ASSENTIMENT
Dans la première définition qu’il donne de l’objet de la théorie de l’argumentation, le Traité de l’argumentation ne définit pas l’argumentation en relation avec la persuasion mais avec l’assentiment qu’elle peut ou non recevoir de ses auditeurs. |
1. Assentir / persuader, convaincre
Perelman & Olbrechts-Tyteca mènent la discussion des effets de l’argumentation sur la base de l’opposition de persuader à convaincre, où persuader est défini en relation avec un auditoire particulier, local, alors que convaincre est lié à l’auditoire universel.
Cependant, la définition fonctionnelle de l’argumentation proposée à l’ouverture du Traité, n’utilise pas les termes d’orateur, d’auditoire, mais parle d’adhésion, d’esprits et d’assentiment :
L’objet de [la théorie de l’argumentation] est l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 5).
D’une part, on présente des « thèses » à des « esprits ». La confrontation n’est pas une interaction de personne à personnes, mais une opération purement intellectuelle :
Une thèse est « 2. Particulièrement, proposition de philosophie, de théologie, de médecine, de droit, que l’on soutient publiquement » (Littré, Thèse).
On retrouve les disciplines de référence du Traité, avec en plus la médecine.
Esprit « se dit en particulier des facultés intellectuelles, de l’aptitude à comprendre, à saisir, à juger ». (Littré, Esprit)
Il n’est pas question dans cette définition de vouloir persuader ou convaincre, mais simplement de présenter des thèses à des esprits. Réciproquement, on n’attend pas que ces esprits soient persuadés ou convaincus, mais on sollicite simplement leur assentiment, mot qui rappelle le titre de l’ouvrage de Newman, Grammaire de l’assentiment (1975 ; A Grammar of Assent, [1870]).
Assentiment est le résultatif du verbe assentir ; on peut « assentir à un acte, à une proposition » (Littré, Assentir) [1]. Assentir est un acte de langage qui suppose réflexion, c’est accepter, valider, ratifier par son accord ou mettre en attente. Le langage courant traite l’assentiment comme la matérialisation de l’action d‘assentir : on peut donner, refuser ou suspendre son assentiment, comme on peut donner, refuser ou suspendre sa signature.
L’adhésion ainsi produite s’oppose à la production mécanique d’une réponse sous la pression causale d’un stimulus, comme à la contrainte du calcul et de l’expérience exercée par la preuve scientifique. La liberté d’assentir est liée à des valeurs qu’on peut choisir, alors qu’on ne peut pas choisir ses vérités scientifiques (mais si on peut toujours choisir de ne pas les voir).
Du point de vue rhétorique, l’intervention de l’assentiment problématise la réception de l’acte de persuasion en accordant une certaine activité à l’auditoire destinataire ; alors qu’on se laisse persuader, on donne son assentiment. Cela rétablit un peu l’équilibre entre orateur et auditoire : à l’intention de persuader du premier correspond la capacité du second d’accorder ou non son assentiment. Il y a un refus d’assentir, “d’opiner” qui est parfaitement rationnel ; la suspension de l’assentiment instaure l’état de doute qui est définitoire de la position du tiers, V. Rôles ; Doute.
La notion d’assentiment relève de la théorie stoïcienne de la connaissance, où elle est définie comme un acte volontaire de l’âme qui se produit toutes les fois qu’elle reçoit une impression vraie, ce qui suppose une harmonie entre la volonté et la vérité : “l’âme veut le vrai”, la vérité est index sui, sa propre marque ; la marque de l’impression vraie est l’assentiment qu’on lui accorde.
Le scepticisme rejette cette harmonie entre représentation vraie et assentiment ; le vrai n’est pas capable de s’auto-certifier, en d’autres termes, on peut donner son assentiment à des représentations fausses. Le vrai n’éveille pas nécessairement des échos en nous. La suspension, ou l’abstention, de l’assentiment, est au fondement de la méthode sceptique permettant d’obtenir la tranquillité (ataraxie).
Ainsi la voie sceptique est appelée […] “aporétique”, […] soit du fait qu’à propos de tout elle est dans l’aporie et la recherche, soit du fait qu’elle est incapable de dire s’il faut donner son assentiment ou le refuser. (Sextus Empiricus, Esq. pyrrh., i, 2, 7 ; p. 55)
L’assentiment peut être donné, refusé ou suspendu par un acte de la volonté :
[…] c’est la plus énergique des actions que de lutter contre les sensations, de résister aux conjectures, de retenir son jugement [assensus] sur la pente de l’affirmation. […]
Carnéade [a accompli] un véritable travail d’Hercule en purgeant notre esprit de cette affirmation [assenssus], qui précède la lumière et vient de la légèreté.
Cicéron, Premiers Académiques, II, 34 ; p. 469
Dans la situation argumentative, le moment sceptique correspond à la confrontation de deux discours anti-orientés et de force égale (isosthéniques), ce qui impose une suspension de l’assentiment.
Cette suspension de l’assentiment définit la position du Tiers, V. Rôle.
3. Degrés d’assentiment
L’assentiment accordé à une proposition connaît des degrés, selon qu’on passe de l’opinion à la croyance et au savoir :
— Le degré d’assentiment le plus faible correspond à l’opinion, définie comme une croyance accompagnée de la conscience qu’il existe d’autres opinions également valides :
L’opinion se distinguera de la croyance seulement parce que, différemment de la croyance, elle a conscience de sa propre insuffisance. (Kant, cité dans Gil 1988, p. 17)
— Le degré intermédiaire est celui de la croyance, consciente du fait qu’il existe d’autres croyances, qu’elle considère comme sinon comme fausses, du moins peu valides, manquant de substance et de vérité.
— Le degré le plus fort est la conviction ; la personne convaincue considère que la proposition à laquelle il adhère est vraie et que les discours qui s’y opposent sont faux, et que ceux qui les soutiennent sont des esprits faibles ou pervers. [2]
Selon la théorie de Perelman & Olbrechts-Tyteca, persuader produit l’opinion, une croyance locale, alors que convaincre produit une croyance générale, qui fait fonction de savoir, V. Persuader.
[1] Le verbe assentir, vieilli selon Littré, mais toujours utile.
[2] Dans le monde et l’usage actuels, il n’est pas certain que l’opinion soit consciente de sa propre insuffisance ; son ancrage dans une subjectivité radicale tend plutôt à la présenter comme seule certitude irréfutable à notre portée.
Les opinions et croyances peuvent faire l’objet de tous les degrés d’assentiment.