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Subjectivité

Subjectivité

Le discours naturel est structuré par la subjectivité des interlocuteurs. Le substantif subjectivité vient de l’adjectif subjectif, qui a une forte orientation négative ; est subjectif ce qui

ne correspond pas à une réalité, à un objet extérieur, mais à une disposition particulière du sujet qui perçoit. Synon. apparent, illusoire. […] Péj. Qui se fonde sur un parti-pris. (TLFi)

Dans cette acception, le mot subjectivité renvoie à une position arbitraire, prétendant se dérober au contrôle qu’exercent les autres et la réalité. En argumentation, on parle de subjectivité  pour rejeter un discours, en le ramenant à l’expression d’un “je”, d’une position strictement individuelle, dénuée de substance et de généralité.

Émile Benveniste a redéfini la subjectivité en soulignant que le je est inséparable du tu, et la relation intersubjective, l’échange je – tu fonde l’être humain comme être de langage et de dialogue :

C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet. […]  La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit […] comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité » […] n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité » qui se définit par le statut linguistique de la « personne ».
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je.
Benveniste, [1958]/1963, p. 259-250

Si « la condition de dialogue est constitutive de la personne », c’est la réduction de la subjectivité à une condition individuelle qui est fallacieuse, puisqu’elle suppose un je qui ne deviendrait jamais un tu.
Cette subjectivité se manifeste dans le fonctionnement corrélatif des pronoms je et tu, qui fixent les repères de la parole sur le moment son énonciation. Le discours s’oriente selon les coordonnées de la deixis, personne – lieu – temps : est je : celui qui dit “jeicimaintenant”.

On rencontre des phénomènes relevant de la subjectivité à chaque pas de l’étude de l’argumentation naturelle (Polo 2020) ; leur étude générale croise celle de l’anthropologie de l’argumentation, V. Fallacieux 2
On peut distinguer deux formes de subjectivité dans l’argumentation, deux formes qui sont l’avers et le revers d’une même médaille : la subjectivité affective, et la subjectivité épistémique.

1. Subjectivité affective et relationnelle

La  relation argumentative étant tripolaire, le locuteur doit d’abord gérer trois types de relation je – tu, selon qu’il s’adresse directement ou indirectement à un allié, à un opposant ou à un tiers.  Il lui faut maintenir trois types de faces et de positions, trois modalités de politesse.
La relation avec l’opposant est la plus étudiée : attaque personnelle, jeu sur l’autorité de l’un et la modestie de l’autre, etc., mais les relations au tiers et aux alliés sont tout aussi complexes.

Toute situation argumentative sérieuse met en jeu la subjectivité affective des participants.
— Les affects et les émotions corrélés aux points de vue ; V. Pathos ; Émotion ; Ornement.
— L’effort de valorisation de soi, la capacité à porter et défendre un point de vue, V. Éthos.

2. Subjectivité épistémique

Lorsqu’on parle de subjectivité, on pense d’abord aux affects, elle n’est pas moins présente dans les opérations cognitives, qui caractérisent l’argumentation : il y a subjectivité dès qu’il y a contextualisation du raisonnement.
Par exemple, l’effet de subjectivité est particulièrement évident dans une forme d’argumentation qu’on pourrait croire des plus “objectives”, l’argumentation faisant intervenir la cause. Or la détermination d’une cause repose sur une construction d’une chaîne de causes et d’une sélection d’un point de cette chaîne qui sera dit être la cause, V. Causalité (2).
L’argumentation pragmatique fait intervenir une évaluation des conséquences en fonction des intérêts des personnes. Dans les affaires humaines une argumentation est dite par l’absurde si, d’une façon générale, ses conséquences contrarient des intérêts humains.

Une fallacie est une erreur, intentionnelle ou non. Or si la vérité est universelle, l’erreur est toujours l’erreur de quelqu’un ou de quelques-uns, donc une manifestation de la subjectivité. Si l’erreur est subjective, on conclut, par affirmation du conséquent, que toute manifestation de la subjectivité est trace d’erreur, et on engage le combat contre la subjectivité, qui est un combat contre la langue naturelle.
Commentant Whately sur les arguments ad hominem, ad verecundiam, ad populum, et ad ignorantiam, auxquelles il ajoute ad baculum et ad misericordiam, considérés comme fallacieux, Walton note qu’ils s’opposent à aux arguments ad rem et ad judicium, arguments visant la chose elle-même, et considérés comme valides, V. Ad judicium ; Fond. Ces arguments sont jugés fallacieux parce qu’ils contiennent

un élément “personnel”, c’est-à-dire qu’ils sont dépendants de leur source [source-based], ils sont relatifs à (aimed at) une source ou une personne (un participant à l’argumentation) et non pas à la chose même. Ils ont un caractère subjectif, qui s’oppose à la preuve objective [objective evidence] traditionnellement invoquée en argumentation (Walton 1992, p. 6).

La connaissance absolue n’admettant de prémisses qu’apodictiquement vraies, tout raisonnement local est rejeté, ce qui amène à se priver des ressources du raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.

Personnes et groupes raisonnent non seulement sur des stocks de connaissances forcément limités, mais leurs conclusions sont orientées par leurs intérêts et leurs affects. Les argumentations qui développent ces systèmes locaux sont polluées par ces péchés originels.

Le localisme du raisonnement est manifeste dans toutes les argumentations concluant à partir des croyances et des croyances admis par l’interlocuteur. Il en va de même pour les argumentations fondées sur le défaut de savoir qu’il soit lié à une personne particulière ou à une lacune de l’information ; ou sur les capacités limitées de l’humanité (ad vertiginem), V. Silence ; Ignorance ; Vertige.
Les fallacies désignées comme des appels à la superstition (ad superstitionem), à l’imagination (ad imaginationem), à la bêtise ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam); ou encore appels à la foi (ad fidem), sont ainsi deux fois invalidées : non seulement par les limitations épistémiques inhérente à toute argumentation, mais aussi parce  que leurs arguments sont viciés dans leurs contenus mêmes, V. Type d’argument(ation.

La condamnation du raisonnement local conduirait à rejeter le raisonnement par défaut, et à considérer toute théorie effective comme fausse, V. Vrai.

3. Position subjective et preuve scientifique

Gaston Bachelard oppose radicalement la science à l’opinion et aux besoins.

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort’.
L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. (1938, p. 14)

En parlant d’utilité et de besoin, Bachelard retrouve des éléments fondamentaux de la subjectivité ; les besoins sont la manifestation organique et psychique de l’existence subjective, avec le développement concomitant des valeurs et des émotions. Les choses étant ce qu’elles sont, la recherche de la satisfaction de ces besoins n’est pas dissociable de la condition humaine. Il n’y a pas de question à ce sujet ; la recherche scientifique est elle-même, un prodigieux outil au service d’intérêts de l’humanité, ou de groupes particuliers. Le refus de cette subjectivité constitutive conduit au vertige dont parle Leibniz.

4. Jusqu’où peut-on aller avec le langage ordinaire ?

La question de la subjectivité est celle du langage ordinaire. Dans son aboutissement, le langage scientifique exclut le langage ordinaire, ou n’en fait qu’un usage résiduel, dans les interstices du raisonnement. Dans son développement, comme le dit Quine, il s’appuie sur le langage ordinaire, « jusqu’au moment où il y a un gain décisif à l’abandonner » (1972, p. 20-21), V. Démonstration.


 

Structure argumentative

On parle de structure argumentative dans trois sens différents :

1. Structure de base de l’acte d’argumenter

La structure de base de l’argumentation  correspond à son organisation interne, c’est-à-dire à la forme générale de la relation du ou des arguments à la conclusion, V. Modèle de Toulmin ; Convergence – Liaison – Série; Épichérème.

2. Structure d’une question argumentative

La structure d’une question argumentative particulière se représente sous la forme d’une carte argumentative, représentant les articulations des différents niveaux de questions dérivées à la question principale, V. Script.

3. Structure d’une interaction ou d’un texte argumentatif

La structure d’une interaction ou d’un texte argumentatif correspond à l’ordonnancement des informations, des arguments, des concessions et des réfutations dans un événement discursif particulier. La structure d’une interaction argumentative institutionnalisée reprend les arrangements institutionnels des séquences successives. Dans les deux cas, les sous-séquences ne sont pas toutes nécessairement argumentatives, V. Balisage.


 

 

Stratégie

Une stratégie est un ensemble d’actions planifiées et coordonnées par un acteur en vue d’atteindre un but précis.

Une stratégie peut être antagonique ou coopérative. Les stratégies antagoniques se développent et s’opposent dans des champs d’actions non coopératifs, comme la guerre, les échecs ou la concurrence commerciale. Chacune vise à s’assurer un avantage décisif sur un adversaire qui poursuit des buts antagonistes. Les stratégies antagoniques sont dissimulées à l’adversaire, auquel elles se dévoilent au fur et à mesure de leur mise en œuvre, V. Manipulation.
Les stratégies coopératives fonctionnent dans des champs d’actions où les partenaires collaborent à la réalisation d’un même but, dont chacun espère tirer un avantage. Les intentions stratégiques sont alors transparentes pour tous les partenaires. On parle d’une “stratégie de recherche”, pour désigner un plan d’action devant permettre de résoudre un problème, ou de “stratégie pédagogique” à développer avec les élèves.

La stratégie et la tactique s’opposent selon différentes dimensions. Dans le domaine militaire, la stratégie opère avant le combat et la tactique pendant le combat. On parle également de tactique pour désigner l’implémentation locale d’une stratégie globale.

1. Stratégies argumentatives

Les stratégies argumentatives sont des formes de stratégies langagières et communicatives (stratégies énonciatives, stratégies interactionnelles). Une stratégie argumentative est un ensemble d’actions et de choix discursifs et interactifs planifiés et coordonnés en vue d’étayer un point de vue.

Une stratégie argumentative est antagonique si elle a pour but de faire triompher un point de vue contre celui d’un adversaire.
Elle est coopérative dans deux cas :
— les acteurs sont sur le même rôle actanciel, ils partagent un point de vue commun et collaborent pour l’étayer ;
— les acteurs sont sur différents rôles actanciels sans s’identifier à ces rôles, ils collaborent à la construction d’une solution partagée, V. Rôles.

L’expression tactique argumentative pourrait servir en référence à des phénomènes argumentatifs locaux, s’intégrant dans une stratégie globale. Par exemple, le choix d’utiliser tel ou tel type d’argument peut être vu comme un choix tactique, dans le cadre de l’implémentation d’une stratégie argumentative générale.
Une authentique stratégie nécessite la mobilisation simultanée de différents types d’instruments, par exemple la coordination d’un choix des mots, le choix d’arguments d’un mode de présentation de soi (comme ouvert ou fermé aux objections ; calme ou en colère ; etc.). Un schème d’argument peut être identifié sur la base d’un bref passage, tandis que l’étude d’une stratégie nécessite un corpus étendu qui représente adéquatement une position argumentative.

2. Exemples de stratégies

— Le premier niveau stratégique est celui du choix de la réponse qu’on va donner à la question, V. Stase.

 La stratégie défensive de réfutation se contente de réfuter les propositions de l’adversaire.

— La stratégie de contre-proposition ignore la proposition P de l’adversaire et argumente une proposition P’ incompatible avec P. Dans ce contexte, l’argumentation peut virer à l’explication.

— La stratégie d’objectivation se concentre sur les objets sans mettre en cause les personnes.

La stratégie de pourrissement cherche à faire dégénérer le débat pour éviter que la question soit discutée, V. Destruction.

— Bentham a identifié les types d’arguments dont l’usage coordonné définit une stratégie de temporisation, visant à remettre à plus tard le débat dans l’espoir qu’il n’aura jamais lieu : “les conditions ne sont pas encore remplies pour votre adhésion à l’Union européenne”.

Changement de stratégie : conciliation / rupture

Les stratégies de conciliation ou de rupture avec l’opposant se caractérisent par l’acceptation ou le refus des concessions, la souplesse ou la radicalisation des propositions présentées comme compatibles ou incompatibles. La stratégie de conciliation utilise des informations admises par l’auditoire, présente ses conclusions et recommandations comme dans la continuité des croyances et des actes antérieurs. La stratégie de rupture défie l’auditoire, rejette en bloc ses représentations pour lui en substituer de nouvelles. La première est réformiste, la seconde révolutionnaire.

Ces deux stratégies sont successivement utilisées par Paul, l’apôtre du christianisme. Dans le passage suivant, afin de capter l’attention des Athéniens qu’il aborde pour la première fois, il utilise une stratégie typique de séduction de l’auditoire (captatio benevolentiae), et commence son discours par une référence à leurs propres croyances, V. Rhétorique ; Croyance de l’auditoire :

21. Tous les Athéniens et les étrangers résidant (chez eux) ne passaient leur temps qu’à dire ou à écouter les dernières nouvelles. 22. Paul, debout au milieu de l’Aréopage, dit : “Athéniens, en tout je vous vois éminemment religieux”. 23. Car, passant et regardant ce qui est de votre culte, j’ai trouvé même un autel avec cette inscription : “Au dieu inconnu.” Ce que vous adorez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce. (Actes des Apôtres, 17, 21-23.[1]).

Néanmoins, le message chrétien est accueilli avec scepticisme par les Athéniens, qui, en particulier, n’admettent pas la résurrection des morts. Plus tard, dans des circonstances bien différentes, Paul abandonnera cette attitude rhétorique conciliante, pour parler en rupture avec « la sagesse des sages et la science des savants » :

17. Ce n’est pas pour baptiser que le Christ m’a envoyé, c’est pour prêcher l’Évangile, non point par la sagesse du discours, afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine. 18. En effet, la doctrine de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une force divine. 19. Car il est écrit : “Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai la science des savants.” 20. Où est le sage ? Où est le docteur ? Où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? 21. Car le monde, avec sa sagesse, n’ayant pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. 22. Les Juifs exigent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse ; 23. Nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils.
Première épître de Saint Paul aux Corinthiens, 17-2.[2]

2. Manœuvre stratégique

La pragma-dialectique a introduit le concept de manœuvre stratégique [strategic maneuvering] pour concilier les exigences dialectiques et rhétoriques. L’exigence rhétorique est définie comme une recherche d’efficacité : chaque partie souhaite faire triompher son point de vue. L’exigence dialectique est une recherche de rationalité. Au cours d’une rencontre concrète, chacune des parties poursuit simultanément ces deux objectifs. En pratique, la dimension dialectique s’apprécie en fonction des règles pragma-dialectiques pour la résolution rationnelle d’une différence d’opinion, V. Règles. La dimension rhétorique est essentiellement d’ordre communicationnel et présentationnel ; elle intègre notamment les dimensions classiques d’adaptation à l’auditoire du sujet et du style (Eemeren, Houtlosser 2006).


[1] http://bible.catholique.org/ actes-des-apotres/3301-chapitre-17
[2] http://bible.catholique.org/1ere-epitre-de-saint-paul-apotre- aux/3361-chapitre-1 (20-00-2013)


 

Stase

Le mot stase est un calque du grec stasis (στάσις) ; il correspond au latin quaestio, et à l’anglais issue, “question, problème” (Nadeau 1964, p. 366).

La médecine est une source importante d’exemples et d’inspiration pour la théorie argumentative, V. Indice. Le mot stase utilisé en argumentation est une métaphore médicale : « Méd. Arrêt ou ralentissement considérable dans la circulation ou l’écoulement d’un liquide organique… congestion » (PR., Stase). Il y a stase lorsque, les humeurs étant bloquées, l’art médical doit intervenir pour rétablir la bonne circulation des fluides.

De même, il y a “question argumentative”, lorsque la circulation consensuelle du discours (préférence pour l’accord) est bloquée par l’apparition d’une contradiction ou d’un doute, et l’art argumentatif s’applique à rétablir le flux coopératif, du dialogue.
Nadeau définit la situation de stase comme « une position d’équilibre ou de repos qui s’établit entre deux discours opposés » (ibid., p. 369). Dans un état de stase, l’équilibre est celui d’une aporie : « le verbe grec aporein décrit la situation de celui qui, se trouvant devant un obstacle, ne trouve pas de passage » ; l’état psychique associé est l’embarras (Pellegrin 1997, Aporie). Dans l’usage moderne, une aporie est « une contradiction insoluble dans un raisonnement » (TLFi, Aporie).

La tradition rhétorique française traduit stase par “état de cause” ; on pourrait aussi utiliser “point à débattre”, “point en question” ou question argumentative.

1. L’authentique « question rhétorique »

Dans le domaine judiciaire, une stase correspond à une question, nœud d’un conflit que doit trancher le tribunal. La Rhétorique à Herennius définit le premier stade de la rencontre judiciaire comme la détermination du point essentiel constituant la cause :

L’état de cause est défini à la fois par le point essentiel de la riposte du défenseur et par l’accusation portée par l’adversaire. (À Her., i, 18 ; p. 17)

Lorsque les parties sont d’accord, les faits sont considérés comme établis, et dits “pacifiques”. La question n’apparaît qu’avec le désaccord. Tout dépend donc de la nature de la réplique apportée par l’accusé à l’accusateur.

Le texte suivant présuppose que l’adultère est un crime ; que le mari trompé peut légalement tuer son rival et sa femme. Seul le meurtre de l’homme est discuté ici, alors que le mari a également tué sa femme.

5. Le premier point que je m’efforçais de déterminer — c’est assez facile à dire, mais cela doit être cependant l’objectif primordial — était ce que chaque partie désirait établir ainsi, puis les moyens qu’elle voulait utiliser, et voici comment je procédais. Je réfléchissais à ce que le demandeur dirait en premier lieu : c’était un point ou avoué(*) ou controversé. 6. S‘il était avoué, il ne pouvait y avoir aucune question. […] C’était seulement au moment où les parties cessaient d’être d’accord que surgissait le point à débattre [quæestio]. Ainsi : « Tu as tué un homme !» — « Oui, je l’ai tué ». Il y a accord ; je passe. 7. L’accusé doit produire le motif de l’homicide. « Il est licite, dit-il, de tuer un adultère avec sa complice ». Le fondement légal est indiscutable. Il y a désormais à voir en troisième lieu sur quoi porte la contestation : « Ils n’étaient pas adultères » ; « Ils l’étaient ». Point à discuter : il y a doute sur les faits ; c’est une question de conjecture. (I. O., VII, 1, 5-7 ; (* : accordé, accepté)

La notion de stase comme “question” correspond, dans le domaine rhétorique, à la notion aristotélicienne de “problème” dans le domaine dialectique (Aristote, Top., i, 11, 104b-105a10 ; p. 25-28) ; la question est un “problème rhétorique”. La théorie des stases est, de fait, la théorie des « questions rhétoriques » :

La constitutio de l’auteur du ad Herennium correspond donc à la stase de la rhétorique grecque, […] ou, à la “question rhétorique” comme l’a nommée Sextus Empiricus (Contre les Géomètres, III, 4) (Dieter 1950, p. 360)

Ce sens de “question rhétorique” est distinct du sens courant et bien établi qui désigne une question dont le locuteur connaît la réponse et sait que ses interlocuteurs la connaissent, et dont la valeur est celle d’un défi porté aux contradicteurs potentiels, V. Question rhétorique. Pour éviter les confusions, on peut parler de question argumentative.

Il y a stase discursive quand, dans une délibération ou une action, sont produites deux affirmations contradictoires, manifestant l’existence d’un désaccord ouvert, qui inhibe la construction collaborative de l’interaction, et de l’action.
Cette contradiction produit une question controversée, dont la réponse est “ambiguë” au sens étymologique du terme, c’est-à-dire double, les deux réponses étant incompatibles.
L’état de stase peut être résolu de multiples façons, par un débat contradictoire où la parole a une importance fondamentale, mais aussi de manière autoritaire, comme Alexandre tranchant le nœud gordien.

L’étude des discours produits dans une telle situation est l’objet des études d’argumentation.
Au début du De Inventione, Cicéron reproche à Hermagoras une vue trop large de ce qu’est une question, incluant les questions philosophiques et scientifique : « Faut-il s’en rapporter au témoignage des sens ? » ou scientifiques, « Quelle est la grosseur du soleil ? » (Cicéron, De Inv., I, VI, 8 ; p. 17). Il restreint la théorie des questions relevant du domaine de l’orateur à celles qui sont traitées dans le cadre des genres rhétoriques, épidictique, délibératif, judiciaire. Néanmoins le concept de question ne semble pas, en lui-même, comporter de telles limites.

2. Stratégies stasiques

La théorie d’Hermogène et d’Hermagoras — La première formulation systématique d’une théorie des stases ou “états de cause” se trouve chez Hermagoras de Temnos (2e partie du IIe S. av. J.-C ; Benett 2005). On peut retrouver la technique des stases en action chez les rhéteurs avant Hermagoras, mais il a le premier identifié formellement et nommé quatre “états de cause” (Nadeau 1964, p. 370). Cette théorie nous est surtout connue par le traité d’Hermogène de Tarse rhéteur grec de la seconde moitié du IIe siècle ap. J.-C (Hermogène, A. R. ; Patillon 1988) qui oppose :
1) D’une part, les questions mal formées, qui ne peuvent donner lieu à débat argumentatif soit parce que la réponse est évidente, soit parce qu’elles sont indécidables, in-discutables rationnellement, V. Conditions de discussion.

2) D’autre part, les questions bien formées, discutables rationnellement. Dans le cas de la situation judiciaire, Hermogène distingue quatre types de questions clés (« stock issues », Nadeau 1964, p. 370-374) :

Stase conjecturale : Le fait est-il avéré ? Si l’une des parties conteste le fait, alors, la stase est dite conjecturale.
Stase sur la définition de l’acte, quelle est la qualification du fait, c’est-à-dire de quelle catégorie relève-t-il ? En pratique, il s’agit de déterminer le nom qu’il faut donner à l’acte : Quelqu’un vole quelque chose à une personne privée dans un temple ; est-il un pilleur de temple ? Quelqu’un est mort ; s’agit-il d’un meurtre ou d’un accident ? V. Catégorisation.
Stase sur la qualité : Dans quel contexte le fait a-t-il eu lieu ? Y a-t-il des circonstances atténuantes ou aggravantes ?

Stase sur la procédure, la façon dont est mené le jugement en cours : La procédure est-elle appropriée ? Convient-il de saisir le tribunal ou le conseil de discipline ?

Ces questions font système (d’après Patillon 1988, p. 59) :

L’accusé ne reconnaît pas le caractère criminel de l’acte : antilepse
                   (“contradiction, objection”, Bailly, [Antilepsis])
ou bien L’accusé admet le caractère criminel de l’acte : opposition =>

Il en assume la responsabilité : compensation
ou bien
Il en rejette la responsabilité, =>

blâme la victime : contre-accusation
ou bien
blâme quelqu’un ou quelque chose d’autre =>

qui peut être coupable : report d’accusation
ou bien
qui ne peut pas être coupable : excuse

La théorie des stases est un instrument puissant permettant de structurer le chaos des discours des personnes impliquées dans une affaire et d’indiquer la direction que doivent suivre les débats.

3. Exemples

Face à l’accusation “Tu as volé ma mobylette !” (stase conjecturale), diverses stratégies de défense peuvent être adoptées, ce choix déterminant le type de débat qui s’ensuit.

1) L’accusé peut nier avoir commis l’acte : Je l’ai même pas touchée, sa mobylette.

2) Accepter le fait et nier la qualification de vol (stase de définition), et re-catégoriser le fait, ce qui peut se faire de différentes manières :

J’ai cru que c’était la mienne.
C’est ma mobylette, celle que tu m’as volé l’an dernier !
Mais cette mobylette m’appartient, tu ne m’as jamais rendu l’argent que je t’avais prêté.

Ta mobylette, je ne l’ai pas volée mais empruntée.

Je t’avais demandé la permission.

3) Reconnaître qu’il y a eu vol, et accuser quelqu’un d’autre :

Ce n’est pas moi, c’est lui !

4) Accuser l’accusateur, contre-accusation:

Ce n’est pas moi, c’est toi, toi qui m’accuses, qui a volé et détruit ta mobylette pour toucher la prime d’assurance.

C’est une réfutation radicale, V. Relation ; Causalité.

5) Minimiser les faits:

C’est une vieille mobylette sans valeur

6) Reconnaître les faits et leur définition mais invoquer des circonstances atténuantes (“qualité”):

C’était juste pour aller chercher des bonbons à ma petite sœur malade.

7) Reconnaître les faits et leur définition mais dégager sa responsabilité:

Le chef de bande m’a obligé.

8) Récuser le tribunal (“stase de procédure”):

Mais qui êtes-vous pour me juger ?
Il n’appartient pas au vainqueur de juger le vaincu.

9) Récuser l’accusateur:

Ça te va bien de me reprocher cela !

10) Reconnaître les faits et s’excuser :

J’ai fait une erreur, Monsieur le Président.

11) Reconnaître les faits et s’en faire gloire (antiparastase, V. Orientation (2) :

Tu étais ivre, je t’ai sauvé la vie en prenant ta mobylette, remercie-moi plutôt !

Certaines de ces stratégies sont exclusives les unes des autres, V. Chaudron.


 

Sorite

  • Sorite provient du mot grec soros signifiant “tas”.

Un sorite est un discours qui progresse par réitération de la même forme syntaxique.

1. Paradoxe du tas

Le sorite du tas est l’un des fameux paradoxes proposés par Eubulide, philosophe grec, contemporain d’Aristote :

Un grain de blé ne suffit pas pour faire un tas de blé, ni deux grains, ni trois grains, etc. En d’autres termes, si n grains de blé ne font pas un tas, n + 1 pas davantage.
Donc aucune quantité de grains de blé ne peut constituer un tas de blé.[1]

De même, si on retire un grain d’un tas de blé, il reste un tas de blé, et ainsi de suite, jusqu’au dernier grain. Un grain de blé est donc lui-même un tas de blé.

Ce paradoxe peut être illustré à partir de n’importe quel nom collectif : amas, cluster, foule, troupeau, armée, collection, bouquet

2. Sorite rhétorique

Un sorite rhétorique (gradatio, climax) est un discours progressant par la réitération d’une même relation cause-effet, engendreur-engendré, ou d’une simple succession temporelle d’événements qui s’enchaînent jusqu’à atteindre un climax, comme dans le poème suivant:

Maudit
soit le père de l’épouse
du forgeron qui forgea le fer de la cognée
avec laquelle le bûcheron abattit le chêne
dans lequel on sculpta le lit
où fut engendré l’arrière-grand-père
de l’homme qui conduisit la voiture
dans laquelle ta mère
:rencontra ton père !

Robert Desnos, La Colombe de l’arche [1923]. [2]

3. Sorite logique

Le terme sorite désigne également le polysyllogisme :

On appelle polysyllogisme une série de syllogismes enchaînés de telle façon que la conclusion de l’un serve de prémisse au suivant (Chenique 1975, p. 255).

Le sorite correspond à l’argumentation en chaîne ou en série (serial argument), encore appelée argumentation subordonnée (subordinate argumentation)

Un enchaînement, aussi long soit-il, de syllogismes valides produit une conclusion valide. Mais la conclusion finale délivrée par une suite d’argumentations n’a que la force de l’argumentation la plus faible. On retrouve la métaphore de la chaîne démonstrative opposée au filet argumentatif, V. Convergence.

4. Sorite chinois

L’expression “sorite chinois” ou “sorite confucéen” est proposée par Masson-Oursel ([1912], p. 17) pour désigner,

[des] argumentations exprimant un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin » (1912, p. 20).

Á propos de cette forme d’argumentation dans un passage de Confucius, Graham (1989) parle de

the sorite form later so common (if A then B; if B then C…) (p. 24), 

considérant sans doute que la qualifications “chinois” n’a pas lieu d’être, les phénomènes désignés par le mot “sorite” étant du même ordre dans la tradition chinoise et la tradition occidentale.
Eno utilise l’expression  “chain syllogism” (2016, p. 11) pour désigner le célèbre passage des Analectes où Confucius justifie la priorité donnée à la rectification des noms:

[Zilu] — Si le prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez-vous votre premier soin ?
— A rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le Maître.
— Est-ce raisonnable ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. A quoi bon cette réforme des noms ?
Le Maître répondit :
— Que [Zilu] est grossier ! Un homme sage se garde de dire ou de faire ce qu’il ne sait pas.
« Si les noms ne conviennent pas aux choses, il y a confusion dans le langage. S’il y a confusion dans le langage, les choses ne s’exécutent pas. Si les choses ne s’exécutent pas, les bienséances et l’harmonie sont négligées. Les bienséances et l’harmonie étant négligées, les supplices et les autres châtiments ne sont pas proportionnés aux fautes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus proportionnés aux fautes, le peuple ne sait plus où mettre la main ni le pied.»
Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne. Dans le choix des noms il est très attentif. ((Analectes, VII.13.3)

Le processus de dégradation présenté dans ce sorite se déroule en cinq étapes, qui s’enchaînent en vertu d’une relation de type cause – conséquence, “si… (alors)…”. La première est celle où les noms sont employés n’importe comment; la dernière est le chaos social qui en résulte.
D’une façon générale, la progression du sorite peut être temporelle (avant > après) ou causale (cause > effet),  ou logique (antécédent > conséquent) ou jouer sur une combinaison de ces relations (engendrement, fil narratif, etc.)

Zilu est un disciple senior de Confucius et un personnage officiel important de l’état de Lu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du Maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop de souci des prescriptions rituelles réglant les interactions Maître – Disciple, voir Zilu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop se soucier des prescriptions du rituel, voir Zilu.

Sorite progressif et régressif

Masson-Oursel (1912) [3] oppose le sorite progressif et le sorite régressif.
Le sorite progressif part d’une première étape, d’un état initial où s’amorce le processus, et énumère les étapes de son développement menant jusqu’à un but ou un résultat ultime:

Le sorite régressif part du but ou du résultat, et  énumère les étapes à rebours, en remontant jusqu’à un état initial, source du développement qui vient d’être retracé.

Schème d’inférence  temporel  dans le sorite progressif:
E0 (État initial);  après E0 = E1; après E1E2; …  = Em (État final, Climax)
Dans le sorite régressif:
               Em (état final, climaxavant Em = El; avant El = Ek; …  = Eo (état initial)

Idem pour la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent., etc.

Selon que l’état final est désirable ou non, le sorite  peut être dit positif ou négatif.
Le sorite positif progressif est pédagogique; il précise le plan de la tâche à accomplir,  étude ou  transformation de la personne. Le sorite positif régressif permet de magnifier quelque peu l’état final, il fixe l’objet du désir
Le sorite  régressif négatif est dissuasif; il s’appuie sur un enchaînement d’événements négatifs de plus en plus graves. Le sorite régressif négatif peut servir à réfuter un désir.

Le processus du sorite repose sur l’explicitation d’un mécanisme par étapes.
— Le sorite progressif négatif procède comme l’argument de la pente glissante ou du petit doigt dans l’engrenage (slippery slope). La différence étant que la réfutation par la pente glissante se contente souvent d’évoquer la seconde étape et tout ce qui se passe avant que ne surgisse la catastrophe finale. Le sorite précise les étapes, mais se montre tout aussi discret sur les processus.

La grande étude en deux sorites

Le bref traité de Confucius intitulé La Grande Étude  (Dàxué ,Great Learning) articule un premier sorite régressif suivi d’un sorite progressif sur un contenu identique.

Le sorite régressif va du désir suprême des anciens rois, l’exaltation universelle des vertus, et pose sa raison immédiate: pour cela, il leur a fallu et il faut d’abord gouverner leur pays; pour gouverner le pays, il leur a fallu et il faut  faire régner l’ordre dans sa maison; et ainsi de suite, il remonte à la nature des choses.

1. Les anciens (rois) qui voulaient faire briller les brillantes vertus dans l’univers auparavant gouvernaient leur (propre pays).
2. Voulant gouverner leur pays, auparavant ils faisaient régner l’ordre dans leur maison.
3. Voulant faire régner l’ordre dans leur maison, auparavant ils se cultivaient eux-mêmes.
4 Voulant se cultiver eux-mêmes, auparavant ils corrigeaient leur cœur.
5. Voulant corriger leur cœur, auparavant ils rendaient sincère leur pensée.
6. Voulant rendre sincère leur pensée, auparavant ils tendaient à développer leur connaissance :
6. Tendre à développer sa connaissance, c’est saisir la nature des choses.
(Trad. Masson-Oursel, 1912, p. 20; notre présentation et numérotation)

Toujours selon Masson-Oursel, ce sorite régressif correspond au sorite progressif suivant, qui prend pour première étape la personne parfaite du Sage et parvient au monde parfait. Le premier sorite allait du monde à l’individu, le suivant va de la personne au monde.

Quand la réalité est atteinte, alors la connaissance est complète ; quand la connaissance est complète, alors les pensées sont sincères ; quand les pensées sont sincères, alors le cœur est rectifié ; quand le cœur est rectifié, alors le moi est cultivé ; quand le moi est cultivé, alors la famille est réglée ; quand la famille est réglée, alors l’État est bien gouverné ; quand l’État est bien gouverné, alors le monde est en paix .[3]

Les marqueurs du sorite progressif sont les suivants:
— La transition est marquée par l’expression tse, “alors” […] (Id., p. 19)
— Le schème du raisonnement est : « Ceci, alors cela ». Ainsi s’exprime en chinois le jugement hypothétique, rendu en français par si ou quand. […] — La connexion peut également « s’affirmer très énergiquement par la formule: A ne peut pas aller sans B » (id.) ce qui définit A comme une condition suffisante de B, “A => B
— « La condition première fait pour ainsi dire tache d’huile et se propage en des conditions nouvelles issues les unes des autres. Ainsi, dans Mencius IV, 1, 27, chaque terme s’unit au suivant par l’expression : “le principal fruit (chĕu) de A est B” ». (Id., p. 19).

La différence entre sorite progressif et régressif est purement dans l’organisation textuelle des étapes qui les composent. Ces étapes sont énumérées sous forme de parallélismes : “quand A, alors B”. Quand… appartient à la famille des connecteurs temporels comme à la famille “si… alors”, utilisée pour noter l’implication logique.

Masson-Oursel propose une seconde formulation exprimant la progression (ou la régression) caractéristique du sorite :

Chaque pas en avant représente une anticipation qui se justifie après coup, grâce à la formule:  “en vue de B, il y a un moyen, une voie à suivre (yeou tao) ; A étant donné, alors (seu) B est donné” (Masson Oursel, 1912, p. 20).

Le sorite progressif répond à la question: quelle sera la conséquence de tel acte?, le sorite régressif à la question quelles sont les conditions qui permettent d’atteindre A?:
Le sorite progressif propose un chemin à suivre, une voie sur laquelle sont marquées des étapes successives. On est  autant dans le registre de la méthode que de l’inférence logique. Le sorite régressif énumère les conditions sous lesquelles il est possible d’atteindre un but souhaité.
En somme, le sorite propose un chemin à suivre, une “Voie” sur laquelle sont marquées des étapes successives. On serait alors plus dans le registre de la méthode ou du parcours  que de l’inférence logique.


[1] Le concept de tas est tri-dimensionnel, typiquement de forme pyramidale stable. Il s’ensuit que deux ou trois grains  ne peuvent constituer un tas puisqu’ils ne tiennent pas, ou mal, l’un sur l’autre, le tas n’est pas stable.   En revanche,  il est possible de constituer un tas de quatre grains,  à partir d’une base de trois grains. On pourrait donc dire que le tas est possible  à partir de quatre objets.

[2] Corps et biens. Œuvres, Gallimard, Quarto, p. 536,
www.robertdesnos. asso.fr/index.php/Content/Article/la-colombe-de-l-arche], 20-09-2013.

[3] Masson-Oursel, Paul 1912. Esquisse d’une théorie comparée du sorite. Revue de Métaphysique et de Morale, 20e année, n° 6, novembre 1912. 810-824. Cité d’après Études de philosophie comparée, p. 20. Chineancienne, Pierre Palpant 2006, p.20. http://classiques.uqac.ca/classiques/masson_oursel_paul/etudes_philo_comparee/etudes_philo_comparee.html

[4] Confucius,Tseng-tseu Ta Hio, ou La Grande Étude. Trad. par Guillaume Pauthier. La Revue Encyclopédique, tome LIV, avril-juin 1832, pages 344-364. Cité d’après Chineancienne, P. Palpant www.chineancienne.fr


 

Sophisme – Sophiste

On parle de sophismes et de sophistes dans deux contextes bien distincts, en philosophie et dans le langage ordinaire.

1. Les sophistes historiques

Les sophistes historiques représentent la première école de mise en pratique d’une philosophie du langage dans l’interaction sociale. Au moyen d’interventions discursives appelées sophismes, les sophistes déstabilisent les représentations courantes sur le langage, mettent en avant son arbitraire au sens saussurien, provoquent les locuteurs naïfs pour qui le langage est transparent et non problématique. Ces discours ont moins l’intention de tromper que de mettre leurs interlocuteurs face aux paradoxes de l’expression telle qu’on la pratique ordinairement.

Dans l’Euthydème, Platon met en scène Socrate en train d’examiner les raisonnements que le sophiste Dionysodore propose à son naïf interlocuteur, Ctèsippe, dont le suivant est un exemple.

— Dis-moi en effet : tu as un chien ?
— Oui, et très méchant dit Ctèsippe.
— A-t-il des petits ?
— Oui, et aussi méchants que lui.
— Le chien n’est-il pas leur père ?
— Je l’ai vu de mes yeux, répondit-il, couvrir la chienne.
— Eh bien, le chien n’est-il pas à toi ?
— Certainement, dit-il.
— Donc, il est père et à toi, en sorte que ce chien devient ton père, et toi frère des petits chiens.
Platon, Euthydème.[1] XXIV, 298a-299d ; Chambry, Paris, Garnier. p. 141-142.

Il est évident que ce discours n’est pas fait pour convaincre Ctèsippe qu’il est fils et frère de chien. Le discours sophistique ne trompe pas ses auditeurs, il les plonge dans le désarroi ou la fureur.

Les problèmes proposés par les sophistes, comme le paradoxe du menteur ou le paradoxe du tas (sorite) restent ouverts, De même, la question éthique des premiers devoirs de l’homme reste ouverte : sont-ils définis par la société ou directement dans une négociation de personne à personne ?

[Antiphon le sophiste affirmait que] la loi, en obligeant l’homme à témoigner la vérité devant les tribunaux, nous oblige souvent à faire tort à qui ne nous en a fait aucun, c’est-à-dire à contredire le premier précepte de la justice.
Émile. Bréhier, Histoire de la philosophie, [1928][2]

La sophistique représente, avec le scepticisme, un mouvement intellectuel essentiel pour l’argumentation, V. Assentiment.
Les sophistes ont formulé le principe du débat pied à pied entre discours contradictoires, les anti-logies (Antiphon, Disc.), la notion de point de vue, la réflexion sur le vraisemblable et les paradoxes du langage. Ces positions ont été stigmatisées par l’idéalisme platonicien, qui leur a imposé des déformations dont elles ont souffert au moins jusqu’à Hegel en philosophie et que le langage courant a seules retenues.
Les anciens sophistes n’étaient pas plus des sophistes au sens contemporain du terme que Duns Scott, le “Docteur subtil” n’était a dunce, “un cancre stupide”, alors que le mot dunce provient de son propre nom, Duns.

2. Sophisme, sophiste dans le parler contemporain

Dans le langage contemporain, un sophisme est un raisonnement éristique, c’est-à-dire fallacieux, paralogique. Du point de vue interactionnel, c’est un discours embarrassant, mensonger, manipulatoire et dangereux, dénoncé comme évidemment faux mais dont la réfutation est difficile. Quel que soit le type de discours qu’on dénonce en le mettant dans la catégorie de “sophisme”, le concept est essentiel pour l’analyse de la réception polémique du discours argumentatif.

Un sophisme est un paralogisme enveloppé dans un discours malintentionné, produit pour faire perdre pied à l’adversaire. La distinction sophisme / paralogisme repose sur une imputation d’intention inavouable, qui peut ou non être portée à bon droit. Le paralogisme est du côté de l’erreur et de la bêtise ; le sophisme est un paralogisme servant les intérêts ou les passions de son auteur. En vertu du principe “cherchez à qui profite le crime”, une telle “erreur” est chargée d’intention maligne par celui qui en est le destinataire et la victime potentielle. De la description on passe ainsi à l’accusation, que l’on retrouve dans l’orientation contemporaine négative de termes comme sophisme, sophiste, sophistique (adjectif), V. Fallacie; Évaluation du syllogisme; Preuve.


[1] XXIV, 298a-299d ; Chambry, Paris, Garnier. p. 141-142.
[2] T.I. Antiquité et Moyen Âge, Paris, PUF, 1981, p. 74.


 

Site argumentatif

Certaines questions argumentatives se résolvent en un temps relativement bref (“qui va sortir la poubelle ?”) ; d’autres ne peuvent pas se résoudre aussi facilement sur le seul plan privé, et sont portées devant des institutions spécialisées et réglées.Un site ou espace argumentatif est un lieu plus ou moins dédié et institutionnalisé, où sont débattues des questions argumentatives, en fonction des normes et usages d’une culture.
Les interventions qui s’y déroulent sont planifiées notamment par les conventions qui caractérisent le site, en tout premier lieu la codification spécifique des tours et des droits à la parole. Ces règles donnent un sens et une cohérence à l’expression rationalité locale. Cette approche située permet de dépasser une vision idéalisée de l’argumentation comme exercice soumis aux seules lois de la raison dialectique, réglant les échanges verbaux entre deux acteurs artificiellement a-socialisés, V. Rôles.
La question cruciale de la charge de la preuve est liée non seulement à l’état de l’opinion générale (la doxa) au moment de la discussion, mais aussi au site où se tient la discussion, V. Charge de la preuve.

Les tribunaux et les assemblées politiques peuvent être considérés comme des forums typiques. Il existe bien d’autres forums, marchés et foires aux arguments, où les points de vue s’expriment, se confrontent et s’ajustent, où se construisent la démocratie des échanges quotidiens.
Soit la dispute sur la légalisation de la drogue en France ; elle peut être agitée en des lieux aussi divers que le compartiment de métro, la table familiale, le bistrot du coin, les médias, la salle polyvalente, la salle du parti où est mise au point la position officielle, la commission des lois, , l’Assemblée nationale, etc. Certains de ces forums ont pouvoir décisionnaire, d’autres non, et visent plutôt l’amplification du débat que sa clôture.

1. Des sites argumentatifs dédiés

Le texte suivant est extrait d’un discours prononcé par Alfredo Cristiani en 2002. Alfredo Cristiani a été président du Salvador de 1989 à 1994. Sous sa présidence ont été signés les accords de paix de Chapultepec, qui mettaient fin, en 1992, à la guerre civile entre l’extrême droite et la guérilla marxiste qui durait depuis 1980. Son discours de 2002 a été prononcé à l’occasion du dixième anniversaire de la signature de ces accords. Il souligne le rôle crucial de l’existence d’espaces dédiés à la discussion argumentées pour la vie démocratique.

On ne peut pas comprendre l’importance de ce qui s’est passé au Salvador si on se limite au passé récent. La crise qui a emporté la nation salvadorienne au courant de la dernière décennie n’est pas surgie du néant, pas plus qu’elle n’a été le fruit de volontés isolées. Cette crise si douloureuse et tragique a d’anciennes et profondes racines sociales, politiques, économiques et culturelles. Par le passé, une des failles pernicieuses de notre forme de vie nationale fut l’inexistence ou l’insuffisance des espaces et des mécanismes nécessaires pour permettre le libre jeu des idées, le développement naturel des différents projets politiques qui découlent de la liberté de penser et d’agir, en bref, l’absence d’un véritable cadre de vie démocratique.
Discours d’Alfredo Cristiani pour la cérémonie anniversaire de la signature des Accords de paix[1] ; (nous soulignons).

2. Dialectique au bord de l’Illisos

Les échanges ayant lieu sur les sites argumentatifs publics sont forcément marqués par la forte implication des participants, V. Émotion. Selon Platon, le discours sophistique règne sur les forums publics et les lieux institutionnels, en particulier sur le tribunal et l’assemblée, dominés par les sophistes professionnels.

C’est pourquoi l’interaction dialectique socratique, orientée uniquement par la recherche de la vérité, se déroule dans un lieu argumentatif très particulier et désocialisé, dans le cadre typique d’un locus amœnus un lieu et un moment parfaits : une journée chaude, un ruisseau, un arbre, une brise légère et de l’herbe pour s’allonger.

Phèdre : — Mais où veux-tu que nous allions asseoir pour faire cette lecture [du discours de Lysias] ?
Socrate :     Tournons par ici et descendons l’Ilissos ; nous nous assoirons tranquillement à l’endroit qui nous plaira.
Phèdre :      J’ai bien fait, je vois, de venir pieds nus ; pour toi, tu l’es toujours ainsi nous pourrons très bien entrer dans l’eau et nous baigner les pieds, ce qui ne sera pas désagréable, surtout en cette saison, à cette heure.
Socrate :     Avance donc, et cherche en même temps un endroit pour nous asseoir.
Phèdre :      Vois-tu là-bas ce platane si élevé ?
Socrate :     Eh bien !
 Phèdre :     Il y a là de l’ombre, une brise légère et du gazon pour nous asseoir ou, si nous voulons, pour nous coucher.
Socrate :     Avance donc !
Phèdre :      Dis-moi, Socrate, n’est-ce pas ici près, au bord de l’Ilissos, que Borée enleva, dit-on, Orythye ?
Socrate :     On le dit.
Phèdre :      N’est-ce donc pas ici ? Ce mince courant paraît si charmant, si pur, si transparent, et ses bords sont si propices aux ébats des jeunes filles !
Platon, Phèdre, II, 228b-229c, Le Banquet. Phèdre ; Chambry, p. 87-88.


[1] http://www.elsalvador.com/noticias/especiales/acuerdosdepaz2002/nota18.html (20-09-2013)


 

Silence

On peut distinguer deux statuts du silence, selon qu’il est intentionnel ou non intentionnel

— Silence non intentionnel :  absence d’information
Cette absence d’information peut être exploitée par un argument classique du silence (§1). Dans un texte juridique, le silence de la loi constitue une lacune (§2)

— Silence stratégique : choix du silence
“Silence” a ici son sens de base,  “ne rien dire”; ce silence est audible, qu’il s’agisse du silence de l’accusé (§4) ou du silence du participant ratifié à une discussion (§5)

Les médias  étant pas supposé inventer des faits, ils font normalement silence sur les faits qui n’existent pas ; leur silence sur un fait notoire attesté relève du silence stratégique (intentionnel) (§3).

1. Argument du silence du texte

Lat. argument a silentio ou ex silentio, du latin silentio, “silence”. Ang. from silence.

L’argument du silence est invoqué dans le cadre d’une recherche d’un événement ou d’un être à travers un texte (ou un corpus de textes).

— On montre que le texte interrogé est cohérent et pertinent pour la recherche
— On montre que l’être / l’événement devrait logiquement y être mentionné.
— Or le textes ne mentionnent pas cet être / cet événement.
— On conclut que l’événement lui-même n’a jamais eu lieu.

L’argument du silence dit que si les chroniqueurs ne mentionnent pas tel fait qui aurait dû attirer leur attention, c’est que ce fait ne s’est pas produit. Y a-t-il eu une tempête dévastatrice dans la région au cours d’une période donnée ? Les chroniqueurs, relèvent en principe tous les faits marquants de leur époque. Si un tel fait s’était produit,  ils  l’auraient mentionné (a fortiori, s’ils mentionnent des faits d’importance moindre). Or ils ne disent rien à ce sujet. Donc il n’y a pas eu de tempête dévastatrice pendant cette période considérée
La valeur de l’argument dépend de la quantité et de la qualité et de la documentation pertinente dont on dispose pour l’époque concernée. L’argument se renforce considérablement si on sait que les chroniqueurs notent régulièrement les événements atmosphériques.
Dans l’exemple suivant, l’argument du silence des historiographes a tout son poids:

Metz est peut-être la seule ville où les croisés n’aient pas trempé leurs mains dans le sang des juifs. Louis le Jeune, partant pour la Palestine, y assembla son armée, et cependant il n’est pas dit qu’ils y aient reçu aucun outrage. Le silence de l’histoire à cet égard vaut une preuve positive, si l’on considère que Metz avait alors des historiographes.
Abbé Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, 1789. [1]

L’argument du silence est explicitement invoqué. La prolepse « si l’on considère que Metz avait alors des historiographes » répond à l’objection possible “Mais y avait-il des historiographes à Metz à l’époque ?”.

Dans ce cas, c’est la lecture de l’interprète qui produit le silence dont il tire argument. Ce silence n’est pas « audible”, le texte n’a pas choisi de rester silencieux.

L’argument sur l’ignorance affirme que puisqu’on ne peut pas prouver P, alors je dois admettre que non P.
L’argument du silence affirme que si le texte ne parle pas de P, alors non P. Dans le premier cas, il s’agit de savoir, dans le second, d’information.

1.1 Objection à l’argument du silence

On objecte à l’argument du silence que si tel fait n’est pas mentionné, c’est peut-être parce qu’il est courant et sans intérêt pour le texte considéré.
On répond ainsi à l’argument du silence par l’argument du chameau : on ne parle pas de chameau dans le Coran. Donc il n’y avait pas de chameaux dans l’Arabie du VIIe siècle, ce qui est absurde. La réfutation est belle, mais on parle de chameaux dans le Coran.

Accord
Les chameaux et le Coran: Gagnier, Gibbon, Borges et les autres

Dans son principe, l’objection est valide, et elle serait sans doute mieux illustrée par l’exemple suivant:

Le livre L’histoire de Belgique pour les nuls ne parle pas de frites.
Donc, les Belges ne n’ont jamais connu les frites. [2]

L’argument du silence est un argument indirect, qui ne peut être utilisé que par défaut, en l’absence de preuves ou d’informations directes.

1.2 Argument du silence et datation des événements

Les historiens utilisent l’argument du silence pour établir la datation relative des événements historiques, par exemple la date de publication d’un texte.

Pour être mentionné, le texte a dû être publié : la date de la mention la plus ancienne de ce texte fixe la limite supérieure (terminus ad quem) de la période où il été publié.
On peut également utiliser l’argument du silence. Marie de France a écrit les Lais (poèmes dont le thème est l’amour courtois) vers la fin du XIIe siècle. Peut-on préciser la date ? L’éditeur des Lais raisonne comme suit (d’après Rychner, 1978 [3]) :

1) « Pour dater plus précisément les Lais, on les situe par rapport aux autres œuvres de l’époque ».
2) Pour ce faire, Rychner s’appuie sur « un argument ex silentio, que l’on invoquera avec prudence, mais qu’il serait faux de négliger. »
3) « On ne relève chez Marie aucune trace certaine de la lecture de Chrétien de Troyes » [auteur du roman courtois Eneas, publié en 1178.
4) « Or j’ai peine à imaginer, pour ma part, que, l’ayant lu, elle eût pu rester si complètement elle-même et tellement différente de lui, dans son “écriture” comme dans inspiration générale. »
5) Conclusion : les Lais doivent avoir été écrit avant 1178.

Le point 4. répond à l’objection “Mais Christine de Pisan n’était pas intéressée par Chrétien de Troyes”.

2. Argument du silence de la loi

Alors que le texte du commentateur, était impeccable, le texte de la loi est lacunaire.

L’argument du silence de la loi est avancé par un juge pour motiver un refus de juger tel acte, en arguant que le Code des lois ne contient aucun article qui lui soit applicable.
L’argument du silence est récusé par un méta-principe qui impose au tribunal l’obligation de juger, sous peine de commettre un déni de justice :

Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.
Dalloz, Prohibition du déni de justice.
[5]

L’institution répond donc à l’argument du silence de la loi par l’argument de la nécessité de l’interprétation, c’est-à-dire par l’obligation faite au juge de trouver dans le corpus de lois existant un article applicable au cas qui lui est soumis.

3. Silence des médias

Un texte informationnel est dit “silencieux” à propos d’un événement s’il ne le mentionne pas alors qu’il pourrait intéresser  son lectorat. Ce silence peut être intentionnel ou stratégique.

 À propos d’une information reçue provenant d’une source quelconque :
Tiens ! Je n’ai rien vu sur Twitter / Le journal n’en parle pas.

3.1 Silence non intentionnel

L’argument du silence des médias dit que telle chose — ce dont on parle, ce dont parle la rumeur —, n’a pas dû se produire puisque les médias n’en parlent pas.

C’est une variante de l’argument du silence classique. Les médias  étant pas supposé inventer des faits, ils font normalement silence sur les faits qui n’existent pas.
L’argument du silence fonctionne de façon routinière si l’événement est un fait divers; les médias ne disent rien de l’agression qui a tant ému le voisinage parce qu’il n’y a pas eu d’agression.

Mais pour savoir que les médias n’en parlent pas, il faut bien en avoir entendu parler. L’information sur la fausse agression apparaît lorsque la rumeur est démentie.

Dans le cas précédent, le silence de la loi correspond à une lacune de la loi. Ici, le silence des médias ne constitue pas une lacune de l’information.

3.2 Silence intentionnel

Mais si le fait est attesté et socialement ou politiquement exploitable, alors on déduit plutôt qu’il constitue une lacune suspecte dans l’information et que ce silence est une manipulation stratégique de l’information

Les médias sont silencieux sur tel point
— Parce qu’ils sont censurés par leur actionnaire principal ; par le pouvoir en place
— parce qu’ils sont des partenaires actifs du Système qui ne veut pas qu’on parle de ça ; ils entrent dans le vaste complot qui nous manipule et Satan conduit le bal.

Ce silence relève de la dissimulation, du mensonge par omission. Le silence est alors considéré comme un silence “assourdissant”, cet adjectif qui souligne le fait que l’omission est intentionnelle. On entre alors dans le processus des dénégations et démentis, et de leurs paradoxes.

4. Argument du silence de l’accusé et droit au silence

Appliqué au cas du prévenu interrogé qui refuse de répondre, l’adage courant “qui ne dit mot consent” pousse à interpréter le silence de l’accusé comme un aveu de culpabilité (V. Ignorance.)
Cette inférence est bloquée par un principe légal, le droit de se taire qui « découle du principe de présomption d’innocence », selon lequel c’est l’accusation qui doit prouver la culpabilité.
Il s’ensuit que l’accusé n’a pas à collaborer à la recherche de la vérité, qu’il a le droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Dalloz, Droit de se taire [4])

5. Silence d’un participant ratifié

Dans une interaction argumentative où tous les participants ratifiés ont les mêmes droits à la parole, un participant peut néanmoins garder le silence.
Ce silence pleinement audible par les autres participants peut être sans lien avec la discussion : (J’ai un énorme mal de tête) ou être un acte sémiotique intentionnel
— de rejet de la discussion :  J’en ai marre de ces débats
— de réfutation visant la question discutée, V. Tranquillité :

Je n’interviens pas parce que :
— Nous n’avons pas à / je ne veux pas discuter de cela ici, maintenant, avec toi…
— Tout cela est résolu de façon satisfaisante depuis longtemps.
— Mon opinion est faite, et je n’ai pas l’intention de revenir sur ce sujet.


[1] Abbé [Henri Jean-Baptiste] Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs. Préface de R. Badinter. Paris, Stock, 1989, note p. 179.

[2] Je dois cet exemple à Michel Goldberg, qui m’a signalé que le Dictionnaire (2016) reproduisait l’erreur traditionnelle des chameaux et du Coran.

[3] Jean Rychner, Introduction aux Lais de Marie de France, Paris, Champion, 1978, p. X-XI

[4]  https://actu.dalloz-etudiant.fr/focus-sur/article/le-droit-de-se-taire-en-droit-penal/h/1bc5e68a0f69dab55c8216f26a7de43d.html (15-10-21)

[5] https://actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/prohibition-du-deni-de-justice-le-juge-ne-peut-echapper-a-levaluation-du-dommage/h/aade02cd02164fc021451a46b67f768b.html (15-10-21)


 

Serment — Promesse

1. Promesse

La promesse est une obligation librement contractée de faire quelque chose dans le futur.
Dans le langage ordinaire, la promesse est un simple renforcement  du dire ;

Je viendrai => il m’a dit qu’il viendrait
Je te promets de venir => il m’a promis de venir.

La promesse reçue est une bonne raison pour l’interlocuteur de croire en sa réalisation (Walton, V. Typologie Contemporaines).

Si Pierre a dit / promis à Paul de passer vers 8h, alors a l’obligation d’y aller. Cette obligation constitue à elle seule une bonne raison ; “On a promis d’y aller, on y va”.

Si Pierre a dit / promis à Paul de passer vers 8h, alors Paul a une bonne raison de croire que Pierre passera vers 8h, d’attendre Paul vers 8h, etc.

La promesse correspond au serment dit promissoire. Le serment purgatoire porte sur le passé et permet de se disculper d’une accusation, même hors de tout cadre juridique : “j’ai pas fait ça, je te jure / je te promets que je l’ai pas fait”.

2. Serment dans la rhétorique ancienne

Le serment dont il est question dans la rhétorique ancienne est le serment judiciaire, V. Preuves “techniques” et “non techniques”.
Prêté dans les formes requises devant le tribunal, il appelle les puissances surnaturelles à garantir de la vérité de ce qui est affirmé sous serment. Il a en conséquence la valeur d’une preuve absolue ou décisoire, devant emporter la décision. Le faux serment appelle la colère des Dieux.
Le serment décisoire certifie la vérité d’une déclaration, comme l’ordalie certifie l’innocence d’une personne :

A l’origine, le serment probatoire et décisoire ne se distingue pas de l’ordalie ou jugement de Dieu : l’ordalie est un serment en action ; le serment, une ordalie en parole. (Ibid., p. 762, col.2)

Le serment certifie la véridicité du témoignage, qui est réservé aux hommes. Le mot témoignage lui-même contient peut-être une trace du serment qui le fonde. Témoignage vient du latin testĭmōnǐum. Le mot latin testis est donné par Gaffiot comme homonyme entre “1. Témoin ; 2. Testicule”. Un lien entre les deux sens est peut-être fourni par le fait que le serment validant le témoignage aurait été accompagné d’un geste du témoin  sur ses testicules. La Genèse mentionne métonymiquement, un tel geste lors de la prestation de serment promissoire, mais sur la personne à qui on prête serment (ici, Abraham), non pas sur celle qui prête serment (ici le serviteur) :

2 Abraham dit à son plus ancien serviteur, […] : « Mets ta main sous ma cuisse 3 et je vais te faire jurer au nom de l’Éternel, […] 9 Le serviteur mit sa main sous la cuisse de son seigneur Abraham et lui jura de se conformer à ces paroles. [1]

3. Serment, charge de la preuve et présomption d’innocence

Dans le droit ancien, toute la procédure judiciaire est sous le signe du serment. Le juge, les orateurs, les parties prêtent serment, les témoins sont liés par le serment prêté par leur partie :

Dans le droit primitif, le serment des parties et celui des témoins se confondent presque, parce que les témoins se déclarent toujours pour l’une ou l’autre partie. Ils ne déposent pas sur ce qu’ils savent ; ils manifestent leurs préférences. Ils le font ouvertement, solennellement. Parents ou amis, ce sont des partisans assermentés, des cojureurs. (Daremberg & Saglio, Jusjurandum, p. 765, col. 1)

Toutes les preuves apportées par la “technique rhétorique” sont développées sur ce fond de témoignages et de serment supposées constituer des preuves absolues et décider de l’issue du procès.
Mais la force même du serment fait sa faiblesse : c’est un instrument trop puissant, que le droit a dû restreindre :

Les législateurs recherchèrent avec soin lequel des deux adversaires devait avoir un droit de préférence exclusive pour le serment ou, si on les faisait jurer tous les deux, lequel devait avoir un droit de priorité et être cru sur son serment. Le meilleur exemple de cette évolution est la loi de Gortyne. Le juge y doit juger d’après le serment de la partie dans des cas formellement déterminés lorsque la preuve ordinaire par témoignage est inapplicable ou insuffisante. Tantôt un seul des adversaires est obligé ou admis à prêter serment ; tantôt ils peuvent y être autorisés tous les deux, mais […] le plus souvent, le défendeur jure seul ou a l’avantage du serment privilégié. La règle, d’où l’on ne s’écarte que dans des circonstances spéciales, c’est encore la prestation du serment par le défendeur. (Ibid., p. 763, col. 1)

Le serment étant libératoire, chacune des parties serait sans doute heureuse de pouvoir prêter serment. Le juge doit donc arbitrer, c’est-à-dire déférer le serment, à la partie à laquelle il accorde de fait la possibilité de se disculper. En Grèce ancienne, le serment était déféré préférentiellement au défenseur, ce qui est une façon de lui accorder une présomption d’innocence, et de faire peser sur l’accusateur le poids de la charge de la preuve,

En déférant le serment au défenseur, le juge manifeste que l’accusateur n’a pas réussi à apporter la preuve incontestable de son accusation.
En pratique, le serment est déféré au défenseur pour suppléer à cette insuffisance des preuves apportées par l’accusateur. De décisoire, le serment devient simplement supplétoire.

Il s’ensuit que si la partie à qui le serment est déféré refuse de prêter serment, son refus sera considéré comme un aveu de culpabilité.

V. Force d’un argument


[1] Genèse 24, 2 et 24, 9, trad. Segond. https://saintebible.com/lsg/genesis/24.htm

 

 

Série, argumentations en –

L’argumentation  en série une argumentation où les conclusions obtenues sont immédiatement réutilisées comme arguments pour une nouvelle conclusion, jusqu’à une conclusion ultime.
L’argumentation en chaîne ou en série (ang. serial argumentation, Beardsley 1975, cité in Wreen 1999, p. 886) est également appelée argumentation subordonnée (subordinate argumentation, Eemeren et Grootendorst 1992). Elle est connue traditionnellement sous le nom de polysyllogisme ou de sorite.

L’argumentation en série se schématise comme suit :

Arg1 => Concl1 = Arg2 => Concl2 = Arg3 => … => Concln

Les argumentations élémentaires composant l’argumentation en série peuvent exploiter n’importe quel type d’argument, et avoir une structure d’argumentation simple, convergente ou liée.

Dans le cas d’une chaîne où chaque argumentation conclut par défaut, il y a un affaiblissement des conclusions au fur et à mesure que l’on tire de nouvelles conclusions sur la base des conclusions précédentes.  Dans ces séries, tout se passe comme si les poids des réfutations potentielles (Rebuttal, V. Modèle de Toulmin) allaient s’accumulant jusqu’à la rupture de la chaîne. C’est ce qui fait sans doute la principale faiblesse du raisonnement par défaut.

Argumentation en série et argumentation convergente

Certaines argumentations peuvent être représentées comme des argumentations en série ou des argumentations convergentes. L’exemple suivant est inspiré de Bassham (2003, p. 72) :

Pierre est têtu, c’est un Taureau, il ne saura pas négocier.

1. Première reconstruction, une argumentation en série

Pierre est Taureau DONC il est têtu, DONC il ne saura pas négocier.
Pierre est têtu, (EN EFFET, PUISQUE…) c’est un taureau, il ne saura pas négocier.

(A) Première argumentation (1) Pierre est Taureau, DONC (2) il est têtu.

(A.i) : Définition technique de “être un Taureau” :
« [Le Taureau] reste sur ses positions sans accepter d’en changer » [1]

(A.ii) : Instanciation de la définition et conclusion :
« Pierre reste sur ses positions sans accepter d’en changer ».

(A.iii) : Définition lexicale de têtu : « B.1a Qui est obstinément attaché à ses opinions, à ses décisions ; qui est insensible aux raisons, aux arguments qu’on lui oppose. » (TLFi, Têtu)

(A.iv) : (A.i) et (A.iii) sont dans une relation de paraphrase.

(A.v) : Conclusion, par substitution du défini (têtu) à la définition, (2) Pierre est têtu.

(B) Seconde argumentation, (2) Pierre est têtu, DONC (3) il ne saura pas négocier

(B.i) : Définition technique de négociation : « [La négociation] implique la confrontation d’intérêts incompatibles sur divers points (de négociation) que chaque interlocuteur va tenter de rendre compatibles par un jeu de concessions mutuelles » (Wikipedia, Conciliation, 20 – 09 – 2013).

(B.ii) : « Être têtu » (v. A.iii) et rentrer dans « un jeu de concessions mutuelles » sont des contraires.

(B.iii) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(B.iv) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

On donc affaire à une argumentation en série :

Arg1 => [Concl1 = Arg2] => Concl2

2. Seconde reconstruction, deux arguments convergent vers la même conclusion

(C) Première argumentation, (1) Pierre est un Taureau, (3) il ne saura pas négocier

(C.i) : Les deux définitions techniques (A.i) et (B.i) sont en relation de contrariété.

(C.ii) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(C.iii) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

ou bien :

(C.i’) : Définition technique : « le négociateur doit demeurer souple, calme, et faire preuve de sang-froid »[2]

(C.ii’) : « [la promptitude du Taureau] à accumuler aussi bien les sentiments et les rancunes le rend capable de fortes colères » [3]

(C.iii’) : (C.i’) et C.ii’) sont des contraires.

(C.iv’) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(C.v) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

(D) Seconde argumentation, (2) Pierre est têtu, (3) il ne saura pas négocier :

(D.i) : (A.iii) et (B.i) sont des contraires, voir (B.ii).

(D.ii) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(D.iii) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

On a maintenant affaire à deux argumentations convergentes, qui soutiennent la même conclusion :

On peut également penser que le second énoncé “Pierre est têtu” ne fait qu’expliciter le premier énoncé “Pierre est Taureau”, et qu’il n’y a finalement qu’un seul et même argument dans cette argumentation.