ABDUCTION
Aristote nomme abduction une forme de syllogisme dialectique qui n’élimine pas, mais réduit l’incertitude à propos d’un fait donné. Pour Peirce, l’abduction est le processus créatif par lequel est produite une hypothèse explicative plausible capable de rendre compte d’un fait inattendu. L’abduction est la méthode experte mise en œuvre notamment par le médecin et l’enquêteur.
1. L’abduction comme réduction relative de l’incertitude
Aristote définit l’abduction [1] comme un syllogisme dialectique dont la majeure est vraie, la mineure simplement probable, et, en conséquence, la conclusion probable (Aristote, P. A., ii, 25-30, p. 317). La conclusion seule, sans la mineure, est plus improbable que la mineure, donc la mineure renforce relativement l’acceptabilité de la conclusion. Cette situation rappelle la définition cicéronienne de l’argumentation comme réduction de l’incertitude, V. Argumentation 1.
Ce genre de syllogisme permet de construire une réponse à la question “La justice peut-elle être enseignée ?”, “Peut-on apprendre à être juste ?” en combinant :
— Une prémisse certaine : il est clair que la science peut être enseignée,
— avec une prémisse douteuse : la vertu est une science, qu’on pourrait exprimer sous la forme d’une analogie, la vertu ressemble à la science ;
— pour conclure que : la vertu peut s’enseigner.
Bien qu’incertaine, la seconde prémisse est tout de même moins douteuse que la conclusion “la vertu peut s’enseigner” : elle peut donc servir d’argument pour cette conclusion. On retrouve ce montage dans des discours comme :
Il faut enseigner la citoyenneté, ce n’est au fond qu’un ensemble de savoirs et de pratiques sociales ; or les savoirs, ça s’enseigne et toutes les compétences pratiques peuvent s’améliorer par l’enseignement.
Cette forme est exemplaire du fonctionnement de l’argumentation. Dans des contextes démonstratifs, le raisonnement se développe à partir du vrai, dans la stricte limite de ce qu’autorisent les prémisses prises à la lettre. L’argumentation conclut, en toute connaissance de cause, à partir d’informations incomplètes, faute de mieux ; elle permet néanmoins d’améliorer le statut épistémique d’une croyance. C’est une logique non pas d’élimination mais de réduction du doute et de l’incertitude, V. Raisonnement par défaut, qui utilise au mieux les informations disponibles
2. L’abduction comme dérivation d’hypothèse à partir de faits
Le concept moderne d’abduction a été introduit par le philosophe Charles Sanders Peirce (1839-1914). Pour Peirce, il existe deux sortes d’inférences, l’inférence déductive et l’inférence abductive ou abduction. Dans l’abduction, on part de la constatation d’un fait “inattendu”, c’est-à-dire n’entrant pas dans le système explicatif disponible. Il ne s’agit pas de déterminer les causes de ce fait, mais de proposer une hypothèse expliquant ce fait. Cette hypothèse n’est pas le produit de l’application d’un algorithme de découverte, mais le fruit d’un processus créatif : « en fin de compte, l’abduction n’est rien d’autre que de la devinette [guessing] » (Peirce [1958], § 219).
La problématique dans laquelle s’inscrit l’abduction est non pas celle de la logique mais celle d’une méthode scientifique créative (ibid., chap. 6). Le travail scientifique consiste à proposer, sur la base de faits, des hypothèses vraisemblables « suggérées » par ces faits, dans le cadre d’un paradigme scientifique donné. L’abduction est le premier moment de cette démarche.
La pratique de l’abduction n’est pas guidée par des règles logiques mais par des principes, comme le principe selon lequel tout fait admet une explication : une hypothèse “abduite” est intéressante « s’il apparaît qu’elle rend le monde raisonnable [reasonable] » (ibid., §202) ; ou encore le principe d’exclusion des hypothèses dites métaphysiques, c’est-à-dire qui n’auraient aucune conséquence expérimentale.
À la différence de l’abduction qui part des faits à la recherche d’une théorie capable d’en rendre compte au mieux, la déduction peircienne part d’une théorie à la recherche de faits : on recherche les conséquences expérimentales de l’hypothèse explicative.
L’opposition abduction / induction rappelle celle qui existe entre raisonnements a priori / a posteriori (propter quid — quia).
Mieux que comme une forme bâtarde de déduction ou d’induction, l’argumentation gagnerait à être vue comme une forme d’abduction ; du fait que la lumière est allumée, “j’abduis”, je fais l’hypothèse, qu’il y a quelqu’un dans la pièce ; mais cette hypothèse reste à vérifier.
L’étude de l’argumentation comme processus abductif s’est révélée particulièrement fructueuse dans les domaines de la médecine, de la science et du droit (Walton 2004 ; Gabbay & Woods, 2005) [2].
[1] Lat. abductio “action d’emmener”, par un mouvement dirigé vers l’extérieur (v. infra, sens 2).[2] Walton, Douglas N., 2004. Abductive reasoning. Tuscaloosa, AL, University Alabama Press (2004)
Gabbay, Dov, & Woods, John, (2005). The Reach of Abduction. Insight and Trials. Elsevier Science.