Typologie des argumentations

TYPOLOGIE DES ARGUMENTATIONS

En argumentation, le mot typologie est utilisé dans deux contextes.
(i) On parle parfois de typologie des modes de structuration des passages argumentatifs où une série de prémisses vient soutenir une conclusion, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème ; Sorite

(ii) On parle généralement de  typologie des argumentations pour désigner l’ensemble des schèmes liant l’argument à la conclusion selon un certain rapport sémantique. Les typologies classiques comptent d’une à plusieurs dizaines de schèmes, V. Typologies anciennes; Typologies modernes; Typologies contemporaines

1. Typologie

Une typologie des schèmes argumentatifs a pour but, autant que faire se peut, de classer ces schèmes en grandes familles et de situer ces familles les unes par rapport aux autres. Selon les principes adoptés (forme linguistique, pouvoir persuasif, productivité, etc) on peut construire différentes typologies.

Une typologie est une classification, c’est-à-dire un système de catégories emboîtées, où on peut distinguer un niveau de base (niveau 1) ; des catégories super-ordonnées (niveau +1, etc.), de plus grande généralité que le niveau de base ; des catégories subordonnées, plus détaillées (niveau -1, etc.).
Un catalogue ou une collection de formes constitue une typologie à un seul niveau. Catégoriser c’est identifier un être comme membre d’une catégorie, en reconnaissant dans cet être les traits qui définissent la catégorie, et l’intégrer dans la classification où figure cette catégorie, cf. infra, §5.

Topique

Le mot topique est formé sur le mot topos au sens de “type d’argument, schème argumentatif” pour désigner une collection de types d’arguments.
La topique juridique rassemble les types d’arguments particulièrement utilisés dans le domaine du droit.
La collection d’arguments réunie par Bentham constitue une topique politique du discours conservateur, tel que l’entendent ses adversaires.

On utilise aussi le mot topique pour désigner des ensembles récurrents d’arguments. Dans ce sens, le script d’une question argumentative, rassemblant les argumentations et contre-argumentations attachées à une question, constitue la topique attachée à cette question.

2. « Réviser la tradition »

Les collections de schèmes argumentatifs, semblent engagées dans un perpétuel mouvement de renouvellement et de redéfinition, motivées par une série de d’interrogations récurrentes.

— Sur leur nombre, Voir infra.

— Sur leur nature : Les schèmes argumentatifs correspondent-ils à des formes de raisonnements ? Si oui, comme certaines listes de schèmes sont assez longues, chaque schème illustre-t-il une forme de raisonnement bien spécifique ? Quelle relation ces éventuels raisonnements ont-ils avec les raisonnements déductifs et inductifs ?

— Sur leur caractère systématique : Qu’est-ce qui, à travers la diversité des schèmes, fait système dans une typologie qui les regroupe (Blair 2012, Chap. 12 and 13) ?

— Sur leur nature et leur origine :
D’où viennent les types d’argument ?
S’agit-il de structures linguistiques saillantes et stables qu’on peut empiriquement repérer sur des discours argumentatifs de divers types ?
Ces structures sont-elles des universaux de raisonnement liés aux universaux linguistiques ?
Correspondent-ils à des êtres logiques, des catégories a priori de l’esprit humain ?
Ou à des structures anthropologiques générales de l’expérience humaine ?
Quel est leur lien aux cultures où ils fonctionnent ?

— Sur leurs variations culturelles et historiques : Comment ces schèmes sont-ils affectés par l’histoire, s’ils le sont ? La question se pose particulièrement quand on compare les 9 “formes de raisonnement” de Toulmin, Rieke & Janik (Typologies contemporaines) avec les listes de topoï cicéronienne et post-cicéroniennes (Typologies anciennes).

Alors que la tradition intellectuelle générale change, changent également les nœuds associant activement les idées [the active associative nodes for ideas] ainsi que leur classification. Réviser la tradition a été un phénomène courant dans l’Antiquité ; Aristote propose une liste des topoï différente de celle des sophistes, Cicéron une liste différente de celle d’Aristote, Quintilien propose autre chose que Cicéron, Thémistius ne s’accorde pas avec ses prédécesseurs, non plus que Boèce qui, par-dessus le marché, n’est pas non plus d’accord avec Thémistius.
Cette révision continue de nos jours, avec les “Grandes idées” [Great Ideas] du Professeur Mortimer Adler (augmentées au-delà de la centaine d’origine), et avec des articles comme l’étude très utile du Père Gardeil sur les lieux communs dans le Dictionnaire de théologie catholique ; après avoir reproduit la description ainsi que l’organisation des lieux de Melchior Cano (dont il note qu’ils sont parfois repris d’Agricola mot pour mot), Gardeil propose, dans la grande tradition topique, une classification encore meilleure, la sienne.

Walter J. Ong, Ramus. Method and the decay of dialogue, 1958, p. 122[1]

On retient de ce passage d’abord la définition générale des topoï comme des « active associative nodes for ideas », théorisés depuis la naissance de la rhétorique dans le cadre d’une théorie de l’argumentation dans le discours. Mais son intérêt tout particulier vient de ce qu’il décrit clairement le piège taxinomique : pour en finir avec la prolifération des typologies des arguments, on se propose de construire la typologie qui mettra tout le monde d’accord. Mais au bout du compte, on constate qu’on n’a fait qu’ajouter une typologie supplémentaire à une liste déjà trop longue, c’est-à-dire qu’on a aggravé le mal auquel on prétendait porter remède. Cette observation peut être lue comme un contrepoint historique ironique, aux travaux qui, en cette même année, 1958, allaient relancer la réflexion sur l’argumentation et les topiques.

3. Place de la typologie des arguments dans les théories de l’argumentation

La question des types d’arguments joue un rôle majeur dans certaines théories de l’argumentation, d’autres redéfinissent la notion, d’autres encore ne lui accordent qu’un rôle secondaire.

(i) L’exemple illustrant le schéma de Toulmin correspond à une forme très productive, le processus de catégorisation-nomination.
Dans la terminologie de Toulmin, un type de loi de passage (warrant) correspond à un type d’argument, comme l’ont montré Ehninger et Brockriede ([1960]).
Toulmin, Rieke et Janik (1984) ont proposé une typologie des arguments, V. Typologies contemporaines.

(ii) La notion de type d’argument est centrale pour la Nouvelle Rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca comme pour la Pragma-Dialectique et la Logique Informelle.

(iii) La théorie de l’Argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot ne rencontre pas la question des types d’arguments. La notion de topos sémantique est définie comme un lien  entre prédicats, et correspond assez bien, sur le plan cognitif à la définition des “lieux” comme des « active, associative nodes for ideas » (Ong, cf. supra) . Les grandes différences entre topoï sémantiques et topoï argumentatifs classiques sont que :
— Le nombre des topoï sémantiques est très grand, alors que le nombre des topoï argumentatifs plafonne à moins d’une centaine.
— Les topoï sémantiques ne sont pas des types de raisonnement mais des couples de prédicats.

(iv) La logique naturelle de Grize est fondée sur l’analyse des schématisations. Les opérations de configuration et d’étayage renvoient à la notion classique de soutien d’une conclusion par un argument ; les types d’arguments correspondent en principe aux “types d’étayage”. Cette ligne n’est pas développée dans le sens d’une théorie des types d’arguments, mais elle pourrait l’être. Concrètement, la recherche de Grize se concentre sur trois types d’étayage, l’inférence logique, la causalité et l’explication.

4. Nombre de schèmes d’argumentation

Les collections classiques de types d’arguments en énumèrent d’une dizaine à une petite centaine de schèmes.
La Rhétorique d’Aristote propose un ensemble de vingt-huit topoï, plus quelques “lieux des enthymèmes apparents”. Les Topiques de Cicéron en énumèrent une douzaine, vingt-cinq pour l’Institution oratoire de Quintilien. Boèce transmet au Moyen Âge quinze formes, V. Typologies anciennes. La Logique de Dupleix (1607) celle de Bossuet (1677), qui peuvent sans doute être considérées comme des représentants, à l’époque moderne de cette tradition, énumèrent respectivement quatorze et vingt formes.

D’autres typologies modernes sont très divergentes : Locke propose une typologie à quatre éléments, augmentée d’un par Leibniz (Locke [1690] ; Leibniz [1765]), mais dans un monde scientifique totalement différent du monde classique.
Bentham relève trente et une formules argumentatives pour le seul champ de l’argumentation politique, V. Typologies modernes.

À l’époque contemporaine, Conley compte dans le TA « plus de quatre-vingt types d’argument » (Conley 1984, p. 180-181), V. Typologies contemporaines.

5. Formes des typologies

On pourrait opposer les typologies à la Aristote et les typologies à la Perelman & Olbrechts-Tyteca. Alors qu’Aristote énumère une série de topoï dans une succession qui paraît arbitraire, V. Typologie (I). Perelman & Olbrechts-Tyteca ont construit une typologie des différentes “techniques d’association” clairement organisée en quatre niveaux.

— Catégoriser un segment de discours comme un “argument pragmatique”, c’est identifier dans ce segment les traits caractéristiques qui définissent l’argument pragmatique (niveau 1).
— La catégorie 1 “argument pragmatique” peut elle-même entrer dans la catégorie 2, “argument exploitant une relation causale”. Elle constitue une espèce de cette seconde catégorie.
— Dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 2 est rangée dans la catégorie 3 des « argumentation[s] basée[s] sur la structure du réel ».

— Toujours dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 3 est rangée dans la catégorie 4, regroupant les techniques d’association” avec les techniques de dissociation.

— Cet ultime niveau est coiffé du sommet “techniques d’argumentation”, qui correspond en quelque sorte à un des principaux “règnes discursifs” regroupant, à côté de l’argumentation, d’autres êtres discursifs dont Perelman ne parle pas : Techniques de narration, techniques de description ?

5. Fondements des typologies

Les typologies des formes d’arguments peuvent être envisagées de différents points de vue.

1) Du point de vue de leur contribution à l’accroissement des connaissances, on opposera les arguments non probants et les arguments probants, depuis l’époque moderne généralement assimilés aux moyens de preuves scientifiques. Dans les termes de Locke, seuls les seconds sont « accompagné[s] d’une véritable instruction, et [nous avancent] dans le chemin de la connaissance » (Locke [1690], p. 573), V. Typologies modernes. Dans ce cadre, les argumentations les plus intéressantes sont les argumentations analytiques liées à la définition conceptuelle, les argumentations inductives, les argumentations mettant en jeu des relations causales, etc. Dans ce cadre, l’argumentation par analogie peut avoir une valeur heuristique ou pédagogique, alors que les argumentations rusant avec le langage naturel et manipulant la relation interpersonnelle sont sans pertinence.

2) Du point de vue de leur fonctionnement linguistique. On peut opposer les arguments reposant sur une relation de contiguïté, de type métonymie, et les arguments reposant sur une relation de ressemblance, de type analogie catégorielle ou structurelle, ou sur l’exploitation d’une métaphore.
Cette opposition correspond en gros à celle que Perelman et Olbrechts-Tyteca établissent entre les arguments qui reposent sur la structure du réel (type causal) et ceux qui fondent la structure du réel (type analogique),V. Typologies contemporaines.

 3) Du point de vue de leur productivité. La productivité d’un topos est plus ou moins grande selon le nombre d’argumentations concrètes (enthymèmes) qui en dérivent.
On peut opposer les topoï très productifs comme l’argumentation exploitant le binôme catégorisation –  définition ou le topos des contraires, à des topoï relativement peu productifs, comme l’argumentation par le gaspillage.

4) Du point de vue de leur force relative (de leur pouvoir de légitimation). Un bel exemple d’organisation des formes topiques selon leur force est donné par la hiérarchie des arguments juridico-théologiques dans le domaine arabo-musulman, telle que l’établit Khallâf ([1942]). Il distingue dix sources, ordonnées selon leur degré de légitimité.
Les formes les plus légitimes sont celles qui s’appuient sur le Coran ou la Tradition des Hadiths.
Celles qui ont le degré de légitimité le plus bas sont, dans l’ordre, les lois des peuples monothéistes suivies des avis des compagnons du prophète ; les arguments mettant en avant les pratiques de l’Islam originel sont considérés comme les plus faibles. Telle était la situation en 1942 ; elle a connu de grands changements avec la montée du Salafisme.

6. Quelques typologies

Quatre typologies anciennes

Quatre typologies modernes

Trois typologies contemporaines


[1] Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 122.