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Liaison: Argumentation à prémisses liées

L’argumentation liée (ang. linked, coordinate argumentation) est définie comme une argumentation où la conclusion repose sur plusieurs propositions dont la combinaison produit un argument.
On dit également que la conclusion est soutenue par un ensemble de prémisses interdépendantes ; ou que ces propositions ne sont suffisantes pour la conclusion que si elles sont prises conjointement.

Ce vocabulaire risque de mélanger deux questions bien distinctes :
— D’une part, celle du mode de liaison de propositions dont l’ensemble constitue un seul argument, la notion de liaison étant alors constitutive de celle d’argument
— D’autre part, celle du mode de combinaison d’arguments de façon à produire une conclusion concluante. La notion de liaison est alors constitutive de celle d’argument concluant.

1. Propositions liées de façon à produire un argument

L’expression argumentation liée s’entend comme argumentation reposant sur des prémisses liées. Comme on ne parle de prémisse (majeure, mineure, V. Syllogisme) que dans la perspective d’une conclusion, l’expression prémisses liées est un pléonasme, mais il est difficile de s’en passer. En fait, ce sont des propositions qui sont liées, de façon à les constituer en prémisses, cette combinaison constituant un seul argument soutenant une conclusion.

Le syllogisme classique a une structure liée : “tous les membres de cette Société ont plus de 30 ans”, n’est un argument pour “Pierre a plus de 30 ans” que si on la combine avec la proposition “Pierre est membre de cette Société”.

Schématisation de l’argumentation liée :

 

Dans la composante assertive du modèle de Toulmin, l’énoncé pris pour Donnée (Data) ne devient un argument que lorsqu’il est pris conjointement avec sa Loi de passage (Warrant) et sa Garantie (Backing). Ce schéma présente donc une structure liée.

2. Convergence et liaison

2.1 Argumentation à prémisses liées et argumentation convergente

Les notions de liaison et de convergence ne décrivent pas des phénomènes de même niveau ; plusieurs arguments convergent sur une même conclusion, et plusieurs énoncés sont liés de façon à constituer un argument (pour une certaine conclusion).

Comme toutes les argumentations convergentes sont constituées de plusieurs arguments, il s’ensuit que toutes les argumentations convergentes sont aussi, à un autre niveau, à prémisses liées, comme le montre le schéma complet de l’argumentation convergente :

— Schéma “Donnée + Loi de passage

— Schéma “Donnée + Warrant + Backing” :

2.2 Arguments liés de façon à produire une conclusion probante

L’effet de liaison joue également sur les arguments entrant dans une argumentation convergente, dont la force n’est pas la simple résultante du cumul des forces individuelles des arguments. Les argumentations indicielles, lorsqu’elles combinent des indices nécessaires en un faisceau nécessaire et suffisant, ainsi que les argumentations au cas par cas lorsqu’elles sont exhaustives bénéficient d’un effet de liaison, faisant que le tout a une force supérieure à celle de l’addition de chacune des parties.

2.3 Arguments convergents ou prémisses liée ?

Pour répondre à cette question, on considère une conclusion soutenue par un ensemble de prémisses, on prend une prémisse particulière, on regarde ce qui se passe si elle est fausse ou si on la supprime (Bassham 2003) :

— Si ce qui reste fournit une argumentation, on a affaire à une argumentation convergente :

(1) Pierre est intelligent, il présente bien, il fera un excellent négociateur
(2) Pierre est intelligent, il fera un excellent négociateur.
(3) Pierre présente bien, il fera un excellent négociateur.

Toutes ces argumentations sont recevables ; “Pierre est intelligent” et “Pierre présente bien” sont co-orientés vers la même conclusion.

— Si ce qui reste ne constitue plus une argumentation, on a affaire à une argumentation liée :

(1) Il a plu et il a gelé, il doit y avoir du verglas.
(2) Il a plu, il doit y avoir du verglas ?!
(3) Il a gelé, il doit y avoir du verglas ?!

La première argumentation est recevable telle quelle, les autres non, sauf considération du contexte, c’est-à-dire ajout de prémisses manquantes.

Walton considère que l’intérêt de cette distinction est de l’ordre de la réfutation :
— Dans le cas de l’argumentation liée, il suffit de montrer que l’une des prémisses est fausse ou inadmissible.
— Dans le cas d’argumentations convergentes, pour réfuter la conclusion, on doit réfuter chaque argument (Walton 1996, p. 175).
Il est possible de concéder un argument dans le cas de l’argumentation convergente, on ne peut pas renoncer à une prémisse dans le cas de l’argumentation liée.

L’utilité et la praticabilité de la distinction convergent/lié ont été mises en cause par Goddu (2007).
Fondamentalement, il s’agit de déterminer si on a affaire à une ou plusieurs bonnes raisons, de structurer le flux verbal en déterminant quels sont les blocs discursivement cohérents qui viennent étayer une conclusion.


 

Justification – Délibération

La différence entre la justification et la délibération est une question de référence temporelle. On délibère sur une question argumentative dont on ne connaît pas la réponse et on justifie une réponse déjà donnée à une question argumentative. La délibération se fait dans le doute, la justification sur la base d’une certitude.

— La délibération intervient dans un contexte de découverte. La délibération, intérieure ou collaborative porte sur une décision à prendre, Le raisonnement se développe des arguments jusqu’à une conclusion introduite par donc. Les arguments conditionnent la conclusion.

Question délibérative : Dois-je démissionner ?
Arguments : — J’ai envie d’aller à la pêche ; il faut que je passe plus de temps avec mes enfants
Conclusion / Réponse :  je dois démissionner

La décision étant prise, l’action suivra peut-être.

— Dans un contexte de justification le discours va de la conclusion aux arguments. J’ai démissionné, c’est un fait :

Question justificative : Pourquoi as-tu démissionné ? Justifie ta décision !
Réponse : J’ai consenti trop de sacrifices”.

Alors que la délibération est en donc, la justification est en parce que. Elle rappelle les arguments qui ont motivé la démission. Pour expliquer, rendre compte de la décision prise, je rappelle toutes les bonnes raisons qui m’ont poussé à le faire et, si nécessaire, j’en invente de nouvelles. Les mobiles intervenant lors d’une délibération intérieure peuvent n’avoir rien de commun avec les bonnes raisons avancées publiquement pour justifier la décision prise, V. Mobiles et motifs.

  justificative
Argumentation  
  délibérative

Dans le cas de la délibération, il y a une vraie incertitude sur la conclusion, qui est construite au cours d’un processus argumentatif cognitif et interactionnel. Dans le cas de la justification, la conclusion est déjà là. Le doute et le contre-discours sont fonctionnels dans la délibération, alors que la justification les efface.

Les mécanismes de l’argumentation valent pour la justification et pour la délibération. Les mêmes arguments, qui étaient délibératifs, deviennent justificatifs : on explique la décision prise, V. Explication.

La disposition textuelle (monologale) justificative expose en premier la conclusion, puis les arguments la justifiant, et réfute les arguments qui s’y opposent. La disposition textuelle (monologale) délibérative part des données, des arguments, et construit la conclusion. Le jury délibère, le jugement justifie la décision.

Les situations de délibération et de justification pures représentent des cas limites : je ne sais vraiment pas ce que je vais conclure et faire ; je suis sûr d’avoir bien fait. Un même argumentateur peut osciller d’une posture (footing) délibérative à une posture justificative, par exemple si, au cours de sa justification il remet en question la décision qu’il a prise.

Si l’on postule que toute argumentation qui se présente comme délibérative est en fait orientée par une décision inconsciemment prise, tout est justification. Mais l’organisation institutionnelle des débats réintroduit de la délibération. Le débat peut parfaitement être délibératif alors que chacune des parties vient avec des positions et des conclusions fermement établies et dûment justifiées. Le choc des justifications produit de la délibération.


 

Justice, Règle de –

La « règle de justice » demande que « tous les êtres d’une même catégorie doivent être traités de la même façon » (Perelman),  c’est-à-dire selon l’ordre qui leur est assigné  dans cette catégorie.


Perelman & Olbrechts-Tyteca présentent la règle de justice comme un principe argumentatif fondamental, et citent quelques-unes des catégories qui, historiquement ont réglé la répartition des biens, c’est-à-dire la façon de partager le gâteau :

Tous les êtres d’une même catégorie doivent être traités de la même façon.
À chacun selon son mérite ; à chacun selon sa naissance ; à chacun selon ses besoins. (Perelman [1963], p. 26).

Ce principe fonde les revendications comme “à travail égal, salaire égal” ; “à rendement égal, salaire égal”. Les domaines d’application sont nombreux :

à chacun selon son ordre d’arrivée (répartition des prix)
à chacun selon le tirage au sort (service militaire ; loterie)
à chacun selon sa taille (uniformes)
à chacun selon ses revenus (impôt)

Pour que le règle de justice puisse fonctionner, il faut disposer 1) d’une catégorie et d’une échelle définissant et hiérarchisant ses membres, et 2) d’une catégorie et d’une échelle définissant et hiérarchisant les traitements qui leur sont réservée.

(1) Définition et hiérarchisation des « êtres » concernés :
Qui peut travailler ? Comment se hiérarchisent les tâches?

Les individus sont d’abord classés comme membres d’une catégorie générale comme :“être né” ; « “avoir des besoins” ; “avoir du mérite” (on peut mériter une punition ; démériter c’est avoir un mérite négatif) ; “avoir travaillé tant d’heure, fabriqué telle quantité de produits”, etc. Il faut donc d’abord donner les critères d’appartenance à la catégorie considérée, c’est-à-dire définir ce qu’on entend par “naissance, mérite, travail”.

On doit ensuite établir une hiérarchie interne  à la catégorie des  modes de naissance, des types de mérite, et des quantités de travail. Cette hiérarchie fondera les jugements :

P a travaillé autant que /plus que /moins que Q or R

(2) Définition et hiérarchisation des modes de « traitements »  des êtres concernés : Qu’est-ce qui constitue une rémunération ?
Comment les rémunérations sont-elles liées à la hiérarchie des tâches?

On doit enfin convenir d’une échelle des récompenses (et des peines) associées à la hiérarchie intra-catégorielle précédente :  Quel salaire pour quel travail ?

Ces hiérarchies  ordonnées peuvent être représentées par à des échelles argumentatives.

Il s’ensuit que la règle de justice engendre trois types de questions argumentatives spécifiques,
— Conflits de catégorisation sur l’opération (1) : définition d’une catégorie (qui est mathématicien ?), et conflit de catégorisation : l’individu X fait-il bien partie de la tribu (est-il un vrai mathématicien ?)

— Conflits de hiérarchisation sur l’opération (2), sur la définition d’une métrique (les critères d’excellence en mathématique).

— Conflits sur l’opération (3), définissant l’échelle des récompenses et des peines.

Ces hiérarchisations rendent la règle de justice plus complexe que a a pari. La pratique suivante est fondée sur un argument a pari strictement appliqué (pas de hiérarchie des crimes, pas de hiérarchie des peines) :

Le général Baclay, c’était aussi un drôle de numéro matricule. Mais une drôle de femme, très juste à sa façon. Elle fusillait de la même manière femme et homme, tous les voleurs, que ça ait volé une aiguille ou un bœuf. Un voleur c’est un voleur et ça les fusillait tous. C’était équitable.
Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, 2000 [1]

La justice comme exclusion de l’arbitraire

L’opération (i) met “chacun dans sa catégorie”, est la règle de justice prend ces catégories comme des données, sans s’interroger sur leur constitution. Le second exemple de Perelman “à chacun selon sa naissance” montre que la règle dite de justice peut servir l’injustice : “à chacun selon son genre ;
à chacun selon la couleur de sa peau”.

Au niveau de l’opération (2), la règle de justice est supposée s’appliquer de façon linéaire, à tous les membres du groupe, mais les règles concrètes incluent des bornes, des seuils et des principes de lissage. Pour l’impôt, la règle “à chacun selon son revenu” s’applique à partir d’un certain revenu ; elle est non linéaire, elle admet des seuils.

En vertu du principe “qui favorise défavorise”, la règle de justice, crée obligatoirement d’innombrables sentiments d’injustice. Si les biens sont répartis selon les mérites, ils ne le sont pas selon la naissance ni selon les besoins. Elle ne peut être dite “de justice” qu’en tant qu’elle s’oppose à l’arbitraire du principe “à chacun selon mon bon plaisir”. C’est une règle d’exclusion de l’arbitraire, non pas de l’injustice.

La règle de justice n’est dite “juste” que parce que la catégorie et la relation d’ordre ont été définies en faisant abstraction des cas à juger : “C’est juste parce que la règle existait avant votre cas”.


[1] Paris, Le Seuil, p. 111.


 

Juste milieu, arg. du –

L’argument de la modération s’oppose à l’appel au radicalisme.  L’argument du juste milieu établit une moyenne entre les positions en présence, sans forcément tenir compte de leurs arguments.


    • Lat. arg. ad temperentiam; temperantia, “modération, mesure”

1. Appel à la modération, appel à la radicalisation

En politique, la modération s’oppose au radicalisme ou à l’extrémisme, comme le réformisme à la révolution. L’argument de la modération privilégie la nécessité de s’en tenir à la pratique, au compromis, de tenir des positions inclusives, de changer petit à petit les choses, etc.
L’appel au radicalisme se développe dans des discours qui mettent en avant l’urgence de la décision, le nécessité d’un nouveau départ, d’éviter l’enlisement, la volonté d’être fidèle à ses principes posés comme des antinomies, « la liberté ou la mort ».

Les éthos et les états émotionnels associés respectivement à la modération et au radicalisme sont nettement contrastés :

Conservateur vs révolutionnaire.
Ouvert au dialogue et au compromis vs intransigeant.
Réaliste vs idéaliste.
Calme vs exaltation.

2. Argument du juste milieu

L’argument du juste milieu établit une moyenne entre les positions en présence, sans forcément tenir compte des arguments sur lesquels elles s’appuient .
Il justifie une mesure en montrant qu’elle ne donne satisfaction à aucune des parties en compétition qu’elle présente comme des extrêmes.
Il permet à son utilisateur de se situer dans la position du tiers responsable, V. Rôles.

Les organisations patronales m’attaquent, les syndicats ouvriers aussi, donc ma politique est juste.
Je me tiens éloigné des extrêmes.

Le christianisme a rétabli dans l’architecture, comme dans les autres arts, les véritables proportions. Nos temples, moins petits que ceux d’Athènes, et moins gigantesques que ceux de Memphis, se tiennent dans ce sage milieu où règnent le beau et le goût par excellence.
Châteaubriand, Le Génie du christianisme [1802].[1]

La position intermédiaire est valorisée : “la vertu est dans l’entre-deux” (lat. in medio jacet virtus):

Ni téméraire, ni lâche, simplement courageux.

L’argument du juste milieu est combattu par l’argument de la situation exceptionnelle qui demande des mesures radicales.

Celui qui choisit le compromis sera stigmatisé comme une personne indécise ou qui ne veut pas examiner en détail les arguments des parties, “assez de discussion, coupons la poire en deux”. Comme le montre, si l’on ose dire, le cas du jugement de Salomon, cette division n’est pas toujours possible.


[1] 3e partie, livre 1, chap. 6. Tours, Mame, 1877, p. 194-195.


 

Ironie

L’ironie est une stratégie de destruction du discours, qui ridiculise un discours prétendant tenir la position haute, en s’appuyant sur une évidence contextuellement irréfutable.

1. L’ironie comme réfutation

Au point de départ de l’ironie, il y a un discours D0 hégémonique. Un discours hégémonique est un discours considéré comme vrai dans un groupe, ayant le pouvoir d’orienter ou de légitimer les actions du groupe et dans un rapport conflictuel avec un discours minoritaire. Dans une situation S0, le participant L1, le futur ironisé, cible de l’ironiste L2, a tenu un certain discours D0 avec lequel le futur ironiste n’était pas d’accord. Ce discours s’est constitué en discours micro-hégémonique. Le futur ironiste s’est soumis, sans être convaincu.

L11 (futur ironisé) : — Et si on faisait une grande balade jusqu’au sommet ?
L21 :(futur ironiste) : — Hmm… Paraît qu’il y a des passages scabreux
L1: — Pas de problème, je connais la balade, c’est facile
L2: — Ah bon alors…

Dans une situation ultérieure l’ironiste reprend des éléments de ce discours premier alors que les circonstances rendent ce discours intenable. Plus tard, alors qu’ils sont perdus sur un à-pic, l’ironiste dit :

L2x : — Pas de problème, je connais la balade, ça passe facile !

Ce dernier énoncé est étrange :

— À l’évidence, les circonstances rendent l’énoncé absurde.
— Si la discussion originelle a été oubliée, il est interprété comme une antiphrase.
— Si elle est encore présente dans la mémoire des participants, alors il y a ironie : L2_x refait entendre l’affirmation L1_2, alors que les circonstances la rendent manifestement fausse. Le mécanisme est du type ad hominem, où l’on oppose ce que l’adversaire dit à ce que tout le monde peut constater. Dans la mesure où les faits sont évidents, L1 se retrouve accusé non seulement de dire le faux, mais de dire des absurdités. L’ironie est méchante.

2. Destruction ironique et réfutation scientifique

On peut opposer comme suit la destruction ironique et la réfutation scientifiques :

Réfutation scientifique Destruction ironique
L1 dit D0 L1 dit D0 en S0
Le réfutateur L2 cite D0, en l’attribuant à L1 L’ironiste L2 dit D en S1 :

D reprend D0

— L’attribution de D0 à L1 n’est pas explicite ; soit elle est présente dans la mémoire discursive ; soit elle est signifiée indirectement dans D

Le réfutateur falsifie D0 par des arguments explicites et concluants L’évidence contextuelle détruit D=D0.
 Cette évidence est telle que (L2 estime que) elle n’a pas à être explicitée.

3. L’ironie argumentative est défaisable

Ducrot propose l’exemple suivant, constitué d’un énoncé et d’une description de la situation d’énonciation ; par commodité les différents stades ont été numérotés :

(1) Je vous ai annoncé hier que Pierre viendrait me voir aujourd’hui (2) et vous avez refusé de me croire. Je peux, aujourd’hui, (3) en vous montrant Pierre effectivement présent, vous dire sur le mode ironique. (4) « Vous voyez, Pierre n’est pas venu me voir. » (Ducrot 1984, p. 211)

(1) Vous a produit une suite non préférée, il y a donc eu débat entre les protagonistes en S0. (2) Le (futur) ironiste, Je, a perdu ce débat. (3) L’évidence de la présence de Pierre est donnée par Je mieux que comme un argument concluant, comme une “vraie preuve”, supposée “clouer le bec” et donner une bonne leçon à Vous.

Mais le fait ne fait pas preuve. Il n’y a pas de raison d’arrêter l’analyse en ce point. L’ironie est surtout étudiée en prenant pour objet l’énonciation ironique, alors que c’est un phénomène séquentiel, connaissant deux issues, l’une où l’ironie est heureuse, l’autre où elle est malheureuse. Je constate bien que Pierre est effectivement présent, mais cela ne prouve pas qu’il soit venu voir Je ; Vous peut répliquer :

Non, Pierre n’est pas venu te voir. Il est venu voir ta sœur.

L’application du topos de substitution des intentions, a permis ici de réfuter l’ironie, V. Mobiles. Pas plus que la métaphore, l’ironie n’est inaccessible à la réfutation.

4. L’ironie peut se passer de toute marque

Dans les années 1979-1980, la ville de Zürich a connu un mouvement de protestation des jeunes, qui a marqué les esprits. Müller est le nom des deux délégués du mouvement, Hans et Anna Müller.

Deux émissions TV ont provoqué un choc extrême dans le public Suisse alémanique. La première fut une programmation genre grand débat qui vu le chahut occasionné par des membres du mouvement, fut interrompue. La seconde, surnommée par la suite “Show des Muller” montra deux militants de la Bewegig (mouvement) habillés en bourgeois zurichois et tenant le discours de leurs adversaires (accroître la répression, fermer le centre autonome, etc.). La presse à sensation et certains individus orchestrèrent une véritable campagne de diffamation après le choc de la seconde émission. Signalons au passage que le terme “müllern” est entré dans le vocabulaire du mouvement avec un sens proche de “épater le bourgeois”. La mise en évidence de situations paradoxales fut une des spécialités des mouvements restant à la fois insaisissables et sachant pertinemment qu’il fallait “chauffer les médias” selon l’expression de McLuhan.
Gérald Béroud, Valeur travail et mouvement de jeunes, 1982.[1]

Le discours ironique D consiste dans la simple reprise « d’un air sérieux » du discours ironisé D0 par ses opposants ; D et D0 se recouvrent parfaitement. Le discours ironisé D0 est le discours bourgeois, non seulement dans ses contenus, ses modes d’énonciation et ses codes vestimentaires, mais aussi dans sa pratique de l’argumentation soumise aux normes bourgeoises de calme et de courtoisie, flanquée de son rituel contre-discours. C’est toute la pratique de “l’honorable discussion” contradictoire, poppérienne, qui est rejetée par les pratiques de rupture des Müller.

Avec son appel à l’évidence, l’ironie se situe à l’extrême bord de l’argumentation. Elle continue à fonctionner dans des situations dramatiques où l’argumentation est vaine ou impossible. Les remarques suivantes ont été écrites sous le régime dictatorial, de la Tchécoslovaquie d’avant 1989 :

Dans les milieux intellectuels, l’attitude à l’égard de la propagande officielle se traduit souvent par le même mépris condescendant que celui que l’on a pour le radotage d’un ivrogne ou les élucubrations d’un graphomane déséquilibré. Comme nos intellectuels apprécient particulièrement les subtilités d’un certain humour absurde, il peut leur arriver de lire pour le plaisir l’éditorial de Rude Pravo* ou les discours politiques qu’on y imprime. Mais il est très rare de rencontrer quelqu’un qui prend cela au sérieux. […]

Petr Fidelius, Prendre le mensonge au sérieux, 1984[2]
Le Rude Pravo était le journal du Parti communiste de Tchécoslovaquie, à l’époque du pouvoir communiste.


 

 

 

[1] Revue Internationale d’Action Communautaire 8/48, 1982, note 62, p. 28. L’émission de télévision en suisse allemand est disponible à l’adresse : http:// www.srf.ch/player/video?id=05f18417-ec5b-4b94-a4bf-293312e56afe] (20-09-2013).

[2] Esprit, 91-92, 1984, p. 16.


 

Invention: La collecte des arguments

Inventio, INVENTION
La collecte des arguments

L’inventio rhétorique exploite une méthode universelle de fouille du réel procédant par un questionnement systématique qui permet de dégager, structurer et exploiter l’information..

La théorie de l’argumentation comprend un volet formel et un volet substantiel. Le premier s’intéresse aux différents modes de passage d’un argument à une conclusion, autrement dit aux types d’argumentations. Le second porte sur la recherche et la sélection de contenus exploitables comme arguments, objet propre de la théorie de l’inventio. Le mot peut se traduire par “invention”, mais seulement au sens que le mot a dans l’invention, inventeur d’un trésor pour parler de la “découverte” et de son auteur. La rhétorique n’invente pas ses arguments au sens courant du terme, elle les découvre.

1. Une technique universelle de recherche de l’information

1.1 Organisation et questionnement du réel ordinaire

Le questionnement de l‘inventio repose une ontologie, qui est dérivée des Catégories d’Aristote (1b 25 sq. ; Tricot, p. 5). Cette ontologie organise le monde des événements selon les paramètres suivants :

Personne, Action, Temps, Lieu, Manière, Cause ou Raison …

Il s’agit d’une ontologie occidentale ; nous parlons d’ontologie tout court par ignorance d’autres ontologies. Les paramètres qui la composent varient selon les auteurs.
Selon Benveniste (1966, ch. VI), ces catégories de pensée sont liées aux catégories de langue. Ces paramètres sont des “têtes de chapitres” qui permettent d’effectuer un premier découpage de la réalité. Ils peuvent être rapprochés du système de complémentation des phrases, et de celui des mots interrogatifs.

Paramètres Question Exemple
Personne focus Qui ? Pierre
Temps Quand ? hier
Action Quoi ? a pu rencontrer Paul
Quantité Combien ? deux fois
Lieu Où ? à la brasserie Georges
Manière (*) Comment ? avec beaucoup de précautions
Moyen Comment ? grâce à la complicité de Paul
But, raison Pourquoi ? pour discuter de leurs affaires

(*) Modalités particulières de l’action

On peut parler de topique interrogative en référence aux questions elles-mêmes, ou de topique substantielle en référence aux informations concrètes qui leur répondent.
L’application systématique de cette grille interrogative fournit une méthode d’enquête permettant de collecter exhaustivement et d’organiser les informations relatives à un événement quelconque. Cette méthode interrogative est extrêmement efficace, toujours utilisée dans les enquêtes ordinaires sur le monde, et on ne voit pas comment elle pourrait ne pas l’être.
Elle est connue actuellement comme la méthode “QQOQCCP, Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Combien ? Pourquoi ?” (“Five W” en anglais). Au Moyen Âge, elle guidait la pratique des confesseurs pour traquer le péché (Robertson & Olson, 2017). On peut parler de questions “inquisitoires” [1] , au sens où une inquisition est définie comme une « enquête, recherche méthodique, rigoureuse » (TLFi, Inquisitoire) . Elle constitue un socle de la pensée ordinaire occidentale.

Les mots interrogatifs ont déjà été reconnus dans diverses langues à des fins différentes : à des fins spéculatives, dans le latin des scolastiques : cur, quomodo, quando [pourquoi, comment, quand] ; à des fins militaires en allemand, où la tétralogie “Wer ? Wo ? Wann ? Wie ?” est enseignée à toutes les recrues militaires comme canevas des renseignements que tout éclaireur en reconnaissance doit être capable de se procurer et de rapporter à ses chefs. (Tesnière 1959, p. 194)

[1]  Bien distinctes des questions inquisitoriales, posées par l’Inquisition, tribunal religieux créé au au Moyen Age par l’église catholique.

1.2 Exploitation de la topique interrogative

Du point de vue de la rhétorique, ces questions topiques guident la quête d’arguments, en focalisant sur chacun des points les plus généraux où il faut chercher les informations constituant la substance des arguments. Ces points sont désignés métaphoriquement comme des lieux, topoï (sg. topos) en grec, loci (sg. locus) en latin, V. Topos ; Types d’argument.

Examinons maintenant les lieux [loci] qui fournissent les arguments. […] pour moi, ce sont des bases [sedes] où se cachent les arguments et d’où il faut les tirer. En effet, toutes les terres ne produisent pas la même chose […] ; de même parmi les poissons, les uns aiment les fonds plats, les autres les fonds rocheux […] ; de même n’importe quel argument ne peut être tiré de n’importe où et il ne faut pas chercher sans discrimination. (Quintilien, I. O, V, 10 § 20-21 ; p. 132-133)

La discussion de la méthode de questionnement est reprise par Quintilien, dans la discussion des « états de cause » (I. O. III, 6 ; Cousin p. 160 sq. V. Stase). La liste des questions permettant de trouver des informations sur l’événement s’étend à

La définition, le genre, l’espèce les différences, les propriétés, l’élimination (finitio), la division, l’origine, les accroissements, les similitudes, les dissemblances, les contraires, les conséquences, les causes efficientes, les effets, les résultats, la comparaison, qui est subdivisée en plusieurs espèces. (id. V, 10, 94).

Cette liste utilise le même principe de liste de points qui doivent être interrogés pour constituer un tableau du fait discuté. Dans une perspective judiciaire, la question de l’acte “ Quoi ? De quoi s’agit-il ?” porte sur la définition, et se subdivise selon les éléments essentiels de la définition. Se constitue ainsi une liste de types d’arguments en fonction de leur source:  arguments tirés de la définition, du genre, de l’espèce… de l’origine (de la cause…), des analogues, des contraires, etc.

Une question topique est une question portant sur un de ces paramètres, considéré métaphoriquement comme un “lieu”. L’ensemble de ces questions constitue ainsi une topique. Chacun de ces lieux généraux constituent un domaine spécifique, lui-même structuré selon un ensemble de paramètres liés à des sous-questions constituant des sous-topiques, voir §2 Topique de la personne). Les “têtes de chapitres” pertinentes ainsi déterminées sont les points d’engendrement du texte.

D’une façon générale, tout domaine structuré est organisable selon cette méthode de questionnement. Comme ces “têtes de chapitres” correspondent à des types d’arguments, le terme topique peut être utilisé pour désigner un ensemble des types d’arguments caractérisant le domaine, ou les plus courants dans le domaine, V. Topique politique ; Topique juridique.

1.3 La méthode

Ces rubriques permettent d’atteindre des informations qui peuvent être très précises et concrètes,

— Quand [avez-vous établi le contact] ?
— Le 23 juillet 2020 à 20h32.

L’ensemble des informations recueillies permet de constituer une documentation exhaustive et méthodique sur un événement. Cette documentation peut être utilisée comme base d’une description, d’une narration, d’un rapport, d’un article de journal, d’un essai etc. Elle n’est pas, dans son principe, liée spécifiquement à un souci argumentatif, mais les informations qu’elle réunit peuvent aussi être traitées comme des données qui, structurées par un principe inférentiel, conduiront à des conclusions.

La qualité de la documentation obtenue dépend entièrement de la façon dont sont obtenues les réponses, selon qu’elles sont ou non construites sur une base empirique.

— Elles peuvent être fournies a posteriori, c’est-à-dire après une enquête complète et documentée sur les spécificités du cas. Les arguments obtenus sont dits “non techniques”, parce qu’obtenus sans le secours de l’art rhétorique.

— Elles peuvent être forgées a priori. L’argumentation s’alimente alors d’endoxa, de représentations socialement admises et d’idées préconçues plausibles, au sens d’approuvée par le groupe social concerné. Les conclusions de ces argumentations sont des “preuves rhétoriques”, “preuves techniques, qui peuvent être d’une efficacité redoutable lorsqu’elles se substituent à l’enquête empirique, V. Probable, plausible, vraisemblable.

Dans les deux cas, la base documentaire réunie nourrit la machine inférentielle argumentative. Si elle fonctionne sur la base de données endoxales, a priori, obtenus par la méthode “technique”, une argumentation de bureau produira une conclusion elle-même endoxale. Cette argumentation endoxale se développe naturellement lorsque les données concrètes manquent, ou que l’information disponible ne va pas dans le sens de la cause. C’est alors que le rhéteur déploie, à ses risques et périls, son habileté “technique” en suppléant à l’information factuelle manquante l’information plausible exprimée par les lieux communs. Les certitudes s’appuyant sur la doxa viennent alors combler les lacunes de l’information.

2. Topique de la personne

2.1 Paramètres de la personne

Dans le cadre des représentations et des valeurs de la société romaine du 1er siècle, Quintilien considère les paramètres suivants qui guident l’enquête sur une personne :

Famille ? — Nation, patrie ? — Sexe ? — Âge ? — Fortune, condition ? — Dispositions caractérielles ? — Genre de vie ?

Cet ensemble constitue la sous-topique attachée à la question Qui ? de la topique substantielle universelle précédemment définie. Tous les autres lieux admettent leurs propres sous-topiques : topique du lieu, du temps, etc.

L’argumentation rhétorique “technique” élabore ses conclusions sur ces endoxa, en l’absence ou au mépris des données concrètes de l’enquête. Quintilien propose les lignes argumentatives suivantes.

— « La famille, car on croit généralement que les fils ressemblent à leurs père et mère et à leurs ancêtres, et cette ressemblance est parfois la cause de leur comportement, honnête ou honteux » (I. O., V, 10, 24 ; p. 133). L’enquête sur la famille permettra par exemple de recueillir des informations “son père est de bonne famille”, ou “son père a été condamné”. Les informations venant sous ce topos fournissent les arguments permettant par exemple l’application de la règle “tel père, tel fils”, qui fonde des inférences comme :

Le père a été condamné, donc le fils a une “lourde hérédité”.
Il a commis une erreur, mais son père est de bonne famille, bon sang il ne saurait mentir, il mérite donc une seconde chance.

Le topos “À père avare, fils prodigue” s’oppose au précédent : si le père a un vice, le stéréotype sociolinguistique n’attribue pas au fils la vertu correspondante, mais soit le même vice, soit le vice opposé.

— « La nation », « la patrie » (ibid., 24 ; 25 ; p.133). La question sur la nation permet de dégager les stéréotypes nationaux : “s’il est Espagnol, il est fier, s’il est Britannique, il est flegmatique”. Ces conclusions “il est fier, il est flegmatique” serviront ensuite comme prémisses pour d’autres conclusions désirées.

— « Le sexe,étant donné qu’on croit plus aisément à un vol de la part d’un homme, à un empoisonnement de la part d’une femme » (ibid., 25 ; p. 133-4). Si l’enquête sur l’empoisonnement conclut à la culpabilité d’une femme, tout est dans l’ordre.

— « L’âge », qui peut être une circonstance atténuante ou aggravante ; « l’état physique car l’on invoque souvent comme argument pour la débauche la beauté, pour l’agressivité la force » (ibid., 25 ; p. 134). Autrement dit, “il est beau, c’est un débauché” est plus vraisemblable-persuasif que “il est beau, donc il mène une vie de saint”. Si A est plus fort que B, alors “A est plus agressif que B” est vraisemblable, et, en conséquence, si A et B se sont battus, “c’est A qui a attaqué B”, en d’autres termes, A supporte la charge de la preuve. Ces inférences se retournent par appel au paradoxe du vraisemblable : “c’est B qui a attaqué A, parce qu’il savait que les vraisemblances (les apparences) étaient contre A”.

— « La fortune », « la différence de condition entre un homme célèbre ou un homme obscur, un magistrat ou un simple particulier, un père ou un fils, un citoyen ou un étranger, un homme libre ou un esclave, un homme marié ou un célibataire, un père de famille ou un homme sans enfants » (ibid., 26 ; p. 134). Sous cette rubrique viennent l’ensemble des rôles sociaux et les lieux communs qui leur sont associés. S’il est possible de dire de quelqu’un que c’est un paysan du Danube, on pourra lui appliquer le topos de la personne qui dit forcément la vérité, V. Richesse. Un vieil homme de la campagne, assis sur un banc dans le soleil couchant, donnera certainement quelque réflexion profonde et vraie sur le temps qu’il va faire et l’état actuel du monde.

— « Les dispositions caractérielles : car l’avarice, l’irascibilité, la pitié, la cruauté, la sévérité, et autres traits semblables, portent souvent à croire ou à ne pas croire à un acte donné » (ibid., 27, p. 134) : “l’assassinat a été commis de manière particulièrement cruelle, Pierre est cruel, donc l’assassin, c’est lui”.

— « Le genre de vie », « fastueux ou frugal ou sordide ; les occupations aussi (car l’activité diffère s’il s’agit d’un paysan, d’un homme de loi, d’un homme d’affaire, d’un soldat, d’un marin, d’un médecin. » (Ibid.). Se situent sous cette rubrique toutes les caractéristiques relevant de l’éthos professionnel.

— « Les prétentions des individus à paraître riches ou éloquents, justes ou influents » (id., 28), V. Mobiles

— « Les activités et les paroles antérieures », qui servent à déterminer les mobiles et les précédents (ibid., 28, p. 134).

— « Les troubles de l’âme, […] la colère, l’épouvante » (ibid., 28, p.134-135), V. Émotions.

— « Les desseins » (ibid., 29, p.135).

— « Le nom », V. Nom (ibid., 30, p.135).

2.2 Tirer le portrait

Les questions associées à ces paramètres de la personne permettent de recueillir et de structurer l’information caractérisant un être ou un événement donné. En regroupant les réponses à ces questions, on peut construire un portrait comme le suivant :

Un homme de trente ans, français, breton, allure sportive, de bonne famille, n’ayant jamais terminé ses études, très aimable avec ses voisins, vivant seul, ayant beaucoup d’amis, menant une vie rangée, employé dans une pharmacie, sans grande ambition…

Chacun des éléments constituant ce portrait est en lui-même parfaitement recevable, et peut être légitimement prise pour prémisse dans une enquête concernant cette personne.

D’autre part à chacune de ces informations correspond des endoxa caractéristiques, sur les hommes de trente ans, les français, les bretons, etc.

2.3 Argumenter sur les données collectées

Le questionnement guide la constitution d’un stock de prémisses. Le raisonnement part de d’information comme “Pierre est un X”, prend pour principe de caractérisation le stéréotype “les X sont comme ça”, et conclut que “Pierre est comme ça”.

Soit une question argumentative “Untel a-t-il commis ce crime affreux ?

1) L’enquête suit le fil du questionnement, à commencer par la question Qui ? Qui est Untel ? ; cette question couvre la question dérivée “Quelle nationalité ?”. On enregistre ici le fait que Untel est Syldave.

Cette information factuelle figure normalement dans le dossier de Untel, mais on ne sait pas si elle se révélera pertinente pour l’enquête. Elle peut l’être, par exemple si Untel est à l’étranger et si se pose la question de son extradition. Dans ces cas, l’information est un élément matériel du dossier, indiscutable (a-stasique) et comme telle, elle est considérée par la rhétorique comme un élément non technique.

2) Endoxon sur les Syldaves. De nombreux stéréotypes de tous ordres sont attachés à la nationalité, “les Syldaves sont comme ça”. Chacun de ces jugements comporte une orientation argumentative particulière. Par exemple, supposons qu’il se dise que “les Syldaves sont d’un naturel paisible/sanguinaire”.

3) L’instanciation de cet endoxon est exploitée comme un argument allant dans le sens de l’innocence / de la culpabilité de Untel. Si l’instanciation de la définition endoxale dit que “Untel est (certainement) d’un naturel paisible / sanguinaire”, on en dérive, par application directe au cas considéré, “la culpabilité de Untel est peu plausible/plausible”.

On continuera la recherche en posant toutes les questions constituant la topique interrogative de la personne, voir infra. Puis on enchaînera par les autres questions composant la topique interrogative générale … où, quand, … cela s’est-il passé ?

D’autres questions topiques posées à propos du même Untel pourraient fournir d’autres orientations, éventuellement incompatibles.

Ces questions mettent à jour des possibilités, qui créent des présomptions et placent la charge de la preuve sur la base de jugements préétablis, indépendamment du résultat de toute enquête détaillée sur l’affaire.

2.4 La littérature de “caractères”

Elle fournit une technique de construction du portrait. Elle établit ainsi un lien entre argumentation et littérature, littérature des “Caractères”, en premier lieu ceux de Théophraste, mais d’une façon générale littérature des portraits et des mœurs. On passe de l’éthos à l’éthopée. On n’est plus dans le domaine de l’auto-fiction mais dans celui de la fiction tout court. Cet éthos fictionnel articule l’éthos en action et en paroles : on décrit les actions de l’Avare ou du Bavard et on reproduit ses discours.

De tels portraits décontextualisés peuvent être utilisés comme des stocks de jugement autorisés sur le type de personnage qu’ils dépeignent, V. Autorité. Ils servent de préparation à l’exercice de l’argumentation en situation, qui les appliquera à une personne particulière.

Historiquement, la littérature des portraits est liée à un processus éducatif, esthétique et cognitif cohérent d’écriture et de pensée contrôlées et systématiques, l’antithèse même d’une écriture automatique.

3. “Cette mauvaise fertilité des pensées communes” (Port-Royal)

Un lieu commun substantiel, ou lieu commun tout court, est fondamentalement un jugement partagé dans une communauté, sans aucun sens péjoratif. Un tel jugement trouve son usage optimal quand il est utilisé comme argument, puisqu’il est difficilement récusable dans cette communauté. Il exprime un accord socialement ratifié, préalablement à son usage dans une argumentation particulière. Les lieux communs constituent un plus petit dénominateur social partagés, et en tant que tels, sont de puissants instruments de cohésion orateur-auditoire.
Ces lieux communs peuvent porter sur n’importe quel élément de réalité; leur liste n’est pas close. Les plus prestigieux de ces lieux communs substantiels étaient rassemblés dans des “commonplace books”, ou “livres de sagesse”, comme les Adages d’Erasme, une forme littéraire qui n’a plus cours.

Mais la machine à collecter les prémisses est en fait surpuissante. Lorsqu’elle repose exclusivement sur des associations de certitudes constituant la doxa, elle permet de produire rapidement des images plausiblespersuasives, des choses et des événements, et par conséquent difficiles à réfuter sinon par d’autres endoxa, — mais empiriquement vides.
Port-Royal a sévèrement blâmé « cette mauvaise fertilité de pensées communes » :

Car tout ce qu’on peut prétendre par cette méthode est de trouver sur chaque sujet diverses pensées générales, ordinaires, éloignées […]. Or tant s’en faut qu’il soit utile de se procurer cette sorte d’abondance, qu’il n’y a rien qui gâte davantage le jugement.
Rien n’étouffe plus les bonnes semences que l’abondance des mauvaises herbes : rien ne rend un esprit plus stérile en pensées justes et solides que cette mauvaise fertilité de pensées communes. L’esprit s’accoutume à cette facilité, et ne fait plus d’effort pour trouver les raisons propres, particulières et naturelles, qui ne se découvrent que dans la considération attentive de son sujet. (Arnauld & Nicole, [1662], III, XVII; p. 235)


 

Inutilité, Arg. de l’– de l’article de loi

Arg. ab inutilitate (legis) ; de utilitas “utilité, intérêt”, et  lex “loi” ; argument de l’inutilité (de la loi). Angl. arg. from superfluity.

L’argument de l’inutilité relève de la logique juridique. il intervient lors de l’interprétation des lois et règlements. Cet argument invalide les argumentations qui amèneraient à considérer que deux lois sont redondantes, donc que l’une d’entre elles est inutile. C’est un principe d’économie.

Cet argument présuppose que le code est bien fait, et qu’aucun de ses éléments n’en paraphrase un autre ; il est supposé être laconique. Autrement dit, une interprétation d’une loi qui aboutit à rendre superflue une autre loi doit être rejetée : “l’interprétation I du passage A fait du passage B une reformulation du passage A, qui devient dès lors inutile. Il faut donc préférer une autre interprétation du passage A”. C’est une forme d’argumentation par l’absurde (conséquences indésirables).

L’argument par l’inutilité de la loi s’applique aux cas où l’énoncé d’une loi présuppose un état de fait ; toute nouvelle loi sur cet état de fait est donc inutile :
— Si l’établissement est interdit aux mineurs, il n’est pas besoin de préciser qu’il est interdit aux mineurs de consommer de l’alcool dans cet établissement ; il est inutile de légiférer sur ce point.
— Mais s’il est interdit aux mineurs de consommer de l’alcool dans l’établissement, c’est qu’il leur est permis de fréquenter l’établissement ; sinon la loi leur interdisant la consommation d’alcool serait inutile.

Supposons que le règlement d’une association demande que les décisions soient prises en assemblée générale, et qu’elle interdise à ses membres de voter sur les questions qui les concernent. Ces adhérents peuvent-ils être présents lors de la discussion de ces questions, ou doivent-ils sortir de la salle? Peuvent-ils participer aux séances de discussion sur ces questions?

Argumentation par l’inutilité du règlement : Oui, ils peuvent participer. Non, on n’a pas besoin d’établir une nouvelle règle précisant qu’ils peuvent participer. En effet, pour voter il faut faire partie de l’assemblée ; si on vous interdit de voter, c’est bien parce que vous faites partie de l’assemblée ; si vous ne faisiez pas partie de l’assemblée, alors il ne servirait à rien de vous interdire de voter. La précision est donc inutile. La disposition interdisant de voter doit être prise stricto sensu, elle n’a pas à être renforcée par une interdiction de participation ou de discussion.
— Argument “ce qui va sans dire va encore mieux en le disant” : “les personnes concernées ne prennent pas part au vote, mais participent à la séance de discussion sur les questions les concernant” ; le nouveau règlement est plus clair, au prix d’une légère redondance.

Principe d’économie et textes sacrés — Ce principe d’économie vaut pour les textes sacrés. Considérons le problème de l’application du topos des contraires à une prescription de la forme : “Ne faites pas cela dans telles et telles conditions”. Dans les cas ordinaires, on conclut que : “Hors de ces conditions, vous pouvez le faire”. La discussion a été menée dans le cas du Coran. Dans certains passages, on constate que parfois le texte mentionne explicitement le cas contraire (Coran, 4-23), selon le schéma :

(a) Ne faites pas cela dans telles et telles conditions. Hors de ces conditions, faites-le.

Alors que dans d’autres cas, le cas contraire n’est pas explicité :

(b) Ne faites pas cela dans telles et telles conditions !

Dans ce second cas, peut-on “compléter” par le topos des contraires ? Si on se donne la latitude d’ajouter au texte “Hors de ces conditions, faites-le !”, comme on le fait dans les cas courants, on rend inutile la précision littérale apportée dans le premier cas. Si l’on postule que le texte sacré est parfait, où rien n’est inutile ou superflu, alors on n’a pas de droit de conclure quoi que ce soit sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire dans le cas (b) ; ou alors, on doit se fonder sur une autre source de droit, par exemple la tradition.


 

Interprétation – Exégèse – Herméneutique

1. Des arts de comprendre les textes lointains — 2. Rhétorique “art de persuader” 
et herméneutique “art de comprendre” — 3. Les lien interprétant - interprété 
et argument - conclusion.

1. Des arts de comprendre

Herméneutique, exégèse et interprétation sont des arts de comprendre des données textuelles complexes comme – par ordre alphabétique – la Bible, le Code pénal, le Coran, l’Iliade, le Manifeste du parti communiste, le Talmud, les Upanishad (Boeckh [1886], p. 133 ; Gadamer [1967], p. 277 ; p. 280). Ces textes requérant une exégèse sont historiquement lointains, hermétiques, obscurs, profonds ou mystérieux ; leur sens n’est pas immédiatement accessible au lecteur contemporain. Il s’agit de l’établir le mieux possible afin de le préserver et de le transmettre correctement ; pour le croyant, une interprétation correcte est d’une importance vitale.

L’herméneutique est une approche philosophique de l’interprétation définie comme le partage d’une forme de vie, une recherche d’empathie avec le texte rapporté à la langue et à la culture où il a été produit. L’explication herméneutique s’oppose ainsi à l’explication physique, recherchée dans les sciences de la nature, où “expliquer” a le sens de “subsumer sous une loi physique”.

La psychanalyse et la linguistique ont montré que des actes et des paroles ordinaires demandent également être soumis à interprétation.

Mots et concepts — Le langage théorique est compliqué par la morphologie du lexique, comme toujours lorsqu’il n’a pas rompu avec la langue ordinaire. Quelle différence faut-il faire entre herméneutique, exégèse et interprétation ? Leurs trois séries lexicales ont un terme désignant l’agent (exégète, herméneute, interprète). Deux ont un processif-résultatif (interprétation, exégèse), qui sert aussi, avec herméneutique, pour désigner le champ d’investigation. Une seule comporte un verbe, interpréter; c’est donc ce verbe qui, servant pour les trois séries, fusionne leur sens.

 Substantif :
– domaine:                        exégèse – interprétation – herméneutique
– processif-résultatif:      exégèse – interprétation
– agent:                              exégète – interprète – herméneute

Adjectif :                    exégétique interprétatif herméneutique

Verbe :                       interpréter

Au sens philologique et historique, l’exégèse est une activité critique ayant pour objet un texte de la tradition pris dans ses conditions matérielles de production : conditions linguistiques (grammaire, lexique), conditions rhétoriques (genre), contexte historique et institutionnel, genèse de l’œuvre dans ses liens avec la vie et le milieu de l’auteur. Idéalement, l’exégèse établit un état du texte, en dégage le ou les sens, contribuant ainsi à trancher entre des interprétations en conflit ou permettant d’articuler en niveaux des interprétations possibles. Faire l’exégèse, c’est, par l’activité critique, établir quelque chose comme “le sens littéral”, ou le noyau de signification de textes appartenant à la tradition et fixer ainsi les conditions de toute interprétation. Au sens large, l’exégèse recouvre l’interprétation, il s’agit dans l’un et l’autre cas, de surmonter la distance creusée, principalement par l’histoire, entre le texte et ses lecteurs.

L’exégèse philologique vise à dire le sens du texte ; l’exégèse interprétative (l’interprétation, l’herméneutique) cherche en outre à reformuler ce sens pour le rendre accessible à un lecteur actuel. Le mouvement de l’exégèse philologique vise à permettre une certaine projection du lecteur dans le passé ; celui de l’exégèse interprétative vise à l’établissement (ou à la production) d’un sens actuel ; c’est là que se situe le lien entre herméneutique et rhétorique de la prédication religieuse.

L’exégèse vise la compréhension du sens dans le texte, le sens du texte ; l’interprétation et le commentaire poussent au-delà du texte le sens du texte. Contrairement à l’exégèse, l’interprétation peut être allégorique. L’interprétation philologique est exotérique, l’herméneutique peut être ésotérique.

2. Rhétorique et herméneutique

La tâche herméneutique est de rendre intelligible à une personne la pensée d’une autre via son expression discursive. En ce sens, la rhétorique, “art de persuader”, est la contrepartie de l’herméneutique, “art de comprendre” : l’une s’exerce du locuteur/ écrivain à l’auditeur/lecteur qu’il s’efforce de persuader, l’autre s’exerce du lecteur/ auditeur vers le locuteur/écrivain, qu’il s’efforce de comprendre. La rhétorique est liée à la parole immédiate, elle tient compte des croyances du lecteur auxquelles il s’agit d’adapter une parole projetée ; tout obéit au “principe du moindre effort pour l’auditeur”. L’herméneutique est liée à la parole distante, à la lecture : c’est le lecteur qui s’adapte au sens de la parole, qui remonte vers le texte. Ensemble, elles fondent la compétence communicative, il s’agit de comprendre et de se faire comprendre. Le refus de la rhétorique au nom de l’exigence intellectuelle pure a pour conséquence le transfert sur le lecteur du fardeau de la compréhension, ce qui rend nécessaire une forme d’herméneutique.

3. Interprétation et argumentation

Le processus interprétatif part d’un énoncé ou d’une famille d’énoncés, pour en dériver le “sens”, qui ne peut s’exprimer que sous la forme d’un second énoncé. La relation d’interprétation lie donc deux discours, et le lien entre énoncé interprété et énoncé interprétant se fait selon des règles qui ne sont pas différentes des règles liant l’argument à la conclusion. Dans le cas de l’argumentation générale, l’énoncé argument est recherché dans la réalité disponible et produit au terme du processus d’invention ; dans le cas de l’interprétation, la donnée, l’énoncé argument, est l’énoncé à interpréter, sous la forme précise qu’il a dans le texte. Une fois posé cet énoncé, la mécanique langagière est la même. Si l’on considère, dans sa plus grande généralité, la relation “argument — conclusion”, on dira que la conclusion c’est ce qu’a en vue le locuteur lorsqu’il énonce l’argument, et que le sens de l’argument, c’est la conclusion. Sous cette formulation, la relation argumentative n’est pas différente de la relation interprétative : la conclusion c’est ce qui donne sens à l’énoncé ; seule la saisie de la conclusion caractérise une authentique compréhension de l’énoncé. Ce qui revient à considérer que le sens fait toujours défaut à l’énoncé, qui ne trouvera son sens qu’un énoncé plus loin, V. Orientation.

L’interprétation est légitime dans la mesure où elle s’appuie sur des principes qui correspondent à des lois de passage admises dans la communauté interprétative concernée, communauté des juristes ou des théologiens par exemple :

Le rabbin considérait le Pentateuque comme un texte unifié, d’origine divine, dont toutes les parties sont consistantes. En conséquence, il était possible de découvrir un sens plus profond et de permettre une application plus complète de la loi en adoptant certains principes d’application (middot, “mesures”, “norme”).
L. J., Article “Hermeneutics”[1].

Les mêmes principes valent pour l’interprétation juridico-religieuse musulmane (Khallâf [1942]) et pour l’interprétation juridique. Mutatis mutandis, les formes argumentatives utilisées en droit sont les mêmes que celles qui régissent l’interprétation de tous les textes auxquels on prête un caractère systématique, pour quelque raison que ce soit, parce qu’ils sont l’expression de l’esprit légal-rationnel, de la pensée divine ou du génie d’un auteur.

La situation n’est pas différente pour l’interprétation des textes littéraires.

Dans les deux cas, l’argument génétique construit le sens d’un texte par des dérivations justifiées par les “travaux préparatoires” que sont les manuscrits, ou les “intentions” de l’écrivain, telles qu’on peut les saisir à travers sa correspondance par exemple, V. Intention du législateur.

Dans le cas des textes sacrés, le recours à des argumentations faisant appel à des données génétiques est un des aspects du travail philologique sur le texte. Il peut ne pas être vu favorablement par les vrais croyants, car le recours à cet argument suppose qu’on attribue au texte une origine non pas divine mais au moins en partie humaine. De même, la critique structuraliste considère que le texte est fortement cohérent et auto-suffisant, et de méfie en conséquence d’une approche génétique qui conduirait à réduire l’œuvre à ce qui n’est pas elle.


[1] Encyclopedia Judaïca Vol. 8., 3e édition, 1974, col. 368-372. Jacobs & Derovan, 2007, p. 25.


 

Interprétation

La notion d’interprétation renvoie :

— Au processus général de compréhension, V. Interprétation, exégèse, herméneutique.

— En argumentation, on parle d’interprétation pour désigner :

    1. Une forme de question argumentative.
    2. Une figure de reprise d’un terme par un synonyme
    3. Un schème d’argument de la famille des mobiles et motifs.

1. Question d’interprétation

Dans la théorie des stases, l’interprétation correspond à un type de “question”, l’état de cause légal. Dans le cadre judiciaire, ou, plus largement, toutes les fois que le débat s’appuie sur une règle normative, il se pose une “question d’interprétation” lorsque les deux parties fondent leurs conclusions sur des lectures de la loi différentes, une des parties s’appuyant par exemple sur la lettre du règlement, et l’autre sur son esprit, V. Stase  ; Catégorisation ; Définition.

2. Interprétation, figure de reprise par un synonyme

Comme figure de répétition, l’interprétation consiste à reprendre, dans le même énoncé, un premier terme par un second terme, quasi-synonyme (À Her., IV, 38 ; p.177). On a donc affaire à une suite “Terme_1, Terme_2”, où le Terme2 “interprète” le Terme1, c’est-à-dire l’explique, le clarifie par une reformulation. Le Terme2 est par exemple une traduction du premier dans un langage plus courant :

Nous avons trouvé des marasmius oreades, des mousserons

L’interprétation peut porter sur toute une expression, qu’elle précise et dont elle maintient l’orientation argumentative :

Le Président a annoncé une politique de contrôle des dépenses, une politique de l’état sobre.

Dans la bouche d’un opposant, l’interprétation peut modifier l’orientation argumentative du Terme1 :

Le Président a annoncé une politique de contrôle des dépenses, c’est-à-dire une politique d’austérité.

Ce changement est marqué par l’introduction d’un connecteur de reformulation (on pourrait dire d’interprétation) : en d’autres termes, c’est-à-dire, autrement dit, ce qui veut dire que, …

3. La réfutation par interprétation

3.1 Le fils interprète l’ordre du père

Le Traité de l’Argumentation classe l’interpretatio parmi les figures du choix et donne un exemple emprunté à Sénèque dit l’Ancien (ou le Rhéteur). Sénèque l’Ancien est l’auteur d’un recueil de Controverses, recueil de cas judiciaires plus ou moins imaginaires, traités par différents rhéteurs de son époque (Ier siècle), dans le cadre d’une sorte de concours d’éloquence judiciaire.

Perelman et Olbrechts-Tyteca prennent pour exemple le premier cas de ce recueil ([1958] p.233). Le sujet proposé à une bonne vingtaine d’experts orateurs est une histoire ingénieuse de fils qui a nourri son oncle malgré l’interdiction de son père ; puis, la roue de la fortune ayant tourné, c’est le père qui se trouve dans la difficulté, et le fils, cette fois, nourrit son père malgré l’interdiction de son oncle. Le malheureux fils se trouve ainsi chassé successivement par le père et par l’oncle. Dans le passage suivant, il se justifie devant son père d’avoir nourri son oncle ; ses avocats parlent en son nom.

Fuscus Arellius Père […] Je pensais que nonobstant ta défense, tu voulusse que ton frere fût nourri. Tu ne le défendais que par la monstre [l’aspect] de ton visage, ou je le croyais ainsi. Cestius parlait plus hardiment. Il ne se contenta pas de dire, j’ai pensé que tu le voulais & tu le veux encore aujourd’hui. Il dit avec une belle façon, toutes les raisons pour lesquelles il le devait vouloir. Pourquoi donc m’abdiques-tu ? [me chasses-tu ?] Je pense que tu t’es offensé de ce que je t’ai devancé en ce bon office que tu lui voulais faire.
Sénèque le Rhéteur, Controverses et suasoires.[1]

Les interventions des deux avocats sont co-orientées ; le premier, Fuscus Arellius, plaide sur un ordre donné à contrecœur ou sur une mauvaise interprétation de l’ordre ; le second, Cestius, va plus loin, il attribue au père une intention contraire à ses paroles. En théorie des stases, cette situation a trait à la qualification de l’acte “et même plus, au fond, vous souhaitiez que je vous désobéisse. Vous devriez plutôt me féliciter”,

Perelman et Olbrechts-Tyteca voient dans ces interventions une « figure argumentative » ([1958], p.233). Il s’agit de la mise en œuvre d’un topos de la famille des mobiles privés et publics. Le jeu ici porte sur la substitution du vouloir privé réel, au vouloir publiquement affirmé, conforme aux valeurs sociales.

3.2 Argument de l’interprétation et analyse performative

Selon le fils, l’ordre du père n’était pas valide parce qu’il n’était pas soutenu par une intention. Ce cas rappelle l’exemple emprunté à l’Hippolyte d’Euripide par lequel Austin soutient son analyse de la performativité. Hippolyte se dégage du serment qu’il a prêté par un argument totalement identique, le défaut d’intention : “ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur”.

Mais pour Austin, le serment est valide dès que la langue a dit, quoi que l’esprit, simple acteur de second plan, ait pu penser :

Il nous arrive souvent d’avoir l’impression que le sérieux des mots leur vient de ce qu’ils ont été prononcés seulement comme le signe extérieur et visible d’un acte intérieur et spirituel – signe commode dont le rôle serait de conserver les traces de l’acte ou d’en informer les autres. Dès lors, le pas est vite franchi qui mène à croire ou à supposer, sans s’en rendre compte, que dans bien des cas l’énonciation extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un événement intérieur. On trouvera l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte dit […] “ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur” (ou mon esprit ou quelque autre acteur dans les coulisses [backstage artist]). C’est ainsi que “ je promets de…” m’oblige : enregistre mon acceptation spirituelle de chaînes non moins spirituelles.
Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de profondeur – ou plutôt de solennité – fraye tout de suite la voie à l’immoralité.  ([1962] / 1970, p. 44)

Austin ne tient pas compte que l’échange se déroule dans un contexte argumentatif, comme c’est souvent le cas dans le drame classique. Phèdre aime le chaste Hippolyte, qui ne se rend compte de rien. Afin de tenter « [d’]arranger » les affaires de sa maîtresse, la Nourrice fait part à Hippolyte de l’amour de Phèdre. En réponse, Hippolyte l’accable d’injures, hurle, on l’entend à travers la porte (v. 575), mais indistinctement (v. 585) ; puis il « sort du palais » et prend à témoin les dieux élémentaires « Ô Terre-Mère, et toi, rayonnement du soleil ! Quels infâmes discours ont frappé mon oreille ! ». La nourrice lui demande de se « taire » ; c’est alors qu’elle lui rappelle son serment :

N — Ces propos mon enfant, n’étaient pas faits pour tous.
H — Ce qui est bien, il vaut mieux le dire en public.
N — Mon enfant, ne va pas mépriser ton serment.
H — Ma langue l’a juré, mais non pas ma conscience.

Hippolyte sauvera son honneur en n’agissant pas dans le sens de son argument ; il tiendra son serment en ne disant rien à Thésée : « C’est ma piété qui te sauve, femme. Si je n’avais été surpris sans défense par des serments sacrés, jamais je ne me serais tenu de tout conter à mon père » (v. 656). La toute-puissance de la formule est donc bien respectée, mais pour des raisons religieuses, et non pas austiniennes ; ce sont les lois des dieux, et non pas celles du langage qu’entend respecter Hippolyte.
Le serment d’Hippolyte, du moins dans cette traduction française, parle non pas d’événement intérieur mais de « conscience », qui n’est pas forcément un backstage artist quelconque pour Hippolyte. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est ailleurs : le serment Hippolyte n’a rien d’ordinaire, c’est un serment très spécial, cataphorique, de ne rien révéler de ce qui allait lui être dit. Le serment préliminaire, à contenu vide, a la forme des serments conditionnels explicites ou sous-entendu : “ je te le promets sauf si ça va contre mon honneur, ma morale, mes intérêts, ou quelque chose de ce genre”. Or la Nourrice a proposé à Hippolyte des « horreurs » (v. 604), qui l’ont souillé (v. 653). Que faire ? On voit s’ébaucher une stase : se taire et laisser le vice impuni, ou parler et trahir son serment imprudent ?
Hippolyte et la nourrice, le fils et le père du drame de Sénèque parlent dans en situation argumentative. Dans la stase où ils sont pris, la sémantique, la pragmatique, la moralité se discutent et s’argumentent.
Il est en fait extraordinaire de voir Austin taxer le chaste Hippolyte d’immoralité parce qu’il viole son serment, alors qu’Hippolyte viole son serment parce qu’il veut sauver sa moralité.

3.3 La réfutation par interprétation

Dans Sénèque, le fils reconnaît les faits et plaide non coupable de désobéissance, en soutenant que l’ordre exprimé ne reflétait pas la volonté réelle du père. On est exactement dans le cas de l’opposition chère à Austin entre ce que dit la langue et ce qui se passe dans l’esprit. La question est celle de la validité de l’interdiction formulée par le père.

— Pour l’avocat du fils comme pour le fils, une condition de bonne formation de l’acte d’interdiction est d’avoir l’intention d’interdire. Ils considèrent que, pour être valide, l’énoncé “ je t’interdis de P” doit dénoter un contenu qui est “la volonté de non-P”. En l’absence de ce contenu, l’interdiction est mal formée.

— Pour le père et pour Austin, l’interdiction est valide car il a prononcé la formule, c’est le dire seul qui fait, qui rend l’acte valide. Le fils est coupable du double péché austinien, fallacie analytique et péché moral.

Mais l’analyse du père austinien est contestable. Il faut prendre en compte les conditions pragmatiques de l’énonciation, et notamment la notion de polyphonie. La situation est analogue à celle de l’ironie. Le locuteur ironique dit quelque chose de manifestement faux et fait porter ce dire par une voix qui n’est pas la sienne. Le récepteur ironique entend quelque chose de faux, d’incroyable, de stupide, dit par quelqu’un dont il prend généralement la parole au sérieux, ce qui le contraint à une interprétation de ce dire étrange, V. Ironie. De même dans le cas présent, on doit se situer du côté de la réception : le fils entend son père proférer un interdit dans une voix dans laquelle il ne reconnaît pas celle de son père. Il doit résoudre ce paradoxe, donc interpréter : cet ordre va évidemment contre la nature (selon le topos de l’amour paternel) ; or il a capté les indices lui permettant d’inférer que cet ordre n’était pas donné dans la voix du père, mais dans la voix sociale ; et qu’en conséquent, lui, le fils, s’est abstenu. Chacune de ces voix correspond à un type de loi, loi morale et loi sociale du langage, et il n’y a pas de raison de penser que la loi sociale du langage soit supérieure à la loi morale.

Décider que cette dernière interprétation serait “la bonne” c’est prendre parti pour le fils contre le père ; décider que l’interprétation d’Austin est la bonne, c’est prendre le parti du père contre le fils. Dans les deux cas, prendre position pour l’une ou pour l’autre analyse, c’est prendre position pour l’une ou l’autre des parties.


[1] Les controverses et suasoires de M. Annaæus Seneca, Rhéteur, de la traduction de M. Mathieu de Chalvet […]. Rouen, Robert Valentin, 1618, p. 16.


 

Interaction – Dialogue -Polyphonie – Intertextualité

Les approches rhétoriques de l’argumentation sont fondées sur l’examen de données monologales écrites. Les approches dialectiques se situent dans le cadre de l’étude d’un type de dialogue régi par un système de règles du type de celles définies par la dialectique ancienne ; ces dialogues spéciaux sont analysés sur des cas reconstruits par l’analyste. L’étude des dialogues formels reconstruisent les lois logiques au moyen de dialogues normés, V. Logiques du dialogue.

Les approches interactionnelles de l’argumentation sont liées au développement des études d’interactions verbales (en français Kerbrat-Orecchioni 1990-1992-1994 ; Vion 1992 ; Traverso 2000). Elles sont apparues à partir des années 1980 aux États-Unis (Cox & Willard 1982 ; Jacobs et Jackson 1982 ; van Eemeren et al. 1987). L’argumentation est nécessairement biface, elle combine du monologal et de l’interactionnel, V. Argumentation: Définitions

Les questions argumentatives peuvent être discutées de façon pertinente sous une grande variété de formats, depuis le traité philosophique jusqu’au forum internet en passant par la conversation à table.

1. Interaction, dialogue, dialogue argumentatif

La conversation, le dialogue et l’interaction supposent prototypiquement le face à face, le langage oral, la présence physique des interlocuteurs, et l’enchaînement continu de tours de parole relativement brefs à propos d’un thème quelconque.

Le dialogue est orienté vers un thème précis et suppose une certaine distance entre les positions des locuteurs. Il est pratiqué d’abord entre humains, et, par extension, entre humains et animaux supérieurs, entre humains et machines. Ce n’est pas forcément le cas pour l’interaction : les particules interagissent, elles ne dialoguent pas. On parle d’interactions verbales ou non verbales, mais difficilement d’un dialogue non verbal, seulement des aspects non verbaux d’un dialogue. On peut ne pas dialoguer, mais on ne peut pas ne pas interagir. Les organisations sociales interagissent nécessairement ; elles peuvent ouvrir un dialogue, peut-être précédé par des conversations informelles, afin de promouvoir leurs intérêts respectifs ou communs, ou de résoudre leurs différends.

La notion de dialogue suppose la prééminence du langagier dans une situation supposée égalitaire. La notion d’interaction prend en compte les inégalités de statut des participants. Elle met l’accent sur la coordination entre langage et autres formes d’action (collaboratives ou compétitives) se déroulant dans un environnement matériel complexe, incluant des manipulations d’objets. On parle d’interactions de travail, et non pas de dialogues de travail, le dialogue au travail évoque plutôt des discussions entre partenaires sociaux. Les conversations au travail excluent le travail. Les notions de dialogue argumentatif et d’interaction argumentative ne se recouvrent donc pas ; le dialogue est un cas particulier d’interaction.

La perspective interactionnelle a ouvert le champ de l’argumentation en situation de travail et d’acquisition de connaissances scientifiques, et l’a ainsi amené à se poser le problème de l’exercice de l’argumentation au cours d’activités pratiques matérielles, imposant la manipulation d’objets et de savoirs.

Le dialogue a une unité de propos, qui l’oppose à la conversation ordinaire, qui tend à se développer d’un thème à un autre. Le mot dialogue a une orientation positive quasi prescriptive : le dialogue est bon, il faut dialoguer; les philosophies du dialogue ont une couleur humaniste marquée; les personnalités ouvertes au dialogue s’opposent aux fondamentalistesfermés au dialogue. Entre deux parties, dialoguer signifier se concerter, et pratiquement “négocier” ; rompre le dialogue ouvre un espace à la violence. Comme en témoigne le titre de l’ouvrage de Tannen, The argument culture : Moving from debate to dialogue (1998), il est possible d’opposer le débat un peu vif — argument en anglais — au dialogue, et voir un progrès dans le passage de l’un à l’autre.

2. Dialogal, dialogique, dialogisme

Les concepts de dialogisme, de polyphonie et d’intertextualité permettent d’appliquer les méthodes et les concepts issus de l’analyse des dialogues et des interactions aux discours monologiques et plus généralement aux textes écrits. Le discours monologique est défini comme un discours tenu par un seul locuteur, parlé ou écrit, éventuellement long et complexe.

Sur le mot dialogue sont formés les deux adjectifs, dialogal et dialogique.

— L’adjectif dialogal renvoie au dialogue authentique, quotidien, ou naturel, entre deux ou plusieurs participants, dans une situation de face à face.

— L’adjectif dialogique et le nom dialogisme, s’utilisent pour désigner un ensemble de phénomènes correspondant à la mise en scène d’une situation de dialogue dans la parole d’un locuteur unique. Ce locuteur lie des contenus sémantiques à des sources constituant une gamme de voix auxquelles il peut s’identifier ou non.

En rhétorique, le dialogisme est une figure de rhétorique mettant en scène un dialogue dans un passage d’une œuvre littéraire ou philosophique Mikhaïl Bakhtine a introduit les concepts de dialogisme et de polyphonie, pour décrire un arrangement fictionnel spécifique. Dans la perspective classique du roman du XIXe siècle, les personnages de la fiction sont pilotés par le narrateur ; leurs actes et discours sont cadrés en fonction de leur contribution à l’intrigue. Dans une disposition dialogique, le narrateur est en retrait ; les discours des personnages tendent à se développer de façon autonome par rapport aux exigences de l’intrigue qui en vient à se dissoudre. L’unité de l’œuvre est celle d’une polyphonie, elle tient aux rapports des voix entre elles.

Le dialogisme n’est pas réservé au discours monogéré. Dans une conversation, il est courant qu’un tour de parole, forcément dialogal, soit également dialogique. Dans un dialogue entre L0 et L1 il se peut que l’interlocuteur réel L1 (plan dialogal) ne cadre pas avec l’interlocuteur L’1 construit dans les divers tours de L0, V Connecteurs argumentatifs. Ce hiatus se manifeste alors par divers ajustements et négociations entre les partenaires (Kerbrat-Orecchioni, 2000b).

On peut utiliser le mot dialogal pour couvrir à la fois le dialogal proprement dit, et le dialogique (polyphonique et intertextuel), afin de mettre l’accent sur un aspect fondamental de l’argumentation, celui d’articuler deux discours contradictoires, à l’oral comme à l’écrit.

3. Polyphonie

Les concepts bakhtiniens de dialogisme et de polyphonie permettent d’étendre la conception dialoguée de l’argumentation au discours monolocuteur.

En musique, une polyphonie est « la combinaison de plusieurs mélodies ou de parties musicales, chantées ou jouées en même temps », par opposition à une texture à une seule voix ou monophonique (Wikipédia, Polyphonie).

Le mot polyphonie peut être utilisé métaphoriquement pour désigner un ensemble de phénomènes correspondant globalement à la mise en scène monologique d’une situation de dialogue, par un seul locuteur (Ducrot, 1988) ou animateur (Goffman, 1981).

La théorie de la polyphonie conceptualise le discours monologique comme un espace polyphonique, articulant une série de voix clairement distinctes, chacune développant sa propre mélodie, c’est-à-dire exprimant un point de vue spécifique. Ces voix ne sont pas attribuées à des personnes identifiées, car elles sont directement citées. À la différence de la citation directe qui mentionne la personne source, ces voix polyphoniques ne sont pas rapportées à des personnes.

Dans la théorie de la polyphonie, le “for intérieur” est vu comme un espace dialogique, où différents contenus sont attribués à différentes “voix” que le locuteur prend en considération et par rapport auxquelles il se situe pour s’aligner ou s’opposer à elles. L’activité du “locuteur polyphonique” est celle d’une “metteur en scène”, l’énoncé produit exposant le résultat de ses identifications et distanciations.

Ce concept d’identification est au cœur de la théorie de l’argumentation dans la langue. Il est totalement étranger au concept psychologique d’identification qui est discuté à propos de la question de la persuasion.

Le dialogue polyphonique est libéré des contraintes du face à face, mais il reste un discours biface, articulant des positions opposées. Par exemple, l’énoncé “Pierre ne participera pas à la réunion” met en scène deux voix, la première exprimant le contenu positif Peter participera à la réunion, et une seconde rejetant la première : Non ! Le locuteur s’identifie à la deuxième voix et se fait l’énonciateur de ce rejet, V. Négation . L’analyse de la coordination P, mais Q, est menée dans le même cadre conceptuel.

Un même locuteur peut développer un discours à deux faces, mettant en scène deux voix, chacune articulant des arguments et des contre-arguments, comme dans une interaction argumentative. Le dialogue argumentatif est alors intériorisé, dans une confrontation intérieure libérée des contraintes liées à l’interaction face à face. C’est le cas au théâtre, lorsqu’un personnage s’engage dans un monologue délibératif. Le locuteur polyphonique parle d’une voix, puis d’une autre, opposée à la première, pour finalement rejeter telle option pour accepter l’autre, en s’identifiant à cette dernière voix.

Le concept de polyphonie n’est pas limité à l’analyse des monologues développés. Un tour de parole conversationnel, nécessairement dialogique, peut aussi être polyphonique, comme le montre l’utilisation de la négation. Les décalages possibles entre l’interlocuteur en tant que personne réelle et l’interlocuteur tel que le voit, le comprend et le fait parler son partenaire peuvent être analysées dans une perspective polyphonique.

Les deux adjectifs, dialogal et dialogique, font tous deux références au dialogue. On peut utiliser dialogique pour couvrir les aspects polyphoniques et intertextuels du discours d’une part, et dialogique pour couvrir les phénomènes liés à l’interaction (y compris leurs aspects dialogiques) d’autre part. De toute façon, l’argumentation à part entière articule deux voix contestataires, c’est une activité dialogique.

4. Intertextualité

Selon la vision monolithique classique du locuteur, la rhétorique considère que l’argumentateur est la source de son discours, qu’il maîtrise et pilote à volonté. Selon le concept d’intertextualité, les discours préexistent aux locuteurs, ils lui imposent leurs propres réalités et leur propre dynamique. Dans le cas de l’argumentation, ces rapports d’intertextualité sont spécifiquement pris en compte à travers la notion de script argumentatif,

Le concept d’intertextualité rabaisse le rôle du locuteur, qui ne vient qu’en second par rapport aux nappes textuelles dans lesquelles il baigne. Il est considéré comme une instance de coordination et de reformulation de discours déjà élaborés et affirmés ailleurs. Le locuteur n’est pas la source intellectuelle de ce qui est dit, mais simplement le vocalisateur plus ou moins conscient de formules et de contenus préexistants. Le discours n’est pas produit par le locuteur, mais le locuteur par le discours.

Appliquée à l’argumentation, cette vision du locuteur comme machine à répéter et à reformuler arguments et points de vue hérités est en totale opposition avec l’image classique d’un orateur créatif et “inventif”. L’objet de l’étude de l’argumentation n’est plus seulement les productions concrètes de tel ou tel locuteur, mais la façon dont sa parole manifeste le script de la question qu’il aborde.