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S ilence – Compagnon

Les chameaux et le Coran: Gagnier, Gibbon, Borges et les autres

Cette note propose une rectification détaillée et une discussion d’une erreur factuelle dans un exemple, à propos des chameaux dans le Coran.

 « L’argument du chameau » — ?

Dans le Dictionnaire, p. 542, l. 27-30, on lit

« À l’argument du silence, on répond par l’argument du chameau. On ne parle pas de chameau dans le Coran. Donc il n’y avait pas de chameaux dans l’Arabie du VIIe siècle. Si tel fait n’est pas mentionné, c’est peut-être parce qu’il est courant et qu’il n’est pas pertinent pour le texte considéré. »

Mais Il y a des chameaux dans le Coran…

Je remercie Michel Goldberg qui m’a signalé’ l’erreur, et qui m’a fourni le bel exemple suivant (que je n’ai pas encore vérifié) :

Le livre L’histoire de Belgique pour les nuls ne parle pas de frites. Donc, les Belges n’ont jamais connu les frites.

Que s’est-il passé ?

L’erreur est traditionnelle (1) et je l’ai sans doute empruntée à Borges :

1. Borges

Les traits véritablement typiques peuvent se passer de couleur locale (…) Gibbon remarque que dans le livre arabe par excellence, le Coran, on ne trouve pas de chameaux ; je crois que s’il existait quelque doute sur l’authenticité du Coran, cette absence de chameaux suffirait à prouver qu’il est arabe. Il fut écrit par Mahomet, et Mahomet, en tant qu’Arabe, n’avait aucune raison de savoir que les chameaux étaient spécialement arabes ; pour lui, ils faisaient partie de la réalité ; il n’y avait aucune raison de les distinguer ; par contre, un faussaire, un touriste, un nationaliste arabe auraient immédiatement prodigué chameaux et caravanes de chameaux à chaque page ; mais Mahomet, comme Arabe, était tranquille : il savait qu’il pouvait être arabe sans chameaux.

Borges, L’écrivain argentin et la tradition. Trad. par P. Bénichou, S. Bénichou-Roubaud, J-P Bernès, F. Rosset, Cl. Staub. Dans Discussions. Œuvres complètes I, Gallimard, La Pléiade, 2016, p. 272)

2. Gibbon et le chameau

Edward Gibbon ne dit pas qu’on ne trouvait pas de chameau dans le Coran.
Parlant de la vie des Arabes du temps de Mahomet,  il  fait l’éloge du chameau :

Alive or dead, almost every part of the camel is serviceable to man: her milk is plentiful and nutritious; the young and tender flesh has the taste of veal (13)
Gibbon’s Footnote [13] Mahomet himself, who was fond of milk, prefers the cow and does not even mention the camel. But the diet of Mecca and Medina was already more luxurious (Gagnier, Vie de Mahomet, tom. iii, p. 404).
Edward Gibbon The History of the decline and fall of the Roman Empire, … Vol. IX, New York, Fred de Fau, 1907.

2. Gagnier et le lait de chameau

Selon Gagnier, parlant de la diète de Mahomet, «le lait était l’élément le plus favori du prophète» (p. 401). Il cite Mahomet disant :

Le lait de vache nourrit & sustente le corps (…) C’est le plus louable de tous les laits, & il surpasse par ses bonnes qualités le lait de Brebis & le lait de Chévre, surtout par sa délicatesse et son onctuosité. (p. 404)
Jean Gagnier, La vie de Mahomet … Amsterdam, Wetstein & Smith. 1748.

Gibbon observe que Gagnier ne mentionne pas le lait de chameau. On est entraîné à en conclure, par un argument du silence, que si Mahomet aimait par-dessus tout le lait de vache il préférait toutefois le lait de brebis et le lait de chèvre au lait de chameau, et c’est tout.

3. Lecture rapide

Si on lit rapidement Gibbon, on ne s’arrête pas sur “l’accessoire” trivial (entre crochets) :

Mahomet himself, [who was fond of milk, prefers the cow and] does not even mention the camel ;

— mais bien sur ce qu’on croit être l’essentiel :

Mahomet does not even mention the camel.

C’est un typique cas typique de négligence des circonstances, qui sont ici l’essentiel.
Enfin, comme, en gros, Mahomet c’est le Coran, on retient que:

Gibbon affirme qu’il n’y a pas de chameaux dans le Coran. CQFD

4. Le raisonnement de Borges

Supposons qu’il n’y ait pas de chameaux dans le Coran; les prémisses du raisonnement sont les suivantes.

Postulat (H) : homologie du monde réel et du monde décrit.
Comme il y a des chameaux en Arabie, on s’attend à ce qu’il y en ait dans le Coran.
Or, (cette fois par hypothèse), il n’y a pas de chameaux dans le Coran.

Que peut-on conclure ?

(a) Que le Coran n’est pas authentique
La faille dans la représentation prouve que le texte est un faux.

 (b) Que l’argument du silence ne prouve rien.
On conclut que le fait est anecdotique, ou même on ne conclut rien du tout.
Grice : les chameaux ne sont pas pertinents pour le récit. Le récit n’est pas un calque  mécanique maist un monde intentionnel.

 (c)  Que c’est une preuve de plus de l’authenticité du Coran.

Mais on sait que le Coran est authentique (a).

Borges retourne la réfutation
Si le Coran n’était pas authentique, comme il y a beaucoup de chameaux en Arabie, on en aurait mis beaucoup dans le Coran, pour faire authentique.

Voir  le paradoxe de la confirmation du témoignage par la faiblesse des témoins (les femmes au tombeau du Christ)


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(1) Slimane Zeghidour, La poésie arabe moderne entre l’Islam et l’Occident. Karthala. 1990.

 

*** 

Et les chats dans la Bible ?

« Il n’y a pas de chats dans la Bible »  (Eric Baratay, France Culture Concordance des temps, 28/04/2018)

C’est selon les traductions.

Traduction Œcuménique de la Bible (2010) > Ésaïe > 34 : 14
Une ville envahie par les chats sauvages, des maisons habitées par les hiboux et les autruches, des palais envahis par les hyènes et les chacals, avec des satyres qui dansent dans les ruines, c’est ainsi que le prophète Isaïe imagine Babylone dans l’avenir (Is 13,21). Il en dira autant pour le royaume ennemi d’Édom : « Les chats sauvages y rencontreront les hyènes, les satyres s’y répondront. Et là aussi s’installera Lilith : elle y trouvera le repos. C’est là que le serpent fera son nid, pondra, couvera ses œufs et les fera éclore sous sa protection » (Is. 34,1415).

https://lire.la-bible.net/76/detail-traduction/chapitres/verset/%C3%89sa%C3%AFe/34/14/TOB

Bible Louis Segond
13 Les épines croîtront dans ses palais, Les ronces et les chardons dans ses forteresses. Ce sera la demeure des chacals, Le repaire des autruches; 14 Les animaux du désert y rencontreront les chiens sauvages, Et les boucs s’y appelleront les uns les autres; Là le spectre de la nuit aura sa demeure, Et trouvera son lieu de repos; 15Là le serpent fera son nid, déposera ses oeufs, Les couvera, et recueillera ses petits à son ombre; Là se rassembleront tous les vautours.…
https://saintebible.com/isaiah/34-14.htm


 

 

Réflexivité

Argumentation fondée sur la RÉFLEXIVITÉ

 

Soit un énoncé de la forme : “N 1 — Verbe — N2”. La relation notée par le verbe est réflexive si elle relie N1 à lui-même, c’est-à-dire si N1 — Verbe — N1 est vraie. L’exigence de réflexivité est une exigence d’authenticité exploitable ad hominem : “Comment peux-tu aimer ton prochain comme toi-même si tu ne t’aimes pas toi-même?

“… Est contemporain de …” est une relation réflexive ; a est contemporain de tous les gens qui vivent à la même époque que lui, et en particulier il est strictement contemporain de lui-même.
La relation causale n’est pas réflexive ; A n’est pas sa propre cause. Seul Dieu est causa sui, sa propre cause – bien qu’il soit possible d’être fils de ses œuvres.

La réflexivité peut être exploitée dans l’argumentation ad hominem. Le principe “charité bien ordonnée commence par soi-même” force la réflexivité de la relation faire la charité à. De même, on peut utiliser l’amour des autres pour inciter à l’amour de soi :

Toi qui veux aider la terre entière, tu ferais bien de commencer par t’aider un peu toi-même !

On peut contester la compétence d’un conseilleur en l’incitant à faire un usage réflexif de ses talents :

Tu me donnes des conseils et toi tu agis n’importe comment, commence par te conseiller toi-même !

Tu milites pour la libération de la femme, et (= mais) à la maison tu ne fais jamais la vaisselle.Médecin, guéris-toi toi-même !
Vous prétendez apprendre aux autres à argumenter, mais vous êtes incapable d’argumenter vous-même !

Ou encore :

Parmi les gens déguenillés, il en est qui portent de longues robes,
Et qui se vantent d’enseigner, en maîtres, l’art de transmuer les métaux.
Pourquoi donc ces gens-là ne font-ils pas un peu d’or pour eux-mêmes ?
C’est que tout leur art consiste à vendre un peu d’eau claire aux hommes crédules.
Les Alchimistes. Six Nouvelles chinoises. [1885] / 1999[1]

 

 

Justice, Règle de –

Perelman présente la règle de justice comme un principe argumentatif fondamental, et citent quelques-unes des catégories qui, historiquement ont réglé la répartition des biens, c’est-à-dire la façon de partager le gâteau :

Tous les êtres d’une même catégorie doivent être traités de la même façon.
À chacun selon son mérite ; à chacun selon sa naissance ; à chacun selon ses besoins. (Perelman [1963], p. 26).

Ce principe fonde les revendications comme “à travail égal, salaire égal” ; “à rendement égal, salaire égal”. Les domaines d’application sont nombreux :

à chacun selon son ordre d’arrivée (répartition des prix)
à chacun selon le tirage au sort (service militaire ; loterie)
à chacun selon sa taille (uniformes)
à chacun selon ses revenus (impôt).

1. Opérations constitutives de la règle de justice

1.1 Une catégorisation des œuvres, états et besoins

Les individus sont d’abord classés comme membres d’une catégorie générale, “être né” ; « “avoir des besoins” ; “avoir du mérite” (on peut mériter une punition ; démériter c’est avoir un mérite négatif) ; “avoir travaillé tant d’heure, fabriqué telle quantité de produits”, etc.

Les droits et devoirs généraux peuvent être définis à ce premier niveau, « tous les humains ont droit à une vie décente”. La pratique suivante est fondée sur un argument a pari strictement appliqué :

Le général Baclay, c’était aussi un drôle de numéro matricule. Mais une drôle de femme, très juste à sa façon. Elle fusillait de la même manière femme et homme, tous les voleurs, que ça ait volé une aiguille ou un bœuf. Un voleur c’est un voleur et ça les fusillait tous. C’était équitable.
Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, 2000[1]

1.2 Une échelle hiérarchisant chaque type d’œuvres, états, mérites et besoin

Pour que le règle de justice puisse fonctionner, il faut

(i) Définir ce qu’on entend par “égalité de naissance, de mérite, de travail”.

(ii) Préciser la hiérarchie interne organisant entre les modes de naissance, les types de mérite, et les quantités de travail : “P a travaillé autant que /plus que /moins que Q or R”.

Ces catégories ordonnées peuvent être représentées par à des échelles argumentatives. L’existence de cet ordre qui fait que la règle de justice est plus complexe que a pari.

(iii) Une échelle des récompenses et des peines doit être associée à l’échelle (ii) quel salaire pour quel travail ?

Il s’ensuit que la règle de justice engendre trois types de questions argumentatives spécifiques,

— Conflits de catégorisation sur l’opération (i) : définition d’une catégorie (qui est mathématicien?), et conflit de catégorisation : l’individu X fait-il bien partie de la tribu (est-il un vrai mathématicien?)

— Conflits de hiérarchisation sur l’opération (ii) : a) sur la définition d’une métrique (les critères d’excellence en mathématique) et b) conflit de hiérarchisation de la personne dans la catégorie (comment évaluer le travail de notre collègue X ?).

— Ces conflits s’ajoutent à ceux attachés à l’opération (iii), définissant l’échelle des récompenses et des peines.

2. La justice comme exclusion de l’arbitraire

L’opération (i) met “chacun dans sa catégorie”, est la règle de justice prend ces catégories comme des données, sans s’interroger sur leur constitution. Le second exemple de Perelman “à chacun selon sa naissance” montre bien que la règle de justice peut servir l’injustice : “à chacun selon son genre ;
à chacun selon la couleur de sa peau”.

Au niveau de l’opération (ii), la règle de justice est supposée s’appliquer de façon linéaire, à tous les membres du groupe, mais les règles concrètes incluent des bornes, des seuils et des principes de lissage. Pour l’impôt, la règle “à chacun selon son revenu” s’applique à partir d’un certain revenu ; elle est non linéaire, elle admet des seuils.

En vertu du principe “qui favorise défavorise”, la règle de justice, crée obligatoirement d’innombrables sentiments d’injustice. Si les biens sont répartis selon les mérites, ils ne le sont pas selon la naissance ni selon les besoins. Elle ne peut être dite “de justice” qu’en tant qu’elle s’oppose à l’arbitraire du principe “à chacun selon mon bon plaisir”. C’est une règle d’exclusion de l’arbitraire, non pas de l’injustice.

La règle de justice n’est dite “juste” que parce que la catégorie et la relation d’ordre ont été définies en faisant abstraction des cas à juger : “C’est juste parce que la règle existait avant votre cas”. Cette “justice” est formellement juste parce qu’elle permet l’application du “syllogisme juridique”.

[1] Paris, Le Seuil, p. 111.


 

Évaluation des argumentations

Évaluer les argumentations

Les argumentations sont évaluées sur leurs deux dimensions, validité substantielle des prémisses et validité formelle du raisonnement.  L’évaluation est produite en direct, par tous les participants impliqués dans l’action argumentative. Le spécialiste de l’argumentation peut en outre intervenir comme conseil, et non pas comme substitut du juge.

Évaluer un discours argumentatif, c’est porter sur ce discours un “jugement de valeur”, positif ou négatif, justifié. L’activité d’évaluation est une activité argumentative, qui peut être elle-même tout aussi fallacieuse ou tout aussi bien fondée que l’argumentation qu’elle approuve ou rejette. Les méthodes, critères et échelles d’évaluation utilisés doivent être précisés. Comme pour n’importe quelle autre argumentation, l’évaluation doit, idéalement, préciser ses défauts (ses conditions de réfutation, V. Raisonnement par défaut), en tout cas rester elle-même ouverte à la critique.

Lorsque l’argumentation se rapporte aux affaires humaines, l’analyste est une personne impliquée dans les enjeux sociaux sur lesquels il se prononce, et cela peut influencer son jugement.

1. Dimensions de l’évaluation

1.1 Échelles d’évaluation

L’évaluation peut se faire selon différentes dimensions, notamment l’efficacité et la validité.
— L’efficacité de l’argumentation : la meilleure argumentation est celle qui oriente le mieux sa cible vers la thèse qu’elle défend ou l’action qu’elle préconise.
— La validité substantielle et la validité formelle du raisonnement. La validité substantielle du raisonnement (soundness) dépend de la qualité des prémisses, qui peuvent être plus ou moins vraies, probables, ou simplement vraisemblables et plausibles La validité formelle du raisonnement (validity) dépend du mode d’articulation des prémisses selon qu’il s’agit d’un lien déductif (en sciences) ou d’un lien topique dans le discours ordinaire.

Une argumentation efficace peut être fallacieuse ; en fait, les argumentations efficaces sont systématiquement soupçonnées d’être fallacieuses. Réciproquement, une argumentation valide peut être totalement inefficace : par exemple, “P, donc P” est une inférence déductive valide qui n’a aucun pouvoir de persuasion, ni d’autre intérêt que d’affirmer catégoriquement P. Le plus souvent, on a affaire à la forme “P, donc (paraphrase de P)”,

À cause de son retard, le train ne partira pas à l’heure.

On peut l’entendre comme une lapalissade, les trains ne partant jamais en avance, en principe. Mais prise dans son contexte, la paraphrase est informative et fonctionnelle, elle affirme que la responsabilité des agents locaux n’est pas engagée :

À cause du retard pris antérieurement, le train ne partira pas à l’heure de cette gare.

1.2 Évaluation binaire et évaluation graduelle

La mesure de l’efficacité d’une argumentation est graduelle ; elle se mesure selon les méthodes du marketing politique et commercial.

La validité formelle et substantielle d’une argumentation peut être évaluée de façon binaire, ou graduelle.
L’évaluation binaire formelle classe les argumentations en valides et non valides. L’argumentation Elle nécessite la traduction de l’argumentation produite en langage ordinaire dans un langage logique qui en exprime l’essence logique en la décontextualisant. Cette traduction est évaluée, et l’évaluation reportée sur le discours originel, V. Paralogisme.
— L’évaluation peut aussi se faire en termes de degré de validité. C’est l’approche qui est adoptée en particulier dans le cadre de la logique informelle. Quand elle porte sur des argumentations types, l’évaluation permet de conclure que tel type est valide à telle et telle condition. Un ensemble des questions critiques permet de cerner la validité d’un argument.

2. Le diagnostic de fallacie

L’imputation de fallacie rejette et disqualifie le discours auquel on l’applique. C’est une procédure accusatoire ; or tout accusé a droit à sa défense, en vertu du principe “no execution without representation”. Les discussions sur le caractère fallacieux ou non d’une argumentation sont, dans leur principe, ouvertes et révisables. Ces discussions sont des argumentations comme les autres, possiblement elles-mêmes fallacieuses. Elles constituent des corpus proposables à l’analyse argumentative.

Qui évalue ? — Hamblin a apporté une réponse nette à cette question : le logicien n’est pas l’arbitre du débat argumentatif :

Voyons maintenant la position de l’observateur [onlooker], et plus précisément celle du logicien qui s’intéresse à l’analyse et, peut-être à l’évaluation de ce qui se passe. S’il dit “les prémisses de Smith sont vraies” ou “l’argumentation de Jones est invalide”, il prend part au dialogue exactement comme s’il était un participant ; mais, à moins qu’il ne soit engagé dans un dialogue de second niveau avec d’autres observateurs, sa formulation ne dit rien d’autre que “ j’accepte les prémisses de Smith” ou “ je ne suis pas d’accord avec l’argumentation de Jones”. Les logiciens ont bien entendu le droit de donner leur avis, mais il y a quelque chose de répugnant [repugnant] à l’idée que la logique est au service de l’expression des jugements d’acceptation ou de rejet des affirmations et des argumentations. Le logicien ne se situe ni en dehors ni au-dessus de l’argumentation pratique [practical argumentation] et il n’en est pas nécessairement l’évaluateur. Il n’est ni un juge ni une cour d’appel, et ce genre de juge ou de cours n’existe pas. Il est, tout au plus, un avocat bien formé. Il s’ensuit que ce n’est pas l’affaire du logicien de se prononcer ni sur la vérité d’une affirmation [statement], ni sur la validité d’une argumentation [argument]. Puisque nous utilisons une métaphore juridique, il serait intéressant de faire une analogie avec ce qui se passe en droit. Si un membre d’une association privée, par exemple un club ou une société anonyme, se plaint que les responsables ou l’administration n’ont pas respecté telle règle ou telle disposition statutaire de l’association, le tribunal refusera en général de s’en saisir. En pratique, on dira au plaignant “plaignez-vous à votre organisation. Vous avez tous les pouvoirs nécessaires pour convoquer les assemblées, engager des procédures d’annulation, voter des motions de censure, et démettre vos dirigeants. Nous n’interviendrons à votre demande que s’il y a une infraction, par exemple une fraude”. C’est à cela que devrait ressembler l’attitude du logicien vis-à-vis des argumentations authentiques [actual argument].

Le diagnostic de discours fallacieux fonctionne à un niveau méta-argumentatif. Mais il ne fait pas passer pour autant à un niveau transcendant le dialogue, il fait partie intégrante du jeu argumentatif. Autrement dit, le jugement “cette argumentation est fallacieuse” fonctionne comme une réfutation ordinaire, qu’il soit porté par un participant (usage ordinaire du terme fallacieux) ou par un analyste, qui se comporte alors comme un participant. En ce sens, on peut parler d’un véritable argument ou d’une réfutation ad fallaciam, par accusation de fallacie.

Dans une lettre à Edmond Schérer, l’économiste Léon Walras cite une controverse opposant Schérer lui-même à Adolphe Guéroult. Schérer réfute les thèses de Guéroult.

« Je prends […] votre étude du 30 décembre [= l’étude de Schérer] au point où […] vous abordez nettement et sans détour les considérations plus générales qui ont trait à la divergence entre ses opinions [= les opinions de Guéroult] et les vôtres.
La perfectibilité, dites-vous, est une idée moderne, l’une de celles qui marquent le mieux la distance entre le monde ancien et le monde nouveau. Elle porte en elle-même son évidence propre, si bien qu’elle n’a plus pour adversaire que quelques sophistes ou quelques misanthropes. Elle a passé dans le droit commun de l’intelligence. Il ne faudrait pourtant pas, comme M. Guéroult semble le faire quelquefois, confondre la perfectibilité avec la possibilité de la perfection. Cette confusion n’est pas simplement affaire de mots ; pour qui sait comprendre la portée des questions, elle marque le point de séparation entre deux systèmes, le libéralisme et le socialisme. Le socialisme ramené à son principe n’est pas autre chose, en effet, que la croyance à la perfection possible de la société et l’effort pour réaliser cet état.
On l’avouera : voilà qui est clair et précis. M. Guéroult et vous, vous êtes d’accord jusqu’à un certain point : aux yeux de tous deux, l’humanité avance et ne recule pas, la loi du développement et d’organisation de la société est une loi de progrès et non de décadence. Au-delà de ces limites, vous vous séparez : vous pensez que la société n’est que perfectible, M. Guéroult estime, de son côté, que la société, tôt ou tard, sera parfaite ; vous êtes libéral, M. Guéroult est socialiste. Perfectibilité ou perfection, libéralisme ou socialisme, telle est l’alternative et la question qui s’agite.
Léon Walras, Socialisme et libéralisme [1863][1]

Schérer affirme que Guéroult conclut de la possibilité du perfectible (donnée sur laquelle ils sont d’accord) à la possibilité du parfait (sur laquelle ils ne sont pas d’accord) ; il s’agit typiquement d’une question de dérivation. On n’est pas dans le domaine du sophisme : Schérer n’attribue pas à Guéroult d’intention trompeuse, il simplement que Guéroult est dans l’erreur. Cette critique n’est pas adressée d’un point de vue extérieur, que pour simplifier nous pourrions appeler celui du linguiste (qui veillerait à l’usage correct des dérivations lexicales) ou du logicien (qui astreindrait le langage à la bonne désignation du concept et à la transmission correcte de la vérité), mais de la part d’un adversaire politique. La dénonciation du paralogisme est ici prise dans le débat argumentatif lui-même, et ne dépend d’aucune objectivation linguistique ou conceptuelle. Elle a son sens comme moment du débat “Libéralisme ou socialisme ?”. Cette remarque ne signifie en aucun cas que la critique de Schérer n’est pas fondée : que Schérer prétende parler au nom du vrai n’implique pas qu’il dise le faux.

3. Pour un laissez-faire en argumentation

Certaines argumentations ordinaires sont menées dans un domaine spécifique, entre personnes qui forment ce que Hamblin appelle « a civil association ». Dans ce domaine, le logicien, en tant que tel, n’a pas la compétence spéciale requise. Il peut fort bien l’avoir par ailleurs, par exemple à titre de citoyen conscient et responsable, mais s’il l’exerce au nom de sa profession de logicien, il y a confusion – un problème de déontologie. Il faut donc se résoudre à une “descente critique” : l’accusation de fallacie est analysable comme une stratégie de réfutation parmi d’autres, qu’elle soit portée par le logicien ou par un participant quelconque. Cette remarque est au fondement du “libéralisme critique”, c’est-à-dire du laissez-faire, en argumentation.

Qui évalue? L’observation fondamentale est celle de Finocchiaro : les participants à un dialogue argumentatif passent beaucoup de temps à évaluer les arguments de leurs partenaires (1994, p. 21) [1].
La perspective interactionnelle-dialogale intègre aisément l’objection de Hamblin en confiant en effet l’évaluation des argumentations à « l’association civile » des argumentateurs intéressés par la question. Les données brutes prises en compte pour l’évaluation sont constituées par l’ensemble des discours pro et contra interagissant autour d’une question. Un corpus constitué d’une seule intervention prise au hasard serait incomplet.

Les modalités de l’évaluation peuvent être documentées empiriquement, à deux niveaux.

— Au niveau des participants

  • Pratiques d’évaluation non thématisées : concessions, objections, réfutations et contre-discours.
  • Émergence d’un métalangage critique de l’argumentation : mise en cause du raisonnement ; accusations de fallacie, d’amalgame, de procès d’intention, d’argumentation passionnelle, etc. (Doury 2000 ; Vié-Largier 2005).

— Au niveau des professionnels des domaines concernés

Ce niveau, qui inclut celui de l’expertise scientifique, est le niveau ultime d’évaluation. Il revient aux savants d’évaluer les fallacies de leurs collègues, aux historiens d’évaluer les fallacies des historiens (Fisher 1970) et aux professeurs, mais aussi aux élèves, d’apprécier les arguments des élèves et des professeurs. De même, il revient aux citoyens et non pas aux théoriciens de l’argumentation de valider ou de sanctionner par leur vote les arguments des politiques.

Le logicien peut intervenir à tous les niveaux, si son intervention est souhaitée. Sa fonction et sa posture déontologique sont celles d’un “avocat bien formé”, comme le dit Hamblin. Il peut, à ce titre, évaluer toutes les argumentations du monde, sa posture étant celle de l’évaluateur participant, soumis à une situation classique de double contrainte. En particulier, si sa présence est jugée utile, le spécialiste de l’argumentation peut intervenir devant les tribunaux, en tant que jurilogicien ou jurilinguiste, en tant que conseil, et non pas substitut du juge.

Comme le souhaitait Guizot, laissez faire, laissez aller. Le discours argumentatif est par essence critique ; l’évaluation, savante ou non, est un processus d’expansion et d’approfondissement argumentatif. Il n’y a pas de super-évaluateur capable d’arrêter le processus critique par une évaluation terminale qui, en s’imposant, ferait taire tout le monde.


[1] Études d’économie sociale – Théorie de la répartition de la richesse sociale, Lausanne, Rouge et Paris, Pichon, 1896, p. 4.

[2] Finocchiaro M. A. (1994). The positive versus the negative evaluation of arguments. In Johnson R. H. & Blair J. A. (eds) (1994). New Essays in Informal Logic. Windsor, Informal Logic. P. 21-35.


 

Contre-accusation

CONTRE-ACCUSATION

La contre-accusation est une stratégie de défense par laquelle l’accusé
— Reconnaît l’existence des faits (la mobylette a été brûlée) et leur qualification (c’est un délit).
— Nie  être l’auteur du délit, et l’attribue à quelqu’un d’autre, V. Stase.

Accusateur : — Tu as volé la mobylette !

Réplique de l’accusé :

• Accuse une personne tierce: — C’est pas moi, c’est le chef qui a volé la mobylette (1)

• Contre-Accusation :

• du forfait dont il est accusé : — “C’est celui qui dit qui l’est
C’est toi qui as volé la mobylette pour toucher l’assurance ! (2)
• d’un autre forfait: — Et toi, tu as bien volé un sac à dos dans le train ! (3)

 

La stratégie de contre-accusation fonctionne aussi bien dans le cadre informel de la famille qu’au tribunal.
La réplique (3) peut, d’une part, passer pour un aveu implicite, et d’autre part, permettre d’ouvrir des poursuites contre le nouvel accusé.

Situations de contre-accusation

On rapporte que les accusés dans les procès de sorcellerie en Pays basque, au 17e siècle usaient de ce procédé :

Peu de temps avant l’envoi de la commission royale dont fera partie de Lancre, des événements significatifs avaient déjà eu lieu, dans les lieux mêmes, et avec les mêmes personnages qu’on verra réapparaître dans le texte du Tableau : Des rivalités locales entre groupes familiaux avaient donné lieu à des accusations de sorcellerie, manière expéditive mais désastreuse de se débarrasser du groupe rival, qui fait en réponse usage du même procédé.
Pierre De Lancre. Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, 1612[1]

La stratégie de contre-accusation fonctionne de façon spectaculaire dans les procès politiques, particulièrement si l’accusateur est le juge :

Le láogăi « est un camp de rééducation par le travail en République Populaire de Chine » (Wikipédia, Laogai).
Enfin, on l’a vu au laogai, celui qui accuse, en Chine communiste, a toujours raison, puisqu’il se barde de citations et de slogans intouchables ; on aggrave presque systématiquement son cas en se défendant. La seule réponse efficace réside donc dans une contre-accusation de niveau supérieur : qu’elle soit fondée ou non importe peu, l’essentiel étant qu’elle soit exprimée en termes politiquement justes. La logique du débat pousse donc à l’élargissement constant du champ des attaques, du nombre des attaques et du nombre des attaqués.
Stéphane Courtois & al. Le livre noir du communisme, 1997[2]

La contre-accusation prend également une grande force devant le tribunal populaire-médiatique : You are fake news !”.

Trump’s Impeachment Defense Borrows an Old Karl Rove Strategy — Ed Kilgore (11. 13, 2019)
There’s one Rovian strategic principle that Team Trump is following to absolute perfection before and during the impeachment proceedings the president now faces, as explained in a 2005 academic discussion of Rove’s campaign modus operandi :
Tactic #3: Accuse Your Opponent of What He/She is Going to Accuse You Of
This is another preemptive tactic, in which Bush has launched his campaigns by accusing his opponent of his own weaknesses.[3]


[1]  Pierre De Lancre. Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie, 1612. Introd. et notes par Nicole Jacques-Chaquin. Paris, Aubier, 1982, p. 8.
[2] Courtois Stéphane, Werth Nicolas, Jean-Louis Panné, Paczkowski Andrzej, Margolin Jean-Louis 1997. Le livre noir du communisme – Crimes, terreur, répression. Paris, Robert Laffont, p. 582
[3] http://nymag.com/intelligencer/2019/11/team-trump-deploying-rovian-strategy-of-accusing-accusers.html

 

Contradictoires — Contraires

Propositions CONTRAIRES et CONTRADICTOIRES

En logique, le carré logique précise les relations entre les propositions affirmatives et négatives, universelles et particulières, selon un ensemble d’inférences immédiates, dont les relations de contradiction et de contrariété.

1. Propositions contradictoires

Deux propositions P et Q sont contradictoires si et seulement si elles ne peuvent être ni simultanément vraies ni simultanément fausses ; autrement dit, l’une d’elle est vraie, et l’autre est fausse :

P Q P et Q sont contradictoires
V V F
V F V
F V V
F F F

Soit E, un ensemble d’objets, et deux propriétés définies sur cet ensemble, P1 et P2. Ces propriétés sont telles que :
— Chacun des membres x de E possède soit la propriété P1 soit la propriété P2 :

P1(x) V P2(x)  — (V = ou inclusif).

— Aucun de ces membres ne possède les deux propriétés P1 and P2 :

P1(x) W P2(x)  — (W = ou exclusif)

P1 et P2 sont des propriétés complémentaires ; elles divisent l’ensemble E en deux sous-ensembles complémentaires (sans partie commune). Ces deux propriétés sont dites contradictoires.

Être un homme” et “être une femme” sont des propositions contradictoires dans le régime des genres du 20e siècle ; dans le régime des genres du 21e siècle, ce sont des propositions contraires.

2. Propositions contraires

Deux propositions P et Q sont contraires si et seulement si elles ne sont pas simultanément vraies, mais elles peuvent être simultanément fausses :

P Q P contraire de Q
V V F
V F V
F V V
F F V

Soit E2, un ensemble d’objets, et n propriétés définies sur cet ensemble, P1, P2, … Pn. Ces propriétés sont telles que :
— Chacun des membres de cet univers possèdent l’une de ces propriétés ; il est un P1, ou un P2, … ou un Pn.
— Aucun ne possède deux ou plus de deux des propriétés P1, P2, … Pn, c’est-à-dire qu’aucun des objets de cet univers n’est à la fois (Pi & Pj).

P1, P2, … Pn sont des contraires ; ils sont dans une relation de contrariété.

Avoir les cheveux blonds” et “avoir les cheveux roux” sont des propositions contraires : une même personne ne peut pas avoir les cheveux à la fois blonds et roux (si on passe sur le cas des cheveux teints) ; elle peut avoir les cheveux ni blonds ni roux mais bruns.

En résumé, on considère un ensemble de propriétés définies sur un même ensemble d’objets, qui divisent de manière exhaustive cet ensemble en une série de sous-ensembles complémentaires et disjoints.
— S’il n’y a que deux propriétés de ce type, elles sont dites contradictoires
— S’il y en a plus de deux, on dit qu’il s’agit de propriétés contraires.
Les contradictoires sont le cas limite des contraires.

1) à deux dimensions :
— les propriétés qui s’opposent sont des contradictoires
Opposition
2)à plus de deux dimensions :
— les propriétés qui s’opposent sont des contraires

3. Réfutation par substitution de la contrariété à la contradiction

Il s’ensuit qu’une affirmation fondée sur une contradiction peut être réfutée en montrant que l’univers en discussion n’est pas bidimensionnel, mais multidimensionnel. Cela semble être le cas dans l’exemple suivant.

En 1864, le pape Pie IX publie un Syllabus, c’est-à-dire un recueil ou un catalogue résumant l’ensemble de ses positions à propos des idées “modernes”. Considéré comme rétrograde, le Syllabus est vivement attaqué. En 1865, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, prend sa défense dans les termes suivants.

C’est une règle élémentaire d’interprétation que la condamnation d’une proposition, réprouvée comme fausse, erronée et même hérétique, n’implique pas nécessairement l’affirmation de sa contraire, qui pourrait être une autre erreur, mais seulement de sa contradictoire. La proposition contradictoire est celle qui exclut simplement la proposition condamnée. La contraire est celle qui va au-delà de cette simple exclusion.
Eh bien ! c’est cette règle vulgaire qu’on paraît n’avoir pas même soupçonnée dans les inconcevables interprétations qu’on nous donne depuis trois semaines de l’encyclique et du syllabus.
Le Pape condamne cette proposition : “Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes” (Prop. 63).
On affecte d’en conclure que, d’après le Pape, le refus d’obéissance n’est jamais permis, et qu’il faut toujours courber la tête sous la volonté des princes. C’est aller d’un bond à la dernière extrémité de la contraire et faire consacrer par le vicaire de Jésus-Christ le despotisme le plus brutal, et l’obéissance servile à tous les caprices des rois. C’est l’extinction de la plus noble des libertés, la sainte liberté des âmes. Et voilà ce qu’on fait affirmer au Pape ! Félix Dupanloup, évêque d’Orléans, « La convention du 15 septembre et l’Encyclique du 8 décembre [1864] », 1865. [1]

Ainsi, pour Dupanloup, les « modernistes » malveillants substituent des contradictoires aux contraires, opération qu’il décrit comme « aller d’un bond à la dernière extrémité de la contraire », qui est une désignation appropriée de la contradictoire. Il accuse ainsi ses adversaires de reformuler la position du pape, en utilisant une stratégie de radicalisation absurdifiante, V. Maximisation.

L’univers de l’encyclique est-il binaire ou pluridimensionnel ? Soit une prise de position X.

  • Si elle entre dans un schéma d’opposition binaire Permis / Défendu

alors les propositions “Il est permis (de refuser l’obéissance)” / “Il est défendu (de refuser l’obéissance)” sont contradictoires : l’une seulement de ces propositions est vraie. Si on condamne la première, alors on doit conclure que la contradictoire est vraie, c’est-à-dire que “Il est défendu de refuser l’obéissance aux princes légitimes”, autrement dit « Il faut toujours courber la tête sous la volonté des princes ».

  • Si elle entre dans le schéma d’opposition trinaire :
    Prescrit / Permis (Indifférent) / Défendu

alors les propositions “Il est permis (de refuser l’obéissance)” / “Il est défendu (de refuser l’obéissance)” ne sont pas contradictoires mais contraires : elles ne sont pas simultanément vraies, mais elles peuvent être simultanément fausses, par exemple si X est indifférente. L’inférence “Si X n’est pas combattu, X est prescrit” n’est pas valide. Si on condamne « Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes », alors on doit conclure l’un ou l’autre des extrêmes :

Il est prescrit de refuser l’obéissance aux princes légitimes.
Il est défendu de refuser l’obéissance aux princes légitimes.

Comme on a du mal à admettre que le pape prescrive le devoir de désobéissance systématique aux gouvernants légitimes, on en conclut bien que c’est l’autre membre de la disjonction qui est prescrit par le pape, soit “X est défendu”.

  • Si on considère enfin un univers à cinq dimensions :
    Prescrit / Conseillé / Permis (Indifférent) / Déconseillé / Défendu

On introduit deux possibilités supplémentaires, “conseillé” et “déconseillé”. L’interprétation “conseillé” n’est pas possible, pour les raisons déjà vues ; “déconseillé” pourrait correspondre à l’intention du texte tel que le lit Dupanloup. On se demandera alors pourquoi tant de solennité dans la condamnation. Si on admet que quelque chose de déconseillé est quelque chose qu’on ne fait pas sans bonne raison, il est évident que l’on ne désobéit pas au prince légitime sans quelque bonne raison.


[1] Cité dans Pie IX, Quanta cura et Syllabus, Paris, Pauvert (Libertés), 1967, p. 104-105.


 

A fortiori

Argument A FORTIORI

1. Formes de l’argument a fortiori

Lat. a fortiori ratione, “à plus forte raison”. Ratio, “raison”  — Fortis, “fort” (“vaillant…”) au comparatif de supériorité, fortior, “plus fort”.

L’argument a fortiori a deux formes :

(i) “D’autant plus”, du plus grand au plus petit” (a maiori ad minus), qui correspond à l’adage “qui peut le plus peut le moins”. Cette formule permet les inférences “du plus au moins”:

Si quelqu’un peut porter un fardeau de 30 kg, alors il peut (a fortiori, d’autant plus, à plus forte raison) porter un fardeau de 10 kg.
S’il est capable de tuer, il est, à plus forte raison, capable de frapper quelqu’un.

(ii) “D’autant moins”, “du plus petit au plus grand” (a minori ad maius) ; “qui ne peut pas le moins ne peut certainement pas le plus”. Cette forme permet les inférences “du moins au plus”:

Si quelqu’un ne peut pas porter un fardeau de 30 kg, il peut d’autant moins porter un fardeau de 100 kg.
Si l’on n’a pas le droit de frapper, on n’a pas le droit de tuer.

Ce schéma peut être spécifié dans un thème ou dans un domaine discursif. Au topos formel “à plus forte raison”, spécifié dans le genre “discours de consolation”, correspond la forme semi-abstraite :

L’idée selon laquelle la mort devrait épargner les jeunes gens est plus acceptable (plus normale…) que l’idée que la mort devrait épargner les gens âgés ; or vous savez qu’autour de vous bien des jeunes gens sont morts ; acceptez donc la mort.

Cette forme est sous-jacente à l’énoncé “d’autres sont morts bien plus jeunes”, supposé inciter les mourants âgés à la résignation et consoler les vivants de la perte d’un proche âgé.

2. Nature de la gradation

L’application du topos a fortiori présuppose que les faits mis en relation relèvent d’une même catégorie et qu’ils sont positionnés selon une certaine hiérarchie dans cette catégorie : telle forme d’irrespect est plus grave que telle autre, tel sacrifice plus important, etc. La gradation peut s’effectuer en raison de principes très différents.

— Gradation objective : “Il peut à peine aller de son lit à la fenêtre, et tu voudrais qu’il aille se promener dans le parc ?
— Gradation socio-sémantique : “Même les grands-parents font parfois de grosses bêtises, alors les petits enfants …
— Gradation culturelle : se mettre en colère contre ses parents est plus grave que feindre de ne pas les écouter.
— Gradation fondée sur l’autorité de la Bible : le sacrifice Pessah est plus important que le sacrifice Tamid.

La règle a fortiori est un opérateur de raisonnement sur une échelle graduée (ici l’échelle du poids, des violences physique)s. Une  telle catégorie est représentée sous la forme d’une échelle dans la théorie de l’argumentation dans la langue (Ducrot 1973).

Lorsque la gradation fait l’objet d’un consensus, ratifié par le dictionnaire, la déduction argumentative / interprétative est purement sémantique, V. Définition 3).

3. A fortiori dans les échelles à parangon

Certaines de ces échelles sont orientées par un modèle absolu, dit parangon, représentant « ce qu’il y a de plus excellent » (Littré, Parangon) dans la catégorie. Le degré absolu dans la catégorie est établi par l’égalité avec le parangon :

Avare comme Harpagon
Fauché comme les blés

Ces échelles à parangon sont commodes pour rejeter une plainte : “Tu dis que tu as été condamné à tort (que ce qui t’arrive est injuste…), c’est vrai, je te crois. Mais le Christ est l’Innocent par excellence. Or le Christ a accepté une mort injuste. Tu dois donc accepter cette injustice, et la mort qui t’attend.
Le passage suivant contient une argumentation correspondant à ce topos dérivé de a fortiori :

Un épisode de la guerre civile espagnole (1936-1939). Paco, un villageois un peu turbulent, s’est rendu aux « étrangers aux gros pistolets » à la demande de Mosén Millán, un prêtre. Mosén Millán lui a dit qu’il passerait en jugement, mais lui a garanti qu’il aurait la vie sauve. Il s’est rendu, et il va être fusillé avec ses compagnons.

— Pourquoi voulez-vous me tuer ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Nous n’avons tué personne. Dites-leur que je n’ai rien fait. Vous savez bien que je suis innocent, que nous sommes innocents tous les trois.
— Oui, mon fils. Vous êtes tous innocents. Mais qu’est-ce que je peux faire ?
— S’ils veulent me tuer parce que je me suis défendu à Pardinas, bon. Mais les deux autres n’ont rien fait. »
Pedro s’accrochait à la soutane de Mosén Millán, et répétait : « Ils n’ont rien fait, et on va les tuer. Ils n’ont rien fait. » Ému jusqu’aux larmes, Mosén Millán lui dit :
— Parfois, mon fils, Dieu permet la mort d’un innocent. Il l’a permis pour son propre fils, qui était plus innocent que vous trois.
En entendant ces mots, Paco resta paralysé et muet. Le curé ne disait rien non plus.
Ramón J. Sender, Requiém por un campesino español 1960.[3]

2. A fortiori, un topos transculturel

Le topos “à plus forte raison” fournit un exemple particulièrement clair de schème argumentatif-interprétatif transculturel.

2.1 Tradition gréco-latine

On trouve des formulations et des illustrations équivalentes de ce topos tout au long de l’histoire de l’argumentation occidentale. Aucune liste ne l’omet, V. Typologies. Il correspond au topos « du plus et du moins » d’Aristote, qui l’illustre notamment par les exemples suivants :

Si les dieux eux-mêmes ne savent pas tout, a fortiori les hommes.
Qui frappe son père frappe ses voisins, […] parce que les hommes frappent moins leurs pères que leurs voisins. (Rhét., II, 23, 1397b15 ; Chiron, p. 381)

Ce topos “puisqu’il frappe son père, il est bien capable de frapper ses voisins ” est utilisé dans la situation suivante, V. Invention. Quelqu’un a été agressé. Qui est le coupable ? On sait que, dans le voisinage de la victime, quelqu’un a commis des violences sur son père. Le topos fait peser sur lui le soupçon d’être également coupable de violences sur son voisin. Non seulement il a des antécédents violents, mais d’une violence plus grave. Conclusion : il doit être interrogé par la police.

2.2 Tradition musulmane

Dans la tradition légale musulmane, l’argumentation “bi-l-awla” correspond exactement à l’argumentation “à plus forte raison”. Le problème est discuté à partir du verset 24 de la sourate 17 du Coran, traitant du respect que l’enfant doit à ses parents :

Ne leur dis pas “pfff !” (Trad. J. Dichy)

L’interdiction porte sur une forme de réplique minimale, qui permet à l’enfant de rejeter d’un haussement d’épaule les observations de ses parents, c’est-à-dire de “faire fi” de leurs paroles, ou bien de leur obéir à contrecœur, en poussant un soupir d’exaspération. Par le principe a fortiori, l’interdiction est étendue à tous les comportements irrévérencieux : “puisqu’il est interdit même de dire ‘pff !’ à ses parents, il est à plus forte raison interdit de leur répondre impoliment, de se mettre en colère contre eux, de les frapper… ”. Le point d’appui du raisonnement est le point le plus bas dans l’échelle, l’epsilon de l’irrespect. Il n’a pas échappé aux commentateurs que la déduction a fortiori est parfois un cas de déduction sémantique (Khallâf [1942], p. 216).

Dans Le Livre du discours décisif, le philosophe Averroès (Ibn Rushd) s’interroge sur  « la connexion existant entre la Révélation et la philosophie » (A. de Libera, Introduction, p. 10) (1126-1198). Il établit d’abord que dans de nombreux passages « la Révélation nous appelle d’abord à réfléchir sur les étants en faisant usage de la raison » (p. 105, arg. d’autorité), que réfléchir c’est inférer, en faisant usage de l’espèce de syllogisme la plus parfaite que l’on appelle “démonstration” (p. 107). Il conclut (id.) que :

si de l’énoncé divin : « Réfléchissez donc, ô vous qui êtes doués de clairvoyance », le docteur de la Loi peut inférer l’obligation de connaître le syllogisme juridique, il est d’autant plus justiifé que celui qui connaît vraiment Dieu en infère l’obligation de connaître le syllogisme rationnel. (id.)

La science juridique  dépend de la science de Dieu, la seconde est donc d’un ordre plus élevé que la première; donc, s’il y  obligation de connaître la validité du syllogisme juridique, il y a a fortiori (« il est d’autant plus nécessaire)  de connaître la validité du syllogisme rationnel pour ce qui relève de la science divine. ; et pour cela, « le chercheur à venir doit s’appuyer sur le chercheur passé », car,

il serait difficile qu’un seul homme découvrît tout ce qu’il y a besoin de savoir des espèces du syllogisme juridique, Et cela est vrai a fortiori de la connaissance du syllogisme rationnel. (P. 109)  [2]

2.3 Exégèse talmudique

Les règles de l’exégèse talmudique ont été fixées par différents auteurs, depuis Hillel au 1er siècle. La première des treize règles exégétiques de Rabbi Ishmaël est la règle qal va-homer “à plus forte raison” (de la “mineure” (qal) à la “majeure” (homer) (E. C., Hermeneutics). Elle intervient dans le calcul du licite et de l’illicite. Cette règle permet de répondre à des problèmes comme les conditions de célébration du sacrifice de Pâques (Pessah). Il semble que la situation soit la suivante. La Bible demande que Pessah soit offert à Pâques. Par ailleurs, certaines actions sont interdites le jour du Shabbat. Que faut-il faire lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat ? Le calcul “à plus forte raison” apporte la réponse : le sacrifice Tamid est offert tous les jours ; il est offert durant le Shabbat. Or Pessah est plus important que Tamid (preuve : si on ne respecte pas Tamid, on n’encourt pas de sanctions ; si on ne respecte pas Pessah, la sanction est grave et explicite). Puisque ne pas célébrer Pessah est plus grave que ne pas célébrer Tamid, puisque Tamid est licite lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat, il est donc à plus forte raison licite de procéder au sacrifice Pessah lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat.

Le raisonnement peut être exprimé comme un syllogisme rhétorique :

Problème : le sacrifice de Pessah doit être offert à Pâques.
Or certaines actions sont interdites le jour du Shabbat.
Question
: Que devons-nous faire lorsque Pâques coïncide avec Shabbat ?

Données : On sait que 1) Tamid doit être célébré le jour du Shabbat ;
2) “Ne pas célébrer Pessah est plus grave que ne pas célébrer Tamid”.

Argumentation : En vertu du topos des contraires sur (2), on déduit que “célébrer Pessah est plus important que célébrer Tamid”.
Ce qui, combiné avec (1) permet de conclure :

Conclusion : Pessah peut être célébré lorsque Pâques coïncide avec Shabbat.

2.4 Tradition Chinoise

Confucius (551–479), Entretiens [2] :

Zilu demanda comment servir les esprits et les dieux. Le Maître dit : “Vous ne savez pas encore servir les hommes, comment voudriez-vous servir les esprits ? ” L’autre demanda : “Puis-je vous interroger sur la mort ?” Le Maître dit : “Vous ne comprenez pas encore la vie, comment voudriez-vous comprendre la mort ?

Han Fei Tse (280-233), “Les précautions contre les siens” [3] :

« En 655 av. J.-C, à l’instigation d’un bouffon appelé Che, Pouliche-noire, la favorite du duc Hsien de Tsin, réussit, par ses insinuations et ses calomnies, à faire exécuter le prince Chen-cheng » ; Han Fei Tse en tire la conclusion suivante :

Le bouffon Che incita Pouliche-Noire à tuer le prince Chen-cheng pour placer sur le trône Hsi-t’si. Si donc on ne peut faire confiance à des êtres aussi proches et aussi chers qu’un fils ou une épouse, à plus forte raison à des étrangers.

L’argument a fortiori semble donc être un bon candidat à l’universalité, ce qui n’a d’ailleurs rien de surprenant, puisqu’il exprime une règle de fonctionnement des échelles graduées, cf. §1.


[1] [Requiem pour un paysan espagnol] [1953], Barcelone, Destinolibro, 7e éd., 1981, p. 100-101.
[2] [Confucius] Les entretiens de Confucius. Trad. du chinois, présenté et annoté par P. Ryckmans. Préface d’Étiemble. Paris, Gallimard, 1987, XI, 12.
[3] Han Fei Tse ou le Tao du Prince, Présenté et trad. du chinois par J. Levi. Paris, Le Seuil. 1999, p. 164.
[4] Averroes [Ibn Rushd] (1126-1198).  Le Livre du discours décisif [Kitab fasl al-maqal] (vers1179). Introd. par A. de Libera, trad., notes et dossier par M. Geoffroy. Paris, Garnier-Flammarion,1996.


 

Objection

OBJECTION

Le proposant mentionne les réfutations de l’opposant comme des objections, c’est-à-dire comme des  réfutations polies et faibles. La réfutation est agonistique, alors que l’objection est coopérative.

Comme la réfutation, l’objection est un tour de parole réactif, non préféré. Objecter c’est présenter un argument n’allant pas dans le sens de la conclusion de l’interlocuteur, par exemple en soulignant une conséquence négative de ses propositions :

L1 : — C’est donc là que nous devons construire la nouvelle école.
L2 : — Mais si on construit la nouvelle école sur cet emplacement, les élèves auront des déplacements beaucoup plus longs…

Du point de vue de son contenu, l’objection peut être considérée comme une réfutation poliment adoucie, dont le contenu possède en fait toute la force d’une réfutation. Le choix de présenter un contre-argument comme une réfutation ou une objection serait le prix modique que la logique accepte de payer à la politesse.

 

On peut aussi considérer l’objection comme l’expression d’un contre-argument plutôt faible ou négligeable, donc facile à éliminer. Réfuter, c’est abattre, alors qu’objecter, c’est seulement faire obstacle.

Mais cette contre-argumentation par les conséquences négatives aurait aussi bien pu être avancée comme une réfutation :

L3 : — C’est inadmissible. Vous rallongez encore le temps de trajet des élèves. Les classes commencent à 8 h, et certains élèves ont déjà plus de 45 min de transport.
J’appelle à voter contre votre (= L1) proposition.

Objection ou réfutation, la contre-argumentation est traitée comme une objection par le proposant :

L1 : — Je comprends votre objection. Nous devrons en effet/probablement créer une nouvelle ligne de bus, mais je maintiens que c’est bien là que doit être construite la nouvelle école.

De même, dans une prolepse faisant allusion à un possible contre-discours, le locuteur désigne ce contre-discours non pas comme une réfutation, mais comme une objection :

De même, dans une prolepse faisant allusion à un possible contre-discours, le locuteur désigne ce contre-discours non pas comme une réfutation, mais comme une objection                            

 P
On pourrait objecter queX
mais R
alors, P
P = Proposition, affirmattion
X= discours antiorienté à M

R = réponse à l’objectionX, concession – réfutation
Reprise de la proposition

L’éthos et les états émotionnels affichés lors de ces deux opérations ne sont pas les mêmes : À la réfutation et à la réplique sont associées agressivité et fermeture ; à l’objection, esprit de mesure, dialogue et ouverture.

Objection et réfutation ont essentiellement des statuts interactionnels différents. La réfutation est agonistique, et prétend clore le débat sans qu’il soit même besoin d’écouter la réponse. L’objection est coopérative, le contre-argument est présenté comme en quête de réponse. Elle se situe dans la problématique de l’autre discours, admis comme hypothèse de travail.

Justification – Délibération

Justification et délibération

La différence entre la justification et la délibération est une question de référence temporelle. On délibère sur une question argumentative dont on ne connaît pas la réponse et on justifie une réponse déjà donnée à une question argumentative. La délibération se fait dans le doute, la justification sur la base d’une certitude.

— La délibération intervient dans un contexte de découverte. La délibération, intérieure ou collaborative porte sur une décision à prendre, Le raisonnement se développe des arguments jusqu’à une conclusion introduite par donc. Les arguments conditionnent la conclusion.

Question délibérative : Dois-je démissionner ?
Arguments : — J’ai envie d’aller à la pêche ; il faut que je passe plus de temps avec mes enfants
Conclusion / Réponse :  je dois démissionner

La décision étant prise, l’action suivra peut-être.

— Dans un contexte de justification le discours va de la conclusion aux arguments. J’ai démissionné, c’est un fait :

Question justificative : Pourquoi as-tu démissionné ? Justifie ta décision !
Réponse : J’ai consenti trop de sacrifices”.

Alors que la délibération est en donc, la justification est en parce que. Elle rappelle les arguments qui ont motivé la démission. Pour expliquer, rendre compte de la décision prise, je rappelle toutes les bonnes raisons qui m’ont poussé à le faire et, si nécessaire, j’en invente de nouvelles. Les mobiles intervenant lors d’une délibération intérieure peuvent n’avoir rien de commun avec les bonnes raisons avancées publiquement pour justifier la décision prise, V. Mobiles et motifs.

 

  justificative
Argumentation  
  délibérative

 

Dans le cas de la délibération, il y a une vraie incertitude sur la conclusion, qui est construite au cours d’un processus argumentatif cognitif et interactionnel. Dans le cas de la justification, la conclusion est déjà là. Le doute et le contre-discours sont fonctionnels dans la délibération, alors que la justification les efface.

Les mécanismes de l’argumentation valent pour la justification et pour la délibération. Les mêmes arguments, qui étaient délibératifs, deviennent justificatifs : on explique la décision prise, V. Explication.

La disposition textuelle (monologale) justificative expose en premier la conclusion, puis les arguments la justifiant, et réfute les arguments qui s’y opposent. La disposition textuelle (monologale) délibérative part des données, des arguments, et construit la conclusion. Le jury délibère, le jugement justifie la décision.

Les situations de délibération et de justification pures représentent des cas limites : je ne sais vraiment pas ce que je vais conclure et faire ; je suis sûr d’avoir bien fait. Un même argumentateur peut osciller d’une posture (footing) délibérative à une posture justificative, par exemple si, au cours de sa justification il remet en question la décision qu’il a prise.

Si l’on postule que toute argumentation qui se présente comme délibérative est en fait orientée par une décision inconsciemment prise, tout est justification. Mais l’organisation institutionnelle des débats réintroduit de la délibération. Le débat peut parfaitement être délibératif alors que chacune des parties vient avec des positions et des conclusions fermement établies et dûment justifiées. Le choc des justifications produit de la délibération.


 

Intitulé, Arg. de l’— de l’article du règlement

Argument de l’INTITULÉ ou A RUBRICA

L’argument de l’intitulé rappelle qu’un article d’un Code doit être interprété dans le cadre de l’intitulé de la section du Code dans lequel il figure.

L’argument de l’intitulé ou argument  a rubrica [1] relève de la logique juridique. Il ntervient lors de l’interprétation des lois et règlements. Les codes et règlements sont divisés en parties et sous-parties pourvues d’intitulés, titres et sous-titres. Ces intitulés n’ont pas en eux-mêmes de valeur normative, mais ils peuvent intervenir dans l’interprétation d’une loi. L’intitulé circonscrit le domaine d’application des articles qu’il gouverne. L’argumentation fondée sur l’intitulé légitime ou suspend l’application d’un article selon qu’il relève ou non du domaine couvert par l’intitulé.

Si le règlement de l’école comporte une rubrique “Règles de comportement pendant les cours” dont l’article premier précise que “Il est interdit d’utiliser son téléphone portable”, on ne peut pas se fonder sur cet article pour interdire le téléphone portable dans la cour de récréation.

Si l’interdiction ne figure pas à la rubrique “Cours”, mais à la rubrique “Dispositions générales”, en revanche, elle s’applique au comportement en cours. C’est la disposition la plus haute dans la hiérarchie qui l’emporte.


[1] Lat. a rubrica ; de rubrica “rubrique, titre écrit en couleur rouge ; recueil des lois où les titres de chapitre étaient inscrits en rouge” (rubor, “couleur rouge”) (Gaffiot [1934], Rubrica).
En latin, le mot rubrica “rubrique”, désignait la terre rouge dont se servaient les charpentiers pour marquer sur le bois la ligne à suivre en le coupant. Le même nom était donné aux titres rouges sous lesquels les jurisconsultes rangeaient les annonces des lois. Dans les textes liturgiques médiévaux, la couleur noire était utilisée pour le texte des prières, et la couleur rouge pour les remarques et les indications faites sur ces prières, d’où l’aphorisme « lege rubrum si vis intelligere nigrum« , “lis le rouge si tu veux comprendre le noir”. Cette règle s’applique aux textes légaux comme aux textes religieux.
(D’après https://www.ecatholic2000.com/cathopedia/vol13/volthirteen203.shtml)