OBJET DE DISCOURS
Le concept d’objet de discours a été développé, en relation avec ceux de schématisation et de faisceau d’objet, par Grize dans le cadre de sa logique naturelle. Un objet de discours est un être, un objet, une situation… qui se transforme et s’enrichit par accrétion de nouvelles propriétés tout au long du discours ou de l’interaction.
1. Faisceau d’un objet de discours
L’objet de discours est défini par son faisceau, formé par l’ensemble de ce qui « a affaire avec » l’objet considéré (Grize 1990, p. 78), soit :
Un ensemble d’aspects normalement attachés à l’objet. Ses éléments sont de trois espèces : des propriétés, des relations et des schèmes d’action. Ainsi, dans le faisceau de “la rose” on a des propriétés comme ‘être rouge’ […], des relations comme […] “être plus belle que”, des schèmes d’action comme “se faner” […] » (ibid., p. 78-79).
Le faisceau d’objet est ainsi défini au niveau notionnel et ne correspond pas à des catégories linguistiques telles que celles de l’analyse en traits sémantiques (ibid., p. 79), ni à des données lexicographiques telles que celles utilisées dans les dictionnaires, ni à des traits ontologiques prétendant saisir l’être de l’objet (différenciant ses caractéristiques essentielles et accidentelles, V. Catégorie), ni à des éléments associés à l’objet par des principes dont la base serait, en fin de compte, psychologique.
Le faisceau caractérisant un objet de discours se définit et s’enrichit par progressive accrétion au fil d’un texte ou d’un corpus donné (par rapport à agrégation, le terme accrétion souligne qu’il s’agit des transformations d’un même objet). On le reconstruit à partir de l’ensemble des syntagmes renvoyant à cet objet (chaînes coréférentielles évolutives) ou associés à cet objet par prédication, connexion avec d’autres objets (par causalité, analogie, incompatibilité…) selon les événements et situations auxquels il participe.
Les éléments qui entrent dans le faisceau d’un objet donné ne sont pas déterminables a priori ; ils sont établis à partir de l’examen « de textes effectivement produits » (ibid., p. 80). Ainsi, à partir d’un texte de La Mettrie, on constitue le faisceau de l’objet constituant l’objet “corps” :
{corps, mouvement du sang, les fibres du cerveau, les muscles} (Ibid., p. 78)
La notion d’objet de discours est centrale pour la discussion du statut discursif des objets. Un objet de discours (autogéré ou interactif) est un être, une propriété, un fait, un événement… saisi à travers la façon dont le discours le produit, le manifeste et le transforme. L’étude des objets de discours met au premier plan la plasticité des notions : mode d’introduction, évolution propre, évolution de leurs domaines. Elle recoupe l’étude des mécanismes d’isotopie, de cohésion et de cohérence thématique, et en particulier des paradigmes désignationnels (Mortureux 1993). Un paradigme désignationnel est constitué par l’ensemble des mots et expressions constituant la chaîne anaphorique permettant de tracer l’objet de discours. Elle retrouve des observations de la rhétorique sur les déplacements de signification.
L’importance de la notion d’objet de discours tient à la rupture qu’elle inaugure avec la tradition logique qui repose sur la stabilité des objets, et considère comme fallacieuses toutes les variations de sens et de référence introduites au fil du discours.
2. Objets de discours en situation argumentative
Le discours peut mobiliser un grand nombre d’objets, et se pose alors la question de la délimitation pratique de l’étude. L’argumentation, en tant qu’elle porte sur des discours en confrontation, introduit un critère de pertinence spécifique, permettant de limiter les objets de discours à prendre en compte : les objets argumentatifs sont ceux à propos desquels il y a opposition. De même que les affirmations non contredites valent les affirmations vraies, les objets de discours non divisifs ou “pacifiques” valent les objets réels et restent périphériques. L’étude de l’argumentation est contrastive ; elle porte d’abord sur les objets disputés, tels que les construisent les discours en opposition sur une question donnée.
L’étude des développements discursifs de ces objets conflictuels est une tâche fondamentale de l’étude des questions argumentatives.
3. “Des travailleurs” / “Des personnes à problèmes”
Les données suivantes sont extraites d’une discussion entre étudiants et concernent les conditions qu’une personne doit remplir pour obtenir la nationalité française ; la question clé “Qui peut/doit obtenir la nationalité française ?” structure immédiatement le débat. Les deux positions antagonistes prises par les participants se reflètent clairement dans les deux systèmes de désignations qu’ils utilisent pour construire ce “qui ?”.
Des êtres consensuels : “les persécutés”
Tous les étudiants s’accordent à dire qu’il existe un groupe non problématique, qui devrait avoir un droit automatique à la nationalité française, à savoir « les persécutés ».
Des êtres conflictuels : “des droits” / “des problèmes”
Des personnes ayant des droits
Un groupe d’étudiants soutient que le processus d’obtention de la citoyenneté devrait être facilité. Les immigrants sont construits comme des personnes ayant droit à la nationalité française ; ce groupe est en outre spécifié comme :
— Une force de travail ; des gens qui sont venus travailler en période de prospérité.
— Des gens à qui nous avons demandé de venir.
— Des gens que nous avons accueillis.
— Des gens qui sont là depuis très longtemps.
— Par extension, leurs proches ; leurs enfants, nés : en France ; dans d’autres pays.
Des personnes problématiques
Un autre groupe d’étudiants soutient que le processus d’obtention de la citoyenneté devrait être durci. Dans cet ensemble de discours co-orientés, les immigrants sont construits comme des personnes n’ayant pas droit à la nationalité française, et ces individus sont désignés comme :
— Des immigrants sans papiers.
— Des immigrants illégaux
— Des personnes ayant des problèmes.
— Des personnes créant des problèmes.
— Des immigrants par « praticité » (migrants économiques)
— N’importe qui, c’est-à-dire tous les étrangers qui demandent la citoyenneté sans raison valable.
Dans la réalité, on constate évidemment que, parmi les personnes qui demandent la nationalité française, il y a à la fois des sans-papiers et des personnes qui sont venues en France il y a de nombreuses années pour travailler. Malgré cela, chaque groupe d’étudiants schématise les immigrants comme appartenant à l’un ou l’autre groupe.
Pour un autre exemple de constructions divergentes de la causalité comme objet de discours, V. Causalité
Cette méthode montre comment les locuteurs « éclairent » un objet de discours conflictuel en fonction de leurs intentions argumentatives, ou, en termes perelmaniens, comment ils donnent de la « présence » aux objets qui les occupent (Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 154 sv.).
[1] Par rapport à agrégation, le terme accrétion souligne qu’il s’agit des transformations d’un même objet.