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Lettre, Appel à la — du discours

Arg. fondée sur la LETTRE du discours

La lettre du discours s’oppose à son esprit. L’argumentation sur la lettre du discours prend en compte ce que dit le discours afin d’esquiver ce que le discours veut dire.

1. La lettre contre l’esprit

En droit, l’argument de la lettre de la loi (ad litteram, ad orationem) sert à justifier une application de la loi fondée sur le sens considéré comme évident du texte légal, V. Sens strict. Cet appel à la lettre est contré par l’appel à l’esprit de la loi, fondé, par exemple, sur l’intention du législateur. Inversement,  l’appel à la lettre d’un texte oral ou écrit peut être invoqué pour rejeter les appels à l’interprétation.

2. Dans l’argumentation quotidienne

— Dans une interaction, le second tour de parole “à la lettre” s’en tient au sens littéral, à ce qui vient d’être expressément dit, mot pour mot, par le premier locuteur, en laissant de côté ce qu’il a voulu dire.
C’est le cas de la réponse suivante à un acte de parole indirect de demande de faire, adouci en une question :

L1 :    — Pouvez-vous me passer le sel ?
L2 :    — Oui

Mais L2 ne passe pas la salière à L1. L2 a répondu à la lettre de la question de L1, sans tenir compte du fait que L1 ne sollicitait pas une information sur la capacité de L2 à faire circuler la salière, mais demandait à L2 de faire quelque chose, lui passer le sel.

— Dans une situation argumentative, la réponse à la lettre est une manœuvre de destruction du discours. Pour cela, L2 s’en tient au sens de l’énoncé, du discours (oral ou écrit) produit par L1, sans tenir compte des intentions communicationnelles de L1 (du sens de l’interlocuteur).
Dans un troisième tour, L1 peut rejeter cette réponse :

Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !

L2 peut alors justifier sa réponse en donnant pour argument la lettre de ce qu’a dit L1 dans son premier tour de parole :

Je ne sais pas ce que vous avez voulu dire, mais c’est ce que vous avez dit.

L2 satisfait à son obligation de parole, et renvoie la parole à son interlocuteur, à charge pour ce dernier de reformuler ce qu’il veut dire. L2 considère qu’il n’a pas à contribuer à la recherche de la vérité, V. Silence, et qu’il peut légitimement chercher à bloquer le discours de L1 par tous les moyens.
La réponse sur la lettre du discours est un bon indicateur de situation conflictuelle. Elle s’oppose à une réponse qui, charitablement, tient compte de l’intention du discours et ne cherche pas à tirer avantage d’une formulation indirecte ou maladroite.

L’exemple suivant est un cas extrême de réponse à la lettre :

Le policier : — Tu me dis “Untel a fait le coup” et je te libère
Le suspect : — “Untel a fait le coup[2].

Le suspect a dit à la lettre ce que le policier lui demandait de dire, mais il ne sera probablement pas libéré pour autant.

Exemple : Objectif officiel et objectif caché d’une recherche scientifique

Le cas suivant est un cas particulier de l’opposition Motif — Mobile, où on oppose à la bonne raison expressément formulée une raison inavouable cachée, ici parce qu’elle est illégale.

— SITUATION : Un litige sur le statut juridique d’une recherche et de son  financement.
Cadre général : La recherche dans le domaine D est soumise à une disposition légale L interdisant la recherche susceptible de conduire à des résultats de type U.
Cas particulier : Un groupe de recherche R soumet à l’institution I un projet P relevant du domaine D. Les objectifs de recherche sont définis dans le projet accompagnant la demande de financement.
— Le financement est accordé.
— La recherche produit un résultat X apparemment de type U.

QUESTION : Cette recherche a-t-elle respecté la disposition légale L interdisant la recherche conduisant à des résultats de type U ?

OUI : La défense peut soutenir que 1) X n’est pas de type U, ou que 2) X est bien de type U, mais qu’il a été obtenu involontairement, donc que la loi a été respectée. Dans ce second cas, la défense argumente en deux temps, d’abord sur la lettre de ce que dit et ne dit pas expressément le projet P :

Aucune recherche susceptible de produire des résultats de type U ne figure dans les objectifs de recherche.

Elle rend compte ensuite du résultat U :

X (U) est un résultat inattendu, comme cela arrive régulièrement dans la recherche scientifique.

— NON : L’accusation rejette l’argument fondé sur la lettre du projet :

Si le cahier des charges ne fait pas explicitement référence à U comme un objectif de la recherche c’est pour éviter les conséquences juridiques et politiques évidentes.

Puis elle réinterprète le projet :

Des membres éminents de la communauté scientifique concernée disent que le cahier des charges décrit des travaux correspondant à la définition communément admise de U. Il s’agit donc bien d’une recherche de type U. Le résultat en question n’a pas “émergé », mais a été produit intentionnellement. Financeurs et chercheurs ont donc sciemment enfreint la disposition légale L.

Conclusion :

Les chercheurs avaient un agenda caché. Ils ont effectivement effectué des recherches de type U, qu’ils les aient désignées comme telles ou non.
Les responsables de la recherche et de l’institution l’ayant financée doivent être condamnés. [3]


[1] Lat. arg. ad litteram, de littera, “lettre”. Lat. arg. ad orationem, de oratio, “propos, parole”.
Les deux étiquettes peuvent se référer à un discours écrit ou oral.
[2] Exemple venant du séminaire d’Oswald Ducrot.
[3] Exemple adapté de Glenn Kessler, « The repeated claim that Fauci lied to Congress about ‘gain-of-function’ research ». The Washington Post, 29 octobre 2021. https://www.washingtonpost.com/politics/2021/10/29/repeated-claim-that-fauci-lied-congress-about-gain-of-function-research/


 

 

 

Ad judicium

Lat. iudicium, “judgment”. legal action; judgment; capacity to judge

Locke [1690] opposes the ad judicium argument, declared valid, to three kinds of argument he considers fallacious, the arguments ad ignorantiam, ad hominem and ad verecundiam (Lat. verecundia, modesty); S. Collections (2).

The argument ad judicium is defined as:

The using of proofs drawn from any of the foundations of knowledge or probability. This I call argumentum ad judicium. This alone of all the four, brings true instruction with it, and advances us in our way to knowledge. (Locke [1690], Vol. 2, p. 411)

The following declaration shows that this validity is derived not only from judgment but also from “the things themselves”:

[truth] must come from proofs and arguments, and light arising from the nature of things themselves. (Id., p. 411-412).

So, the ad judicium argument, is based on scientific procedures and criteria (“foundations of knowledge or probability”), and develops object-based knowledge. In any case, this mode of reasoning excludes the passions and distrusts the speech, S. Ornament and argument.

Ad judicium is not strictly speaking an argument scheme in itself, but instead covers the whole scientific methodology. From Locke’s definitions, it follows that the correct argumentative method is the name of scientific method when applied to social questions and human projects.

*

Ad hominem and ad verecundiam arguments also appeal to judgment, at least to a calculus: ad hominem appeals to consistency; ad verecundiam is based on a sense of modesty or personal insufficiency that can be well grounded or not. They are nonetheless considered fallacious because they are subjective. Subjective does not here mean “arbitrary”, but rather nonuniversal, context-bound, taking the circumstances of the speech situation and the speaker’s transitional state of knowledge into account, what he or she knows, believes or dares say or not.

Argument thus conceived rejects the speaker and his system of knowledge as consistently relative. It is the antithesis of what Grize calls « a logic of subjects », S. Schematization

Ad judicium, a homonymic label

Various non-equivalent, definitions are attached to the ad judicium label. This can prove somewhat confusing.

(1) Perhaps referring to Locke, Whately considers that the ad judicium label designates “most likely the same” as the ad rem argument ([1832], p. 170), that is, argument to the matter, or to the thing itself.This identification is grounded in the fact that Locke considers that true knowledge derives “from the nature of things themselves” (see supra).
In this case the terminology would just be redundant, which is relatively benign.

(2) A dictionary of theology defines ad judicium as: “an argumentation calling on common sense and general opinion to validate a position”[1] which is something quite different, and totally opposed to Locke’s perspective, if we consider his positions on rhetoric, S. Ornamental fallacy.

(3) And Bentham uses the ad judicium label to designate a series of fallacies of confusion (Bentham [1824]), S. Political Arguments: Two collections.

The terminological and conceptual field covered by the ad judicium label can thus be arranged as follows:
— In Locke’s sense scientific reasoning, based on things.
— In Whately’s sense, same as ad rem, argument on the merits of the case.
— In theology, argument based on the consensus of nations.
— In Bentham’s sense, the ad judicium fallacies are manoeuvres tending to obstruct the sound exercise of judgement.


 

Expérience de pensée

EXPÉRIENCE DE PENSÉE

1. Expérience de pensée

L’expression “expérience de pensée” (EP) apparue au 18e siècle, a été popularisée par Ernst Mach (Gedanken Experiment) au 20e siècle (SEP, Thought experiment), Cette forme de raisonnement a été pratiquée depuis l’antiquité aussi bien en Orient qu’en Occident.
(Ex. 1) L’exemple qui suit est emprunté à Ibn Sina (Avicenne) (980-1037), où il apparaît dans deux passages :

We say: If a human is created all at once, created with his limbs separated and he does not see them, and if it happens that he does not touch them and they do not touch each other, and he hears no sound, he would be ignorant of the existence of the whole of his organs, but would know the existence of his individual being as one thing, while being ignorant of all the former things. What is itself the unknown is not the known.
Avicenna, al-Nafs (c. 1027). V.7 (Marmura p. 390) [1]

He will not doubt his affirming his self existing, but with this he will not affirm any limb from among his organs, no internal organ, whether heart or brain, and no external thing. Rather, he would be affirming his self without affirming for it length, breadth and depth. And if in this state he were able to imagine a hand or some other organ, he would not imagine it as part of his self or a condition for its existence.
You know that what is affirmed is other than what is not affirmed and what is acknowledged is other than what is not acknowledged. Hence the self whose existence he has affirmed has a special characteristic of its being his very self, other than his body and organs that have not been affirmed.
Hence the one who affirms has a means to be alerted to the existence of the soul as something other than the body—indeed, other than body—and to his being directly acquainted with this existence and aware of it. If he is oblivious to this, he would require educative prodding.
Id. I.1 (Marmura p. 387)

Le raisonnement hypothétique envisage une situation reconnue comme possible dans le monde tel qu’il est, et produit des conclusions exploitables dans ce monde. Ce raisonnement conclut sur la base du vrai et du faux.
À la différence du jugement hypothétique, l’expérience de pensée repose sur la construction narrative d’une situation qu’il est impossible de réaliser, dans l’état actuel de ce que nous appelons “monde, réalité”, de nos capacités technologiques et de nos principes éthiques. Dans ce monde fictionnel, les lois de la physique et de la physiologie sont suspendues.
En d’autres termes, les prémisses de ce raisonnement ne sont ni vraies, ni probables, ni plausibles, mais impossibles, “in-vraisemblables”.

Malgré cela, il serait possible d’en tirer des conséquences vraies sur le monde et les humains, en développant la fiction pour en tirer des conclusions catégoriques qu’elle affirme vraies dans le monde réel et pertinentes pour une discussion en cours dans un domaine spéculatif, ici la philosophie morale. Les expériences de pensée,

suggest that we can learn about the real world by virtue of merely thinking about imagined scenarios (SEP, Thought experiment).

L’expression expérience de pensée, ou par la pensée, ou par l’imagination, (Wikipedia, Expérience de pensée) est quelque peu oxymorique. L’expérience est définie comme une « connaissance acquise par interaction avec l’environnement » (Wikipedia Expérience, 30-09-21). Par substitution de la définition au défini, une expérience de pensée, par la pensée ou par l’imagination, est une connaissance acquise par interaction avec un environnement qu’il est, par définition impossible de construire dans le monde réel et avec lequel il est impossible d’interagir. L’expérience de/par la pensée a tous les charmes de l’énigme de bureau.

2. Autres exemples

Galileo Galilei (1564-1642) On the speed of falling objects

Dans le Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde), Galilée réfute la théorie aristotélicienne de la chute des corps, selon laquelle les corps lourds tombent plus rapidement que les corps légers. Salviati est le porte-parole de Galilée, et Simplicio celui d’Aristote.
Le passage suivant est considéré comme une expérience de pensée (SEP, Thought Experiment), mais rien ne fait obstacle à sa réalisation physique, et c’est d’ailleurs ce que fait Galilée lui-même. Rien n’empêche donc d’y voir non pas une expérience de pensée, mais un compte-rendu ou un projet d’expérience, exposant le raisonnement qui sous-tend le montage expérimental et les mathématiques qui permettent d’anticiper de façon certaine sur son résultat.

Salviati— But, even without further experiment, it is possible to prove clearly, by means of a short and conclusive argument, that a heavier body does not move more rapidly than a lighter one provided both bodies are of the same material and in short such as those mentioned by Aristotle. But tell me, Simplicio, whether you admit that each falling body acquires a definite [63] speed fixed by nature, a velocity which cannot be increased or diminished except by the use of force [violenza] or resistance.
[…]
Salv. — If then we take two bodies whose natural speeds are different, it is clear that on uniting the two, the more rapid one will be partly retarded by the slower, and the slower will be somewhat hastened by the swifter. Do you not agree with me in this opinion?
Simplicio — You are unquestionably right.
Salv. — But if this is true, and if a large stone moves with a speed of, say, eight while a smaller moves with a speed of four, then when they are united, the system will move with a speed less than eight; but the two stones when tied together make a stone larger than that which before moved with a speed of eight. Hence the heavier body moves with less speed than the lighter; an effect which is contrary to your supposition. Thus you see[108] how, from your assumption that the heavier body moves more rapidly than the lighter one, I infer that the heavier body moves more slowly.
Galileo Galilei, Dialogues Concerning Two New Sciences, 1638.[2]— Voir analyse §4

Mencius, 4th Century BC, The Small Child and the Welld’.

Why do I say that all people possess within them a moral sense that cannot bear the suffering of others? Well, imagine now a person who, all of a sudden, sees a small child on the verge of falling down into a well. Any such person would experience a sudden sense of fright and dismay. This feeling would not be something he summoned up in order to establish good relations with the child’s parents. He would not purposefully feel this way in order to win the praise of their friends and neighbors. Nor would he feel this way because the screams of the child would be unpleasant.
By imagining this situation we can see that one who lacked a sense of dismayed commiseration in such a case simply could not be a person. Moreover, anyone who lacks the sense of shame cannot be a person; anyone who lacks a sense of deference cannot not be a person; anyone who lacks a sense of right and wrong cannot not be a person.
The sense of commiseration is the seed of humanity, the sense of shame is the seed of righteousness, the sense of deference is the seed of ritual, and the sense of right and wrong is the seed of wisdom. Everyone possesses these four moral senses just as they possess their four limbs. To possess such seeds and yet claim to be unable to call them forth is to rob oneself; and for a person to claim that his ruler is incapable of such moral feelings is to rob his ruler.
Menciuseno. 2003, Bk 2 Part A, 6. [3] Voir analyse § 4

Chateaubriand (1768-1848), Tuer un homme à la Chine

Ô conscience ! Ne serais-tu qu’un fantôme de l’imagination, ou la peur des châtiments des hommes ? Je m’interroge ; je me fais cette question :Si tu pouvais, par un seul désir, tuer un homme à la Chine et hériter de sa fortune en Europe, avec la conviction surnaturelle qu’on n’en saurait jamais rien, consentirais-tu à former ce désir ?
J’ai beau m’exagérer mon indigence; j’ai beau vouloir atténuer cet homicide en supposant que, par mon souhait, le Chinois meurt tout à coup sans douleur, qu’il n’a point d’héritier, que même à sa mort ses biens seront perdus pour l’État ; j’ai beau me figurer cet étranger comme accablé de maladies et de chagrins ; j’ai beau me dire que la mort est un bien pour lui, qu’il l’appelle lui-même, qu’il n’a plus qu’un instant à vivre; malgré mes vains subterfuges, j’entends au fond de mon cœur une voix qui crie si fortement contre la seule pensée d’une telle supposition, que je ne puis douter un instant de la réalité de la conscience.
Chateaubriand, Génie du Christianisme, 1802. 1e Part., L. 6, Chap. 2 Du remords et de la conscience. [4]

3. L’argumentation dans l’expérience de pensée

Norton (1996), réfute l’idée que de telles expériences “draw from some special source of knowledge of the world that transcend our ordinary epistemic resources” (p. 333-334). Il considère que les EP mobilisent “our standard epistemic resources: ordinary experiences and the inferences we draw from them” (id., 334). La discussion porte sur le statut épistémologique des expériences de pensée,

One viewpoint is my own view that thought experiment are merely picturesque arguments, and in no way remarkable epistemologically. […] The other will be the view of Jim Brown [1991[5] that certain thought experiments affords us a glimpse into a Platonic world populated by the law of nature themselves. According to my view it is essential that all thought experiment can be reconstructed as argument (id.)

La reconstruction des EP dans le cadre d’un modèle épistémologique de l’argumentation au sens de Norton n’est pas de notre ressort.
Nous nous bornerons à esquisser une analyse argumentative des quatre expériences de pensée proposées à partir des textes, originaux ou traduits, où elles sont exposées.

On peut distinguer trois types d’EP selon qu’elles se développent :

— à partir d’une situation contrefactuelle, possible, en fait fausse, mais qui aurait pu se réaliser dans le passé (voir le roman de CK Dick, The man in the high castle.)
— à partir d’une situation imaginaire théoriquement possible, mais dont les conditions d’observation ne sont jamais réalisées dans le monde actuel (Mencius)
— à partir d’une situation imaginaire que toute notre expérience et nos savoirs sur le monde existant portent à déclarer impossible, pour en tirer néanmoins des conclusions sur le monde existant (Ibn Sina).

Il est possible d’envisager une situation expérimentale possible sur laquelle on peut raisonner de façon concluante, en attendant la confirmation expérimentale. C’est, si l’on veut, une expérience “par la pensée” (Galilée), mais la différence est cruciale en relation avec l’expérience.

4. Schématisation des processus argumentatifs dans les exemples (2), Galilée et (3), Mencius

L’EP suppose un mécanisme de dérivation de la conclusion à partir de la situation hypothétique, possible ou impossible. Ces processus de dérivation peuvent mettre en jeu n’importe quel mécanisme argumentatif.
À titre d’illustration, nous prendrons l’EP de Galilée à propos de la chute des corps, et celle de Mencius, sur l’existence d’un sens moral.

(Ex. 2) Galileo Galilei (1564-1642) On the speed of falling objects

Dans l’exemple (2), Galilée traite un problème de physique par un raisonnement par l’absurde (lire en Annexe, le texte plus complet). Il s’oppose à la thèse aristotélicienne selon laquelle les corps lourds tombent plus vite que les corps légers, autrement dit :

Assumption for reductio proof : The speed of fall of bodies in a given medium is proportionate to their weight (Norton 1996, p. 341-342) [6]

Galilée a le génie de se demander ce qui se passe lorsque deux pierres, l’une lourde et l’autre légère sont tied together, attachées l’une à l’autre. Cette croyance entraîne deux conclusions contradictoires (id.),

— La pierre légère ralentit la vitesse de la pierre lourde et la pierre lourde accélère la vitesse de la pierre légère. Donc les deux pierres attachées l’une à l’autre tombent à une vitesse inférieure à la vitesse de la pierre lourde seule. 
— La pierre légère attachée à la pierre lourde forme un corps plus lourd que la pierre la plus lourde. Donc les deux pierres attachées l’une à l’autre ont une vitesse supérieure à la vitesse de la pierre lourde seule (d’après Norton, 1996, 341-342).

On a donc affaire à une argumentation par l’absurde, concluante, qui permet à Galilée de rejeter la thèse d’Aristote, et d’affirmer sa propre thèse, tous les corps tombent à la même vitesse [8] dans le vide.
L’expérience de pensée est ici la pensée d’une expérience possible, que rien n’empêche de réaliser — sauf la difficulté de créer un milieu où règne le vide parfait.

(Ex. 3) Mencius, 4th Century BC, The Small Child and the Well

Pour décrire l’argumentation développée dans le texte de Mencius (exemple 2.2), nous utiliserons une méthode dérivée de celle qu’utilise Grize pour les opérations argumentatives construisant les objets de discours.

3.2.1 L’argumentation positive

Annonce et situation
Mencius annonce sa thèse sur l’universalité du “moral sense” et développe ensuite une situation, sur laquelle se fonde l’expérience de pensée.
Cette situation  décrit schématiquement un fait sans doute rare, mais possible :

Imagine now a person who, all of a sudden, sees a small child on the verge of falling down into a well.

Cette situation décrit une scène et rapporte une perception, sans la lier à aucune action. Le destinataire peut se projeter dans cette situation. Les psychologues expérimentaux pourraient certainement imaginer une expérience, portant non pas sur un individu particulier ni sur l’humanité entière, qui prendrait pour base non pas les réactions à une situation réelle, mais à une situation représentée.

Mencius dérive de sa supposition une thèse qu’il développe en deux étapes.

1) Point de départ, argument : attribution d’un état mental accompagnant  nécessairement la perception de la scène primitive :

Any such person would experience a sudden sense of fright and dismay.

Cette dérivation est fondée sur une intuition, un sentiment d’évidence ou de révélation intérieure, accessible par introspection, “I would experience…”.
Mencius ne dit pas que l’enfant est sauvable, ni que la personne émue “se précipiterait pour sauver l’enfant”. L’interprétation est compatible avec “se sauverait effrayé / par peur d’être pris dans une sale affaire”.

2) Développement de l’argument  : Opérations argumentatives de spécification, re-catégorisation, généralisation

Dans ce passage, le moteur argumentatif — le moteur du passage de l’argument, la situation, à la conclusion sur l’existence de quatre sens moraux — n’est pas l’inférence mais des opérations de transformation: reprise, reformulation, spécification et re-catégorisation.

En suivant le développement textuel de l’argument à la conclusion :

Argument —>  [an experience] spécifiée comme a sudden sense of fright and dismay
>
reprise par a feeling, (to) feel
> re-formulée comme a sense of dismayed commiseration 
> recatégorisée et généralisée
comme un des quatre moral senses” <— Conclusion

La dernière étape introduite par “moreover” affirme l’existence de quatre sentiments moraux définissant l’être humain : la généralisation est portée par une analogie :

humanity, righteousness, ritual, right and wrong.
Everyone possesses these four moral senses just as they possess their four limbs

La dérivation de la thèse des quatre sentiments moraux à partir d’un sentiment de « fright and dismay” s’accompagne de deux généralisations portant sur la personne objet de ce sentiment moral, et sur l’autre sur la situation. On passe d’un risque individuel de souffrance à la souffrance de tous

a small child > généralisation > others
on the verge of falling down into a well > généralisation > sufferings

3) Cette conclusion est testée et développée par application du topos des contraires

all people possess within them a moral sense that cannot bear the suffering of others
one who lacked a sense of dismayed commiseration in such a case simply could not be a person.

— {Humans] would experience a sudden sense of fright and dismay, soit “H would experience F
— par application du topos des contraires :“ non-F would be non-H”

one who lacked a sense of dismayed commiseration in such a case simply could not be a person.

3.2.2 Objections et réfutation

La nature argumentative du texte est  attestée par la mention d’objections possibles de nature utilitariste :

— something he summoned up in order to establish good relations with the child’s parents.
— purposefully feel this way in order to win the praise of their friends and neighbors
— because the screams of the child would be unpleasant.

Ces objections sont rejetées, non pas discutées et réfutées. Elles sont exploitées par une argumentation implicite ad ignorantiam – cas par cas : on ne peut pas imaginer d’autres ressorts à l’action secourable.

On peut opposer à la conclusion de Mencius la thèse de Xunzi (3e siècle av. JC) selon laquelle “Human nature is bad” :

Human nature is bad. Their goodness is a matter of deliberate effort. […] They are born with feelings of hate and dislike with them. (Xunzi, Chap 25, Human Nature is bad, p. 248. [9])

Conclusion

L’EP part d’une situation contrefactuelle ou fictive et lui applique un mécanisme de dérivation afin d’en tirer une conclusion pertinente dans le cadre d’une certaine question que nous nous posons sur le monde.
La structure de l’EP est celle de l’argumentation hypothétique. Sa spécificité tient à la situation envisagée qui est aux limites, voire au delà du possible. Une fois posée cette hypothèse, l’argumentation se déroule selon les mécanismes argumentatifs généraux.
L’EP met en jeu les mécanismes généraux de l’argumentation ; en cela, elle ne constitue pas un nouveau “type d’argument”.
Cette conclusion est banale, si on la rapporte au fait connu de tous, que l’argumentation peut être extrêmement pressante et bien construite dans un discours par ailleurs délirant.


[1] Avicenna’s al-Nafs [On Psychology)] , which is a section of his al-Shifa (On Healing). Translations are from Michael Marmura, 1986, “Avicenna’s ‘Flying Man’ in Context” The Monist 69, p. 387. Quoted from David Sanson, “Selection from the floating man”. https://www.davidsanson.com/texts/avicenna-floating-man.html

[2] Dialogues Concerning Two New Sciences by Galileo Galilei. Translated from the Italian and Latin into English by Henry Crew and Alfonso de Salvio. With an Introduction by Antonio Favaro. New York: Macmillan, 1914. [Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze attenenti alla meccanica e i movimenti locali. Leiden, Elzevier 1638. Quoted after https://oll.libertyfund.org/title/galilei-dialogues-concerning-two-new-sciences#Galileo_0416_238

[3] Mencius. [2003]. Translated with an Introduction and Notes by D. C. Lau. Penguin Classics. (First published 1970). Mencius is the romanized name of the Chinese philosopher Mèng Kē or Mengzi, et le titre de l’ouvrage rassemblant ses propos.
Pour bien marquer que l’analyse ne porte pas sur le texte chinois de Mencius mais uniquement sur la traduction anglaise de ce texte par Robert Eno, nous utiliserons systématiquement la notation Menciuseno. On peut comparer avec la traduction anglaise MenciusLau ou la traduction française Menciuscouvreur.

[4] François René de Chateaubriand,  Génie du Christianisme, 1802. 1e Part., L. 6, Chap. 2 Du remords et de la conscience. Cité d’après l’éd. Tours, Mame, 1877, p. 87. Sur l’origine littéraire du “paradoxe du mandarin” et sur son immense fortune, voir Michel Delon, « De Diderot à Balzac, le paradoxe du mandarin », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 02 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/rief/248 ; DOI : 10.4000/rief.248

[5] Jim R. Brown, The laboratory of the mind: Thought experiments in the Natural Science. London, New York: Routledge 1991)

[6] Norton, John D. 1996, Are Thought Experiments Just What You Thought? Canadian Journal of Philosophy, 26: 333–366.

[7] Norton, John D. 1996, Are Thought Experiments Just What You Thought? Canadian Journal of Philosophy, 26, p. 333–366.

[8] Pour une discussion intégrant le milieu dans lequel tombent les pierres, voir Norton, 1996.

[9] Xunzi – The complete text. Translated and with an introduction by Eric L Hutton. Princeton, Princeton UP, 2014.

[10] Chateaubriand,  Génie du Christianisme, 1802. 1e Part., L. 6, Chap. 2 Du remords et de la conscience. Cité d’après l’éd. Tours, Mame, 1877, p. 87. Sur l’origine littéraire du “paradoxe du mandarin” et sur son immense fortune, voir Michel Delon, « De Diderot à Balzac, le paradoxe du mandarin », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 02 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/rief/248 ; DOI : 10.4000/rief.248

Raisonnement hypothétique — R. contre-factuel

RAISONNEMENT HYPOTHÉTIQUE
RAISONNEMENT CONTRE-FACTUEL

1. Syllogisme hypothétique

Un syllogisme hypothétique ou (syllogisme conditionnel) est un syllogisme dont une ou deux prémisses a/ont la forme d’une implication (“—>”, “si … alors …”), V. Connecteur logique, §6.2.

En mathématique, « un axiome est une proposition non démontrée, utilisée comme fondement d’un raisonnement ou d’une théorie mathématique” (Wikipedia, Axiome). L’axiome n’est pas forcément évident (n’est pas une vérité évidente).
On distingue les axiomes au fondement d’une théorie et les hypothèses constituant l’énoncé d’un problème particulier (“Soit un triangle …) V. Démonstration.

2. Constructions conditionnelles dans le langage ordinaire

Le raisonnement conditionnel  (hypothétique) en langue ordinaire correspond aux constructions suivantes, liées à une forme expression ramenable à la forme typique “si … alors ” :

“Si on prend les routes de montagne, il faut plus de 3 heures pour arriver”  (L)
La même loi peut être exprimée par les formes suivantes :
— une structure “quand … alors …”,
— une juxtaposition : tu passes par la montagne, tu mets trois heures,
— une relative : celui qui passe par la montagne met trois heures,
— une construction participiale : en passant par la montagne, il faut trois heures
— par la mention “Faisons l’hypothèse, supposons que…

Si Pierre prend —,      il lui faudra plus de trois heures pour arriver              (1)
S’il prenait —,              il lui faudrait —                                                                  (2)
S’il a pris —,                 il lui faudra —                                                                     (3)
S’il avait pris —,           il lui aurait fallu —                                                             (4)

Le locuteur raisonne à propos d’une personne et d’un voyage que cette personne peut réaliser soit, première  hypothèse qui place le locuteur dans le monde M1, en prenant par les routes de montagne soit, seconde hypothèse (monde M2) par une autre route. Il en tire des conséquences qui valent dans le monde considéré, au moyen de la loi empirique (L).
(1) et (2) appliquent cette loi à la situation S1 où, au moment de l’énonciation, le locuteur :

      • Sait ou croit savoir que Pierre n’est pas parti.
      • Ne sait pas si Pierre a l’intention de prendre / prendra ou non par la montagne.

(3) applique cette loi à la situation S2 où,  au moment de l’énonciation, le locuteur :

      • Sait ou croit savoir que Pierre est parti.
      • Ne sait pas si Pierre a pris par la montagne ou non

(4) applique cette loi à la situation S3 où, au moment de l’énonciation, le locuteur :

      • Sait ou croit savoir que Pierre est parti.
      • Sait que Pierre n’a pas pris par la montagne.

L’assertion conditionnelle (4), exprime l’irréel du passé qui oppose au monde réel un monde alternatif ou contre-factuel.

3. L’argumentation dans un monde possible

Les informations peuvent être vraies, possibles ou fausses. Ces informations sont mélangées de façon indistinguable  dans le monde du mensonge et de la manipulation.
Le monde fictionnel est un monde possible, qu’on sait distinct du monde réel existant ou ayant existé. La collection éditoriale dans laquelle un livre est publié marque le monde dont il est question comme un monde fictionnel.

Un monde possible est un monde où se mélangent informations vraies, possibles et fausses.
Le monde possible n’est pas manipulatoire dans la mesure où il est possible de trier le réel, le possible (hypothèse) et le faux, car ils sont marqués comme tels

Rien ne limite les développements possibles du raisonnement hypothétique dans un monde mathématique ou de l’argumentation dans un monde possible.

Dans l’argumentation conditionnelle, les formes d’argumentation sont les mêmes que dans l’argumentation dans le monde réel,

L’argumentation conditionnelle n’est pas un type d’argument comme l’argumentation causale, mais une argumentation qui se développe à partir d’une prémisse dont on ne dit pas qu’elle est vraie comme le monde réel, mais qu’elle est possible dans un monde possible, ou même fausse dans un monde contre-factuel (§3.2).

La constructions hypothétique simple pose l’existence d’un monde possible ayant telle et telle caractéristique, et en tire une conséquence valable dans ce monde.

(1b) … Il est 6h (I1), et nous devons être au restaurant à 8h (I2). Soit il passe par la plaine, et il sera là vers 8h. soit nous devons annuler le restaurant.

Dans (1b) le locuteur se situe dans le monde (M1) où “Pierre prend par la montagne”, il l’enrichit de deux nouvelles informations partagées (I1) et (I2), introduit un nouveau monde possible où “Pierre prend par la plaine” (M2), se livre à un petit calcul “6 +3+ = 9+”, sous-entend une argumentation par les conséquences négatives (le restaurant n’acceptera plus de commencer à servir à 9h) et replanifie la soirée en conséquence.

4. Raisonnement dans un monde contre-factuel

Soit le fait avéré : “Pierre est parmi les victimes de l’attentat.” Ce fait entre dans une narration qui reprend les derniers moments de la vie de Pierre.

Avant de se coucher, il a eu  envie d’une cigarette, mais il n’en avait plus. Le bureau de tabac en bas de chez nous était fermé, comme tous les dimanches soir.  il m’a dit que, comme il faisait bon, allait au drugstore. Et il est mort dans l’attentat.

Cette situation qui aboutit à un fait tragique est propice à la reconstruction du passé. On imagine un monde où les choses se sont passées autrement, par exemple, en imaginant un événement qui brise la chaîne causale qui a conduit à la catastrophe :

Si Pierre avait pu arrêter de fumer, si le bureau de tabac avait été ouvert… alors il serait toujours en vie.

La construction contre-factuelle permet de construire des mondes fictionnels à partir du point où ils dévient du monde réel :

Énoncé factuellement vrai : Les États-Unis ont vaincu le Japon et l’Allemagne en 1945

Énoncé contre-factuel (faux) correspondant :
Le Japon et l’Allemagne [ont] vaincu les États-Unis en 1945

Développement du monde contre-factuel :
Si le Japon et l’Allemagne avaient vaincu les États-Unis en 1945 …

Les situations contre-factuelles peuvent se développer en fictions complexes : voir par exemple, à propos de la situation précédente, Philip K Dick, Le Maître du haut château, 1970 [1] 

5. L’argumentation dans l’expériences de pensée

Les situations contre-factuelles peuvent également se développer sur le mode de l’expérience de pensée, dont la finalité est entièrement de prouver une thèse.


[1] J’ai lu, 1970. Trad. de l’anglais, The Man in the High Castle 1962.


BROU-Argumentation DIRECTE vs INDIRECTE

En droit, on oppose les preuves directes aux preuves circonstancielles ou indirectes. Les arguments indirects introduisent une étape supplémentaire, c’est-à-dire potentiellement un maillon faible dans le raisonnement.

L’argumentation indiciaire est indirecte, lorsqu’elle exploite des indices non déterminants, accidentellement associés à l’action ou relevant des circonstances accompagnant l’action, et non pas de l’action elle-même  : “il avait l’air de quelqu’un qui prépare un mauvais coup”.
Un témoin affirmant qu’il a vu l’accusé sur les lieux du crime peu après le crime est un argument central ; s’il dit qu’il a vu un ami de l’accusé sur ces lieux, son témoignage est périphérique, à moins qu’il n’établisse une complicité dans la préméditation du crime.
Le poids de la personne et de ses sentiments peut jouer un rôle central ou périphérique

L’argumentation par l’ignorance est indirecte. Elle conclut par le défaut d’alternative. Une proposition est admise parce qu’on ne peut ni la réfuter, ni en proposer une autre. Elle considère que l’absence de preuve en faveur d’une thèse est argument décisif contre cette thèse.

L’argumentation au cas par cas, qui conclut par élimination de toutes les possibilités sauf une qui est déclaré correspondre au cas en question. On fait l’inventaire des possibilités, on constate positivement qu’aucune d’entre elles sauf une n’est avérée, et on déclare que celle-ci est avérée. Si dans une affaire on a dix coupables potentiels, si les neufs premiers disposent d’un alibi concluant, rien ne permet de dire que le dixième est forcément coupable.

Ad rem, Arg —

Arg. AD REM

Rem est l’accusatif du substantif res qui signifie :
1) « objet, être » ;
2) « affaire judiciaire, litige » (Gaffiot, Res).

1. Dans le premier sens de res, l’argument ad rem est un argument qui s’attache à “la réalité des choses”. C’est sans doute dans ce sens que Whately assimile l’argument ad rem à l’argument ad judicium de Locke.
Dans une perspective essentialiste, on peut aussi comprendre que l’argument ad rem est celui qui porte sur l’être des choses.

2. Au sens de « affaire judiciaire, litige » (Gaffiot), [res] renvoie nettement à un débat, comme dans les expressions nihil ad remce n’est pas la question” et quid ad rem ? “qu’importe ?”. Ces expressions servent à rejeter une intervention comme sans pertinence.
En ce sens, l’argument ad rem est un argument qui s’appuie sur un fait [res] pertinent pour la cause [causa], sachant que certains faits liés à l’acte matériel donnant lieu à un litige p, commeuvent ne pas entrer dans la cause.
V. Fond.

Semblable et contraire

L’opposition a contrario vs a pari

Deux topoi antagonistes

D’un point de vue logique, l’argument a contrario s’oppose à l’argument a pari. D’une façon générale, le fait que deux topoï appliqués à une même donnée livrent des conclusions contradictoires correspond à une situation banale en argumentation. Considérons la relation père / fils ; on reconnaît telle qualité au père. Que peut-on en conclure pour le fils ?

— Par le topos de la causalité génétique, le fils hérite de la qualité du père, V. Métonymie :

Tel arbre, tel fruit ; tel père tel fils, les chiens ne font pas des chats, bon sang ne saurait mentir:
Le père est riche financier et le fils habile trader.

— Par le topos des contraires, le fils hérite du défaut, et non pas de la qualité, contraire :

À père avare, fils prodigue, et non pas à père avare fils généreux

L’opposition a contrario / a pari en situation argumentative

.1 Fusionner deux catégories / distinguer deux catégories

La symétrie logique a pari vs a contrario se défait lorsque a pari et a contrario apparaissent sous une question argumentative sérieuse, structurée par l’existence d’une charge de la preuve.

Situation :        Les A et les B reçoivent des traitements différents (S)
Question :       Les A doivent-ils être traités comme les B ?
Proposition :    Oui. Les différences entre les A et les B sont négligeables / non pertinentes pour notre discussion. Les A et les B doivent être traités a pari.
Opposition :      Non. Les différences entre les A et les B sont essentielles / pertinentes pour notre discussion. Les A et les B doivent être traités a contrario.

Dans la situation (S), le proposant se sert de a pari pour défaire l’opposition, alors que l’argument a contrario est l’argument de l’opposant qui soutient le statu quo, avancé par l’opposant.
Le proposant s’attache à minimiser l’opposition, alors que l’opposant la maximise.

Soit une situation où certaines personnes sont traitées comme des égaux en droit alors qu’ils ne le sont pas de fait.
Le proposant prend acte de l’inégalité de fait, considère que la différence de traitement de fait est indéniable, et propose la création d’une nouvelle catégorie, celle des gens qui ne luttent pas à armes égales.
L’opposant cette fois utilisera a pari pour maintenir le statu quo et s’opposer à l’innovation, en minimisant la différence et en disant que la proposition est discriminatoire

Exemple

Soit une phratrie composée de garçons et de filles, deux espèces du genre “adolescent”. Les garçons sont autorisés à sortir le soir, mais pas les filles. Considérons la situation où cette interdiction de sortir le soir pèse aux filles. Elles peuvent argumenter de multiples façons, par exemple par les conséquences positives qu’auront les sorties nocturnes sur la formation de leur conscience sociale, V. Pragmatique. Elles peuvent également observer que leurs frères sortent, et utiliser un elliptique a pari :

F : — Les garçons sortent bien tous les soirs !

L’ontologie des filles est la suivante :

Genre : adolescent, enfant d’une même famille…
Espèces : {garçon, fille}
“Sortir le soir” est une propriété attachée au genre adolescent, (non pas à l’espèce garçon)
Toutes les espèces peuvent donc s’en réclamer.

Sans surprise, certains parents répondent a contrario :

P : — Oui, mais vous, vous êtes des filles !

Leur ontologie est la suivante :

Genre : adolescent
Espèces : {garçon, fille}
Différence : masculin / féminin ; la différence de genre est construite comme spécifique.

Par une argumentation par la définition, “sortir le soir” apparaît comme une licence attachée à l’espèce “garçon”, elle fait partie de sa définition. La propriété ne peut être transférée, car elle est une différence liée à l’espèce en tant que telle. L’argumentation a pari fondée sur le genre commun est donc bloquée.

Si a contrario radicalise les oppositions catégorielles, a pari les efface. Il y a donc une solution pour les filles: il leur suffit d’effacer la différence, et de reconstruire sous le genre une catégorie unique, qui permettra de revendiquer l’application de la règle de justice, et pour cela elles doivent :

(i) Construire une nouvelle catégorie, “comme les garçons”, en agissant sur deux fronts.

— Maximiser les activités communes aux garçons et aux filles :

Les garçons et les filles reçoivent la même éducation ; ils et elles ont accès aux mêmes médias ; ils et elles font du judo ; l’école a les mêmes exigences vis-à-vis d’eux et d’elles ; ils et elles partagent les mêmes tâches à la maison et se préparent aux mêmes professions…

— Réduire la différence :

Quand je sors, je suis un garçon” : La question d’être un garçon ou une fille n’est pas un fait biologique, mais un choix d’identité personnelle, qui ne peut (donc) pas motiver une telle interdiction.

(ii) Raisonner par la définition dans cette nouvelle catégorie. La différence, qui à l’intérieur d’un même genre, en séparait les espèces et permettait le fonctionnement de a contrario, est annulée par la création de cette nouvelle catégorie, où la différence biologique est considérée comme socialement non pertinente.


 

Cohérence, Ad hominem, Contradiction

Le texte suivant reproduit celui d’une affiche publiée à Paris pendant la Révolution française contre le « Décret du marc d’argent ». Ce décret, dont il est question ligne 11, fait partie d’un ensemble de dispositions prises par l’Assemblée Constituante (1989 – 1791) organisant le suffrage censitaire masculin pour les élections à l’Assemblée législative qui lui succèdera en 1791. Ce mode de suffrage prévoit que, pour être “citoyens actifs”, c’est-à-dire simple électeur aux assemblées primaires, il faut s’acquitter d’un impôt d’un certain montant, et d’un impôt équivalent à « un marc d’argent » pour être éligible. Les “citoyens passifs” ne sont ni électeurs ni éligibles. Cette disposition soulève beaucoup d’opposition, dont la pétition suivante.


Pétition à l’Assemblée Nationale

Les soussignés, réunis en Comité Central des diverses Sociétés Fraternelles de la Capitale, qui veillent au salut de la chose publique, viennent de se convaincre que le jour qui doit voir commencer les Assemblées primaires, sera le signal de la réclamation universelle de ceux auxquels on a ravi toute espérance.

PÈRES DE LA PATRIE

Ceux qui obéissent à des lois qu’ils n’ont pas faites ou sanctionnées sont des esclaves.

Vous avez déclaré que la loi ne pouvait être que l’expression de la volonté générale, et la majorité est composée de citoyens étrangement appelés inactifs.

Si vous ne fixez les jours sacrés de la sanction universelle de la loi par la totalité absolue des citoyens ; si vous ne faites cesser la démarcation cruelle que vous avez mise par votre Décret du marc d’argent, parmi les membres d’un peuple-frère ; si vous ne faites disparaître à jamais ces différents degrés d’éligibilité qui violent si manifestement votre Déclaration des Droits de l’Homme, la Patrie est en danger.

Au 14 juillet 1789,

La ville de Paris contenait trois cent mille hommes armés, la liste active publiée par la Municipalité, offre à peine quatre-vingt mille citoyens.

Comparez et jugez !


L’argumentation ad hominem, distincte de l’attaque personnelle, (ad personam) met en crise une personne ou une institution en lui opposant ses propres actes, dires, ou décisions.

Vous avez déclaré que la loi ne pouvait être que l’expression de la volonté générale, et la majorité est composée de citoyens étrangement appelés inactifs. (Lignes 7- 8)

En théorie, la personne ou l’institution ciblée peut choisir de répondre qu’elle a changé d’avis, ou accepter la remarque et réajuster ses actes, en rectifiant l’un ou l’autre terme de la contradiction. Ici, il n’est pas question pour les auteurs de la pétition de revenir sur le fait que « la loi ne [peut] être que l’expression de la volonté générale », mais de rejeter tout suffrage censitaire. Il s’agit de « [faire disparaître à jamais » une mesure parce qu’elle « [viole] » un principe de la Déclaration des Droits de l’Homme précédemment votée par cette même Assemblée Nationale.

Le rappel de la journée du 14 juillet appuie cette argumentation d’une encore discrète menace – argumentation par les conséquences qu’aurait le maintien du décret.

Les deux termes de la contradiction ne sont pas maintenus dans un équilibre abstrait. On retrouve pour ad hominem le problème de fausse symétrie entre les deux termes opposés, qui conduit à l’impasse l’analyse “logique” (décontextualisée) de a pari et a contrario.