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Contradictoires — Contraires

Propositions CONTRAIRES et CONTRADICTOIRES

En logique, le carré logique précise les relations entre les propositions affirmatives et négatives, universelles et particulières, selon un ensemble d’inférences immédiates, dont les relations de contradiction et de contrariété.

1. Propositions contradictoires

Deux propositions P et Q sont contradictoires si et seulement si elles ne peuvent être ni simultanément vraies ni simultanément fausses ; autrement dit, l’une d’elle est vraie, et l’autre est fausse :

P Q P et Q sont contradictoires
V V F
V F V
F V V
F F F

Soit E, un ensemble d’objets, et deux propriétés définies sur cet ensemble, P1 et P2. Ces propriétés sont telles que :
— Chacun des membres x de E possède soit la propriété P1 soit la propriété P2 :

P1(x) V P2(x)  — (V = ou inclusif).

— Aucun de ces membres ne possède les deux propriétés P1 and P2 :

P1(x) W P2(x)  — (W = ou exclusif)

P1 et P2 sont des propriétés complémentaires ; elles divisent l’ensemble E en deux sous-ensembles complémentaires (sans partie commune). Ces deux propriétés sont dites contradictoires.

Être un homme” et “être une femme” sont des propositions contradictoires dans le régime des genres du 20e siècle ; dans le régime des genres du 21e siècle, ce sont des propositions contraires.

2. Propositions contraires

Deux propositions P et Q sont contraires si et seulement si elles ne sont pas simultanément vraies, mais elles peuvent être simultanément fausses :

P Q P contraire de Q
V V F
V F V
F V V
F F V

Soit E2, un ensemble d’objets, et n propriétés définies sur cet ensemble, P1, P2, … Pn. Ces propriétés sont telles que :
— Chacun des membres de cet univers possèdent l’une de ces propriétés ; il est un P1, ou un P2, … ou un Pn.
— Aucun ne possède deux ou plus de deux des propriétés P1, P2, … Pn, c’est-à-dire qu’aucun des objets de cet univers n’est à la fois (Pi & Pj).

P1, P2, … Pn sont des contraires ; ils sont dans une relation de contrariété.

Avoir les cheveux blonds” et “avoir les cheveux roux” sont des propositions contraires : une même personne ne peut pas avoir les cheveux à la fois blonds et roux (si on passe sur le cas des cheveux teints) ; elle peut avoir les cheveux ni blonds ni roux mais bruns.

En résumé, on considère un ensemble de propriétés définies sur un même ensemble d’objets, qui divisent de manière exhaustive cet ensemble en une série de sous-ensembles complémentaires et disjoints.
— S’il n’y a que deux propriétés de ce type, elles sont dites contradictoires
— S’il y en a plus de deux, on dit qu’il s’agit de propriétés contraires.
Les contradictoires sont le cas limite des contraires.

1) à deux dimensions :
— les propriétés qui s’opposent sont des contradictoires
Opposition
2)à plus de deux dimensions :
— les propriétés qui s’opposent sont des contraires

3. Réfutation par substitution de la contrariété à la contradiction

Il s’ensuit qu’une affirmation fondée sur une contradiction peut être réfutée en montrant que l’univers en discussion n’est pas bidimensionnel, mais multidimensionnel. Cela semble être le cas dans l’exemple suivant.

En 1864, le pape Pie IX publie un Syllabus, c’est-à-dire un recueil ou un catalogue résumant l’ensemble de ses positions à propos des idées “modernes”. Considéré comme rétrograde, le Syllabus est vivement attaqué. En 1865, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, prend sa défense dans les termes suivants.

C’est une règle élémentaire d’interprétation que la condamnation d’une proposition, réprouvée comme fausse, erronée et même hérétique, n’implique pas nécessairement l’affirmation de sa contraire, qui pourrait être une autre erreur, mais seulement de sa contradictoire. La proposition contradictoire est celle qui exclut simplement la proposition condamnée. La contraire est celle qui va au-delà de cette simple exclusion.
Eh bien ! c’est cette règle vulgaire qu’on paraît n’avoir pas même soupçonnée dans les inconcevables interprétations qu’on nous donne depuis trois semaines de l’encyclique et du syllabus.
Le Pape condamne cette proposition : “Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes” (Prop. 63).
On affecte d’en conclure que, d’après le Pape, le refus d’obéissance n’est jamais permis, et qu’il faut toujours courber la tête sous la volonté des princes. C’est aller d’un bond à la dernière extrémité de la contraire et faire consacrer par le vicaire de Jésus-Christ le despotisme le plus brutal, et l’obéissance servile à tous les caprices des rois. C’est l’extinction de la plus noble des libertés, la sainte liberté des âmes. Et voilà ce qu’on fait affirmer au Pape ! Félix Dupanloup, évêque d’Orléans, « La convention du 15 septembre et l’Encyclique du 8 décembre [1864] », 1865. [1]

Ainsi, pour Dupanloup, les « modernistes » malveillants substituent des contradictoires aux contraires, opération qu’il décrit comme « aller d’un bond à la dernière extrémité de la contraire », qui est une désignation appropriée de la contradictoire. Il accuse ainsi ses adversaires de reformuler la position du pape, en utilisant une stratégie de radicalisation absurdifiante, V. Maximisation.

L’univers de l’encyclique est-il binaire ou pluridimensionnel ? Soit une prise de position X.

  • Si elle entre dans un schéma d’opposition binaire Permis / Défendu

alors les propositions “Il est permis (de refuser l’obéissance)” / “Il est défendu (de refuser l’obéissance)” sont contradictoires : l’une seulement de ces propositions est vraie. Si on condamne la première, alors on doit conclure que la contradictoire est vraie, c’est-à-dire que “Il est défendu de refuser l’obéissance aux princes légitimes”, autrement dit « Il faut toujours courber la tête sous la volonté des princes ».

  • Si elle entre dans le schéma d’opposition trinaire :
    Prescrit / Permis (Indifférent) / Défendu

alors les propositions “Il est permis (de refuser l’obéissance)” / “Il est défendu (de refuser l’obéissance)” ne sont pas contradictoires mais contraires : elles ne sont pas simultanément vraies, mais elles peuvent être simultanément fausses, par exemple si X est indifférente. L’inférence “Si X n’est pas combattu, X est prescrit” n’est pas valide. Si on condamne « Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes », alors on doit conclure l’un ou l’autre des extrêmes :

Il est prescrit de refuser l’obéissance aux princes légitimes.
Il est défendu de refuser l’obéissance aux princes légitimes.

Comme on a du mal à admettre que le pape prescrive le devoir de désobéissance systématique aux gouvernants légitimes, on en conclut bien que c’est l’autre membre de la disjonction qui est prescrit par le pape, soit “X est défendu”.

  • Si on considère enfin un univers à cinq dimensions :
    Prescrit / Conseillé / Permis (Indifférent) / Déconseillé / Défendu

On introduit deux possibilités supplémentaires, “conseillé” et “déconseillé”. L’interprétation “conseillé” n’est pas possible, pour les raisons déjà vues ; “déconseillé” pourrait correspondre à l’intention du texte tel que le lit Dupanloup. On se demandera alors pourquoi tant de solennité dans la condamnation. Si on admet que quelque chose de déconseillé est quelque chose qu’on ne fait pas sans bonne raison, il est évident que l’on ne désobéit pas au prince légitime sans quelque bonne raison.


[1] Cité dans Pie IX, Quanta cura et Syllabus, Paris, Pauvert (Libertés), 1967, p. 104-105.


 

A fortiori

Argument A FORTIORI

1. Formes de l’argument a fortiori

Lat. a fortiori ratione, “à plus forte raison”. Ratio, “raison”  — Fortis, “fort” (“vaillant…”) au comparatif de supériorité, fortior, “plus fort”.

L’argument a fortiori a deux formes :

(i) “D’autant plus”, du plus grand au plus petit” (a maiori ad minus), qui correspond à l’adage “qui peut le plus peut le moins”. Cette formule permet les inférences “du plus au moins”:

Si quelqu’un peut porter un fardeau de 30 kg, alors il peut (a fortiori, d’autant plus, à plus forte raison) porter un fardeau de 10 kg.
S’il est capable de tuer, il est, à plus forte raison, capable de frapper quelqu’un.

(ii) “D’autant moins”, “du plus petit au plus grand” (a minori ad maius) ; “qui ne peut pas le moins ne peut certainement pas le plus”. Cette forme permet les inférences “du moins au plus”:

Si quelqu’un ne peut pas porter un fardeau de 30 kg, il peut d’autant moins porter un fardeau de 100 kg.
Si l’on n’a pas le droit de frapper, on n’a pas le droit de tuer.

Ce schéma peut être spécifié dans un thème ou dans un domaine discursif. Au topos formel “à plus forte raison”, spécifié dans le genre “discours de consolation”, correspond la forme semi-abstraite :

L’idée selon laquelle la mort devrait épargner les jeunes gens est plus acceptable (plus normale…) que l’idée que la mort devrait épargner les gens âgés ; or vous savez qu’autour de vous bien des jeunes gens sont morts ; acceptez donc la mort.

Cette forme est sous-jacente à l’énoncé “d’autres sont morts bien plus jeunes”, supposé inciter les mourants âgés à la résignation et consoler les vivants de la perte d’un proche âgé.

2. Nature de la gradation

L’application du topos a fortiori présuppose que les faits mis en relation relèvent d’une même catégorie et qu’ils sont positionnés selon une certaine hiérarchie dans cette catégorie : telle forme d’irrespect est plus grave que telle autre, tel sacrifice plus important, etc. La gradation peut s’effectuer en raison de principes très différents.

— Gradation objective : “Il peut à peine aller de son lit à la fenêtre, et tu voudrais qu’il aille se promener dans le parc ?
— Gradation socio-sémantique : “Même les grands-parents font parfois de grosses bêtises, alors les petits enfants …
— Gradation culturelle : se mettre en colère contre ses parents est plus grave que feindre de ne pas les écouter.
— Gradation fondée sur l’autorité de la Bible : le sacrifice Pessah est plus important que le sacrifice Tamid.

La règle a fortiori est un opérateur de raisonnement sur une échelle graduée (ici l’échelle du poids, des violences physique)s. Une  telle catégorie est représentée sous la forme d’une échelle dans la théorie de l’argumentation dans la langue (Ducrot 1973).

Lorsque la gradation fait l’objet d’un consensus, ratifié par le dictionnaire, la déduction argumentative / interprétative est purement sémantique, V. Définition 3).

3. A fortiori dans les échelles à parangon

Certaines de ces échelles sont orientées par un modèle absolu, dit parangon, représentant « ce qu’il y a de plus excellent » (Littré, Parangon) dans la catégorie. Le degré absolu dans la catégorie est établi par l’égalité avec le parangon :

Avare comme Harpagon
Fauché comme les blés

Ces échelles à parangon sont commodes pour rejeter une plainte : “Tu dis que tu as été condamné à tort (que ce qui t’arrive est injuste…), c’est vrai, je te crois. Mais le Christ est l’Innocent par excellence. Or le Christ a accepté une mort injuste. Tu dois donc accepter cette injustice, et la mort qui t’attend.
Le passage suivant contient une argumentation correspondant à ce topos dérivé de a fortiori :

Un épisode de la guerre civile espagnole (1936-1939). Paco, un villageois un peu turbulent, s’est rendu aux « étrangers aux gros pistolets » à la demande de Mosén Millán, un prêtre. Mosén Millán lui a dit qu’il passerait en jugement, mais lui a garanti qu’il aurait la vie sauve. Il s’est rendu, et il va être fusillé avec ses compagnons.

— Pourquoi voulez-vous me tuer ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Nous n’avons tué personne. Dites-leur que je n’ai rien fait. Vous savez bien que je suis innocent, que nous sommes innocents tous les trois.
— Oui, mon fils. Vous êtes tous innocents. Mais qu’est-ce que je peux faire ?
— S’ils veulent me tuer parce que je me suis défendu à Pardinas, bon. Mais les deux autres n’ont rien fait. »
Pedro s’accrochait à la soutane de Mosén Millán, et répétait : « Ils n’ont rien fait, et on va les tuer. Ils n’ont rien fait. » Ému jusqu’aux larmes, Mosén Millán lui dit :
— Parfois, mon fils, Dieu permet la mort d’un innocent. Il l’a permis pour son propre fils, qui était plus innocent que vous trois.
En entendant ces mots, Paco resta paralysé et muet. Le curé ne disait rien non plus.
Ramón J. Sender, Requiém por un campesino español 1960.[3]

2. A fortiori, un topos transculturel

Le topos “à plus forte raison” fournit un exemple particulièrement clair de schème argumentatif-interprétatif transculturel.

2.1 Tradition gréco-latine

On trouve des formulations et des illustrations équivalentes de ce topos tout au long de l’histoire de l’argumentation occidentale. Aucune liste ne l’omet, V. Typologies. Il correspond au topos « du plus et du moins » d’Aristote, qui l’illustre notamment par les exemples suivants :

Si les dieux eux-mêmes ne savent pas tout, a fortiori les hommes.
Qui frappe son père frappe ses voisins, […] parce que les hommes frappent moins leurs pères que leurs voisins. (Rhét., II, 23, 1397b15 ; Chiron, p. 381)

Ce topos “puisqu’il frappe son père, il est bien capable de frapper ses voisins ” est utilisé dans la situation suivante, V. Invention. Quelqu’un a été agressé. Qui est le coupable ? On sait que, dans le voisinage de la victime, quelqu’un a commis des violences sur son père. Le topos fait peser sur lui le soupçon d’être également coupable de violences sur son voisin. Non seulement il a des antécédents violents, mais d’une violence plus grave. Conclusion : il doit être interrogé par la police.

2.2 Tradition musulmane

Dans la tradition légale musulmane, l’argumentation “bi-l-awla” correspond exactement à l’argumentation “à plus forte raison”. Le problème est discuté à partir du verset 24 de la sourate 17 du Coran, traitant du respect que l’enfant doit à ses parents :

Ne leur dis pas “pfff !” (Trad. J. Dichy)

L’interdiction porte sur une forme de réplique minimale, qui permet à l’enfant de rejeter d’un haussement d’épaule les observations de ses parents, c’est-à-dire de “faire fi” de leurs paroles, ou bien de leur obéir à contrecœur, en poussant un soupir d’exaspération. Par le principe a fortiori, l’interdiction est étendue à tous les comportements irrévérencieux : “puisqu’il est interdit même de dire ‘pff !’ à ses parents, il est à plus forte raison interdit de leur répondre impoliment, de se mettre en colère contre eux, de les frapper… ”. Le point d’appui du raisonnement est le point le plus bas dans l’échelle, l’epsilon de l’irrespect. Il n’a pas échappé aux commentateurs que la déduction a fortiori est parfois un cas de déduction sémantique (Khallâf [1942], p. 216).

Dans Le Livre du discours décisif, le philosophe Averroès (Ibn Rushd) s’interroge sur  « la connexion existant entre la Révélation et la philosophie » (A. de Libera, Introduction, p. 10) (1126-1198). Il établit d’abord que dans de nombreux passages « la Révélation nous appelle d’abord à réfléchir sur les étants en faisant usage de la raison » (p. 105, arg. d’autorité), que réfléchir c’est inférer, en faisant usage de l’espèce de syllogisme la plus parfaite que l’on appelle “démonstration” (p. 107). Il conclut (id.) que :

si de l’énoncé divin : « Réfléchissez donc, ô vous qui êtes doués de clairvoyance », le docteur de la Loi peut inférer l’obligation de connaître le syllogisme juridique, il est d’autant plus justiifé que celui qui connaît vraiment Dieu en infère l’obligation de connaître le syllogisme rationnel. (id.)

La science juridique  dépend de la science de Dieu, la seconde est donc d’un ordre plus élevé que la première; donc, s’il y  obligation de connaître la validité du syllogisme juridique, il y a a fortiori (« il est d’autant plus nécessaire)  de connaître la validité du syllogisme rationnel pour ce qui relève de la science divine. ; et pour cela, « le chercheur à venir doit s’appuyer sur le chercheur passé », car,

il serait difficile qu’un seul homme découvrît tout ce qu’il y a besoin de savoir des espèces du syllogisme juridique, Et cela est vrai a fortiori de la connaissance du syllogisme rationnel. (P. 109)  [2]

2.3 Exégèse talmudique

Les règles de l’exégèse talmudique ont été fixées par différents auteurs, depuis Hillel au 1er siècle. La première des treize règles exégétiques de Rabbi Ishmaël est la règle qal va-homer “à plus forte raison” (de la “mineure” (qal) à la “majeure” (homer) (E. C., Hermeneutics). Elle intervient dans le calcul du licite et de l’illicite. Cette règle permet de répondre à des problèmes comme les conditions de célébration du sacrifice de Pâques (Pessah). Il semble que la situation soit la suivante. La Bible demande que Pessah soit offert à Pâques. Par ailleurs, certaines actions sont interdites le jour du Shabbat. Que faut-il faire lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat ? Le calcul “à plus forte raison” apporte la réponse : le sacrifice Tamid est offert tous les jours ; il est offert durant le Shabbat. Or Pessah est plus important que Tamid (preuve : si on ne respecte pas Tamid, on n’encourt pas de sanctions ; si on ne respecte pas Pessah, la sanction est grave et explicite). Puisque ne pas célébrer Pessah est plus grave que ne pas célébrer Tamid, puisque Tamid est licite lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat, il est donc à plus forte raison licite de procéder au sacrifice Pessah lorsque Pâques tombe le jour du Shabbat.

Le raisonnement peut être exprimé comme un syllogisme rhétorique :

Problème : le sacrifice de Pessah doit être offert à Pâques.
Or certaines actions sont interdites le jour du Shabbat.
Question
: Que devons-nous faire lorsque Pâques coïncide avec Shabbat ?

Données : On sait que 1) Tamid doit être célébré le jour du Shabbat ;
2) “Ne pas célébrer Pessah est plus grave que ne pas célébrer Tamid”.

Argumentation : En vertu du topos des contraires sur (2), on déduit que “célébrer Pessah est plus important que célébrer Tamid”.
Ce qui, combiné avec (1) permet de conclure :

Conclusion : Pessah peut être célébré lorsque Pâques coïncide avec Shabbat.

2.4 Tradition Chinoise

Confucius (551–479), Entretiens [2] :

Zilu demanda comment servir les esprits et les dieux. Le Maître dit : “Vous ne savez pas encore servir les hommes, comment voudriez-vous servir les esprits ? ” L’autre demanda : “Puis-je vous interroger sur la mort ?” Le Maître dit : “Vous ne comprenez pas encore la vie, comment voudriez-vous comprendre la mort ?

Han Fei Tse (280-233), “Les précautions contre les siens” [3] :

« En 655 av. J.-C, à l’instigation d’un bouffon appelé Che, Pouliche-noire, la favorite du duc Hsien de Tsin, réussit, par ses insinuations et ses calomnies, à faire exécuter le prince Chen-cheng » ; Han Fei Tse en tire la conclusion suivante :

Le bouffon Che incita Pouliche-Noire à tuer le prince Chen-cheng pour placer sur le trône Hsi-t’si. Si donc on ne peut faire confiance à des êtres aussi proches et aussi chers qu’un fils ou une épouse, à plus forte raison à des étrangers.

L’argument a fortiori semble donc être un bon candidat à l’universalité, ce qui n’a d’ailleurs rien de surprenant, puisqu’il exprime une règle de fonctionnement des échelles graduées, cf. §1.


[1] [Requiem pour un paysan espagnol] [1953], Barcelone, Destinolibro, 7e éd., 1981, p. 100-101.
[2] [Confucius] Les entretiens de Confucius. Trad. du chinois, présenté et annoté par P. Ryckmans. Préface d’Étiemble. Paris, Gallimard, 1987, XI, 12.
[3] Han Fei Tse ou le Tao du Prince, Présenté et trad. du chinois par J. Levi. Paris, Le Seuil. 1999, p. 164.
[4] Averroes [Ibn Rushd] (1126-1198).  Le Livre du discours décisif [Kitab fasl al-maqal] (vers1179). Introd. par A. de Libera, trad., notes et dossier par M. Geoffroy. Paris, Garnier-Flammarion,1996.


 

Objection

OBJECTION

Le proposant mentionne les réfutations de l’opposant comme des objections, c’est-à-dire comme des  réfutations polies et faibles. La réfutation est agonistique, alors que l’objection est coopérative.

Comme la réfutation, l’objection est un tour de parole réactif, non préféré. Objecter c’est présenter un argument n’allant pas dans le sens de la conclusion de l’interlocuteur, par exemple en soulignant une conséquence négative de ses propositions :

L1 : — C’est donc là que nous devons construire la nouvelle école.
L2 : — Mais si on construit la nouvelle école sur cet emplacement, les élèves auront des déplacements beaucoup plus longs…

Du point de vue de son contenu, l’objection peut être considérée comme une réfutation poliment adoucie, dont le contenu possède en fait toute la force d’une réfutation. Le choix de présenter un contre-argument comme une réfutation ou une objection serait le prix modique que la logique accepte de payer à la politesse.

 

On peut aussi considérer l’objection comme l’expression d’un contre-argument plutôt faible ou négligeable, donc facile à éliminer. Réfuter, c’est abattre, alors qu’objecter, c’est seulement faire obstacle.

Mais cette contre-argumentation par les conséquences négatives aurait aussi bien pu être avancée comme une réfutation :

L3 : — C’est inadmissible. Vous rallongez encore le temps de trajet des élèves. Les classes commencent à 8 h, et certains élèves ont déjà plus de 45 min de transport.
J’appelle à voter contre votre (= L1) proposition.

Objection ou réfutation, la contre-argumentation est traitée comme une objection par le proposant :

L1 : — Je comprends votre objection. Nous devrons en effet/probablement créer une nouvelle ligne de bus, mais je maintiens que c’est bien là que doit être construite la nouvelle école.

De même, dans une prolepse faisant allusion à un possible contre-discours, le locuteur désigne ce contre-discours non pas comme une réfutation, mais comme une objection :

De même, dans une prolepse faisant allusion à un possible contre-discours, le locuteur désigne ce contre-discours non pas comme une réfutation, mais comme une objection                            

 P
On pourrait objecter queX
mais R
alors, P
P = Proposition, affirmattion
X= discours antiorienté à M

R = réponse à l’objectionX, concession – réfutation
Reprise de la proposition

L’éthos et les états émotionnels affichés lors de ces deux opérations ne sont pas les mêmes : À la réfutation et à la réplique sont associées agressivité et fermeture ; à l’objection, esprit de mesure, dialogue et ouverture.

Objection et réfutation ont essentiellement des statuts interactionnels différents. La réfutation est agonistique, et prétend clore le débat sans qu’il soit même besoin d’écouter la réponse. L’objection est coopérative, le contre-argument est présenté comme en quête de réponse. Elle se situe dans la problématique de l’autre discours, admis comme hypothèse de travail.

Justification – Délibération

Justification et délibération

La différence entre la justification et la délibération est une question de référence temporelle. On délibère sur une question argumentative dont on ne connaît pas la réponse et on justifie une réponse déjà donnée à une question argumentative. La délibération se fait dans le doute, la justification sur la base d’une certitude.

— La délibération intervient dans un contexte de découverte. La délibération, intérieure ou collaborative porte sur une décision à prendre, Le raisonnement se développe des arguments jusqu’à une conclusion introduite par donc. Les arguments conditionnent la conclusion.

Question délibérative : Dois-je démissionner ?
Arguments : — J’ai envie d’aller à la pêche ; il faut que je passe plus de temps avec mes enfants
Conclusion / Réponse :  je dois démissionner

La décision étant prise, l’action suivra peut-être.

— Dans un contexte de justification le discours va de la conclusion aux arguments. J’ai démissionné, c’est un fait :

Question justificative : Pourquoi as-tu démissionné ? Justifie ta décision !
Réponse : J’ai consenti trop de sacrifices”.

Alors que la délibération est en donc, la justification est en parce que. Elle rappelle les arguments qui ont motivé la démission. Pour expliquer, rendre compte de la décision prise, je rappelle toutes les bonnes raisons qui m’ont poussé à le faire et, si nécessaire, j’en invente de nouvelles. Les mobiles intervenant lors d’une délibération intérieure peuvent n’avoir rien de commun avec les bonnes raisons avancées publiquement pour justifier la décision prise, V. Mobiles et motifs.

 

  justificative
Argumentation  
  délibérative

 

Dans le cas de la délibération, il y a une vraie incertitude sur la conclusion, qui est construite au cours d’un processus argumentatif cognitif et interactionnel. Dans le cas de la justification, la conclusion est déjà là. Le doute et le contre-discours sont fonctionnels dans la délibération, alors que la justification les efface.

Les mécanismes de l’argumentation valent pour la justification et pour la délibération. Les mêmes arguments, qui étaient délibératifs, deviennent justificatifs : on explique la décision prise, V. Explication.

La disposition textuelle (monologale) justificative expose en premier la conclusion, puis les arguments la justifiant, et réfute les arguments qui s’y opposent. La disposition textuelle (monologale) délibérative part des données, des arguments, et construit la conclusion. Le jury délibère, le jugement justifie la décision.

Les situations de délibération et de justification pures représentent des cas limites : je ne sais vraiment pas ce que je vais conclure et faire ; je suis sûr d’avoir bien fait. Un même argumentateur peut osciller d’une posture (footing) délibérative à une posture justificative, par exemple si, au cours de sa justification il remet en question la décision qu’il a prise.

Si l’on postule que toute argumentation qui se présente comme délibérative est en fait orientée par une décision inconsciemment prise, tout est justification. Mais l’organisation institutionnelle des débats réintroduit de la délibération. Le débat peut parfaitement être délibératif alors que chacune des parties vient avec des positions et des conclusions fermement établies et dûment justifiées. Le choc des justifications produit de la délibération.


 

Intitulé, Arg. de l’— de l’article du règlement

Argument de l’INTITULÉ ou A RUBRICA

L’argument de l’intitulé rappelle qu’un article d’un Code doit être interprété dans le cadre de l’intitulé de la section du Code dans lequel il figure.

L’argument de l’intitulé ou argument  a rubrica [1] relève de la logique juridique. Il ntervient lors de l’interprétation des lois et règlements. Les codes et règlements sont divisés en parties et sous-parties pourvues d’intitulés, titres et sous-titres. Ces intitulés n’ont pas en eux-mêmes de valeur normative, mais ils peuvent intervenir dans l’interprétation d’une loi. L’intitulé circonscrit le domaine d’application des articles qu’il gouverne. L’argumentation fondée sur l’intitulé légitime ou suspend l’application d’un article selon qu’il relève ou non du domaine couvert par l’intitulé.

Si le règlement de l’école comporte une rubrique “Règles de comportement pendant les cours” dont l’article premier précise que “Il est interdit d’utiliser son téléphone portable”, on ne peut pas se fonder sur cet article pour interdire le téléphone portable dans la cour de récréation.

Si l’interdiction ne figure pas à la rubrique “Cours”, mais à la rubrique “Dispositions générales”, en revanche, elle s’applique au comportement en cours. C’est la disposition la plus haute dans la hiérarchie qui l’emporte.


[1] Lat. a rubrica ; de rubrica “rubrique, titre écrit en couleur rouge ; recueil des lois où les titres de chapitre étaient inscrits en rouge” (rubor, “couleur rouge”) (Gaffiot [1934], Rubrica).
En latin, le mot rubrica “rubrique”, désignait la terre rouge dont se servaient les charpentiers pour marquer sur le bois la ligne à suivre en le coupant. Le même nom était donné aux titres rouges sous lesquels les jurisconsultes rangeaient les annonces des lois. Dans les textes liturgiques médiévaux, la couleur noire était utilisée pour le texte des prières, et la couleur rouge pour les remarques et les indications faites sur ces prières, d’où l’aphorisme « lege rubrum si vis intelligere nigrum« , “lis le rouge si tu veux comprendre le noir”. Cette règle s’applique aux textes légaux comme aux textes religieux.
(D’après https://www.ecatholic2000.com/cathopedia/vol13/volthirteen203.shtml)

Rôles argumentatifs : Proposant – Opposant -Tiers

 RÔLES argumentatifs : PROPOSANT, OPPOSANT, TIERS

Dans une interaction argumentative, on distingue 1) les rôles non spécifiquement liés à l’argumentation, principalement ceux qui définissent le cadre participatif ( Goffman ; Ducrot) 2) les rôles de Proposant et d’Opposant et de Tiers qui définissent la rencontre argumentative sérieuse comme une situation fondamentalement trilogale.

Dans un échange argumentatif, les participants sont positionnés dans des rôles qui canalisent leurs paroles et leurs actions. Certains de ces rôles sont généraux, d’autres sont spécifiques à la situation argumentative.

1. Rôles non spécifiquement liés à l’argumentation

1.1 Rôles liés au cadre participatif

La notion de cadre participatif détaille et clarifie le concept traditionnel d’échange verbal entre un locuteur et un ou plusieurs auditeurs. En argumentation, la notion de cadre participatif est indispensable pour l’analyse de toutes les formes d’interactions argumentatives, de l’adresse rhétorique jusqu’aux interactions argumentatives quotidiennes. Elle est pertinente pour l’analyse de l’éthos et de la structure polyphonique du texte argumentatif.
Ce cadre est composé des deux instances complexes entre lesquelles circulent la parole, le format de production et le format de réception (Goffman [1981] ; Kerbrat-Orecchioni, 1990, chap. 2).

1.1.1 Système de Goffman

(A) Format de réception (ibid., p. 141-142).

Les personnes qui peuvent entendre les mots prononcés par un locuteur ont différents statuts en relation avec ces paroles.

— Participants ratifiés [ratified participants] Ils peuvent être adressés et non adressés, mais susceptibles de l’être lors d’un autre tour de parole.

Les participants adressés sont les personnes auxquelles les actes de langage sont ouvertement dirigés ; les pronoms tu, vous réfèrent aux participants adressés. Les conversations de groupe quotidiennes montrent que s’adresser avec succès à une personne spécifique peut nécessiter des manœuvres complexes.
Dans un échange dialectique codifié, l’opposant est le seul participant à la fois ratifié et adressé. Les deux participants prennent alternativement la parole. L’arbitre du débat, s’il y en a un, est un participant ratifié, qui ne sera adressé qu’en tant que ressource en cas de crise, ou dans des créneaux prévus pour faire avancer, évaluer et conclure le débat. Si le débat est ouvert à un public plus large, les membres du public sont des participants ratifiés, mais non adressés.
Dans un discours rhétorique classique, l’auditoire est ratifié et adressé. Il est en position de pouvoir par rapport à l’orateur. La différence avec la situation dialectique est que l’auditoire n’a pas de droit officiel à la parole ; néanmoins, il peut acclamer ou huer l’orateur (Goffman 1981).
Il faudrait encore mentionner le public admis à assister au débat, mais sans pouvoir de décision.

— Participants non ratifiés [bystanders]

Toutes les personnes qui passent à portée de voix sont des participants non ratifiés. Les intrus (overhearers) entendent par hasard les sons et les mots de la conversation, éventuellement sans même écouter. Les espions (eavesdroppers) surprennent les échanges entre participants ratifiés, sans que ceux-ci en aient conscience.

(B) Format de production

Traditionnellement, la parole est rapportée globalement au locuteur. Goffman (1981) et Ducrot (1980) ont montré indépendamment que le locuteur ne doit pas être considéré comme une entité unifiée mais comme une articulation complexe de différents êtres de discours, qui, dans la terminologie de Goffman, sont l’Animateur, l’Auteur, la Figure et le Responsable (Animator, Author, Figure et Principal) (id., p. 144 ; p. 167) et, dans la terminologie de Ducrot, le sujet parlant, le locuteur et l‘énonciateur.

Animateur [Animator] — L’Animateur [Animator] est la machine parlante. La contrepartie dans le format de réception de cette machine parlante est la machine auditive, c’est-à-dire les auditeurs, l’ensemble des participants, ratifiés ou non, en tant que personnes qui entendent physiquement la parole et l’écoutent ou non (Ducrot 1980, p. 35).

Auteur [Author] — L’Auteur [Author] choisit les pensées exprimées et les mots pour les encoder. Le pronom je désigne l’Auteur du discours (sauf dans les discours cités). Celui qui lit un livre ou cite une autre personne est l’Animateur des mots qu’il reprend sans être leur auteur (Schiffrin 1990, p. 242).

Image [Figure] – L’Image [Figure] correspond à l’image de soi, intentionnelle ou non, projetée par le locuteur dans son discours, V. Éthos.

Responsable [Principal] — Le mot anglais principal désigne “la personne qui détient l’autorité, qui dirige” (d’après Merriam-Webster). Le principal est « au sens légal, l’être dont l’énoncé fixe la position, qui prend en charge les croyances énoncées, qui est engagé par ce qui est dit … la personne agissant sous une certaine identité, dans un certain rôle social » (Goffman 1987, p. 144). « Un même individu peut modifier très vite le rôle social dans lequel il agit alors même qu’il conserve ses qualités d’animateur ou d’auteur » (ibid. p. 145). La même personne peut s’adresser à un élève en tant qu’enseignant, en tant qu’adulte, en tant que citoyen, en tant que New-Yorkais, etc. Défini comme « quelqu’un qui croit personnellement à ce qui est dit et prend la position qui est sous-entendue dans les propos » (id., p. 167), le Principal assume la responsabilité de ce qui est dit. V. Interaction.

En bref, « l’Animateur [Animator] produit [matériellement] le discours, l’Auteur [Author] crée le discours, la Figure [Figure] est l’Auteur tel qu’il est représenté dans le discours et le Responsable [Principal] prend en charge le discours » (Schiffrin 1990, p. 241).

1.1.2 Système de Ducrot

Dans le cadre d’une linguistique de l’énonciation, Ducrot oppose terme à terme les trois êtres linguistiques entrant dans l’instance de production Sujet parlant, Locuteur, Énonciateur aux êtres composant l’instance de réception, Auditeur, Allocutaire, Destinataire.

Sujet parlant / Auditeur — Le sujet parlant est « l’être empirique » auquel correspondent toutes les déterminations externes de la parole. À cet être se rattachent :

Le processus psychologique voire physiologique qui est à l’origine de l’énoncé, […] les intentions, les processus cognitifs qui ont rendu [les énoncés] possibles. (Ducrot 1980, p. 34).

Dans l’ordre de la réception, au sujet parlant correspond le ou les auditeurs, « personnes qui, simplement, entendent le discours, [ou même] qui l’écoutent. » (1980, p. 35)

Locuteur / Allocutaire

Un énoncé se présente comme produit par un locuteur, désigné en français, sauf dans le discours rapporté en style direct, par le pronom je et par les différentes marques de la première personne. (ibid., p. 35).
L’allocutaire est désigné, sauf dans le discours rapporté en style direct, par les pronoms et les marques de la deuxième personne. (ibid., p. 35)

Énonciateur / Destinataire

Arbitrairement, j’appellerai énonciateur et destinataire respectivement, la personne à qui est attribuée la responsabilité d’un acte illocutionnaire et celle à qui cet acte est censé s’adresser. (ibid., p. 38)

1.2 Rôles attachés aux différents types et genres discursifs

La prise en compte des types discursifs introduit de nouveaux rôles : narrateur et narrataire pour la narration ; expert et profane pour l’explication ; proposant, opposant et tiers pour l’argumentation (voir infra).

Les genres interactionnels apportent également leur lot de rôles professionnels ou occupationnels : vendeur et client pour les interactions de boutique ; professeur et élèves pour les interactions didactiques ; médecin et malade pour les interactions thérapeutiques, etc.

1.3 Rôles interactionnels et sociaux

Les rôles langagiers se combinent avec un ensemble de “rôles sociaux”, où l’on distingue (d’après Rocheblave-Spenlé [1962]) :

– les rôles de société globale : honnête homme, gentleman, “chic type”, “emmerdeur” …
– les rôles “bio-sociaux” : âge, genre, couleur de la peau …
– les rôles de classe sociale : bourgeois, aristocrate, ouvrier, paysan …
– les rôles professionnels : ingénieur, boulanger, professeur …
– les rôles d’association : syndicats, partis politiques, sports, religions …
– les rôles familiaux : mari, femme, enfant, père, oncle …
– les rôles de groupes restreints : rôle de chef, corrélatif des rôles de membres comme l’encourageur, le médiateur, le négateur, l’isolé, le meneur …
– les rôles personnels : tous les modèles personnels présentés par la presse, la radio, le cinéma : la vedette, la star …

La notion de rôle socio-interactionnel est aussi indispensable et aussi complexe que, dans un autre domaine, celle de genre de discours ou d’interactions. La prise en charge de tel ou tel rôle par une personne constitue un élément essentiel de son éthos.

2. Actants de l’argumentation : Proposant, Opposant, Tiers

La situation d’argumentation est définie comme une situation tripolaire, c’est-à-dire à trois actants : proposant, opposant, tiers. À chacun de ces pôles correspond une modalité discursive spécifique, discours de proposition (soutenu par le proposant), discours d’opposition (soutenu par l’opposant) et discours du doute ou de la mise en question, définitoire de la position du tiers, V. Question argumentative.

— Proposant et opposant

Les termes de proposant (Répondant) et d’opposant (Questionneur) ont été définis dans la théorie dialectique, qui voit dans l’argumentation un jeu entre ces deux partenaires. Dans une perspective interactive, l’argumentation devient dialectique lorsque le Tiers est éliminé et que chaque acteur se voit attribuer un rôle (“tu fais le proposant, je fais l’opposant”) auquel il doit se tenir durant toute la “partie de dialectique” (Brunschwig 1967). L’élimination du Tiers va de pair avec l’expulsion de la rhétorique et la constitution d’un système de normes objectives-rationnelles ; de façon à peine figurée, on pourrait dire que le Tiers est alors remplacé par la Raison ou par la Nature, autrement dit par les règles du Vrai.

Dans la conception oratoire de l’argumentation, le jeu argumentatif est défini d’abord comme une interaction entre le proposant, l’orateur, et un auditoire à convaincre, le public tiers, réduit au silence. Opposant et contre-discours sont non pas absents, mais repoussés à l’arrière-plan.

— Tiers

Retenir la Question argumentative parmi les composantes systémiques de l’interaction argumentative pousse à mettre en avant le rôle du Tiers. Dans cette figure se matérialisent la publicité des enjeux et le contact entre les discours contradictoires ; le Tiers prend en charge la question et décide ce qui est et n’est pas pertinent dans la discussion (hors sujet).
Dans sa forme prototypique, la situation argumentative apparaît comme une situation d’interaction entre discours du proposant et contre-discours de l’opposant, médiatisée par un discours tiers, donc une situation trilogale, qui s’incarne de façon exemplaire dans l’échange public contradictoire. Les situations argumentatives reconnues comme fondamentales, le débat politique et la confrontation au tribunal sont trilogales.
Dans ses formats classiques, la parole argumentative est systématiquement pluri-adressée, le destinataire n’étant pas seulement ou pas forcément l’adversaire-interlocuteur, mais dans le cas du judiciaire, le juge, et dans le cas du délibératif, le public et son bulletin de vote.

Le Tiers peut être le mou et l’indécis, mais aussi celui qui refuse son assentiment à l’une comme à l’autre des thèses en présence et maintient le doute ouvert afin de pouvoir se prononcer “en connaissance de cause”. En ce sens, et conformément aux données les plus classiques, Le juge arbitre est une figure prototypique du tiers. Sont également dans cette position les acteurs qui considèrent que les forces argumentatives en présence s’équilibrent, ou, plus subtilement, que même si l’une semble l’emporter, l’autre ne peut être tenue pour nulle. À la limite, le Tiers aboutit à la figure du sceptique méthodologique, qui n’exclut absolument aucune vision des choses.

La prise en compte du tiers et de la question argumentative au titre d’éléments clés de l’échange argumentatif permet de laisser aux actants l’entière responsabilité de leurs discours ; l’un répondra “non !” l’autre “oui ! Mais si !” sans qu’aucun des deux puisse être systématiquement accusé de tenir des discours manipulateurs ou d’être de mauvaise foi.

L’attribution des rôles de proposant et d’opposant à des acteurs supposés coller strictement à ces rôles tout au long d’une rencontre est une fiction utile. Seules les institutions peuvent définir et stabiliser les rôles argumentatifs. Dans une interaction ordinaire, les rôles argumentatifs correspondent non pas à des rôles permanents, mais à des positions [footing] au sens de Goffman (1987, chap. 3), en particulier, en ce qu’ils sont labiles.

Dans un même tour de parole, un acteur peut être sur un footing de proposant sur une question et d’opposant sur une autre question. Il peut affirmer une position tout en manifestant un certain doute à son sujet :

Moi je voudrais être augmenté de 20€ (footing de proposant), maintenant, je sais que dans le contexte actuel, c’est pas évident (footing d’opposant), enfin, je me demande, à vous de décider (footing de tiers)

3. Actants et acteurs

Les actants de l’argumentation sont le proposant, l’opposant et le tiers. Les acteurs de la situation argumentative sont les individus concrets engagés dans la communication. Les acteurs peuvent occuper successivement chacune des positions argumentatives (ou rôles actanciels), selon tous les trajets possibles.
Un acteur peut abandonner son discours d’opposition pour un discours de doute, c’est-à-dire passer de la position d’opposant à celle de tiers. Il se peut même que les rôles s’échangent, les partenaires s’étant convaincus mutuellement, ce qui fait que la question n’est toujours pas résolue.
La même position d’actant argumentatif peut être occupée simultanément par plusieurs acteurs, c’est-à-dire par plusieurs individus produisant des interventions co-orientées : on parlera alors d’alliance argumentative, ou de co-argumentation.
L’étude de l’argumentation s’intéresse aux phénomènes de co-énonciation (interventions co-orientées) comme d’anti-énonciation (interventions anti-orientées).

La distinction actants / acteurs permet de revenir sur le fameux slogan bizarrement tant prisé “l’argumentation c’est la guerre”, ainsi que sur la famille de métaphores belliqueuses qu’on se plaît parfois à lui rattacher (Lakoff & Johnson 1980, V. Argument). L’opposition entre discours – entre actants – ne se confond pas forcément avec les éventuelles collaborations ou oppositions entre personnes – entre acteurs. La situation d’argumentation n’est conflictuelle que lorsque les acteurs s’identifient à leurs rôles argumentatifs. Dans le cas le plus évident, celui de la délibération intérieure, le même acteur peut parcourir pacifiquement tous les rôles actanciels. Si un groupe fortement lié par un intérêt commun examine une question mettant en jeu cet intérêt commun, il arrive fort heureusement que ses membres examinent successivement les différentes facettes du problème, c’est-à-dire les différentes réponses possibles à la question et les arguments qui les soutiennent. Au cours de ce processus, ils occupent de façon méthodique les différentes positions actancielles, sans identification nette à l’une de ces positions et sans qu’apparaissent forcément des antagonismes d’acteurs. La polémicité n’est pas inhérente à la situation argumentative, mais l’échange devient certainement polémique lorsque les croyances et pratiques définissant les identités des participants sont mises en question dans l’échange.


 

Vrai – Véridique

VRAI – VÉRIDIQUE

Le mot vrai peut être utilisé comme prédicat métalinguistique (c’est vrai !) ou comme catégorisant au plus proche du prototype catégoriel (un vrai camembert).
Le vrai argumentatif a la forme du véridique ; la théorie argumentative est une théorie effective de ce vrai ordinaire.

On peut distinguer deux types d’usages de l’adjectif vrai :

Vrai prédicatif, métalinguistique, “— est vrai”.
C’est vrai, c’est la vérité sont des énoncés métalinguistiques, portant sur un [DIRE] (idée, jugement, récit, description, argument, information…) à propos d’un fait.
“Être vrai, être la vérité” ne peuvent pas être dits d’un humain.

— Vrai catégorisant.
Vrai peut d’autre part qualifier un substantif désignant un [OBJET] ; vrai est antéposé. Un vrai patriote, un vrai camembert sont des membres prototypiques des catégories patriote et camembert. Untel est un vrai salopard présuppose [1] que “ Untel est un salopard” est vrai et pose qu’il est prototypique de cette catégorie.
Ces deux valeurs de vrai peuvent contraster lorsque le substantif est susceptible des deux interprétations, [DIRE] ou [OBJET] : Une idée vraie est forcément vraie ; une vraie idée est une idée intéressante mais qui peut se révéler fausse ou mauvaise. On peut dire:

ça, c’est une vraie information, enfin, si c’est vrai.

Cette opposition entre vrai métalinguistique et vrai catégorisant est fondamentale en langue naturelle. La logique considère seulement le vrai métalinguistique.

Accord
Sur “être la vérité” dans le discours religieux
Sur vrai métalinguistique et vrai catégorisant

1. Logique

En logique, le vrai [1] et le faux sont des propriétés des propositions obéissant au principe de non-contradiction et au principe du tiers exclu, V. Proposition.
Le calcul logique porte sur des propositions vraies par hypothèse ou dont la vérité a été prouvée lors d’un calcul antérieur.

Selon la célèbre définition de Tarski « [l’énoncé] “la neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche » (Tarski [1935]). L’exemple reprend un énoncé qu’Aristote présente comme indiscutable (non problématisable) (Top., 105a ; Tricot, p. 28). Sur cet exemple apparemment trivial, Tarski construit un concept de vérité dont la définition et l’usage sont hors d’atteinte en langage ordinaire :

En ce qui concerne le langage courant [colloquial] non seulement la définition de la vérité semble impossible, mais même l’utilisation cohérente de ce concept conformément aux lois de la logique. [1935], p. 153).

Selon cette position, la vérité est un ineffable de la parole ordinaire. Il y a bien un mot vrai, mais l’usage que nous en faisons est non seulement incohérent, mais inamendable.

2. Vrai, Véridique

2.1 L’ordinaire du vrai argumentatif

Selon la conception réaliste, la vérité se définit, du point de vue cognitif, comme l’adéquation entre la représentation d’un état de choses et cet état de choses lui-même. Le prédicat “être vrai” peut se dire d’une représentation juste de la réalité ; la vérité est « l’adéquation entre la chose et l’intelligence » (Thomas d’Aquin, Somme, Part. 1, Quest. 16, Art. 1).
Ce réalisme correspond à la vision ordinaire de la vérité.

Pour accéder au monde, les représentations et les propositions logiques doivent s’incarner dans un langage, a minima celui des symboles et de la syntaxe logique. Le vrai et le faux se disent d’une affirmation portant sur une certaine réalité et faite dans un certain langage.
La vérité ordinaire se construit et se transmet dans des discours en langue ordinaire confrontés à la réalité ordinaire. Elle est tributaire, d’une part, du type de réalité qu’elle exprime : réalité matérielle ou ressentie ; envisagée, calculée, planifiée, redoutée… D’autre part, elle est tributaire des contraintes linguistiques produisant l’affirmation, notamment de la contrainte globale d’intersubjectivitésubjectif est pris ici au sens de Benveniste, où il ne signifie jamais arbitraire. Le langage ordinaire n’est pas transparent pour la vérité.

Les jugements ordinaires de vérité oscillent entre le pôle de la vérité inférée au terme d’une argumentation et le pôle de l’évidence, perceptive ou intellectuelle.
L’argumentation est un processus de transformation d’un argument en une conclusion, au moyen des schèmes argumentatifs. La conclusion erronée est considérée comme le produit d’une argumentation viciée, soit parce qu’elle utilise une forme fallacieuse de raisonnement (fallacy2) soit parce qu’elle part d’un argument matériellement fallacieux1 (fallacy1) qui doit être rectifié en tant que telle.
Le processus argumentatif est long et compliqué et ses résultats sont parfois incertains. C’est pourquoi, pour le sens commun, la vérité fuit le langage et tente de s’accrocher à l’évidence. Les faits seraient les meilleurs arguments, la preuve du pudding, c’est qu’on le mange, V. Mépris.
Le rêve du vrai serait de pouvoir “apporter” le fait probant. La charrue montrée au tribunal atteste que c’est par son travail que l’accusé a obtenu de bonnes récoltes. Encore faut-il que l’on en croie ses yeux, que l’évidence ne soit pas trompeuse, et qu’elle soit soutenue par un discours, un silence ou un geste éloquents.

Vérité de l’argument et récession ad vertiginem 

Il n’y a pas d’argumentation intéressante sans information adéquate, c’est-à-dire sans arguments plutôt vrais, V. Fallacieux (1)
Le développement argumentatif peut aussi bien reposer sur une croyance plutôt fausse ou mensongère. Le cas est fréquent dans les débats idéologico-politiques où la situation de désaccord radical est banale, ce qui se manifeste par la réciprocité des accusations : “You are fake news !”.
La vérité de l’argument peut toujours être contestée, et la vérification des faits un à un est impossible ; pour paraphraser Lefort et Castoriadis [1], on ne peut assécher avec la pe­tite cuillère de la critique les océans de la bêtise, de la crapulerie et de l’erreur. D’autre part, les croyances et doctrines n’affrontent pas le réel une à une, mais en corps constitué (Quine & Ullian, 1982). Ce réseau est constitué et défendu par des narrations exemplaires, irréfutables car invérifiables, V. Exemple ; Exemplum.

Vérité de la conclusion

De même que la nature langagière de l’argumentation fait qu’elle ne distingue pas faits et valeurs, elle ne distingue pas l’épistémique et le pratique.  Dans la première, il s’agit de croyance et de vérité (V. Démonstration), dans le second d’optimiser une action.
Dans les deux cas, l’argumentation est testée au moyen de l’arsenal très efficace des “discours contre”, V. Réfutation.
Du point de vue de l’argumentation dialoguée, et dans le meilleur des cas, le vrai est une propriété attribuée par défaut à un énoncé qui a survécu à l’examen critique, mené, dans des circonstances adéquates, par les groupes intéressés et compétents. Mais la résistance à la réfutation n’est pas forcément une garantie de vérité, et la vérité argumentative est une vérité par défaut. Le vrai ainsi construit doit être révisé si l’on obtient d’autres informations, ou si l’on met au point une meilleure méthode d’observation ou d’exploitation des données existantes, V. Raisonnement révisable. En d’autres termes, la prétention à la vérité d’un énoncé n’est pas détachable des argumentations qui la construisent ou qui la reconstruisent. La vérité est un produit de l’authentique septième fonction du langage, la fonction critique, lorsqu’elle peut s’exercer dans des conditions adéquates.

La vérité n’est une condition ni nécessaire ni suffisante du consensus. Elle n’entraîne pas le consensus ; et le consensus peut se réaliser sur une erreur.
La vérité d’une assertion ne la garantit pas contre la contestation. Non seulement l’argumentation ne garantit pas automatiquement le triomphe de la vérité, mais elle peut l’affaiblir, V. Paradoxes

2.2 Réalisme intersubjectif : Le véridique comme vrai argumentatif

Le vrai réaliste et intersubjectif de l’argumentation est caractérisé par les traits suivants.

Scalarité

En logique, une proposition ne peut pas être plus ou moins vraie ou fausse, ce qui exclut qu’une proposition et sa négation puissent être toutes deux quelque peu vraies et/ ou quelque peu fausses. Vrai et faux sont définis en logique comme des termes contraires (dont ils sont le prototype), alors que dans la langue ordinaire, ils fonctionnent comme des termes scalaires, V. Probable.
Pour une affirmation ordinaire renvoyant au monde partagé par les humains, le 100 % vrai et 100 % faux représentent les deux pôles de l’échelle du vrai/faux. Une affirmation peut être presque vraie, ou plus ou moins vraie ou fausse ; elle peut contenir un noyau de vérité. Une affirmation fausse peut être néanmoins quelque peu vraie, une affirmation vraie peut être néanmoins quelque peu fausse. Être faux est un compliment tout relatif, mais un compliment : le faux peut être rectifié, le même pas faux est sans espoir. De même, le mensonge est modalisable ; il contient une demi-vérité, une part de vérité.
Par de telles gradations, les affirmations essaient de s’ajuster à une réalité elle-même en perpétuelle transformation, alors que le réalisme postule la stabilité de la réalité considérée.

Effet de position

Le vrai logique échappe à la subjectivité ; alors que le vrai d’une affirmation peut être rapporté à une position : vrai d’un certain point de vue. Cela revient à restreindre la portée d’une affirmation, pour la maintenir dans la vérité, opération très légitime, mais dont il ne faut pas abuser, car elle peut rendre l’affirmation absolument irréfutable à bon marché (Doury 2003) : C’est vrai de mon point de vue. Si elles ouvrent une situation argumentative, ces positions sont très légitimes. Si elles permettent de soustraire les affirmations à la discussion, elles stérilisent la discussion.

Pertinence

La condition de vérité n’est pas une condition suffisante pour la parole ordinaire, pour qui toute vérité n’est pas bonne à dire,
1) Pour des raisons politiques ou morales, V. Conditions de discussion,
2) Pour des raisons de pertinence : tout le monde peut être d’accord que tel discours est parfaitement vrai mais absolument sans intérêt pour la discussion et l’action courantes (Sperber & Wilson, 1995).
Considérer que seul le 100% vrai est vrai reviendrait à exiger le maximum de précision sur tout ce qui est dit. C’est une façon de bloquer toute interaction

Véridicité du locuteur

Le dictionnaire donne à véridique deux sens principaux :

— [En parlant d’une personne] Qui dit la vérité ; qui exprime ce qu’il ressent ouvertement, sans dissimulation.
[En parlant d’une chose] Conforme à la vérité ; confirmé par les faits. (TLFi, Véridique)

Véridique se dit d’un dire (témoignage, récit, propos, appréciation…) et d’une représentation (portrait). Le dictionnaire distingue ainsi ce qu’il en est de la personne, le dire vrai et ce qu’il en est du dire, le vrai. On peut se demander s’il s’agit de polysémie, ou si le mot véridique prend comme unité le vrai et le dire-vrai, La vérité apparaît attachée tant à une personne qu’à un énoncé ; c’est ce que reprend la rhétorique qui considère que l’assentiment va autant à une personne, dans un certain état émotionnel, qu’à un énoncé. La vérité ne peut être reçue que dans une relation de confiance, V. Éthos.

La croyance absolue accordée aux dires auto-certifiés d’un Maître relève de la même attitude, V. Autorité. Il y a du vrai qu’on ne veut entendre que dans telle bouche, comme si le vrai avait déserté certains locuteurs pour en investir d’autres : “C’est vrai, mais pas dans ta bouche”.
Cette fusion du dire et du dit évoque la croyance qui, en Grèce archaïque,

[accordait] à trois types de personnages […], l’aède, le devin et le roi de justice, le commun privilège de dispenser la “Vérité” — du moins traduisons-nous ainsi le mot grec aléthéia (Vernant, 1969, p. 194 – à propos de l’ouvrage de Detienne, 1967).

Les gens vrais

Il n’y a pas de marque linguistique de l’énoncé vrai, seule l’identité et la tautologie se manifestent comme telles. Il n’y a pas davantage de marque de l’énonciation du vrai, c’est-à-dire d’indice apparent de véridicité du locuteur, sauf Pinocchio dont le nez s’allonge quand il ment.

Dans le monde contemporain, mis à part les sages et les gourous qui disent toujours le vrai à ceux qui les croient V. Autorité, le privilège de dire le vrai est accordé à certaines personnes dans certaines conditions.
D’abord, les gens pauvres et malheureux vivent dans le vrai, donc disent forcément vrai et pensent juste, selon la parabole rapportées par Luc 6, 20-26 « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. », V. Pauvreté.
De même, les enfants dont la parole est par essence véridique, et qui disent que le roi est nu quand il est nu.
Le privilège de véridicité est également accordé à tous ceux qui se trouvent dans une certaine condition, par exemple s’ils sont ivres, en vertu de l’adage in vino veritas, ou mourants, ou en proie à une grande émotion, comme dans la colère où on dit à l’autre “ses quatre vérités”.

Erreur, ruse et mensonge

Erreur ruse et mensonge sont des effets de subjectivité qui délimitent la véridicité. La parole décolle de la réalité quand on ment, mais aussi quand on se trompe, on ignore, on oublie, on est distrait, on confond le rêve et la réalité (personnes âgées), on raconte une histoire… ou on veut simplement rester poli.
L’erreur de calcul, la confusion mémorielle, l’oubli, la confusion relèvent de la subjectivité épistémique, autrement dit de la faiblesse de l’esprit et du corps individuels. Le mensonge relève de la subjectivité des affects et des intérêts. La différence entre l’erreur et le mensonge est une affaire de condition d’interaction et d’intentionnalité, V. Sophisme.
La communication est soumise à la maxime de qualité, qui suppose la sincérité, V. Coopération. Les conventions de vérité sont variables selon les situations d’interlocution. On dit à l’un des choses que l’on ne dit pas à l’autre, sans qu’il y ait erreur ni mensonge. La vérité n’est ni due ni dite à tout le monde, et pas dans la même extension.
On ment seulement dans des situations régies par la transparence des intentions, où le récepteur attribue au locuteur l’intention qu’il affiche dans ce qu’il dit : le mensonge est alors l’instrument de la manipulation.

2.3 L’argumentation comme une théorie effective de la vérité ordinaire

Le concept de théorie effective est apparu en physique théorique, et peut être généralisé à tous les domaines. L’idée est que les théories ne se détruisent pas mutuellement, que leur évolution est cohérente et non contradictoire, et que leur complexité croissante correspond à des différences d’échelle des phénomènes analysés. Sur fond de progrès technologiques, les théories progressent sans se renier, en s’articulant les unes aux autres comme des poupées russes. L’idée d’effectivité correspond à celle de niveau de pertinence d’une théorie :

Newton’s laws work extremely well. They are sufficient to devise the path by which we can send a satellite to the far reaches of the Solar System and to construct a bridge that won’t collapse. Yet we know quantum mechanics and relativity are the deeper underlying theories. Newton’s laws are approximations that work at relatively low speeds and for large macroscopic objects. (Lisa Randall Effective Theory [1] )

La vérité scientifique est un continuum produit par les différentes sciences. Ses étapes correspondent à des moments de stabilité qui définissent des domaines où des théories considérées comme absolument vraies, sont maintenant considérées comme localement vraies, mais toujours vraies.

La vérité ordinaire est une vérité effective, c’est-à-dire concrète et efficace du point de vue des humains. La première des théories effectives correspond à la conception ordinaire de la réalité, qui est par définition une théorie subjective. C’est cette théorie implicite (ou animale) qui fait que nous marchons comme si nous étions pleinement conscients que le sol ne s’effondrera pas sous nos pas. Un tel événement peut arriver, ce qui nous rappelle que notre conscience instinctive de ce qu’est le sol est bien une théorie, et qu’elle doit être révisée sous la pression de l’expérience. Cette théorie machinale est une théorie effective de la réalité des matériaux qui forment le sol.
Les physiciens d’après Newton nous disent que le sol est fait d’atomes, et que, selon Rutherford (1871-1937) leur noyau est composé de protons et de neutrons autour duquel gravitent des électrons. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les physiciens ont montré que ces constituants n’avaient rien d’ultime, et qu’ils étaient eux-mêmes faits de quarks dont l’assemblage obéit aux lois de la mécanique quantique. Selon ces résultats, la matière est surtout faite de vide. Mais cela n’a pas modifié notre théorie machinale de la marche, du sol et du point d’appui, qui reste parfaitement opératoire au niveau du monde habité par les animaux ordinaires.


[1] Le présupposé est maintenu dans la négation, Untel n’est pas un vrai salopard, et dans l’interrogation (Untel est un salopard, mais) est-ce un vrai salopard ?

[1] https://www.edge.org/response-detail/27044 (30-11-2020)


 

Prologue – Raw version

Prologue – DeepL version

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As recommended to me, this site is open by invitation, first to all those with whom I have research contacts.

By way of extension, I invite them to pass on the password to all their interested colleagues, as well as to their students who specialize in argumentation: this latter group is in fact the primary audience of this Dictionary.

 

Personally, I am now working on the physical improvement of the text. As you know, the switch from Word to WordPress leads to typographical errors, everything has to be fully checked.

I am taking up the idea of building a « Companion » to the Dictionary, and I hope to put the first elements of this new construction online very soon.

This site is in French, but the English version is not far away.The automatic translation gives good results, and it has not finished progressing.
So I hope to put online soon a raw version (or almost), which will be improved as needed.

Vertige

Arg. du VERTIGE


Locke rejette l’argumentation par l’ignorance
. Leibniz nuance cette condamnation et admet la validité de cet argument dans le cas d’une discussion où l’argumentation du proposant le conduirait à rejeter une vérité première.
L’opposant, par hypothèse, est dans l’incapacité de prouver positivement ces vérités premières ou de réfuter les preuves du proposant. Selon Leibniz, il peut invoquer légitimement l’argumentation par l’ignorance pour maintenir sa croyance dans de telles vérités : “si ce que vous dites était vrai, alors nous ne pourrions rien savoir”.

L’argument du vertige ou de la régression infinie est défini par Leibniz en relation avec sa discussion de l’argument sur l’ignorance (ad ignorantiam) de Locke :

On pourrait encore apporter d’autres arguments dont on se sert, par exemple celui qu’on pourrait appeler ad vertiginem, lorsqu’on raisonne ainsi : “Si cette preuve n’est point reçue, nous n’avons aucun moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s’agit”, et qu’on prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certains cas, comme si quelqu’un voulait nier les vérités primitives et immédiates, par exemple que rien ne peut être et n’être pas en même temps, ou que nous existons nous-mêmes, car s’il avait raison, il n’y aurait aucun moyen de connaître quoi que ce soit. (Leibniz [1765], Livre IV, p. 511)

L’argumentation a la forme d’une argumentation par les conséquences dites absurdes parce que dramatiques, V. Pathétique ; Ignorance. Il s’agit des premiers principes de la connaissance, comme le principe de contradiction, que toute personne doit admettre sous peine de ne pouvoir rien dire. On a donc affaire à une forme d’argument sur les limites mêmes de notre possibilité de savoir.
À la différence de l’argument par l’ignorance, l’argument ad vertiginem serait donc valide dans la mesure où l’impossibilité sur laquelle il se fonde n’est pas une impossibilité subjective, liée à telle ou telle personne ou groupe, mais une impossibilité objective et rationnelle concernant l’humanité en tant que telle.

Leibniz ajoute à cela un développement sur les preuves convenant « à nos doctrines reçues et à nos pratiques » :

Mais quand on s’est fait certains principes et quand on les veut soutenir, parce qu’autrement tout le système de quelque doctrine reçue tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il faut distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos connaissances, et entre ce qui sert de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques. On s’est servi quelquefois chez les jurisconsultes d’un raisonnement approchant pour justifier la condamnation ou la torture des prétendus sorciers sur la déposition d’autres accusés du même crime ; car on disait : si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? Et quelquefois, en matière criminelle, certains auteurs prétendent que dans les faits où la conviction est plus difficile, des preuves plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce n’est pas une raison. Cela prouve seulement qu’il faut employer plus de soin, et non pas qu’on doit croire plus légèrement, excepté dans les crimes extrêmement dangereux, comme, par exemple, en matière de haute trahison où cette considération est de poids, non pas pour condamner un homme, mais pour l’empêcher de nuire ; de sorte qu’il peut y avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre la condamnation et le renvoi (*) dans les jugements où la loi et la coutume l’admettent. Ibid. p. 511-512.

Leibniz distingue entre les situations épistémiques où notre pouvoir de connaître est en jeu, « ce qui est nécessaire pour maintenir nos connaissances », et les situations sociales traitant des affaires humaines et de l’idéologie, qui « [servent] de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques ». Le raisonnement démonstratif ne pouvant s’appliquer dans ce dernier cas, le « raisonnement probable » doit y être réhabilité faute de mieux.

Mais devoir se contenter de preuves plus faibles (comme le témoignage) dans le domaine pénal implique qu’une personne peut être condamnée sur la base de preuves insuffisantes, ce que Leibniz juge indésirable. Dans ce cas, il propose dans ce cas de rééquilibrer la faiblesse des preuves motivant la condamnation par des mesures de renvoi (pour complément d’enquête ou devant une autre juridiction)., et pourquoi pas, dans le cas des sorciers, vers une “mise hors de cour”, soit un non-lieu.
Selon la loi de faiblesse, un argument faible pour P est un argument pour non P, soit ici “il est innocent”. Comme le juge n’a pas de preuve en ce sens, il se contente d’appliquer le principe selon lequel l’absence de preuves joue en faveur de l’accusé.


[1] Lat. arg. ad vertiginem, du lat. vertigo “mouvement de rotation, vertige”.

Verbiage

VERBIAGE

La Logique de Port-Royal stigmatise la technique de l’invention comme stimulant la « mauvaise fertilité des pensées communes » (Arnauld et Nicole [1662], p. 235), V. Rhétorique. La même critique est adressée aux techniques de l’elocutio qui, en vantant et en stimulant l’abondance des mots, produisent un discours verbeux et redondant, V. Inutilité.

Parmi les causes qui nous conduisent à l’erreur par un faux éclat nous empêchant de la reconnaître, il faut mentionner une certaine éloquence grandiose et pompeuse. […] Car il est merveilleux de voir avec quelle douceur un faux raisonnement s’insinue par période qui flatte notre oreille, ou par une figure surprenante dont la contemplation nous charme. (Ibid., p. 279)

On reconnaît le discours “contre le langage orné”. Selon Cicéron, l’abondance de mots, copia verborum, définit l’éloquence. Le rejet de l’éloquence, renommée verbiage, est un point clé de l’opposition de la logique à la rhétorique.

La fallacie de verbiage est une sorte de méta-fallacie, la mère de toutes les fallacies car elle ouvre la voie à toutes les autres. D’après Whately :

Une très longue discussion est l’un des masques les plus efficaces des fallacies ; […] une fallacie, qui, affirmée sans voile […] ne tromperait pas un enfant peut tromper la moitié du monde si elle est délayée dans un gros in-quarto (Elements of Logic [1844], p. 171). (Cité par Mackie (1967, p. 179).

Le verbiage n’a rien à voir avec la nécessaire accumulation des faits dans l’induction, comme dans toute vision empirique et positive de la science.