ARGUMENT, ARGUMENTER, ARGUMENTATION :
Les mots
Les mots de la famille lexico-sémantique de argument sont fortement polysémiques. Outre le sens de “donner de bonnes raisons”, le verbe anglais to argue signifie « se quereller”, sens qui n’est pas associé à argumentation et ne se retrouve pas dans les langues romanes. En français, arguer permet de mettre à distance l’argumentation rapportée.
La proximité graphique des mots correspondant à argumentation, argument, argumenter dans les langues romanes comme en anglais ou en allemand, fait d’eux d’excellents candidats à l’internationalisation.
Mais les sens de ces mots comportent des différences essentielles, comme on peut le voir en comparant argumenter et argument avec les mots anglais apparemment homologues to argue, an argument, et plus généralement en considérant les mots formés sur la racine [arg-, argument-] dans différentes langues romaines.
1. Anglais : to argue, an argument, argumentation, argumentative
1.1 To argue
D’après O’Keefe (1977), et le dictionnaire Webster, le verbe anglais to argue a deux significations, que l’on peut noter to argue1 et to argue2 ; le français argumenter traduit bien to argue1, mais ne correspond pas à to argue2.
— To argue1 signifie « donner des raisons » (Webster). To argue1 est une activité monologale. Ce verbe se construit avec une complétive en that, “que”, “to argue that P”. P est la thèse, la position défendue par le locuteur.
— To argue2 signifie « avoir un désaccord avec qn, une querelle, une dispute » (Webster). À la limite, argument2, to argue2 s’opposent à argument1, argumentation2 :
We need to stop arguing and engage in constructive dialogue (tfd, Argue)
“nous devons cesser de nous quereller et ouvrir un dialogue constructif”.
To argue2 se construit avec une double complémentation indirecte : “to argue with B about P”, to argue “avec qn, à propos de qch”. To argue2 est une activité interactionnelle, et P désigne l’objet de la dispute.
L’interaction to argue2 n’exclut pas le pugilat. Dans le passage suivant, le détective Ned Beaumont soumet à une critique serrée le témoignage de son informateur, Sloss.
“Qu’est-ce que tu as vu au juste ?”
“On a vu Paul et le gosse, là sous l’arbre, en train de se disputer [arguing]”
“Tu as vu ça en passant en voiture ?”
Sloss hocha énergiquement la tête.
“L’endroit était sombre, lui rappela Ned Beaumont, je ne vois pas comment tu as pu voir leurs têtes en passant en voiture comme ça, à moins que tu aies ralenti, ou que tu te sois arrêté.”
“Non, non, pas du tout, mais je reconnaîtrais Paul n’importe où.”
“Peut-être ; mais comment sais-tu que c’était le gamin qui était avec lui ?”
“C’était lui. Sûr. On le voyait assez pour s’en rendre compte.”
“Et tu pouvais voir qu’ils étaient en train de se disputer [arguing] ? Qu’est que tu veux dire par là ? Ils se battaient [fighting] ?
“Non, mais ils se tenaient là comme s’ils étaient en train de se disputer [they were having an argument]. Tu sais bien, des fois on peut voir que les gens se disputent [are arguing] rien qu’à leur façon de se tenir.
Ned Beaumont eut un sourire sans joie. “Oui, si l’un est en train d’écraser la tête de l’autre [standing on the other’s face].’ Son sourire disparut.
Dashiell Hammett, The Glass Key [1931] [1]
1.2 [Arg-, argument-] en anglais et dans les langues romaines
1.2.1 Argument en anglais
Le substantif anglais an argument partage les deux sens de to argue : un argument1 est une “bonne raison”, et un argument2 est une “dispute”, éventuellement une dispute où sont avancées de bonnes raisons.
Le mot anglais argument ne peut être traduit ni par argument ni par argumentation dans des énoncés comme les suivants :
Alice, who was always ready for a little argument = “une bonne discussion”
Alice didn’t want to begin another argument = “recommencer à se disputer”
If you lose an argument… = “si vous n’avez pas le dessus dans une discussion”
Les deux sens d’argument orientent vers des approches analytiques différentes. L’ouvrage de Grimshaw Conflict talk – Sociolinguistic investigations on arguments in conversation (1990) a pour objet les disputes conversationnelles, et non pas l’argumentation ; sauf erreur, le mot argumentation ne figure pas dans le livre.
En anglais, argumentation est dérivé de to argue1, via argument1, et renvoie uniquement à un discours où une position est soutenue par de bonnes raisons. Il n’y a pas de mot anglais argumentation avec un sens correspondant à argument2, argument3 “thème, sujet” ou argument4, “variable”.
1.2.2 Anglais et langues romanes
Argument (ang., fr.), argumento (esp.), argomento (it.), argumento (port.) peuvent aussi avoir les sens de :
— Argument3, “thème, sujet d’un texte, particulièrement d’une œuvre littéraire”,
— Argument4, “variable définissant une fonction mathématique”. Ce dernier sens, en principe, ne prête pas à confusion (sauf dans le cas des prédicats connecteurs).
En espagnol, le sens [argument3] de argumento est aussi répandu que le sens [argument1] L’énoncé suivant est ambigu :
En mi tesis, analicé como el profesor de química presenta su argumento.
“Dans ma thèse, j’ai analysé comment le professeur de chimie présente / introduit son [argumento]”
Le singulier pousse ici à comprendre argumento comme [argument3], “comment le professeur introduit sa matière”, ce qui n’est pas le même sujet de thèse que “comment le professeur argumente”.
En italien, le premier sens de argomento est [argument]3
1. Materia, tema, questione : l’argomento della conversazione, del libro ;
2. Prova o ragionamento addotto a sostegno di una tesi : argomento fondato, inconsistente ; confutare, ribattere un argomento [2]
Tableau – On n’a pas fait figurer le sens argument5, ni les autres sens liés à argumento1 en portugais. Les différentes acceptions sont présentées dans l’ordre du dictionnaire mentionné.
Anglais Webster | reason | angry dispute | abstract | |||
Espagnol rae | razonamiento | resumen | ||||
Français TLFi | raisonnement | analyse sommaire | ||||
Italien Garzanti | materia, tema, questione | prova o ragionamento | ||||
Portugais Priberam | raciocinio | exposição resumida. |
Conclusions
Les faits soulignent la spécificité de to argue2, argument2 en anglais par rapport aux langues romanes.
— En italien, “materia” est le premier sens de argomento ; “prova” vient en second. La situation est inverse dans les autres langues.
En espagnol, argumento au sens de “resumen” semble aussi courant que le sens de “bonne raison”.
— Le sens exprimé en anglais par to argue2, argument2 est indépendant du sens exprimé par la famille to argue1, argument1, argumentation.
— Le sens “argument2” ne se retrouve pas dans les langues romanes (ni en allemand).
Le champ des études d’argumentation se développe à partir du sens partagé d’argument1, “bonne raison” qui seul est lié à argumentation.
Le fait que les dérivés argumentation, etc soient liés seulement à argument1 va même dans le sens d’une franche homonymie de argument1 et argument2
1.2.3 « Argument is war »
Lakoff et Johnson proposent l’équivalence métaphorique, argument is war « l’argument(ation?) c’est la guerre » :
Commençons par le concept d’argument et la métaphore conceptuelle argument is war. Cette métaphore se retrouve dans beaucoup d’expression de notre langage quotidien :
Vos positions [claims] sont indéfendables. (1)
Il a attaqué tous les points faibles de mon [argument]. (2)
Ses critiques étaient bien ciblées. (3)
J’ai démoli son [argument] […] (4)
Nous pouvons réellement gagner ou perdre des [arguments] (5)
(1980, p. 4 ; capitales dans le texte ; ma numérotation)
Dans les exemples (2) et (4) argument se traduit par argument ou argumentation (to argue1, argument1), et correspondent en effet à des façons de parler métaphoriques, qui fonctionnent également pour l’activité critique en général (cf. position en 1. critique en 3.).
Lakoff et Johnson se réfèrent au « [concept argument] » ; selon l’analyse lexicale et la comparaison interlangues, il y a deux mots différents. Le sens “querelle violente” (angry quarrel) (MW, argument) de to argue2 et argument2 correspond bien à une sorte de mini-guerre, comme le montre l’exemple de Hammett. Toutefois, un argument2 ne fait pas nécessairement appel à la violence physique, qui définit la guerre non métaphorique. Tout cela suggère en tout cas que la métaphore guerrière n’est pas définitoire au moins de argument1, et que l’expression “argumentation collaborative” n’est pas un oxymore.
1.3 Argumentation
Le mot anglais argumentation est dérivé de to argue1, via argument1, et renvoie uniquement à un discours où une position est soutenue par de bonnes raisons. Il n’y a pas de mot argumentation avec un sens correspondant à argument2, argument3 ou argument4
1.4 Argumentatif (fr.) et argumentative (ang.)
En français, le mot argumentatif est toujours relatif à la construction d’une (bonne) raison soutenant une conclusion, et ne peut se dire que d’une production verbale. Argument, argumentatif, argumentativité sont toujours en relation avec argumentation.
En anglais, argumentative peut être employé en relation avec argument1, mais est plutôt du côté de argument2, et peut se dire d’une personne. “An argumentative personality” désigne une personne “querelleuse” qui « a tendance à préférer le désaccord et à se mettre en colère dans les discussions » (MW-LD, Argumentative). Le dictionnaire Collins traduit argumentative par “ergoteur, discutailleur”.
Il s’ensuit que si on traduit l’expression “l’orientation argumentative d’un énoncé” par “the argumentative orientation of an utterance”, on risque de suggérer que cet énoncé a non pas une orientation vers une certaine conclusion, mais une tendance polémique voire agressive, et des précisions peuvent être nécessaires.
2. Argüer, argutie (Fr)
Le français a deux verbes, argumenter et argüer, dont la comparaison éclaire l’orientation argumentative positive du substantif argument, opposé à argutie.
2.1 Arguer
Il y a en français deux verbes, arguer, L’un relève du vocabulaire spécialisé de l’orfèvrerie, et signifie “passer des lingots à l’argue”, l’argue étant un « appareil permettant d’obtenir des fils d’or et d’argent par tirage à froid ». L’autre verbe arguer (argüer dans l’ancienne orthographe) appartient à la famille de argumenter.
Arguer est le verbe de base de la série ; argument peut être vu comme son dérivé résultatif ou processuel en -ment :
(Il) charge, (un) chargement : (il) argue, (un) argument
Argumenter est refait sur argument :
(Un) argument, (il) argumente
Mais il y a une discontinuité sémantique entre arguer et argument : argument est sémantiquement lié à argumenter et non pas à arguer. À la différence du verbe argumenter, qui peut se construire sans complément, le verbe arguer entre dans les constructions transitives “X (Humain) argue que P” ou “argue de P”. Arguer cite un dire argumentatif sans prendre position sur ce dire. Il permet de rapporter les arguments de l’adversaire, sans leur reconnaître la moindre validité. Il prend ainsi facilement le sens de “proposer un argument fallacieux”. Un journal démocratique et républicain écrira : “l’extrême droite argue de —”.
S’il s’agit du report d’une dispute sur laquelle le locuteur n’a pas pris position, d’une “affaire à suivre”, il dira “M. X se défend en arguant que —”. Dans le cas où le sujet est le pronom de première personne, la mise à distance s’effectue grâce au conditionnel hypothétique dans “j’arguerais que —”.
Il s’ensuit que dire “Pierre argumente”, c’est déjà reconnaître une certaine validité à ses arguments. Arguer et argumenter sont anti-orientés : arguer est orienté négativement vers la mise à distance, l’invalidation, le rejet de l’argumentation ; argumenter vers la prise en considération et la validation,
Le concept d’argumentation et les études d’argumentation bénéficient du coup de pouce donné par l’orientation positive des mots argument, argumentation dans le langage ordinaire. Il en va de même pour le mot et le concept de dialogue, comme, probablement, pour celui de persuasion.
2.2 Argutie
Au verbe arguer correspond le substantif argutie. Alors que arguer met simplement à distance l’argument, une argutie est un argument non seulement invalide mais méprisable :
Ces gens-là ne sont que les agents d’une subversion dont la fin leur échappe mais dont ils exécutent les consignes et rabâchent les arguties.
Autrement dit, “moi, j’argumente, je produis des arguments ; vous, vous répétez des arguties”.
Le terme argutie est parfois remplacé par son équivalent exact, argument mis entre guillemets : …et dont ils rabâchent les “arguments” , comme on le lit dans la présentation d’un contre-argumentaire diffusé par des partisans de l’énergie éolienne :
Étudions quelques-uns des “arguments” avancés par les anti-éoliens. (Exemple complet, V. Convergence)
[2] https://www.garzantilinguistica.it/ricerca/?q=argomento