant vous renforcerez la crise.

C’est une stratégie de maximisation par le renversement opéré par les contraires, V. Enthymème ; Causalité (2).

2.4 Dilemme des conséquences opposées selon les groupes considérés

Le topos 14 de la Rhétorique envisage le cas suivant :

[L1] Une prêtresse interdisait à son fils de parler devant l’Assemblée en lui disant : “Si tu parles selon la justice, les hommes te haïront, si tu parles contre elle, ce seront les dieux”.
[L2] Par conséquent, il faut haranguer l’Assemblée, car si tu parles selon la justice, les dieux t’aimeront, et si tu parles contre elles ce seront les hommes (Rhét. 1399a20 ; p. 391)

Chiron suppose, en note, que ce passage est un dialogue, où le second locuteur L2 montre que, pris à la lettre, le même argument conduit aussi bien à une conclusion contraire à celle qui est avancée par L1 (notre notation). Il est courant que la même action ait des conséquences opposées sur deux groupes ou deux personnes, ce qui crée un dilemme :

Si vous faites ceci, vous plairez à Pierre et vous irriterez Paul
Si vous ne le faites pas, vous plairez à Paul et vous plairez à Pierre.

On résout le dilemme par un calcul de préférences : préfère-t-on plaire aux dieux ou aux hommes ? à Pierre ou à Paul ?

2.5 L’effet prétendument positif est en fait néfaste

En tant que déterminant d’une action, l’argument pragmatique est un universel anthropologique, consubstantiel à l’activité humaine : on sème pour récolter, et on récolte pour manger.

Les exemples suivants sont pris dans la Dispute sur le sel et le fer, ouvrage censé reproduire une dispute tenue en 81 avant notre ère, dans la Chine des Han postérieurs. Le Grand Secrétaire, Sang Hong Yang, affronte un groupe de soixante Lettrés sur des questions de politique économique et sociale ; l’argument pragmatique est l’arme favorite du Grand Secrétaire.
La discussion porte sur la politique d’expansion territoriale menées par le prince de Shang. L’accroissement du territoire présenté comme quelque chose de positif par le Grand secrétaire est considéré comme néfaste par les Lettrés.

— Le grand secrétaire
[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune.

— Les Lettrés
Le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.

Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

2.6 L’argumentation pragmatique est viciée dans son concept même

L’argumentation pragmatique dans son principe suppose que l’action préconisée est sinon entièrement, du moins plutôt positive, qu’elle amènera une amélioration dans le monde, même si elle peut avoir quelques petits effets négatifs collatéraux. Le Grand Secrétaire, emporté par son lyrisme, suppose même qu’il est possible d’apporter du bien dans le monde sans apporter quelque mal :

[Le Grand Secrétaire] Par les profits tirés des monopoles du sel et du fer et du sel, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie. Bénéfiques au pays, ils ne lèsent pas les masses. (Id.)

Le Grand Secrétaire représente un esprit moderne, auquel la philosophie des lettrés est radicalement opposée. Cette philosophie dit qu’il est impossible d’apporter du bien, du profit, pour les uns sans apporter du mal, de la misère, en égale quantité pour les autres. Le bilan du positif et du négatif est à somme nulle :

[Les Lettrés] Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. Il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Dire qu’il a centuplé est une duperie. (Id., p. 40)

Le profit des uns est inséparable des pertes des autres. Selon cette conception du monde, il n’y a pas de “progrès” global. Le monde humain comme le monde naturel fonctionne selon un principe d’équilibre ; le bien qui advient ici est corrélatif d’un mal qui advient ailleurs. Quatre arguments soutiennent cette conclusion qui détruit l’idée même d’argument pragmatique (notre numérotation); la récapitulation (5) est confirmée par un principe théorique (6) et par une constatation empirique (7)

(1) Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau. (2) Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante. (3) Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien. (4) Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. (5) Ce qu’on gagne d’un côté on le perd nécessairement de l’autre, ainsi (6) le yin et le yang ne peuvent briller simultanément, et (7) le jour alterne avec la nuit. (Id.)


[1] http://www.penseesdepascal.fr/II/II1-moderne.php

[2] Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi. Paris, Les Belles-Lettres, 2010, p. 39.