Raisonner sans théorie du raisonnement
Cela conduit à s’interroger sur l’universalité des concepts utilisés dans la théorie de l’argumentation. Le degré d’universalité d’un phénomène argumentatif n’est pas déterminé par des considérations a priori, mais est un fait empirique qui peut être déduit en collectant des données qui 1) proviennent d’une variété de langues et de cultures 2) peuvent être clairement rattachées à un même concept. Par exemple, étant donné que des occurrences du modèle d’argumentation a fortiori peuvent être trouvées dans la culture juive, la culture arabo-musulmane, la culture occidentale et la culture chinoise, on peut en déduire que l’argument fortiori a un degré élevé d’universalité. La question est cruciale en ce qui concerne le syllogisme. Parlant des Moïstes, Graham écrit (1989, p. 168)
Although well aware of the difficulties of relating names to objects in the art of discourse, [the Moist] seems to see the lucid and self-evident relations between names as raising no theoretical problems. Chinese civilization never abstracted the forms in which we observe it reasoning in practice, as in this curiously familiar-sounding syllogism of Wang Ch’ung
Man is a thing: though honored as king or noble, by nature he is no different from other things. No thing does not die, how can man be immortal?[1]
Wang Ch’ung utilise un syllogisme valide, qui combine des propositions vraies pour arriver à une conclusion correcte : « Les humains sont des êtres, aucun être n’est immortel, donc aucun humain n’est immortel. » Dans le langage rébarbatif de la logique traditionnelle, ce raisonnement est décrit comme un syllogisme de la quatrième figure, dit galénique, et sur le mode camenes :
tout H est T aucun T n’est I donc aucun H n’est I.
Wang Ch’ung présente cette conclusion incontestable sous la forme d’une question dite « rhétorique », qui est un défi lancé à tout adversaire (Toulmin, 1958, p. 97) ; cela introduit un mouvement dialectique au sein du raisonnement syllogistique.
Graham attribue aux disciples de Mozi[2] « un sens de la preuve rigoureuse [combiné à] un mépris pour les formes logiques » (1989, p. 169). Une analogie peut être faite avec le langage et la grammaire. Selon les spécialistes, les Chinois anciens n’avaient pas de grammaire[3] et ils parlaient certainement un excellent chinois. De même, ils n’ont pas développé de logique (art du raisonnement), et ils argumentaient très bien. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire d’avoir une théorie logique de ce qu’est un argument logiquement bien construit et reposant sur des prémisses vraies pour maîtriser une pratique efficace de l’argumentation.
Admettons que cette conclusion puisse (a fortiori ?) être généralisée aux formes d’argumentation non syllogistiques. Une théorie de l’argumentation n’est pas une condition préalable à une pratique efficace de l’argumentation. On peut développer une idée claire et une pratique critique efficace de l’argumentation sans formalisation, c’est-à-dire sans développer un métalangage logique sur le processus d’argumentation et les opérations critiques corrélatives.
Il s’ensuit que l’enseignement de l’argumentation peut se passer de théorie de l’argumentation. Les théories de l’argumentation de type occidental ne sont pas essentielles à l’articulation cohérente des idées. L’argumentation peut être enseignée en montrant et en discutant des exemples paradigmatiques d’arguments et d’argumentation. Ces exemples peuvent être paraphrasés, niés, contredits, généralisés, leurs présupposés et implications peuvent être explorés sans jamais sortir des usages naturels du discours naturel.
On peut avoir une pratique acérée de la critique des arguments sans formaliser ni l’argument ni l’opération critique.
Il n’en reste pas moins qu’il existe des moyens de pratiquer, voire d’enseigner l’argumentation sans théorie de l’argumentation. En d’autres termes, les théories de l’argumentation ne sont pas indispensables pour clarifier les idées et les exprimer en déductions concluantes.
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[1] Wang Chu’ng = Wang Chong, Lun Heng — Philosophical Essays, ch.24; trad. Forke V,I, 335f. (Note Graham). Wang Chong, 27 – c. 97 AD, « developed a rational, secular, naturalistic and mechanistic view of the world and man, and gave a materialistic explanation of the origin of the universe » (Wikipedia).
[2] Mozi (c. 479 – c. 392 av. J.-C.), auteur éponyme de l’ouvrage Mozi.
[3] « Dans la Chine ancienne, quelques siècles avant l’ère chrétienne, la réflexion linguistique avait déjà commencé à produire d’excellents résultats ; nous trouvons d’importantes réflexions sur la nature du langage, des dictionnaires très élaborés, des systèmes de description phonologique et de dialectologie. Cependant, […] l’analyse des structures grammaticales est pratiquement absente. En dehors d’une énorme production d’études sur des mots isolés ou des groupes de mots, il n’y a presque rien sur la description organique de la langue. » (Casacchia, 1989, p. 431).