Le VRAI contre le PROBABLE-VRAISEMBLABLE
Socrate s’oppose violemment à la rhétorique, qui n’a pas « le moindre souci de la vérité » et se satisfait du vraisemblable. Aristote propose quatre arguments contre cette incompatibilité fondamentale et fonde la rhétorique non plus sur l’illusion de la vérité, mais sur l’approche de la vérité.
1. La dramatisation platonicienne :
La vérité essentielle contre le vraisemblable persuasif
La question du probable et du vraisemblable apparaît dans la rhétorique argumentative, sous deux formes, soit comme illusion de vérité, sous la forme d’une construction sociale arbitraire prise pour une vérité absente, soit comme approximation de la vérité.
Dans le Phèdre de Platon, Socrate définit la rhétorique comme “l’art de conduire les âmes” :
Socrate : — Eh bien, somme toute, l’art de la rhétorique n’est-il pas “l’art d’avoir de l’influence sur les âmes” par le moyen de discours prononcés non seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les réunions privées ?
Platon, Phèdre, 261a ; Brisson p. 143-144)
Cette psychagogie, sans doute dépouillée de sa fonction religieuse d’évocation des âmes des morts, mais non de ses connotations magiques, marque d’emblée la fonction d’emprise attribuée à la persuasion rhétorique, qu’elle prétende l’exercer ou qu’elle l’exerce effectivement. C’est ce même besoin de l’âme des autres, qui motive le prosélytisme religieux. Les âmes doivent être conduites à la vérité. Mais Socrate dramatiste le problème de la vérité en radicalisant l’opposition du vraisemblable-persuasif au vrai :
[Socrate :] en effet, dans les tribunaux, personne n’a là-dessus [= sur la vérité sur la justice et la bonté des choses ou même des hommes] le moindre souci de vérité ; on se soucie plutôt de ce qui est susceptible de convaincre, c’est-à-dire du vraisemblable, à quoi doit s’attacher quiconque veut parler suivant les règles de l’art. (Phèdre, 272d-e ; Brisson, p. 173)
Dès lors, la bonne manière de conduire les âmes est renvoyée à un temps futur où enfin on connaîtra l’être et la vérité de toutes choses :
Tant qu’on ne connaîtra pas la vérité sur chacune des questions dont on parle et sur lesquelles on écrit ; tant qu’on ne sera pas capable de définir toute chose en elle-même ; tant que, après avoir défini cette chose, on ne saura pas, à l’inverse, la diviser selon ses espèces jusqu’à ce qu’on atteigne l’indivisible ; tant que, après avoir selon la même méthode analysé la nature de l’âme et découvert l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera et on n’organisera pas son discours en conséquence – en offrant à une âme complexe des discours complexes et qui correspondent exactement à ce qu’elle demande, et des discours simples à une âme simple –, on restera incapable de manier le genre oratoire avec autant d’art que sa nature le permet, voilà ce que nous a révélé toute la discussion précédente. (Platon, Phèdre, 277b ; trad. Brisson, Paris, Garnier-Flammarion, p. 184).
Le vraisemblable est “semblable au vrai”. Mais pour dire que P est vraisemblable, c’est-à-dire semblable à l’événement ou à l’affirmation E, il faut connaître E. La position de Socrate est forte en ce qu’elle s’appuie sur l’impossibilité de dire de façon sensée “A ressemble à B, Pierre ressemble à Paul, mon récit ressemble à ce qui s’est vraiment passé” si l’on ne connaît pas B, ne sait pas qui est Paul, ou ce qui s’est vraiment passé. Lorsqu’on a trouvé la vérité on pourra parler en vérité et vivre dans la vérité ; la rhétorique adaptée à cette situation ne sera plus une rhétorique de la persuasion mais une pédagogie de la vérité. D’après Perelman, « quand Platon rêve, dans le Phèdre, d’une rhétorique qui, elle, serait digne du philosophe, ce qu’il préconise, c’est une technique qui pourrait convaincre les dieux eux-mêmes. » (Platon, Phèdre, 273c) » (Perelman, Olbrechts-Tyteca [1958], p. 9). Dans le passage cité, il ne s’agit pas vraiment de convaincre les dieux, mais plutôt de détourner l’homme sensé des autres hommes :
Ce n’est pas pour parler et pour entretenir des rapports avec les hommes que l’homme sensé se donnera toute cette peine, mais pour être capable de dire ce qui plaît aux dieux et d’avoir, en toute chose, une conduite qui les agrée, autant que faire se peut.
Phèdre, 273e ; Brisson, p. 175
Socrate a ainsi imposé le pathos de la vérité inaccessible, avec pour corollaire que le discours rhétorique se construit toujours sur du vraisemblable, c’est-à-dire comme du simili-vrai, contre la vérité. Le vraisemblable n’a pas de rapport avec le vrai. Vivre dans la persuasion c’est vivre dans la croyance et l’opinion, vivre dans la caverne et non pas dans la vérité.
Cette vision apparemment indéracinable de l’argumentation rhétorique, c’est-à-dire langagière, est ancrée dans la critique antidémocratique et antisociale que Socrate adresse aux discours institutionnels, politiques et judiciaires, où sont traités les problèmes de la Cité.
2. La dédramatisation aristotélicienne :
Le vraisemblable est orienté vers le vrai
La recherche socratique de la vérité se déploie dans cette atmosphère de radicalité tragique. Aristote a dédramatisé la question de la vérité en soutenant qu’il y a non pas opposition mais continuité entre opinion et vérité, et cela au moins pour quatre raisons. D’une part, un premier faisceau de trois raisons (numérotées par nous) :
(1) L’examen du vrai et du semblable au vrai relève de la même capacité, et, en même temps, (2) les hommes sont par nature, suffisamment doués pour le vrai, et (3) ils arrivent la plupart du temps à la vérité ; en conséquence, celui qui a déjà l’aptitude à viser la vérité possède aussi l’aptitude à viser les opinions communes (endoxa)
Aristote, Rhét., Chiron, p. 119).
Enfin, la rhétorique falsificatrice ne fonctionne pas : « le vrai et le juste ont naturellement plus de force que leurs contraires » (ibid., p. 120) ; et, en supplément, il est possible d’établir un contrôle éthique sur la parole : « on ne doit pas persuader de ce qui est mal » (ibid., p. 121).
Le probable-vraisemblable est donc défini non pas comme du faux portant le masque du vrai, mais comme une orientation positive vers la vérité, un premier pas vers la vérité, exprimée sous la forme d’un endoxon, qui doit être mis à l’épreuve de la critique, c’est-à-dire travaillé argumentativement dans des discours anti-orientés. Il s’ensuit la persuasion a pour office de faire progresser l’auditoire vers “la meilleure vérité” possible hic et nunc.
3. L’argumentation au-delà du vraisemblable
Depuis lors, la position attribuée au discours rhétorique n’a cessé d’osciller entre vraisemblable trompeur et probable comme approximation du vrai, V. Argumentation (1). En particulier, pour Perelman et Olbrechts-Tyteca
Le domaine de l’argumentation est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul ([1958], p. 1).
L’argumentation est définie par opposition au « calcul » qui, de fait, caractérise l’activité scientifique dans son ensemble. En conséquence, les objets discursifs prototypiques de l’argumentation seront
Les journaux … les discours [de politiciens] … les plaidoiries [des avocats] … les attendus [des juges] … les traités [des philosophes]. (Id., p. 13).
Il est donc postulé que les attendus des juges ne font jamais état de preuve, au sens tant soit peu consolidé du terme. Cette position reproduit de fait l’opposition des preuves dites techniques et non-techniques, avec exclusion des secondes.
Selon cette ligne de pensée, il faudrait admettre que les différents genres de discours mentionnés ne contiennent aucun élément scientifique-démonstratif, soit se limiter à prendre en compte, dans ces discours, ce qui relève du vraisemblable. La première position est difficile à tenir ; même dans les journaux, deux et deux font parfois quatre ; la seconde correspond bien à l’usage des exemples dans le Traité.
Mais si l’on souhaite analyser les argumentations dans leur intégralité discursive et leur cohérence, on doit affronter le mélange des genres, du rhétorique et du logico-scientifique.