VRAI – VÉRIDIQUE
Le mot vrai peut être utilisé comme prédicat métalinguistique (c’est vrai !) ou comme catégorisant au plus proche du prototype catégoriel (un vrai camembert).
Le vrai argumentatif a la forme du véridique ; la théorie argumentative est une théorie effective de ce vrai ordinaire.
On peut distinguer deux types d’usages de l’adjectif vrai :
— Vrai prédicatif, métalinguistique, “— est vrai”.
“C’est vrai, c’est la vérité sont des énoncés métalinguistiques, portant sur un [DIRE] (idée, jugement, récit, description, argument, information…) à propos d’un fait.
“Être vrai, être la vérité” ne peuvent pas être dits d’un humain.
— Vrai catégorisant.
Vrai peut d’autre part qualifier un substantif désignant un [OBJET] ; vrai est antéposé. Un vrai patriote, un vrai camembert sont des membres prototypiques des catégories patriote et camembert. Untel est un vrai salopard présuppose [1] que “ Untel est un salopard” est vrai et pose qu’il est prototypique de cette catégorie.
Ces deux valeurs de vrai peuvent contraster lorsque le substantif est susceptible des deux interprétations, [DIRE] ou [OBJET] : Une idée vraie est forcément vraie ; une vraie idée est une idée intéressante mais qui peut se révéler fausse ou mauvaise. On peut dire:
ça, c’est une vraie information, enfin, si c’est vrai.
Cette opposition entre vrai métalinguistique et vrai catégorisant est fondamentale en langue naturelle. La logique considère seulement le vrai métalinguistique.
Sur “être la vérité” dans le discours religieux
Sur vrai métalinguistique et vrai catégorisant
1. Logique
En logique, le vrai [1] et le faux sont des propriétés des propositions obéissant au principe de non-contradiction et au principe du tiers exclu, V. Proposition.
Le calcul logique porte sur des propositions vraies par hypothèse ou dont la vérité a été prouvée lors d’un calcul antérieur.
Selon la célèbre définition de Tarski « [l’énoncé] “la neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche » (Tarski [1935]). L’exemple reprend un énoncé qu’Aristote présente comme indiscutable (non problématisable) (Top., 105a ; Tricot, p. 28). Sur cet exemple apparemment trivial, Tarski construit un concept de vérité dont la définition et l’usage sont hors d’atteinte en langage ordinaire :
En ce qui concerne le langage courant [colloquial] non seulement la définition de la vérité semble impossible, mais même l’utilisation cohérente de ce concept conformément aux lois de la logique. [1935], p. 153).
Selon cette position, la vérité est un ineffable de la parole ordinaire. Il y a bien un mot vrai, mais l’usage que nous en faisons est non seulement incohérent, mais inamendable.
2. Vrai, Véridique
2.1 L’ordinaire du vrai argumentatif
Selon la conception réaliste, la vérité se définit, du point de vue cognitif, comme l’adéquation entre la représentation d’un état de choses et cet état de choses lui-même. Le prédicat “être vrai” peut se dire d’une représentation juste de la réalité ; la vérité est « l’adéquation entre la chose et l’intelligence » (Thomas d’Aquin, Somme, Part. 1, Quest. 16, Art. 1).
Ce réalisme correspond à la vision ordinaire de la vérité.
Pour accéder au monde, les représentations et les propositions logiques doivent s’incarner dans un langage, a minima celui des symboles et de la syntaxe logique. Le vrai et le faux se disent d’une affirmation portant sur une certaine réalité et faite dans un certain langage.
La vérité ordinaire se construit et se transmet dans des discours en langue ordinaire confrontés à la réalité ordinaire. Elle est tributaire, d’une part, du type de réalité qu’elle exprime : réalité matérielle ou ressentie ; envisagée, calculée, planifiée, redoutée… D’autre part, elle est tributaire des contraintes linguistiques produisant l’affirmation, notamment de la contrainte globale d’intersubjectivité — subjectif est pris ici au sens de Benveniste, où il ne signifie jamais arbitraire. Le langage ordinaire n’est pas transparent pour la vérité.
Les jugements ordinaires de vérité oscillent entre le pôle de la vérité inférée au terme d’une argumentation et le pôle de l’évidence, perceptive ou intellectuelle.
L’argumentation est un processus de transformation d’un argument en une conclusion, au moyen des schèmes argumentatifs. La conclusion erronée est considérée comme le produit d’une argumentation viciée, soit parce qu’elle utilise une forme fallacieuse de raisonnement (fallacy2) soit parce qu’elle part d’un argument matériellement fallacieux1 (fallacy1) qui doit être rectifié en tant que telle.
Le processus argumentatif est long et compliqué et ses résultats sont parfois incertains. C’est pourquoi, pour le sens commun, la vérité fuit le langage et tente de s’accrocher à l’évidence. Les faits seraient les meilleurs arguments, la preuve du pudding, c’est qu’on le mange, V. Mépris.
Le rêve du vrai serait de pouvoir “apporter” le fait probant. La charrue montrée au tribunal atteste que c’est par son travail que l’accusé a obtenu de bonnes récoltes. Encore faut-il que l’on en croie ses yeux, que l’évidence ne soit pas trompeuse, et qu’elle soit soutenue par un discours, un silence ou un geste éloquents.
Vérité de l’argument et récession ad vertiginem
Il n’y a pas d’argumentation intéressante sans information adéquate, c’est-à-dire sans arguments plutôt vrais, V. Fallacieux (1)
Le développement argumentatif peut aussi bien reposer sur une croyance plutôt fausse ou mensongère. Le cas est fréquent dans les débats idéologico-politiques où la situation de désaccord radical est banale, ce qui se manifeste par la réciprocité des accusations : “You are fake news !”.
La vérité de l’argument peut toujours être contestée, et la vérification des faits un à un est impossible ; pour paraphraser Lefort et Castoriadis [1], on ne peut assécher avec la petite cuillère de la critique les océans de la bêtise, de la crapulerie et de l’erreur. D’autre part, les croyances et doctrines n’affrontent pas le réel une à une, mais en corps constitué (Quine & Ullian, 1982). Ce réseau est constitué et défendu par des narrations exemplaires, irréfutables car invérifiables, V. Exemple ; Exemplum.
Vérité de la conclusion
De même que la nature langagière de l’argumentation fait qu’elle ne distingue pas faits et valeurs, elle ne distingue pas l’épistémique et le pratique. Dans la première, il s’agit de croyance et de vérité (V. Démonstration), dans le second d’optimiser une action.
Dans les deux cas, l’argumentation est testée au moyen de l’arsenal très efficace des “discours contre”, V. Réfutation.
Du point de vue de l’argumentation dialoguée, et dans le meilleur des cas, le vrai est une propriété attribuée par défaut à un énoncé qui a survécu à l’examen critique, mené, dans des circonstances adéquates, par les groupes intéressés et compétents. Mais la résistance à la réfutation n’est pas forcément une garantie de vérité, et la vérité argumentative est une vérité par défaut. Le vrai ainsi construit doit être révisé si l’on obtient d’autres informations, ou si l’on met au point une meilleure méthode d’observation ou d’exploitation des données existantes, V. Raisonnement révisable. En d’autres termes, la prétention à la vérité d’un énoncé n’est pas détachable des argumentations qui la construisent ou qui la reconstruisent. La vérité est un produit de l’authentique septième fonction du langage, la fonction critique, lorsqu’elle peut s’exercer dans des conditions adéquates.
La vérité n’est une condition ni nécessaire ni suffisante du consensus. Elle n’entraîne pas le consensus ; et le consensus peut se réaliser sur une erreur.
La vérité d’une assertion ne la garantit pas contre la contestation. Non seulement l’argumentation ne garantit pas automatiquement le triomphe de la vérité, mais elle peut l’affaiblir, V. Paradoxes.
2.2 Réalisme intersubjectif : Le véridique comme vrai argumentatif
Le vrai réaliste et intersubjectif de l’argumentation est caractérisé par les traits suivants.
Scalarité
En logique, une proposition ne peut pas être plus ou moins vraie ou fausse, ce qui exclut qu’une proposition et sa négation puissent être toutes deux quelque peu vraies et/ ou quelque peu fausses. Vrai et faux sont définis en logique comme des termes contraires (dont ils sont le prototype), alors que dans la langue ordinaire, ils fonctionnent comme des termes scalaires, V. Probable.
Pour une affirmation ordinaire renvoyant au monde partagé par les humains, le 100 % vrai et 100 % faux représentent les deux pôles de l’échelle du vrai/faux. Une affirmation peut être presque vraie, ou plus ou moins vraie ou fausse ; elle peut contenir un noyau de vérité. Une affirmation fausse peut être néanmoins quelque peu vraie, une affirmation vraie peut être néanmoins quelque peu fausse. Être faux est un compliment tout relatif, mais un compliment : le faux peut être rectifié, le même pas faux est sans espoir. De même, le mensonge est modalisable ; il contient une demi-vérité, une part de vérité.
Par de telles gradations, les affirmations essaient de s’ajuster à une réalité elle-même en perpétuelle transformation, alors que le réalisme postule la stabilité de la réalité considérée.
Effet de position
Le vrai logique échappe à la subjectivité ; alors que le vrai d’une affirmation peut être rapporté à une position : vrai d’un certain point de vue. Cela revient à restreindre la portée d’une affirmation, pour la maintenir dans la vérité, opération très légitime, mais dont il ne faut pas abuser, car elle peut rendre l’affirmation absolument irréfutable à bon marché (Doury 2003) : C’est vrai de mon point de vue. Si elles ouvrent une situation argumentative, ces positions sont très légitimes. Si elles permettent de soustraire les affirmations à la discussion, elles stérilisent la discussion.
Pertinence
La condition de vérité n’est pas une condition suffisante pour la parole ordinaire, pour qui toute vérité n’est pas bonne à dire,
1) Pour des raisons politiques ou morales, V. Conditions de discussion,
2) Pour des raisons de pertinence : tout le monde peut être d’accord que tel discours est parfaitement vrai mais absolument sans intérêt pour la discussion et l’action courantes (Sperber & Wilson, 1995).
Considérer que seul le 100% vrai est vrai reviendrait à exiger le maximum de précision sur tout ce qui est dit. C’est une façon de bloquer toute interaction
Véridicité du locuteur
Le dictionnaire donne à véridique deux sens principaux :
— [En parlant d’une personne] Qui dit la vérité ; qui exprime ce qu’il ressent ouvertement, sans dissimulation.
— [En parlant d’une chose] Conforme à la vérité ; confirmé par les faits. (TLFi, Véridique)
Véridique se dit d’un dire (témoignage, récit, propos, appréciation…) et d’une représentation (portrait). Le dictionnaire distingue ainsi ce qu’il en est de la personne, le dire vrai et ce qu’il en est du dire, le vrai. On peut se demander s’il s’agit de polysémie, ou si le mot véridique prend comme unité le vrai et le dire-vrai, La vérité apparaît attachée tant à une personne qu’à un énoncé ; c’est ce que reprend la rhétorique qui considère que l’assentiment va autant à une personne, dans un certain état émotionnel, qu’à un énoncé. La vérité ne peut être reçue que dans une relation de confiance, V. Éthos.
La croyance absolue accordée aux dires auto-certifiés d’un Maître relève de la même attitude, V. Autorité. Il y a du vrai qu’on ne veut entendre que dans telle bouche, comme si le vrai avait déserté certains locuteurs pour en investir d’autres : “C’est vrai, mais pas dans ta bouche”.
Cette fusion du dire et du dit évoque la croyance qui, en Grèce archaïque,
[accordait] à trois types de personnages […], l’aède, le devin et le roi de justice, le commun privilège de dispenser la “Vérité” — du moins traduisons-nous ainsi le mot grec aléthéia (Vernant, 1969, p. 194 – à propos de l’ouvrage de Detienne, 1967).
Les gens vrais
Il n’y a pas de marque linguistique de l’énoncé vrai, seule l’identité et la tautologie se manifestent comme telles. Il n’y a pas davantage de marque de l’énonciation du vrai, c’est-à-dire d’indice apparent de véridicité du locuteur, sauf Pinocchio dont le nez s’allonge quand il ment.
Dans le monde contemporain, mis à part les sages et les gourous qui disent toujours le vrai à ceux qui les croient V. Autorité, le privilège de dire le vrai est accordé à certaines personnes dans certaines conditions.
D’abord, les gens pauvres et malheureux vivent dans le vrai, donc disent forcément vrai et pensent juste, selon la parabole rapportées par Luc 6, 20-26 « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. », V. Pauvreté.
De même, les enfants dont la parole est par essence véridique, et qui disent que le roi est nu quand il est nu.
Le privilège de véridicité est également accordé à tous ceux qui se trouvent dans une certaine condition, par exemple s’ils sont ivres, en vertu de l’adage in vino veritas, ou mourants, ou en proie à une grande émotion, comme dans la colère où on dit à l’autre “ses quatre vérités”.
Erreur, ruse et mensonge
Erreur ruse et mensonge sont des effets de subjectivité qui délimitent la véridicité. La parole décolle de la réalité quand on ment, mais aussi quand on se trompe, on ignore, on oublie, on est distrait, on confond le rêve et la réalité (personnes âgées), on raconte une histoire… ou on veut simplement rester poli.
L’erreur de calcul, la confusion mémorielle, l’oubli, la confusion relèvent de la subjectivité épistémique, autrement dit de la faiblesse de l’esprit et du corps individuels. Le mensonge relève de la subjectivité des affects et des intérêts. La différence entre l’erreur et le mensonge est une affaire de condition d’interaction et d’intentionnalité, V. Sophisme.
La communication est soumise à la maxime de qualité, qui suppose la sincérité, V. Coopération. Les conventions de vérité sont variables selon les situations d’interlocution. On dit à l’un des choses que l’on ne dit pas à l’autre, sans qu’il y ait erreur ni mensonge. La vérité n’est ni due ni dite à tout le monde, et pas dans la même extension.
On ment seulement dans des situations régies par la transparence des intentions, où le récepteur attribue au locuteur l’intention qu’il affiche dans ce qu’il dit : le mensonge est alors l’instrument de la manipulation.
2.3 L’argumentation comme une théorie effective de la vérité ordinaire
Le concept de théorie effective est apparu en physique théorique, et peut être généralisé à tous les domaines. L’idée est que les théories ne se détruisent pas mutuellement, que leur évolution est cohérente et non contradictoire, et que leur complexité croissante correspond à des différences d’échelle des phénomènes analysés. Sur fond de progrès technologiques, les théories progressent sans se renier, en s’articulant les unes aux autres comme des poupées russes. L’idée d’effectivité correspond à celle de niveau de pertinence d’une théorie :
Newton’s laws work extremely well. They are sufficient to devise the path by which we can send a satellite to the far reaches of the Solar System and to construct a bridge that won’t collapse. Yet we know quantum mechanics and relativity are the deeper underlying theories. Newton’s laws are approximations that work at relatively low speeds and for large macroscopic objects. (Lisa Randall Effective Theory [1] )
La vérité scientifique est un continuum produit par les différentes sciences. Ses étapes correspondent à des moments de stabilité qui définissent des domaines où des théories considérées comme absolument vraies, sont maintenant considérées comme localement vraies, mais toujours vraies.
La vérité ordinaire est une vérité effective, c’est-à-dire concrète et efficace du point de vue des humains. La première des théories effectives correspond à la conception ordinaire de la réalité, qui est par définition une théorie subjective. C’est cette théorie implicite (ou animale) qui fait que nous marchons comme si nous étions pleinement conscients que le sol ne s’effondrera pas sous nos pas. Un tel événement peut arriver, ce qui nous rappelle que notre conscience instinctive de ce qu’est le sol est bien une théorie, et qu’elle doit être révisée sous la pression de l’expérience. Cette théorie machinale est une théorie effective de la réalité des matériaux qui forment le sol.
Les physiciens d’après Newton nous disent que le sol est fait d’atomes, et que, selon Rutherford (1871-1937) leur noyau est composé de protons et de neutrons autour duquel gravitent des électrons. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les physiciens ont montré que ces constituants n’avaient rien d’ultime, et qu’ils étaient eux-mêmes faits de quarks dont l’assemblage obéit aux lois de la mécanique quantique. Selon ces résultats, la matière est surtout faite de vide. Mais cela n’a pas modifié notre théorie machinale de la marche, du sol et du point d’appui, qui reste parfaitement opératoire au niveau du monde habité par les animaux ordinaires.
[1] Le présupposé est maintenu dans la négation, Untel n’est pas un vrai salopard, et dans l’interrogation (Untel est un salopard, mais) est-ce un vrai salopard ?
[1] https://www.edge.org/response-detail/27044 (30-11-2020)