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ATCCT — Présentation: Las de Toulmin?

Argumentation in Translated Chinese Classic Texts
ATCCT ATTCC
Argumentation dans des Textes Classiques Chinois Traduits

L’objectif premier de ce chapitre est de présenter des passages argumentatifs pris dans des textes classiques chinois traduits.
Ces passages doivent fournir un complément aux exemples et cas très majoritairement occidentaux qui figurent dans le Dictionaire de l’Argumentation.

Les suggestions d’analyses qui accompagnent ces passages sont proposées par un illiteratus en langue  et culture chinoise, à d’autres illiterati qui, comme lui, n’en sont pas moins désireux de voir ce que disent et deviennent les visions occidentales de l’argumentation rhétorique loin de leur habitat natif.

Ces suggestions d’analyse portent exclusivement sur le texte de la traduction.

Il s’agit d’un travail en cours:  Certaines fiches notent simplement le passage à exploiter;  les commentaires peuvent contenir des passages non rédigés.


Toulmin ça suffit !” – ??

Je dédie ce travail au Pr Shier Ju, Institute of Logic and Cognition, qui m’a invité, en 2019, à donner un à donner un séminaire à l’Institut de Logique et Cognition, Université Sun Yat Sen, Guangzhou. Au cours de ce séminaire, j’ai pu constater que les collègues chinois n’avaient aucun problème pour analyser en anglais des données chinoises traduites, et, bien qu’illiteratus, j’ai été tenté de faire de même.

Je dédie également ce travail à l’étudiant qui, il y a maintenant pas mal d’années, a fait circuler dans la communauté des argumentation studies, une question très intéressante : y a-t-il une alternative au schéma de l’argumentation de Toulmin? En réponse, quelqu’un lui a suggéré, sans donner plus de détails, que les Chinois auraient pu pratiquer et élaborer quelque conceptualisation non toulminien de l’argumentation.
Si on parle d’alternative, c’est qu’il s’agit de laisser Toulmin pour d’autres horizons, ce qui laisse penser que certains étudiants ont des difficultés avec les fondamentaux de leur cours d’argumentation, et prennent le modèle de Toulmin comme symbole de leur malaise.
De façon plus productive,  cette question exprime aussi l’aspiration à un “au-delà” théorique, bien capté par la réponse invitant les chercheurs à s’intéresser à ce qui se passe en Chine, qui est toujours le grand Autre de la culture occidentale.

***

Des cultures de l’argumentation

Selon moi, les théories occidentales n’ont pas épuisé leurs capacités à éclairer leurs champs de données traditionnels, et ces données elles-mêmes, en constante évolution continuent d’apporter de nouveaux défis théoriques.

Il faut d’abord prendre acte du fait que, sous l’action vigoureuse et persévérante de Frans van Eemeren et Rob Grootendorst, les études d’argumentation occidentales se sont mondialisées, et côtoient les études d’argumeuntation de toute origine se côtoient dans tous les colloques et toutes les revues.

Il reste qu’il y a dans notre monde des discours mondialisés enracinés dans leurs propres histoires et cultures, développant leurs propres concepts de bonnes raisons et de bonne vie.

Nous sommes habitués à penser l’argumentation et à argumenter dans notre zone de confort, même si nous savons très bien que la culture occidentale ne peut être définie comme « la » culture de la rhétorique et de l’argumentation, mais seulement comme « l’une » de ces cultures. Amartya Sen nous a présenté The Argumentative Indian (2005), on peut aussi parler de l’argumentation musulmane[1] ou de l’argumentation chinoise, sans oublier l’argumentation inuit [1] (Plantin & Tersis 2021).

Il nous faut inventer une autre façon de présenter et de penser notre domaine, qui ne soit pas uniquement fondée sur ce qu’ont dit nos grands ancêtres grecs et latins.

Petites et grandes Babel

On se heurte immédiatement au problème de Babel, mais l’Occident est aussi un petit Babel synchronique et diachronique. Certains spécialistes de l’argumentation qui ne sont pas des spécialistes des langues grecques et latines accèdent couramment à la littérature grecque et latine par le biais de textes traduits ; pourquoi ne ferions-nous pas de même avec les textes chinois ? L’analogie est peut-être risquée : le concept occidental d’argumentation a été façonné par des millénaires de cultures latine et grecque, pas par des millénaires de culture chinoise.

Néanmoins il est relativement facile de trouver des passages de textes classiques chinois traduits qui correspondent à ce que la tradition occidentale considère comme des faits argumentatifs, y compris des schémas d’argumentation parmi les plus courants. Par exemple, on rencontre des épisodes de discours en contradiction, amorçant des situations argumentatives, ainsi que des schèmes considérés comme des formes classiques d’argumentation, par exemple des argumentations a fortiori ou par les termes opposés, sans parler de l’usage de l’analogie ou de l’exemple.[2]

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[1] J’ai tenté de faire une présentation de l’argumentation théologico-juridique dans le monde musulman à l’aide du grand livre de Khallâf Les fondements du droit musulman, (1942), qui peut être mis sur le même plan que le Traité d’argumentation (1958) de Perelman et Olbrechts-Tyteca ; voir Plantin 2005, chap. 7.

[2] À plus long terme, nous nous proposons de constituer ainsi une collection de passages traduits du chinois qui pourrait servir de companion au Dictionnaire de l’argumentation en ligne (2022)

ATCCT Adaptation à l’auditoire

Art du Discours

L’ADAPTATION À L’AUDITOIRE
selon DENG XI (
c. 546 – 501 BCE)

 

The art of speech consists in the following: With the intelligent speech must be based on vast learning, with the learned on dialectic, with dialecticians on equanimity(*) , with the noble on power, with the wealthy on influence, with the poor on profit, with the brave on boldness, with the stupid on demonstration. That is the art of speech. One does not succeed, if one starts before having thought the matter over ; one reaps very little, if one begins the harvest too soon.

One must not say what is not proper, nor do what is not correct to avoid danger. Nor must one take away anything, if not allowed to do so for fear of punishment, nor dispute on things which are not debatable, lest the word escape. The swiftest horse does not bring back a wrong utterance nor overtake a rash word. Therefore he is called an ideal man who never utters bad words nor listens to wicked talk.

(*) Note Forke) With an able adversary, one must never lose one’s temper, always keeping clear-headed.

Deng Xi « (c. 546 – 501 BCE) was a Chinese philosopher and rhetorician who was associated with the Chinese philosophical tradition School of Names. » (Wikipedia, Deng Xi)

Quoted after:
Forke Alfred. 1901. The Chinese Sophists. Journal of the North China Branch of the Royal Asiatic Society, XXXIV, Changai. P. 61-62.

Cité d’après http://classiques.uqac.ca/classiques/forke_alfred/the_chinese_sophists/chinese_sophists.html

ATCCT Homonymie

Les énoncés suivants sont auto-argumentés par une homonymie, qui leur donne une allure analytique.

L’homme vraiment bon [jen] parle peu [jen]”

Jean Lévi présente très clairement la situation:

« Jouant sur les mots et voulant faire toucher du doigt à son disciple Se-ma Nieou ses travers, il dira, « L’homme vraiment bon — jen — parle peu — jen —.»  « Bonté » (jen) et “parler avec difficulté, avoir le verbe rare” (jen) sont homonymes, de sorte que l’identité phonique établit une équivalence sémantique entre l’homme accompli et le silence; aux bienfaits procurés par l’exercice de la vertu répond la vertu du silence. » (Lévi 2002 p.96-97) [1]

AnalectsLau 12:3
Ssu-ma Niu asked about benevolence. The Master said, ‘The mark of the benevolent man is that he is loath to speak.’

‘In that case, can a man be said to be benevolent simply because he is loath to speak?’
The Master said, ‘When to act is difficult, is it any wonder that one is loath to speak?*

Lau ajoute la note explicative “(*) for fear that one may be unable to live up to one’s words.”
L’action est la mesure de la parole.
La caractérisation de “homme bon” comme “parlant peu” est donc d’une part auto-argumentée, et d’autre part, soutenue par un argument « hétéro-argumenté”, c’est-à-dire qui n’a rien du jeu de mot; elle est sémantiquement indépendante de la conclusion “il parle peu”.

Gouverner, donc rectifier

AnalectsLAU, 12.17
Chi K’ang Tzu asked Confucius about government. Confucius answered, ‘To govern (cheng) is to correct (cheng)(*). If you set an example by being correct, who would dare to remain incorrect?’

(* Note Lau) Besides being homophones, the two words in Chinese are cognate, thus showing that the concept of ‘governing’ was felt to be related to that of ‘correcting’.

(governance)     /   (upright)

Si on peut se permettre de réécrire Confucius:
Chi K’ang Tzu asked Confucius about cheng1. Confucius answered, To cheng1 is to cheng2. If you cheng2 by being correct, who would dare to remain un-cheng2?’

AnalectsENO, 12.17
Ji Kangzi questioned Confucius about governance. Confucius replied, “Governance is setting things upright. If you lead with uprightness, who will dare not to be upright?”

(Note Eno) — This passage embeds a significant pun.
The words for ‘governance’ and ‘upright’ are homonyms that overlap in both graph forms and corresponding meaning.

Governance is assimilated with uprightness.

Cette même équivalence est également exploitée au célèbre passage §13.3 sur la rectification des noms.

13:3LAU
Tzu-lu said, ‘If the Lord of Wei left the administration (cheng) of his state to you, what would you put first?’
The Master said, ‘If something has to be put first, it is, perhaps, the rectification (cheng)* of names.’

(* Note Lau) For a discussion about the two words pronounced cheng see note to 12:17.

Mengzi et Gaozi sur la nature et l’inné

Le dialogue suivant est le troisième d’une série d’échanges entre Mengzi et Gaozi au sujet de la « nature humaine » (Menzi, 6A 1-3).

MengziENO, 6A 1-3
Gaozi said, “The term ‘nature’ simply means ‘inborn’.” Mencius said, “Do you mean that ‘nature’ means ‘inborn’ as ‘white’ means ‘white’?” — “Precisely.”
“As the white of white feathers is the white of snow, and the white of snow is the white of white jade?” — “Yes.”

“Then the nature of a hound would be the same as the nature of an ox, and the nature of an ox would be the same as a man’s?”

Telle quelle, cette traduction est quelque peu énigmatique. R. Eno éclaire la situation en expliquant que cette argumentation « repose sur un jeu de mots … »:

Note Eno to 6A.3 ”This passage turns on wordplay. The term for the “nature” of a living thing is xing 性, which was cognate in sound and form with the word sheng 生, which meant “life, alive, inborn.” In Mencius’s time, the graph 生 could stand for either word. While Gaozi clearly wishes to make a substantive claim about how the term xing should be defined, Mencius reduces this to a lexical analogy to the word “white” (bai 白)

生 = 生 ::白 = 白

Gaozi should have rejected the proposed analogy.”

Lau propose une traduction et une interprétation différente de ce même passage.

***

L’argumentation reposant sur les particularités phoniques ou graphiques du signifiant des mots reste énigmatique pour celui qui ne connaît pas la langue chinoise et son histoire. Son exposition ne peut se faire que dans un discours mixte, comme celui de Lau et d’Eno, qui traduisentt la lettre du texte en l’accompagnant d’un commentaire philologique.

Ce type de d’argumentation est un pur jeu sur les mots exploitant des données de lexicales, son contenu de raisonnement est nul. On peut rattacher ce cas aux thèses fondamentales de la théorie de l’argumentation dans la langue, et très clairement avec ce qu’Aristote appelle fallacie d’homonymie, erreur qui se produit lorsque le sens d’un mot change au cours du raisonnement.[1]. Ici, le mot n’a pas ne conserve pas le même sens au cours du dialogue.

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[1] Jean Lévi, Confucius. Paris, Pygmalion.

ATCCT — Dismissal – Mépris

The so-called « sophists », Chinese and Greek, defend and promote provocative claims such as « a white horse is not a horse ». These surprising mottos are very difficult to refute, and much easier to dismiss as self-evidently false absurdities, « not even wrong », « not worthy of an answer ». This is the case with the following by Huan T’an [1] :

Kung Sun Lung, le cheval blanc et le garde frontière

Un premier passage expose la doctrine de Kung-sun Lung
Kung-sun Lung was a dialectician who lived at the time of the Six Kingdoms. He wrote a treatise on “Hard and White” and, to illustrate his theory, said that a white horse is not a horse. To show that a white horse is not a horse, he said that “white » is that by which one names the color and horse that by which one names the form. The color is not the form, and the form is not the color.  (Fragment [135A], p. 124)

Un second passage s’étonne de telles affirmations:
There are now people who doubt everything. They say that the oyster is not a bivalve, that two time five is not ten. (p. 1)

In a third passage reports the rebuttal from a frontier official, who has kept his good sense,  frontier; such a claim « cannot cross the frontier”
Kung-sun Lung often argued that “a white horse is not a horse”. People could not agree with this. Later, when riding a white horse, he wished to pass through the frontier pass without a warrant or a passport. But the frontier official would not accept his explanations, for it is hard for empty words to defeat reality. (Fragment 135B, p. 124)
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Huan T’an  (-43, +28) Hsin Lun (New treatise). Translated by Timoteus Pokora. University of Michigan, Center for Chinese studies, 1975.

Rire de Talent Prometteur

Excerpt from Ba Jin, Family (Chia)

Two days later […] the revision of the articles for the next issue of the magazine took place. The youngest attended as usual. When he arrived, Such as smile read aloud a police proclamation forbidding women to wear their hair short. The young man was already familiar with it; it was said to be the work of a blossoming talent (1) of the ancient dynasty. The content, simplistic, and even the form, not very correct, aroused the gaiety of all the listeners at each sentence.
— This is really making fun of people! What does it mean? exclaimed Such as smile, while throwing the sheet on the ground.
— We could publish this masterpiece in the next issue under the heading « Let’s laugh a bit », proposed Reserve of benevolence.
— Bravo! applauded the girl.

All approved. Somebody added that it would be good to attach a scathing refutation.

(1) Official title of the ancient dynasties, generally translated by the term: bachelor.

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Extrait de Pa Kin, Famille. Traduit du chinois par Li Tche-houa et Jacque(line Alezaïs. Paris, Flammarion, 1979.


Le surlendemain […eut lieu la révision des articles pour le n°8. Le cadet y assista comme d’habitude. Á son arrivée, Telle que Sourire lisait à haute voix une proclamation de la police interdisant aux femmes de porter les cheveux courts. Le jeune homme la connaissait déjà; elle était, disait-on, l’œuvre d’un talent en fleur (1) de l’ancienne dynastie. Le fond, simpliste, et la forme même, peu correcte, suscitaient à chaque phrase la gaieté de tous les auditeurs.
— C’est vraiment se moquer des gens! Que veut-il dire? s’écria Telle que sourire en jetant la feuille à terre.
— On pourrait publier ce chef-d’œuvre dans le prochain numéro sous la rubrique « Histoire de rire”, proposa Réserve de bienveillance.
— Bravo ! applaudit la jeune fille.
Tous approuvèrent. Quelqu’un ajouta qu’il serait bon de joindre une réfutation cinglante.

(1) Titre officiel des anciennes dynasties, traduit généralement par le terme : bachelier.

ATCCT — Sorite Confucéen

Sorite confucéen

Paradoxe du tas — Sorite rhétorique — Sorite logique (tradition occidentale)

Sorite confucéen, Sorite chinois

L’expression “sorite chinois” ou “sorite confucéen” est proposée par Masson-Oursel ([1912], p. 17) pour désigner,

[des] argumentations exprimant un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin » (1912, p. 20).

Á propos de cette forme d’argumentation dans un passage de Confucius, Graham (1989) parle de

the sorite form later so common (if A then B; if B then C…) (p. 24),

considérant sans doute que la qualifications “chinois” n’a pas lieu d’être, les phénomènes désignés par le mot “sorite” étant du même ordre dans la tradition chinoise et la tradition occidentale.

Nous utiliserons l’expression « sorite confucéen”, puisqu’il semble que Confucius a été le premier à utiiser cette forme argumentative, ou le terme sorite, lorsqu’il n’y a pas de risque de confusion.

Eno utilise l’expression  “chain syllogism” (2016, p. 11) pour désigner le célèbre passage des Analectes où Confucius justifie la priorité donnée à la rectification des noms:

[Zilu] — Si le prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez-vous votre premier soin ?
— A rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le Maître.
— Est-ce raisonnable ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. A quoi bon cette réforme des noms ?
Le Maître répondit :
— Que [Zilu] est grossier ! Un homme sage se garde de dire ou de faire ce qu’il ne sait pas.
« Si les noms ne conviennent pas aux choses, il y a confusion dans le langage. S’il y a confusion dans le langage, les choses ne s’exécutent pas. Si les choses ne s’exécutent pas, les bienséances et l’harmonie sont négligées. Les bienséances et l’harmonie étant négligées, les supplices et les autres châtiments ne sont pas proportionnés aux fautes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus proportionnés aux fautes, le peuple ne sait plus où mettre la main ni le pied.»
Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne. Dans le choix des noms il est très attentif. ((Analectes, VII.13.3)

Le processus de dégradation présenté dans ce sorite se déroule en cinq étapes, qui s’enchaînent en vertu d’une relation de type cause – conséquence, “si… (alors)…”. La première est celle où les noms sont employés n’importe comment; la dernière est le chaos social qui en résulte.
D’une façon générale, la progression du sorite peut être temporelle (avant > après) ou causale (cause > effet),  ou logique (antécédent > conséquent) ou jouer sur une combinaison de ces relations (engendrement, fil narratif, etc.)

Zilu est un disciple senior de Confucius et un personnage yofficiel important de l’état de Lu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du Maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop de souci des prescriptions rituelles réglant les interactions Maître – Disciple, voir Zilu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange»; s’en prenant ainsi directement à la face du maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop se soucier des prescriptions du rituel, voir Zilu.

Sorite progressif et régressif

Masson-Oursel (1912) [3] oppose le sorite progressif et le sorite régressif.
— Le sorite progressif part d’une première étape, d’un état initial où s’amorce le processus, et énumère les étapes de son développement menant jusqu’à un but ou un résultat ultime:

— Le sorite régressif part du but ou du résultat, et  énumère les étapes à rebours, en remontant jusqu’à un état initial, source du développement qui vient d’être retracé.

Schème d’inférence  temporel  dans le sorite progressif:
               E0 (État initial);  après E0 = E1; après E1E2; …  = Em (État final, Climax)
Dans le sorite régressif:
Em (état final, climax;  avant Em = El; avant ElEk; …  = Eo (état initial)

Idem pour la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent., etc.

Selon que l’état final est désirable ou non, le sorite  peut être dit positif ou négatif.
Le sorite positif progressif est pédagogique; il précise le plan de la tâche à accomplir,  étude ou  transformation de la personne. Le sorite positif régressif permet de magnifier quelque peu l’état final, il fixe l’objet du désir
Le sorite  régressif négatif est dissuasif; il s’appuie sur un enchaînement d’événements négatifs de plus en plus graves. Le sorite régressif négatif peut servir à réfuter un désir.

Le processus du sorite repose sur l’explicitation d’un mécanisme par étapes.
— Le sorite progressif négatif procède comme l’argument de la pente glissante ou du petit doigt dans l’engrenage (slippery slope). La différence étant que la réfutation par la pente glissante se contente souvent d’évoquer la seconde étape et tout ce qui se passe avant que ne surgisse la catastrophe finale. Le sorite précise les étapes, mais se montre tout aussi discret sur les processus.

 Les deux sorites de la Grande Étude

Le bref traité de Confucius intitulé La Grande Étude  (Dàxué ,Great Learning) articule un premier sorite régressif suivi d’un sorite progressif sur un contenu identique.

Le sorite régressif va du désir suprême des anciens rois, l’exaltation universelle des vertus, et pose sa raison immédiate: pour cela, il leur a fallu et il faut d’abord gouverner leur pays; pour gouverner le pays, il leur a fallu et il faut  faire régner l’ordre dans sa maison; et ainsi de suite, il remonte à la nature des choses.

1. Les anciens (rois) qui voulaient faire briller les brillantes vertus dans l’univers auparavant gouvernaient leur (propre pays).
2. Voulant gouverner leur pays, auparavant ils faisaient régner l’ordre dans leur maison.
3. Voulant faire régner l’ordre dans leur maison, auparavant ils se cultivaient eux-mêmes.
4 Voulant se cultiver eux-mêmes, auparavant ils corrigeaient leur cœur.
5. Voulant corriger leur cœur, auparavant ils rendaient sincère leur pensée.
6. Voulant rendre sincère leur pensée, auparavant ils tendaient à développer leur connaissance :
6. Tendre à développer sa connaissance, c’est saisir la nature des choses.
(Trad. Masson-Oursel, 1912, p. 20; notre présentation et numérotation)

Toujours selon Masson-Oursel, ce sorite régressif correspond au sorite progressif suivant, qui prend pour première étape la personne parfaite du Sage et parvient au monde parfait. Le premier sorite allait du monde à l’individu, le suivant va de la personne au monde.

Quand la réalité est atteinte, alors la connaissance est complète ; quand la connaissance est complète, alors les pensées sont sincères ; quand les pensées sont sincères, alors le cœur est rectifié ; quand le cœur est rectifié, alors le moi est cultivé ; quand le moi est cultivé, alors la famille est réglée ; quand la famille est réglée, alors l’État est bien gouverné ; quand l’État est bien gouverné, alors le monde est en paix .[3]

Les marqueurs du sorite progressif sont les suivants:
— La transition est marquée par l’expression tse, “alors” […] (Id., p. 19)
— Le schème du raisonnement est : « Ceci, alors cela ». Ainsi s’exprime en chinois le jugement hypothétique, rendu en français par si ou quand. […] — La connexion peut également « s’affirmer très énergiquement par la formule: A ne peut pas aller sans B » (id.) ce qui définit A comme une condition suffisante de B, “A => B
— « La condition première fait pour ainsi dire tache d’huile et se propage en des conditions nouvelles issues les unes des autres. Ainsi, dans Mencius IV, 1, 27, chaque terme s’unit au suivant par l’expression : “le principal fruit (chĕu) de A est B” ». (Id., p. 19).

La différence entre sorite progressif et régressif est purement dans l’organisation textuelle des étapes qui les composent. Ces étapes sont énumérées sous forme de parallélismes : “quand A, alors B”. Quand… appartient à la famille des connecteurs temporels comme à la famille “si… alors”, utilisée pour noter l’implication logique.

Masson-Oursel propose une seconde formulation exprimant la progression (ou la régression) caractéristique du sorite :

Chaque pas en avant représente une anticipation qui se justifie après coup, grâce à la formule:  “en vue de B, il y a un moyen, une voie à suivre (yeou tao) ; A étant donné, alors (seu) B est donné” (Masson Oursel, 1912, p. 20).

Le sorite progressif répond à la question: quelle sera la conséquence de tel acte?, le sorite régressif à la question quelles sont les conditions qui permettent d’atteindre A?:
Le sorite progressif propose un chemin à suivre, une voie sur laquelle sont marquées des étapes successives. On est  autant dans le registre de la méthode que de l’inférence logique. Le sorite régressif énumère les conditions sous lesquelles il est possible d’atteindre un but souhaité.
En somme, le sorite propose un chemin à suivre, une “Voie” sur laquelle sont marquées des étapes successives. On serait alors plus dans le registre de la méthode ou du parcours  que de l’inférence.

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[1] Masson-Oursel, Paul 1912. Esquisse d’une théorie comparée du sorite. Revue de Métaphysique et de Morale, 20e année, n° 6, novembre 1912. 810-824. Cité d’après Études de philosophie comparée, p. 20. Chineancienne, Pierre Palpant 2006, p.20. http://classiques.uqac.ca/classiques/masson_oursel_paul/etudes_philo_comparee/etudes_philo_comparee.html

[2] Confucius,Tseng-tseu Ta Hio, ou La Grande Étude. Trad. par Guillaume Pauthier. La Revue Encyclopédique, tome LIV, avril-juin 1832, pages 344-364. Cité d’après Chineancienne, P. Palpant www.chineancienne.fr

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ATCCT — Polysyllogisme

Un polysyllogisme est une suite de syllogismes tel que la conclusion de l’un sert de prémisse au suivant[1]

Le polysyllogisme est un cas particulier de sorite

1. Polysyllogisme progressif

Un polysyllogisme progressif est une suite de syllogismes tel que la conclusion de l’un sert de prémisse majeure au suivant.
Les conclusions  = prémisses majeures peuvent être supprimées.

Tout vertébré a le sang rouge, tout mammifère est vertébré, tout carnassier est mammifère, tout félin est carnassier, donc, tout carnassier a le sang rouge

Ce polysyllogisme progressif s’analyse comme suit.

1e col. : le polysyllogisme progressif
En italiques, les conclusions = prémisses majeures du syllogisme suivant.
2e col. : les trois sylllogismes composant le polysyllogisme progressif

tout vertébré a le sang rouge Syl. 1 – Prém. Maj.
tout mammifère est vertébré Syl. 1 – Prém. Min.
tout mammifère a le sang rouge Syl. 1 – Concl.. 
=
Syl. 2 – Prém. Maj.
tout carnassier est mammifère Syl. 2 – Prém. Min.
tout carnassier a le sang rouge Sy2 Concl.
=
Sy. 3 – Prém. majeure
tout félin est carnassier Sy 3  – Prém mineure
Tout carnassier a le sang rouge Syl. 3 – Concl.

Diagramme
Les contours représentent des ensembles dont le nom figure dans le contour, du plus englobant au moins englobant.
“L’ensemble des vertébrés contient l’ensemble des mammifères, qui contient l’ensemble des carnassiers, qui contient l’ensemble des félins”.
On part de l’ensemble le plus englobant, et on progresse vers un de ses sous-ensemble, puis de ce sous-ensemble à un sous-sous ensemble, etc.

Tous les vertébrés ont la propriété d’avoir le sang rouge. Cette propriété est partagée par tous ses sous-ensembles et leurs propres sous ensembles.

La flèche du raisonnement va du large à l’étroit:
Vertébré => Mammifère => Carnassier => Félin

2. Polysyllogisme régressif

Un polysyllogisme régressif est une suite de syllogismes tel que la conclusion de l’un sert de prémisse mineure au suivant.
Les conclusions  = prémisses majeures peuvent être supprimées.
Les pauvres n’ont pas de quoi s’alimenter correctement, ceux qui n’ont pas de quoi s’alimenter correctement risquent des maladies, ceux qui risquent des maladies bénéficient d’une assistance médicale, ceux qui bénéficient d’une l’assistance médicale ont une  bonne espérance de vie, donc les pauvres ont une bonne espérance de vie

Ce polysillogisme régressif s’analyse comme suit.
1e col. : le polysyllogisme régressif
En italiques, les conclusions = prémisses mineures du syllogisme suivant.
Elles peuvent être omises.
2e col. : les trois sylllogismes composant le polysyllogisme régressif

Les pauvres n’ont pas de quoi s’alimenter correctement Prém. Min. de Syl. 1
Ceux qui n’ont pas de quoi s’alimenter correctement risquent des maladies Prém Maj. de Syl. 1
Les pauvres risquent des maladies Concl. de Syl.1
=Prém min. de Syl. 2
Ceux qui risquent des maladies bénéficient d’une Assistance médicale Prém Maj. de Syl. 2
Les pauvres bénéficient d’une Assistance médicale Concl. de Sy2
=Prém. min. de Sy 3
Ceux qui bénéficient d’une l’assistance médicale ont une  bonne Espérance de vie Prém Maj. de Sy. 3
Les pauvres ont une bonne espérance de vie Concl. de Syl. 3

Diagramme

L’ensemble des pauvres  est inclu dans l’ensemble des gens qui risquent des maladies l’ensemble des gens qui risquent des maladies est inclu dans l’ensemble des gens qui bénéficient d’une Assistance médicale;  l’ensemble des gens qui bénéficient d’une Assistance médicale  est inclu dans l’ensemble des gens qui une  bonne Espérance de vie, donc les pauvres ont une bonne espérance de vie.
… Peut-être, mais ce syllogisme a un problème.

 

les pauvres qui souffrent de mauvaise alimentation sont inclus dans l’ensemble des gens qui souffrent de maladies,
l’ensemble des gens qui souffrent de maladies, est inclu dans l’ensemble des gens qui ont droit à l’assistance médicale
l’ensemble des gens qui ont droit à l’assistance médicale est inclu dans l’ensemble des gens qui ont une bonne espérance vie

La flèche du raisonnement va de l’étroit au large.
Alimentation => Maladie => Assistance médicale => Espérance vie

 

[1] Cet article est fondé sur Chenique, 1975,  p. 255-258.

Ecthèse

Ecthèse

L’ecthèse est un processus de démonstration s’appuyant sur un exemple générique.
De même, l’analyse s’appuyant sur un seul spécimen peut en proposer un modèle valide si elle s’appuie sur les seuls traits génériques.

1. Démonstration sur un exemple générique ou ecthèse

Un exemplaire ou un cas générique est un être ou un cas dans lequel se manifestent clairement toutes les propriétés du genre auquel il appartient ; il est un prototype du genre, il incarne le genre au plus près.
L’argumentation sur l’exemple générique s’appuie sur un tel exemplaire pour en tirer des conclusions sur tous les individus appartenant à ce même genre, et sur le genre lui-même.

L’exemple générique consiste en l’explication des raisons de la validité d’une assertion par la réalisation d’opérations ou de transformations sur un objet présent, non pour lui-même, mais en tant que représentant caractéristique d’une classe. (Balacheff 1999, p. 207)

Le procédé est également connu sous le nom d’ecthèse :

Technique de démonstration utilisée surtout en géométrie euclidienne : pour établir un théorème, vous raisonnez sur une figure singulière. Votre inférence est correcte si elle ne fait pas état des caractères propres à la figure tracée mais uniquement de ceux qu’elle partage avec toutes les figures de son espèce. (Vax 1982, art. Ecthèse)

D’une façon générale, présenter plus ou moins implicitement un exemple comme générique permet de s’épargner le travail harassant et périlleux de vérification sur un grand nombre de cas. Mais un cas concret présente toujours des particularités sur lesquelles il est imprudent de fonder une généralisation.

2. Modélisation s’appuyant sur un spécimen ou un cas uniques

La généralisation à partir d’un l’exemple est une extrapolation légitime s’il s’agit d’un exemple générique. La généralisation opérée à partir d’un seul trait est valide s’il s’agit d’un trait générique. Si on se pose la question du nombre des ailes des corbeaux, il suffit d’observer attentivement un individu corbeau, pris au hasard. En revanche, si on se pose la question du poids moyen d’un corbeau, la même procédure appliquée à partir d’un exemplaire quelconque est absurde :

Ce corbeau pris au hasard pèse 322 g.
Donc le poids moyen d’un corbeau est de 322 g.

Comme dans bien des cas on ne sait pas si le trait est essentiel ou accidentel, cette distinction est exploitée comme une ressource argumentative. Le proposant considère que la généralisation est valide, car elle se fait sur un trait caractérisant l’être en question de façon univoque. L’opposant rétorque que sa généralisation n’est pas valide, car elle repose non pas sur un trait essentiel, mais sur un trait accidentel.

Une argumentation développée à partir des données fournies par un seul squelette d’animal appartenant à une espèce disparue fournit une foule de connaissances certaines sur cette espèce. Mais ce squelette unique peut, en outre, présenter des traits individuels spécifiques, non généralisables.

    1. Question : L’homme de Néandertal est-il notre ancêtre ou une espèce différente de la nôtre ?

Les conceptions des savants concernant les Néandertaliens ont connu plusieurs avatars. (Göran Burenhult, Vers Homo Sapiens, p. 67[1])

    1. Première réponse : Malgré de grandes différences d’apparence, le Néandertalien appartient à notre espèce.

Il est évident depuis longtemps que l’apparence physique de l’homme de Néandertal – et surtout celui d’Europe – était très différente de la nôtre.
(Ibid., p. 66)
Malgré ces différences physiques, on a longtemps considéré les Néandertaliens comme des ancêtres directs de l’homme actuel. (Ibid., p.67)

    1. Seconde réponse : Ces différences sont trop grandes, le Néandertalien appartient à une autre espèce.

Ce n’est qu’à la suite des travaux du paléontologue français Marcellin Boule que l’on a jugé ces différences trop importantes pour qu’il en soit ainsi. (Ibid., p.67)

Le Néandertalien de Marcellin Boule :
À partir de 1911, le paléoanthropologue Marcellin Boule publie une étude détaillée du squelette. Il en a bâti une image qui a conditionné la perception populaire de l’homme de Néandertal pendant plus de trente ans. Ses interprétations sont fortement influencées par les idées de son époque concernant cet hominidé disparu. Il le décrit comme une sorte d’homme des cavernes sauvage et brutal, se déplaçant en traînant les pieds et n’arrivant pas à marcher redressé.

Marcellin Boule décrit un Néandertalien doté d’un crâne aplati, la colonne vertébrale courbée (comme chez les gorilles), les membres inférieurs semi-fléchis et un gros orteil divergent. Cette description correspond bien avec les idées de l’époque sur l’évolution humaine. (Wikipédia, Marcellin Boule[2])

    1. Réfutation : Le Néandertalien de Marcellin Boule était simplement arthritique, ce qui n’en fait pas un être d’une autre espèce.

Marcellin Boule [avait], en 1913, exagéré ses différences avec nous, ne réalisant pas que le squelette qu’il étudiait – le “Vieil Homme” de la Chapelle aux Saints (Corrèze) – était déformé par l’arthrite, comme le démontrèrent W. Strauss et A. J. E. Cave en 1952. (Burenhult, ibid., p. 67)

Jean-Louis Heim décrit le sujet comme gravement handicapé, l’individu souffrait entre autres d’une déformation de la hanche gauche (épiphysiolyse, ou plutôt traumatisme), d’un écrasement du doigt du pied, d’une arthrite sévère dans les vertèbres cervicales, d’une côte brisée, du rétrécissement des canaux de conjugaison par où passent les nerfs rachidiens.
Wikipédia, Marcellin Boule, ibid.

    1. Conclusion, troisième réponse : Notre cousin de Néandertal

Aujourd’hui on les considère plutôt comme des cousins que comme des ancêtres, bien qu’ils nous ressemblent beaucoup sous de nombreux aspects. (Burenhult, ibid.)

S’il veut reconstruire le système d’une langue, le linguiste doit s’assurer que le langage de son informateur correspond à la pratique standard dans sa communauté.


[1]  Les premiers hommes, préface de Yves Coppens, Paris, Bordas, 1994.
[2]  http://fr.wikipedia.org/wiki/ Marcellin_Boule (20-09-2013)
[3] Paris, Grasset, 1975, p. 224-225 (italiques dans le texte).


 

Direct vs Indirect, Arg. —

Argument DIRECT et argument INDIRECT

On entend trois choses différentes sous le nom d’argumentation indirecte : 1) un argument périphérique ; 2) un argument qui soutient une conclusion en se fondant sur le fait que la conclusion opposée est fausse ou indéfendable ; 3) une argumentation rapportée.

1. Argumentation directe

Un argument direct soutient positivement la conclusion qu’il défend.

2. Argumentations indirectes

On parle d’argument indirect dans les cas suivants.

1.  Pour désigner un argument périphérique, c’est-à-dire fondé sur une circonstance des actions discutées et non pas sur l’action elle-même.

2. Pour désigner un argument montrant non pas que les choses sont telles et telles, mais qu’elles ne peuvent pas être autrement. Les arguments suivants sont des arguments indirects en ce sens:

Argumentation par l’ignorance: on adopte une croyance parce qu’on n’a aucune raison de ne pas l’adopter.
— par t’absurde : on adopte une proposition parce que la proposition contraire conduit à une absurdité.
— au cas par cas : on admet le cas résiduel parce que tous les autres sont rejetés.

3. On parle également d’argumentation indirecte pour désigner une argumentation ou une interaction argumentative formatée selon un genre littéraire : roman, poésie, etc.

Contradiction

Contradiction

On distingue la contradiction logique et la contradiction dialogale à partir de laquelle se développe la situation argumentative.  Elles sont à la base de nombreuses opérations argumentatives.

1. En dialogue, la contradiction est une situation où deux interlocuteurs produisent des tours de parole anti-orientés. La contradiction apparaît avec le refus de ratification.

Elle peut se résoudre par une série de procédés d’ajustements, ou elle peut être thématisée et donner naissance à une situation argumentative.
V. Négation ; Désaccord ; Question argumentative ; Stase ; Réfutation ; Contre-argumentation.

2. Les relations de contradiction et de contrariété sont définies en logique.,

Principe de non-contradiction

Contraires et contradictoires

Elles sont à la base de nombreuses opérations argumentatives.

Argumentation Ad hominem

Argumentationparl’Absurde

Argumentation par la Cohérence

Termes Opposés

Argumentation par les contraires

Loi de négation.

Consensus — Dissensus

1. Consensus

1.1 Consensus comme accord posé ou visé par l’argumentation

V. Accord ; Persuasion.

1.2 Argument du consensus

L’argument du consensus couvre une famille d’arguments qui fondent la vérité d’une proposition sur le fait qu’il y a consensus à son sujet, ou qui permettent de rejeter une proposition qui s’oppose au consensus. Le locuteur allègue que les données sur lesquelles il fonde son argumentation font l’objet d’un consensus de tous les hommes et de tous les temps, et qu’en ne s’y ralliant pas, son interlocuteur s’exclurait de cette communauté. Ces arguments ont la forme générale :

On a toujours pensé, désiré, fait… comme ça. Donc achetez (désirez, faites…) comme ça. Tout le monde aime le produit Untel.

Grand nombre (lat. arg. ad numerum ; numerus “nombre”) — l’argument du (plus) grand nombre tend vers l’argument du consensus.

— La majorité / beaucoup de gens … pensent, désirent, font… X. Trois millions d’Américains l’ont déjà adopté !
Mon livre s’est mieux vendu que le tien.
— C’est un acteur très connu.

Sens commun — l’argument du consensus se combine aisément avec celui de l’autorité généreusement accordée à la sagesse traditionnelle ou au bon commun, dans la mesure où il est la chose du monde la mieux partagée, V. Autorité ; Fond.

— Je sais que les Français m’approuvent.
— Seuls les extrêmes m’attaquent, tous les gens de bon sens seront d’accord avec moi.

Suivisme — l’argument du grand nombre est également lié à la fallacie de suivisme (en anglais bandwagon fallacy. Le bandwagon est littéralement le wagon décoré qui promène l’orchestre à travers la ville, et que tout le monde suit avec joie et enthousiasme. Métaphoriquement, suivre ou monter dans le bandwagon, c’est prendre le train en marche, suivre le mouvement, se joindre à une “émotion” populaire, au sens étymologique. Parler de bandwagon fallacy c’est donc condamner le suivisme : on fait quelque chose simplement parce que ça amuse beaucoup de gens de le faire. Cette fallacie est également liée à l’argument populiste ad populum.

2. Dissensus

Les approches les plus courantes de la rhétorique argumentative focalisent sur la persuasion, l’adhésion, la communion, le consensus, la co-construction… ; ces termes sonnent comme des impératifs moraux : “la différence, c’est mal, l’identique, c’est bien”, il faudrait être bien méchant pour ne pas être d’accord avec le principe de l’accord. La mise au premier plan de la persuasion et du consensus laisse croire que l’unanimité serait l’état normal et sain de la société et des groupes, opposable à l’état pathologique que serait l’état de controverse et de polémique, en bref de dissensus.

le TLFi ne donne pas le mot dissensus : cette forme régulière, calquée sur le latin, de la famille de dissentiment, correspond à l’antonyme indispensable à consensus.

2.1 La parole argumentative polémique

“Conflit, polémique, controverse” : d’après le Petit Robert, la polémique est un «débat par écrit vif ou agressif => controverse, débat, discussion» (PR, Polémique). La controverse lui semble plus pacifique, au moins dans sa définition : «Discussion argumentée et suivie sur une question, une opinion» (PR, Controverse), sinon dans ses exemples, où la controverse peut être qualifiée de «vive», voire «inexpiable». Polémique et controverse sont des espèces du genre débat (pas forcément écrit), V. Débat.

Le lexique distingue, d’une part, des interactions collaboratives non violentes, fortement argumentatives, comme délibérer et des interactions également fortement argumentatives, mais plutôt conflictuelles, dont relèvent la polémique et la controverse ; on trouve parmi ces espèces aussi bien polémiquer (académique / politique, écrit / oral) que s’empoigner avec quelqu’un (ordinaire, verbal, mimo-posturo-gestuel), ce qui peut fort bien se produire dans une controverse ; plus que de genres, il s’agit de différents moments ou de différentes postures interactionnelles, éventuellement très brèves. Pris dans son ensemble, le genre “débat” est à distinguer d’autres formes de violences verbales, non argumentatives, comme l’échange d’injures.

La violence verbale dans la controverse ou la polémique est moins marquée par l’injure que par une forme de dramatisation émotionnelle, souvent présente dans l’acte de parole ouvrant ce genre de débats : s’insurger contre, s’indigner, protester, mais pas toujours (contester). Du point de vue de leur retentissement émotionnel, controverse et polémique peuvent être blessantes.

2.2 La passion du dissensus comme fallacie et péché

La polémique est précisément une forme de débat sans fin, les polémistes (et les polémiqueurs) manifestent une véritable passion pour le dissensus, qui leur fait sans cesse repousser la conclusion du débat; l’amour du débat l’emporte sur l’amour de la vérité. Les polémiques prospèrent donc sur fond de paralogismes; à la limite, le degré de polémicité devient un bon indicateur du caractère fallacieux de l’échange : les paralogismes d’émotions et de hiérarchie (ad personam, ad verecundiam) sont immanquablement associés au débat «vif et agressif ». Le refus de se rendre devant les arguments de l’autre est un paralogisme d’obstination, stigmatisé par la Règle 9 de la discussion critique, qui demande au proposant de s’incliner devant une réfutation menée de façon concluante, V. Règles. Mais qui décide que le point de vue a été défendu de façon concluante ? le polémiste est précisément celui qui refuse d’admettre que le point de vue de son opposant a été défendu de façon concluante, et qui pose que le sien est bien au-delà de tout doute raisonnable.

Cette condamnation de la polémique fallacieuse redouble celle que le Moyen Âge portait sur la dispute peccamineuse, considérée comme un péché de la langue. Les théologiens médiévaux ont construit une théorie des «péchés de la langue», parmi lesquels figure, en très bonne place, le péché de contentio, V. Péchés de langue et fallacies. Ce mot latin, qui a donné en français contentieux, signifie « lutte, rivalité, conflit (Gaffiot [1934], Contentio) :

la contentio est une guerre que l’on mène avec les mots. Ce peut être la guerre défensive de celui qui, têtu, refuse sans raison de changer d’avis. Mais il s’agit le plus souvent d’une guerre d’agression qui peut prendre de nombreuses formes : une attaque verbale inutile contre le prochain, non pour chercher la vérité mais pour manifester son agressivité (aymon); une querelle de mots qui, délaissant toute vérité, engendre le litige et va jusqu’au blasphème (isidore) ; une argumentation raffinée et malveillante qui s’oppose à la vérité écoutée pour satisfaire un irrépressible désir de victoire (Glossa ordinaria) ; une altercation méchante, litigieuse et violente avec quelqu’un (Vincent de Beauvais) ; une attaque contre la vérité conduite en s’appuyant sur la force du clamor (Glossa ordinaria, Pierre lombard). souvent cependant la contentio apparaît dans les textes sans être définie, comme si la connotation d’antagonisme verbal violent attachée au terme suffisait à indiquer le danger qu’il faut éviter et le péché qu’il faut condamner.
Carla Casagrande et Silvana Vecchio, Les péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale [1987], Paris, Le Cerf, 1991, p. 213-214).

La contentio est un péché de “second niveau”, dérivée d’un péché capital, essentiellement l’orgueil (« filiation de la vaine gloire », ibid.), mode d’expression de la colère et de l’envie.
Une réserve cependant : les définitions restreignent le péché de contentio aux attaques violentes menées contre, ou en déni, de la vérité ; mais attaquer violemment l’erreur n’est pas un péché; la colère, peccamineuse là, devient ici une sainte colère.

2.3 L’ère post-persuasion et la normalité du dissensus

Tout débat argumentatif un peu sérieux contient des éléments de radicalité, et cette radicalité est normale, nullement dramatique, ni du point de vue social ni du point de vue moral. l’appréciation exacte d’une situation argumentative demande une réévaluation du rôle des participants tiers ratifiés dotés du pouvoir de trancher, et par-dessus tout, une dé-diabolisation du dissensus. Comme le dit Willard, qui a beaucoup écrit à ce sujet :

Faire l’éloge du dissenssus va à l’encontre d’une tradition ancienne en argumentation, qui valorise moins l’opposition que les règles qui la contraignent.  (Willard 1989, p. 149).

La préférence pour le consensus n’exclut pas la normalité du dissensus. L’une relève des préférences, l’autre des faits. La question engage une vision du champ des études d’argumentation. L’étude de l’argumentation prend pour objet des situations où les différences d’opinion sont produites, gérées, résolues, amplifiées ou transformées à travers leur confrontation discursive. Savoir dans quelles conditions il convient d’œuvrer à réduire les différences d’opinions par la persuasion ou d’une autre manière, et dans quelles conditions il convient au contraire de favoriser leur développement est une question sociale et scientifique majeure ; elle a des implications pédagogiques cruciales, qui ne peuvent être discutées que sur la base d’une appréhension correcte de ce qui se passe quand on argumente.

il existe des conflits d’intérêts entre les humains et les groupes humains, et il arrive que ces conflits s’expriment dans des discours porteurs de points de vue différents. Ces différences d’intérêt peuvent être traitées par le langage (partiellement ou entièrement), et l’argumentation est un des modes de traitement langagier de ces différences d’intérêt, qui se matérialisent dans des différences d’opinion.

L’argumentation peut servir à travailler l’opinion de l’autre, le convaincre, créer des accords, réduire les différences d’opinion et produire du consensus ; c’est une affirmation empiriquement vraie. On peut prendre pour programme de recherche les conditions dans lesquelles une argumentation élaborée a été partie prenante d’une résolution de conflit, et de ce programme en découle un autre, portant sur la recherche des moyens par lesquels on peut favoriser l’accord, entre individus, nations, groupes religieux ou groupes humains en général ; rien ne dit que le même système de règles et les mêmes procédures soient efficaces à tous ces niveaux, seule une investigation empirique peut éventuellement en décider.

L’argumentation peut servir à diviser l’opinion et approfondir les différences de point de vue : c’est ce que fait, dans la vision chrétienne du monde, le discours du Christ :

34. Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. 35.  Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère; 36. et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. (Matthieu 10.34-36).

L’approche langagière de l’argumentation s’intéresse à la façon dont sont gérés discursivement les conflits d’intérêts et les différences d’opinion. L’argumentation donne des mots aux conflits, c’est une méthode de gestion non seulement des différents mais des différences, parfois en les réduisant, parfois en les faisant croître et se multiplier.

Dans un contexte social, idéologique ou scientifique marqué par le consensus, le premier moment dans la génération d’une question argumentative est de créer un discours “alternatif ”, s’opposant au consensus. Comme les situations de consensus n’ont pas besoin de justification, les discours alternatifs doivent être puissamment justifiés pour devenir audibles dans la sphère pertinente : c’est une noble tâche pour la théorie de l’argumentation que de réfléchir aux conditions dans lesquelles elle peut contribuer à la construction de ces discours de dissensus, c’est-à-dire à l’émergence des différences d’opinion.

La mise au premier plan du consensus suppose que l’unanimité serait l’état normal et surtout souhaitable de la société et des groupes. s’il n’y a pas unanimité, il y a une majorité dans le vrai et une minorité fallacieuse, qui a résisté au pouvoir de persuasion de l’orateur et a refusé de reconnaître la défaite que lui a infligée le dialecticien. Il ne lui reste plus qu’à faire sécession ou à émigrer vers un monde nouveau. On peut faire l’hypothèse que la coexistence d’opinions contradictoires représente l’état normal, ni pathologique ni transitoire, que ce soit dans le domaine socio-politique ou dans celui des idées ; le désaccord profond est la règle, V. Désaccord. La démocratie ne vit pas de l’élimination des différences, et le vote n’élimine pas la minorité ; les choses sont plus complexes. Comme l’a écrit très heureusement un correspondant du quotidien espagnol El País,

Il ne s’agit pas de convaincre mais de vivre ensemble ([No se trata de convencer sino de convivir] A. Ortega, La razón razonable, El País, 25-09-2006)

Le problème n’est pas de convaincre l’autre, mais de vivre avec lui. L’argumentation est une façon de gérer ces différences, en les éliminant ou en les faisant prospérer pour le bien de tous.

Il s’ensuit que la théorie de l’argumentation peut rester agnostique sur la question de la persuasion et du consensus. Le débat profond est banal, tous les débats sérieux comportent des éléments de radicalité, c’est précisément en cela qu’ils se différencient de la clarification : argumenter, ce n’est pas seulement dissiper un malentendu.