Type d’argumentation

SCHÈME ARGUMENTATIF ou TOPOS

 

Un schème argumentatif (topos, type d’argumentation) est une formule semi-abstraite, une forme sémantique de type inférentiel, associant un argument à une conclusion. Le schème/topos et l’argumentation sont dans la relation type/occurrence.
Cette forme inférentielle est partagée  un grand par un certain nombre d’argumentations concrètes ou enthymèmes : argument a fortiori, d’autorité, par les termes opposés… etc.  L’identification des schèmes dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative.

1. Le schème, calque de la structure de l’argumentation

Les arguments par la cause, par l’autorité, par les termes contraires, par le dilemme, par la catégorisation, par la définition, par le genre, par l’espèce, par l’analogie, par l’absurde… sont les schèmes argumentatifs les plus connus et les plus utilisés.

Un schème argumentatif (ou topos, type d’argument) est une formule inférentielle semi-abstraite qui associe de façon stable un type d’argument à un type de conclusion.
Le schème argumentatif correspond à la forme sémantique qui définit une catégorie d’argumentations concrètes.

La tradition nous a légué des inventaires plus ou moins systématisés des schèmes argumentatifs, et la recherche continue à les enrichir et à les préciser, V. Typologies : AnciennesModernes – Contemporaines

Le schème peut être implicitement contenu dans le texte, en continu ou dispersé dans un passage (exemple, V. Gaspillage) ou encore y figurer explicitement sous la forme d’un énoncé générique, V. Tranquillité, §2.

— Les expressions type d’argumentation, schème (schéma) d’argumentation, schème argumentatif désignent d’une façon non ambiguë une classe d’inférences argumentatives.

— Le mot topos et l’expression lieu commun sont ambigus entre un sens formel inférentiel et un sens substantiel. En français, l’expression “lieu commun” désigne par défaut un lieu commun substantiel ; il faut donc préciser, le cas échéant, qu’on parle bien d’un lieu commun inférentiel.

Le mot topos a la même ambiguïté, mais comme depuis la Rhétorique d’Aristote, il est associé à une forme argumentative et qu’il a le grand avantage de la brièveté, on utilise par défaut topos au sens de type d’argumentation lorsque le contexte le permet.
L’ambivalence de topos et lieu commun entre croyance substantielle vraisemblable et inférence acceptable se retrouve dans fallacie, mauvais raisonnement et croyance fausse.

L’expression ligne argumentative est ambiguë et peut renvoyer à un type d’argument ou à une stratégie argumentative, éventuellement adoptée par plusieurs participants.

2. Topos et enthymème

Un type d’argumentation engendre un nombre indéterminé d’occurrences d’argumentations concrètes. Cette relation type / occurrence d’une argumentation correspond à la relation topos / enthymème. Dans la formulation d’Aristote :

un lieu [topos] est une tête de chapitre sous laquelle se rangent un grand nombre d’enthymèmes. (Rhét., II, 26, 1403a17 ; trad. Chiron, p. 420).

Par une métaphore célèbre, Cicéron définit les lieux (loci, sg. locus) comme

« Les magasins où l’on cherche les arguments », c’est-à-dire les enthymèmes,
« la formule » de l’enthymème (Top., I, 8 ; p. 69 ; I, 9 ; p. 70).

Notation du topos
Certains schèmes sont exprimés sous forme de proverbes ou de maximes, par exemple le proverbe “qui peut le plus peut le moins” correspond à la variante “du plus au moins” du schème “à plus forte raison”, a fortiori.
On peut aussi les exprimer sous la forme de formules typiques, comme celles que propose Bentham “attendons un peu, le moment n’est pas favorable”, pour rejeter une mesure sans avoir à se prononcer sur son intérêt. En contexte, lorsque son application est immédiate, l’énoncé du proverbe ou de la formule générale peut tenir lieu d’argumentation.

Le topos peut être exprimé dans une notation inspirée de la logique, en remplaçant les composantes indéfinies par des variables. Soit le schème a fortiori, “à plus forte raison” (d’après Ryan 1984) :

siP est O” est plus vraisemblable (recommandable…) que “E est O”
et siP est O” est faux (n’est pas vraisemblable, pas recommandable),

alors < E est O > est faux (pas vraisemblable, pas recommandable)

Enthymème (argumentation) fondé sur ce topos :

Si les professeurs ne savent pas tout, à plus forte raison les élèves.

Soit le topos des contraires :

topos : si “A est B”, alors “non-A est non-B”

Enthymème correspondant :

Si je ne t’ai servi à rien pendant ma vie, au moins que ma mort te soit utile.

Cette notation n’exprime rien de plus que la formule discursive générique qu’elle abrège et clarifie. Elle ne doit pas être prise pour une forme exprimant le contenu “logique” de celle-ci. Elle exprime la structure profonde de l’enthymème qui la réalise, ni plus ni moins que ne le fait une formulation générique. Son incontestable intérêt est de permettre une présentation plus claire des liens coréférentiels entre les termes généraux et de la structure de la liaison “argument-conclusion”.

3. Exemple : Schème et argumentations sur le gaspillage

Détecter un schéma dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative, mais cette identification n’est pas toujours facile ; elle nécessite une reconstruction méthodique, qui peut s’effectuer selon les lignes suivantes.

— Délimiter le passage dont on pense qu’il correspond à une argumentation structurée par ce topos (ce passage est reconnu comme un enthymème correspondant au même topos).
— Prendre une définition explicite du topos concerné.
— Montrer comment le topos se projette sur le passage ; pour cela, il faut établir une correspondance point par point entre le schéma et le passage analysé. Ces liens consistent essentiellement en des opérations linguistiques de reformulation plus ou moins strictes.

L’application de la méthode topique à l’analyse d’argumentations concrètes peut être illustrée par le topos du gaspillage et les exemples (enthymèmes) qui en sont les manifestations concrètes, dans Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 375) :

L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incitent à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, si ce n’était “que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”. ([1958], p. 375).

Le topos est exprimé dans le passage suivant ; nous avons ajouté deux implicites mis en italiques.

Puisque l’on a déjà commencé une œuvre, [dont on espère tirer bénéfice], accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction, [en espérant toujours en tirer un bénéfice]

Ce qui permet de dire que tel passage “contient” une occurrence de tel topos, c’est qu’il est possible de mettre en relation terme à terme le topos avec ce passage, ce qui donne le tableau suivant pour le second enthymème

C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incite à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, “si ce n’était que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”.

 Tableau des opérations linguistiques associant le topos à l’enthymème qu’il structure (mêmes conventions).

ARGUMENTATION OPÉRATION LANGAGIÈRE TOPOS
le service accompli “accompli” présuppose commencé
un “service” est une œuvre
on a déjà commencé une œuvre
le grand effort de lancer souvent
le seau dans le puits
“grands efforts” => sacrifice accepté des sacrifices
en période de sécheresse
et de le retirer sans eau
sécheresse, métaphore mystique traditionnelle pour “pas d’accroissement de la foi” qui n’ont servi à rien
perdre tout le service accompli

on abandonnerait tout

perdre, perdu

abandonner, renoncement

seraient perdus en cas de renoncement
bénéfice que l’on espère exprime un élément implicite du topos  
faire oraison même en période de sécheresse [continuer à prier] poursuivre dans la même direction

Le topos peut être disséminé dans le texte dont il organise la cohérence, V. Gaspillage §3.

Identifier un topos dans un texte (ou lui appliquer un topos), c’est, à la fois, enrichir ce texte et en fournir une interprétation.

4. Désignation des schèmes argumentatifs

Les types d’arguments sont nommés selon leur forme ou leur contenu. Sur l’usage de termes latins, et le type de relations exprimées par les diverses prépositions “argument par, sur, de…”, V. Ab —, ad —, ex .

4.1 Étiquettes spécifiques à un type de question argumentative

Certains arguments célèbres ont été nommés en référence à leur contenu spécifique, par exemple :
— L’argument du troisième homme est une objection faite par Aristote à la théorie platonicienne des formes intelligibles opposées aux individus. Selon cette objection, cette théorie implique une régression à l’infini. Il s’agit d’une variante de l’argument du vertige.

— L’argument contre les miracles : entre la probabilité que le mort ait été ressuscité et la probabilité que le témoin se trompe, la seconde est la plus forte (Hume, 1748, §86 “Of Miracles”). C’est un raisonnement au cas par cas où un cas est éliminé sur la base de probabilités.

— L’argument ontologique prétend démontrer l’existence de Dieu à partir de la notion d’être parfait. C’est une forme d’argument a priori, par la définition : l’idée de perfection implique(rait) l’idée d’existence.

4.2 Étiquettes couvrant des regroupements d’argumentations de différents types

Certaines étiquettes désignent non pas des types, mais des regroupements de types d’arguments, en fonction de leur contribution au traitement de la question.

— Argumentation répondant à la lettre du discours, ad litteram, V. Sens strict.
— Argument sur le fond vs. sur la forme ; argument ad rem ; sur le discours, ad orationem.
— Argument central vs. périphérique.

Ces étiquettes désignent des arguments ou des discours argumentatifs de différents types, et les positionnent selon leurs degrés et leur type de pertinence pour la discussion de cette question.

4.3 Étiquettes neutres et étiquettes orientées

Dans le cas général, l’étiquette désignant une argumentation réfère à la nature du lien entre argument et conclusion : l’argument fait référence aux conséquences (ad consequentiam), à l’autorité (ab auctoritate), à la cohérence de la personne (ad hominem), à l’émotion (ad passionem) ou à telle émotion particulière (ad odium). L’argumentateur peut reconnaître, sans se désavouer, qu’il argumente par les conséquences, ad hominem, ex datis, sur des croyances religieuses (ad fidem) ou à la rigueur sur le nombre, ad numerum. Ces arguments peuvent être évalués, dans une seconde étape, normative.

Certains arguments mettant en jeu la personne sont désignés par des étiquettes orientées. On ne peut pas désigner un argument comme un appel à la stupidité ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam), à la superstition (ad superstitionem), voire à l’imagination (ad imaginationem), sans l’invalider et s’en prendre indirectement à la personne qui l’utiise (ad personam). L’appel à la foi sera jugé comme fallacieux ou non selon que l’analyste partage ou non les croyances du locuteur.
Il s’ensuit que l’intervention normative est partisane. Le métalangage est biaisé, les étiquettes simultanément nomment et évaluent, description et évaluation se confondent.

5. Les schèmes dans les textes argumentatifs

La notion de type d’argument ancre l’étude de l’argumentation dans le concret de la parole argumentative. La capacité à identifier un argument d’autorité, un argument pragmatique, un argument hypothético-déductif fait partie des compétences indispensables à la fois à la production, à l’interprétation et à la critique du discours argumentatif, V. Balisage.

Certains ouvrages, comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin ou le texte de Montesquieu « De l’esclavage des nègres », sont entièrement descriptibles comme une succession dense et sèche d’arguments. D’autres textes donnent une impression de fluidité difficilement réductible à des formes argumentatives. Les schémas argumentatifs étant relativement sous-déterminés par les contenus langagiers, il existe parfois plusieurs possibilités d’analyse d’un même segment textuel, certaines invalidantes, d’autres non. Les considérations contextuelles, la reconstruction des implicites jouent alors un rôle crucial.
Cette indétermination ne doit pas systématiquement être retenue comme une mauvaise qualité de l’argumentation. On doit toujours se demander si on a affaire à un mauvais argumentateur ou à un virtuose de la pragmatique.

On peut comparer le texte argumentatif à une prairie naturelle, dont les plus belles fleurs correspondraient aux types d’arguments canoniques. Mais il faut aussi se demander de quoi est fait le tissu végétal de la prairie où vivent ces fleurs, s’intéresser, comme dirait Francis Ponge, à “La fabrique du pré”, c’est-à-dire prendre en compte le fait qu’il y a de l’argumentation avant les arguments, non seulement dans les énoncés mais aussi dans toutes les opérations produisant l’énoncé, dans les prises de position qui engendrent la question, et, d’une façon générale, dans tous les actes et phénomènes sémiotiques dans lesquels s’insèrent les énoncés argumentatifs, V. Schématisations.

6. Schème argumentatif et liaisons entre phrases

La notion de type d’argumentation se propose de capter la spécificité des enchaînements argumentatifs ; elle s’inscrit à ce titre dans la problématique de la cohérence textuelle. Dans le discours, les transitions entre énoncés successifs s’effectuent selon des principes hétérogènes : un contenu qui en implique un autre, un champ sémantique qui développe son isotopie, une idée reçue qui en convoque une autre, des constructions syntaxiques qui, en parallèle ou en opposition, se complètent, des sonorités et des rythmes qui s’appellent et s’organisent en formes globales, etc. ; tous les plans linguistiques et encyclopédiques peuvent donner du liant aux suites d’énoncés.
Le progrès du discours n’est pas réductible à une série de connexions entre idées, réglées par une sorte de mathématique. Il reste soumis à la pression de la réalité et au surgissement d’événements que le locuteur ne contrôle pas ; s’il se tord le pied, si un événement imprévu survient dans son voisinage, le fil de son discours s’en trouve forcément brisé pour repartir sur des formes totalement nouvelles.

Dans tout discours, les idées se nouent parfois de façon étrange, comme le montrent les connecteurs au fait, ou à propos, qui marquent une rupture thématique. Lorsque les liaisons combinent syntagmes figés, calembours et coq à l’âne, l’enchaînement est dit sémantiquement incohérent, sans liaison, a pu être reçu comme un symptôme de l’égarement mental :

Une femme atteinte à soixante-huit ans, de folie maniaque pour la sixième fois, manifeste une grande activité d’esprit. […] Un jour, elle s’exprime en ces termes : on dit que la vierge est folle ; on parle de la lier ; ce qui ne fait pas l’affaire des gens du département de l’Allier.
J.-B. M. Parchappe, Symptomatologie de la folie [1851][1]

En outre, même si l’on traite un discours où on peut s’attendre à trouver des liaisons Argument – Conclusion c’est-à-dire dans une situation argumentative, les connexions aux frontières de ce discours échappent aux topoï et sont gérées au moyen d’organisateurs (ou planificateurs) méta-discursifs, comme, par exemple, l’annonce “je proposerai quatre arguments”. Un argument tiré de l’observation peut coexister avec un argument tiré du livre saint, un calcul arithmétique et un argument par les contraires. Ce genre de succession suppose des sauts thématiques aux frontières des passages développant chacun de ces arguments, ainsi que de divers effets de liste ou phénomènes de coordination qui s’organisent sur un plan totalement différent de celui des schèmes argumentatifs.
Dans la rhétorique argumentative classique, ces problèmes d’organisation textuelle étaient rattachés à l’elocutio et à la dispositio.


 [1] Cité par Jean Rigoli, Lire  le délire. Aliénation, rhétorique et littérature en France au 19e siècle, Paris, Fayard, p. 230.