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Typologies Anciennes

1. Aristote, Rhétorique, entre 329 et 323 av. J.-C.

1.1 Système des preuves et catalogue d’arguments rhétoriques

Le catalogue de la Rhétorique doit être rapporté au cadre de la typologie aristotélienne des différents types de raisonnements portés par les différents types de discours. Dans cette typologie des preuves, le discours rhétorique s’oppose au dialogue dialectique et au discours scientifique (syllogistique).
Tricot souligne que « le syllogisme est le genre, le scientifique (producteur de science) [est] la différence spécifique qui sépare la démonstration scientifique des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (S. A., I, 2, 15-25 ; p. 8, note 3).
Le concept rhétorique de persuasion doit être situé dans ce contexte : le discours scientifique produit une connaissance apodictique (certaine), l’interaction dialectique produit une vérité probable et le syllogisme rhétorique ou l’enthymème est un élément du discours persuasif. Ainsi, par sa définition même, le discours rhétorique ne peut être probant ; en bref, l’expression “les preuves rhétoriques persuadent” est un pléonasme.

1.2 Des distinctions hésitantes

Aristote établit les distinctions suivantes entre les différents types de preuves rhétoriques (preuve = pistis, « moyen de pression ») :

Les preuves attachées au logos sont l’enthymème, qui correspond à la déduction ; l’exemple, qui correspond à l’induction ; et, par ailleurs, sont introduits les arguments fondés sur les indices, probables ou certains. L’enthymème et l’exemple sont dits communs aux trois genres rhétoriques.
Mais l’articulation de ces différents types de preuves et la cohérence du texte de la Rhétorique tel qu’il nous est parvenu est problématique (McAdon 2003, 2004). La classification des preuves rattachées au logos connaît des variantes :

(a) « J’appelle enthymème le syllogisme rhétorique et exemple l’induction rhétorique […] Il n’y a rien d’autre en dehors de cela » (Rhét., I, 2, 1356b4 ; trad. Chiron, p.128).

(b) « Les enthymèmes se tirant des vraisemblances et des signes, […] » (Rhét., I, 2, 1357a30 ; trad. Chiron, p. 133).

(c) « On énonce les enthymèmes à partir de quatre sources : […] le vraisemblable, l’exemple, la preuve et le signe » (Rhét., II, 25, 1402b1 ; trad. Chiron, p. 415).

L’exemple est mis sur le même plan que l’enthymème en (a), mais considéré comme une forme d’enthymème en (c); les enthymèmes ont quatre sources en (c), et deux en (b). Il est difficile de trouver un système rigoureux à travers ces exposés des preuves rhétoriques, V. Enthymème, Type d’argumentation, Exemple, Indice, Vrai. Vraisemblable.

À ces trois formes, s’ajoutent les lieux des Topiques, qui correspondent aux diverses formes de déduction syllogistique, V. Syllogisme.

1.3 Les topoï de la Rhétorique

La Rhétorique énumère vingt-huit « topoï des enthymèmes démonstratifs » (Rhét., II, 23 ; trad. Chiron, p. 377 et sv.). Dans le tableau qui suit, ces 28 topoï sont énumérés dans l’ordre de la Rhétorique ; ils sont désignés soit par l’étiquette qui leur est donnée dans la traduction de P. Chiron, soit par une expression proche ; ils sont suivis de renvois aux entrées correspondantes

    1. « Les contraires » — V.  Contraires
    2. « Les flexions semblables » — V. Dérivation
    3. « Les termes corrélés » — V. Corrélatifs
    4. « Le plus et le moins » — V. A fortiori
    5. « L’examen du temps » — V.  Cohérence
    6. « Retourner [les critiques] contre leur auteur » ; le caractère : “toi tu ne le ferais pas, et moi je le ferais ?” — V. Éthos ; Échelle; A fortiori
    7. « La définition »— V. Définition
    8. « Les différentes manières dont un mot peut s’entendre »
      — V. Définition ; Ambiguïté; Distinguo; Dissociation
    9. « La division » — V. Cas par cas
    10. « L’induction » — V. Généralisation; Induction ; Exemple
    11. « Le jugement déjà prononcé sur la même question » par des personnes d’autorité
      — V. Précédent ; Autorité
    12. « Les parties » — V. Cas par cas ; Composition et division
    13. Les conséquences positives et négatives — V. Pragmatique
    14. L’antithèse entre les contraires (cas particulier du topos13) — V. Pragmatique ; Dilemme
    15. « Au grand jour et en secret » — V. Mobile
    16. Des rapports proportionnels — V. Comparaison; A fortiori
    17. Même effet, même cause — V. Causalité; Conséquence
    18. Les choix inconséquents — V.  Cohérence
    19. « Le motif » — V. Mobile ; Interprétation
    20. « Ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir » — V. Pragmatique
    21. « Les faits qui passent pour avérés alors qu’ils sont incroyables » — V. Vrai ; Vraisemblable
    22. « Pointer les incohérences  » des affirmations adverses — V. Contradiction ; Cohérence
    23. « Donner la raison de la fausse opinion » — V. Mobile ; Interprétation
    24. « La cause » — V. Causalité
    25. « S’il aurait été possible de faire mieux » — V. Cohérence ; Force des choses
    26. « Quand des actions successives amènent une contradiction » — V. Contradiction ; Cohérence
    27. Des erreurs commises par l’accusation — V. Cohérence
    28. Du nom — V. Nom propre

La Rhétorique ne propose pas de typologie articulée en plusieurs niveaux, mais une simple liste. On peut suggérer certains regroupements qui ne font que retrouver des éléments des typologies ultérieures ; en résumé :

— Centralité des questions de la définition, de la relation causale, de la déduction et de la consécution, de l’analogie.

— Famille de topoï qui exploitent des structures logico-linguistiques.

— Famille de topoï reposant sur des stéréotypes comportementaux, sur le caractère des humains et la motivation de leurs actions. Ces topoï transposent ou adaptent à l’action humaine des principes logiques ou causaux, par exemple voir topoï 6, 14, 15, etc.

2. Cicéron, Topiques, 44 av. J.-C.

Cicéron propose une typologie des arguments dans une œuvre de jeunesse, De l’invention, et dans son dernier ouvrage consacré à l’argumentation, les Topiques. À la différence de la Topique d’Aristote qui expose une méthode pour trouver des arguments dans le cadre d’un échange dialectique, la Topique de Cicéron est orientée vers la pratique judiciaire, où il prend ses exemples. À la différence également de la typologie-catalogue d’Aristote dans la Rhétorique, la typologie de Cicéron est une typologie systématique, qui efface la distinction entre une argumentation scientifique (syllogistique-ontologique) et une argumentation rhétorique exploitant en vrac des procédés sans principe unificateur.
Dans ce cadre, Cicéron propose la typologie suivante.

(i) Arguments intrinsèques, « inhérents au sujet même » ou ayant « quelque rapport au point en question » (Top., II, 8; p. 69 ; p. 70).

(ii) Arguments pris en dehors du point en question, correspondent aux preuves dites non-techniques, qui « reposent sur le témoignage » porté par des personnes jouissant d’une autorité (Top., XIX, 72; p. 91).

Les objets et les faits sont construits et discutés sur la base d’arguments tirés de cinq sources principales. La terminologie latine utilisée par Cicéron et ses continuateurs a été prolongée par la terminologie néo-latine développée à l’époque moderne.

Définition

Arguments sur le genre et les espèces (a genere; a forma generis) :
— par énumération des parties (partium enumeratio)
— sur “l’étymologies” (ex notatione)
— des mots de la même famille (a conjugata)
— sur la différence (de genre) (a differentia).

V. Catégorisation ; Définition ; Cas par cas ; Sens vrai ; Dérivation

Relation causale

Arguments sur la cause (ab efficientibus causis)
— from effects (ab effectis).
V. Causalité ; Conséquence

Analogie (a similitudine)

V. Analogie 

Opposés (ex contrario)

V. A contrario ; Contraires

Circonstances

— sur ce qui précède, ab antecedentibus
— sur ce qui suit, a consequentibus
V. Circonstances

Cette liste brève et articulée d’arguments est d’une importance capitale dans la tradition occidentale des études d’argumentation. Elle a été transmise au Moyen-Âge par Boèce (vers 480-524 ; Top., vers 522), et a été reprise par la logique, la dialectique et la philosophie médiévales. Elle n’est pas si éloignée de celle que proposent Toulmin, Rieke & Janik, V. Typologies Contemporaines, §2

3. Quintilien, Institution oratoire, autour de 95

Au § 10 du Livre V de l’Institution oratoire, intitulé Des arguments, Quintilien récapitule une liste de 24 formes argumentatives (I. O., V, 10, 94 ; p. 153-154). Une première série de topoï se rattache à la topique substantielle, V. Invention. Une seconde série est du type catalogue de types d’arguments. Le traducteur, J. Cousin, note que :

Cette liste-résumé, qui paraît être un emprunt, rappelle néanmoins des classifications antérieures, dont les éléments sont rangés dans un ordre différent : […] ; quant aux rhéteurs postérieurs, ils renchérissent ou condensent sans raison apparente. (Note au Livre X, p. 240)

4. Boèce, Des différences topiques (autour de 522)

L’ouvrage de Boèce (vers 480-524), De topicis differentiis sur les Différences topiques contient ce qui a été transmis au Moyen Âge des théories anciennes de l’argumentation. Il fixe un vocabulaire technique qui sera repris par la dialectique, la logique et la philosophie médiévales. Ce vocabulaire sera encore en usage à l’époque moderne, avec Dupleix et Bossuet, V. Typologie (II).
Le tableau suivant correspond au texte de Boèce. Il a été établi à partir de la traduction de E. Stump (Boethius [1978], p. 74), et du texte latin.

Première colonne : terme de Cicéron cité par Boèce.
Deuxième colonne : terme de Thémistius cité par Boèce. Si les deux colonnes sont fusionnées, c’est que Cicéron et Thémistius emploient le même terme.
Troisième colonne : traduction Stump de la première colonne (du terme de Cicéron cité par Boèce).
Quatrième colonne : traduction Stump de la deuxième colonne (du terme de Thémistius cité par Boèce).

L’équivalence entre le terme de Cicéron et le terme de Thémistius est affirmée par Boèce.

Cicéron Thémistius Trad. Stump Cicéron Trad. Stump Themistius  

Entrées

A toto a substantia from the whole f. substance Définition
A partium
enumeratione
a diuisione f. the enumeration of parts f. division Division
Tout / parties
A notatione a nominis interpretatione f. a sign,
f. designation
f. explanation of the name Définition
Sens vrai du mot
A coniugatis f. conjugates Dérivation
A genere a toto f. genus f. the whole Catégorisation
Classification
Genre
A forma a parte OU a specie f. kind f. species Catégorisation
Classification
Genre
A similitudine a simili f. similarity Analogie
A differentia a toto OU a parte f. differentia Genre
Composition
A contrario ab oppositis f. a contrary Contraires
A contrario
Contradictoire
Ab adiunctis f. associated things Circonstances
Ab antecedentibus f. antecedents Circonstances
A consequentibus f. consequents Circonstances
Conséquence
A repugnantibus ab oppositis f. incompatibles Contraires
Contradictoire
Ab efficientibus a causis f. causes Cause
A comparatione — maiorum
— minorum
– parium
f. comparison, of a
— greater thing, — lesser thing
— equal thing
Comparaison
A fortiori

Le tableau est complété par l’argument tiré de l’autorité (ab auctoritate).

Il est difficile de faire la guerre aux Carthaginois, Scipion l’Africain l’a dit, et il les connaissait bien (Bk III, 1199C ; trad. p. 70).


 

Typologie des argumentations

En argumentation, le mot typologie est utilisé dans deux contextes.
(i) On parle parfois de typologie des modes de structuration des passages argumentatifs où une série de prémisses viennent soutenir une conclusion, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème ; Sorite

(ii) On parle généralement  typologie des argumentations pour désigner des ensembles de schèmes liant l’argument à la conclusion selon un certain rapport sémantique. Les typologies classiques comptent d’une à plusieurs dizaines schèmes, V. Typologies anciennes; Typologies modernes; Typologies contemporaines

1. Typologie

Une typologie est une classification, c’est-à-dire système de catégories emboîtées, où on peut distinguer un niveau de base (niveau 1) ; des catégories super-ordonnées (niveau +1, etc.), de plus grande généralité que le niveau de base ; des catégories subordonnées, plus détaillées (niveau -1, etc.).Un catalogue ou une collection de formes constitue une typologie à un seul niveau. Catégoriser c’est identifier un être comme membre d’une catégorie, en reconnaissant dans cet être les traits qui définissent la catégorie, et l’intégrer dans la classification où figure cette catégorie, cf. infra, §5.

Topique

Le mot topique est formé sur le mot topos au sens de “type d’argument, schème argumentatif” pour désigner une collection de types d’arguments.
La topique juridique rassemble les types d’arguments particulièrement utilisés dans le domaine du droit.
La collection d’arguments réunie par Bentham constitue une topique politique du discours conservateur, telle que la voient leurs adversaires.

On utilise aussi le mot topique pour désigner des ensembles récurrents d’arguments. Dans ce sens, le script d’une question argumentative, rassemblant les argumentations et contre-argumentations attachées à une question, constitue la topique attachée à cette question.

2. « Réviser la tradition »

Les collections de schèmes argumentatifs, semblent engagées dans un perpétuel mouvement de renouvellement et de redéfinition, motivées par une série de d’interrogations récurrentes.

— Sur leur nombre, Voir infra.

— Sur leur nature : Les schèmes argumentatifs correspondent-ils à des formes de raisonnements ? Si oui, comme certaines listes de schèmes sont assez longues, chaque schème illustre-t-il une forme de raisonnement bien spécifique ? Quelle relation ces éventuels raisonnements ont-ils avec les raisonnements déductifs et inductifs ?

— Sur leur caractère systématique : Qu’est-ce qui, à travers la diversité des schèmes, fait système dans une typologie qui les regroupe (Blair 2012, Chap. 12 and 13) ?

— Sur leur nature et leur origine :
D’où viennent les types d’argument ? S’agit-il de structures linguistiques saillantes et stables qu’on peut empiriquement repérer sur des discours argumentatifs de divers types ?
Correspondent-ils à des êtres logiques, des catégories a priori de l’esprit humain ?
Ou à des structures anthropologiques générales de l’expérience humaine ?
Quel est leur lien aux cultures où ils fonctionnent ?
Comment se pose la question des schèmes universel ?

— Sur leurs variations culturelles et historiques : Comment ces schèmes sont-ils affectés par l’histoire, s’ils le sont ? La question se pose particulièrement quand on compare les 19 “formes de raisonnement” de Toulmin, Rieke & Janik (Typologies contemporaines) avec les listes de topoï cicéronienne et post-cicéroniennes (Typologies anciennes)

Alors que la tradition intellectuelle générale change, changent également les nœuds associant activement les idées [the active associative nodes for ideas] ainsi que leur classification. Réviser la tradition a été un phénomène courant dans l’Antiquité ; Aristote propose une liste des topoï différente de celle des sophistes, Cicéron une liste différente de celle d’Aristote, Quintilien propose autre chose que Cicéron, Thémistius ne s’accorde pas avec ses prédécesseurs, non plus que Boèce qui, par-dessus le marché, n’est pas non plus d’accord avec Thémistius.
Cette révision continue de nos jours, avec les “Grandes idées” [Great Ideas] du Professeur Mortimer Adler (augmentées au-delà de la centaine d’origine), et avec des articles comme l’étude très utile du Père Gardeil sur les lieux communs dans le Dictionnaire de théologie catholique ; après avoir reproduit la description ainsi que l’organisation des lieux de Melchior Cano (dont il note qu’ils sont parfois repris d’Agricola mot pour mot), Gardeil propose, dans la grande tradition topique, une classification encore meilleure, la sienne.

Walter J. Ong, Ramus. Method and the decay of dialogue, 1958, p. 122[1]

On retient de ce passage d’abord la définition générale des topoï comme des « active associative nodes for ideas », théorisés depuis la naissance de la rhétorique dans le cadre d’une théorie de l’argumentation dans le discours. Mais son intérêt tout particulier vient de ce qu’il décrit clairement le piège taxinomique : pour en finir avec la prolifération des typologies des arguments, on se propose de construire la typologie qui mettra tout le monde d’accord. Mais au bout du compte, on constate qu’on n’a fait qu’ajouter une typologie supplémentaire à une liste déjà trop longue, c’est-à-dire qu’on a aggravé le mal auquel on prétendait porter remède.
Cette observation peut être lue comme un contrepoint historique ironique, aux travaux qui, en cette même année, 1958, allaient relancer la réflexion sur l’argumentation et les topiques.

3. Place de la typologie des arguments dans les théories de l’argumentation

La question des types d’arguments joue un rôle majeur dans certaines théories de l’argumentation, d’autres redéfinissent la notion, d’autres encore ne lui accordent qu’un rôle secondaire.

(i) L’exemple illustrant le schéma de Toulmin correspond à une forme très productive, le processus de catégorisation.
Dans la terminologie de Toulmin, un type de loi de passage (warrant) correspond à un type d’argument, comme l’ont montré Ehninger et Brockriede ([1960]).
Toulmin, Rieke et Janik (1984) ont proposé une typologie des arguments, V. Typologies contemporaines.

(ii) La notion de type d’argument est centrale pour la Nouvelle Rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca comme pour la Pragma-Dialectique et la Logique Informelle.

(iii) La théorie de l’Argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot ne rencontre pas la question des types d’arguments. La notion de topos sémantique est définie comme un lien  entre prédicats, et correspond assez bien, sur le plan cognitif à la définition des “lieux” comme des « active, associative nodes for ideas » (Ong, cf. supra) . Les grandes différences entre topoï sémantiques et topoï argumentatifs classiques sont que :
— Le nombre des topoï sémantiques est très grand, alors que le nombre des topoï argumentatifs plafonne à moins d’une centaine.
— Les topoï sémantiques ne sont pas des types de raisonnement mais des paires linguistiques

(iv) La logique naturelle de Grize est fondée sur l’analyse des schématisations. Les opérations de configuration et d’étayage renvoient à la notion classique de soutien d’une conclusion par un argument. Les types d’arguments correspondent en principe aux “types d’étayage”, mais cette ligne n’est pas développée dans le sens d’une théorie des types d’arguments, mais elle pourrait l’être. Concrètement, la recherche de Grize se concentre sur trois types d’étayage, l’inférence logique, la causalité et l’explication.

4. Nombre de schèmes d’argumentation

Les collections classiques de types d’arguments en énumèrent d’une dizaine à une petite centaine.
La Rhétorique d’Aristote propose un ensemble de vingt-huit topoï, plus quelques “lieux des enthymèmes apparents”, les Topiques de Cicéron une douzaine, vingt-cinq pour l’Institution oratoire de Quintilien. Boèce transmet au Moyen Âge quinze formes, V. Typologies anciennes. La Logique de Dupleix (1607) celle de Bossuet (1677), qui peuvent sans doute être considérées comme des représentants, à l’époque moderne de cette tradition, énumèrent respectivement quatorze et vingt formes.

D’autres typologies modernes sont très divergentes : Locke propose une typologie à quatre éléments, augmentée d’un par Leibniz (Locke [1690] ; Leibniz [1765]), mais dans un monde scientifique totalement différent du monde classique.
Bentham relève trente et une formules argumentatives pour le seul champ de l’argumentation politique, V. Typologies modernes.

À l’époque contemporaine, Conley compte dans le TA « plus de quatre-vingt types d’argument » (Conley 1984, p. 180-181), V. Typologies contemporaines.

5. Formes des typologies

On pourrait opposer les typologies à la Aristote et les typologies à la Perelman & Olbrechts-Tyteca. Alors qu’Aristote énumère une série de topoï dans une succession qui paraît arbitraire, V. Typologie (I). Perelman & Olbrechts-Tyteca ont construit une typologie des différentes “techniques d’association” clairement organisée en quatre niveaux.

— Catégoriser un segment de discours comme un “argument pragmatique”, c’est identifier dans ce segment les traits caractéristiques qui définissent l’argument pragmatique (niveau 1).
— La catégorie 1 “argument pragmatique” peut elle-même entrer dans la catégorie 2, “argument exploitant une relation causale”. Elle constitue une espèce de cette seconde catégorie.
— Dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 2 serait rangée dans la catégorie 3 des « argumentation[s] basée[s] sur la structure du réel ».
— Toujours dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 3 serait rangée dans la catégorie 4, regroupant les “techniques d’association” avec les techniques de dissociation.
— Cet ultime niveau est coiffé du sommet “techniques d’argumentation”, qui correspondrait en quelque sorte à un des principaux “règnes discursifs” regroupant, à côté de l’argumentation, d’autres êtres discursifs dont Perelman ne parle pas : Techniques de narration, techniques de description ?

5. Fondements des typologies

Les typologies des formes d’arguments peuvent être envisagées de différents points de vue.

1) Du point de vue de leur contribution à l’accroissement des connaissances, on opposera les arguments non probants et les arguments probants, depuis l’époque moderne généralement assimilés aux moyens de preuves scientifiques. Dans les termes de Locke, seuls les seconds sont « accompagné[s] d’une véritable instruction, et [nous avancent] dans le chemin de la connaissance » (Locke [1690], p. 573), V. Typologies modernes. Dans ce cadre, les argumentations les plus intéressantes sont les argumentations analytiques liées à la définition conceptuelle, les argumentations inductives, les argumentations mettant en jeu des relations causales, etc. Dans ce cadre, l’argumentation par analogie peut avoir une valeur heuristique ou pédagogique, alors que les argumentations rusant avec le langage naturel et manipulant la relation interpersonnelle sont sans pertinence.

2) Du point de vue de leur fonctionnement linguistique. On peut opposer les arguments reposant sur une relation de contiguïté, de type métonymie, et les arguments reposant sur une relation de ressemblance, de type analogie catégorielle ou structurelle, ou sur l’exploitation d’une métaphore.
Cette opposition correspond en gros à celle que Perelman et Olbrechts-Tyteca établissent entre les arguments qui reposent sur la structure du réel (type causal) et ceux qui fondent la structure du réel (type analogique),V. Typologies contemporaines

 3) Du point de vue de leur productivité. La productivité d’un topos est plus ou moins grande selon le nombre d’argumentations concrètes (enthymèmes) qui en dérivent.
On peut opposer les topoï très productifs comme l’argumentation exploitant le binôme catégorisation –  définition ou le topos des contraires, à des topoï relativement peu productifs, comme l’argumentation par le gaspillage.

4) Du point de vue de leur force relative (de leur pouvoir de légitimation). Un bel exemple d’organisation des formes topiques selon leur force est donné par la hiérarchie des arguments juridico-théologiques dans le domaine arabo-musulman, telle que l’établit Khallâf ([1942]). Il distingue dix sources, ordonnées selon leur degré de légitimité.
Les formes les plus légitimes sont celles qui s’appuient sur le Coran ou la Tradition des Hadiths.
Celles qui ont le degré de légitimité le plus bas sont, dans l’ordre, les lois des peuples monothéistes suivies des avis des compagnons du prophète ; les arguments mettant en avant les pratiques de l’Islam originel sont considérés comme les plus faibles. Telle était la situation en 1942 ; elle a connu de grands changements avec la montée du Salafisme.

6. Quelques typologies

Quatre typologies anciennes

Quatre typologies modernes

Trois typologies contemporaines

 


[1] Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 122.


 

Type d’argumentation

1. Type d’argumentation

Un type d’argument(ation) ou schème argumentatif est une formule discursive associative (inférentielle) récurrente, utilisée pour représenter une catégorie de liens argument-conclusion. Si l’on ne souhaite pas préjuger de la forme logique de cette association, on peut définir le type d’argument comme une formule récurrente qui associe de façon stable un type d’argument à un type de conclusion.
L’expression type d’argument doit être considérée comme une abréviation métonymique de type d’argumentation.

Le schème peut être implicitement contenu dans le texte, en continu ou dispersé dans un passage (exemple, V. Gaspillage) ou encore y figurer explicitement sous la forme d’un énoncé générique, V. Tranquillité, §2.

La tradition nous a légué des inventaires plus ou moins systématisés des types d’argumentation, et la recherche continue à les enrichir et à les préciser, V. Typologies : AnciennesModernes – Contemporaines

Les expressions type d’argumentation, schème (schéma) d’argumentation, schème argumentatif désignent d’une façon non ambiguë une classe d’inférences argumentatives. Le mot topos et l’expression lieu commun sont ambigus entre un sens formel inférentiel et un sens substantiel. En français, l’expression “lieu commun” désigne par défaut un lieu commun substantiel ; il faut donc préciser, le cas échéant, qu’on parle bien d’un lieu commun inférentiel.
Le mot topos a la même ambiguïté, mais comme depuis la Rhétorique d’Aristote, il est associé à une forme argumentative et qu’il a le grand avantage de la brièveté ; on utilise par défaut topos au sens de type d’argumentation lorsque le contexte le permet.
L’ambivalence de topos et lieu commun entre croyance substantielle vraisemblable et inférence acceptable se retrouve dans fallacie, mauvais raisonnement et croyance fausse.

L’expression ligne argumentative est ambiguë et peut renvoyer à un type d’argument ou à une stratégie argumentative, éventuellement partagée par plusieurs participants.

2. Topos et enthymème

Un type d’argumentation engendre un nombre indéterminé d’occurrences d’argumentations concrètes. Cette relation type / occurrence d’une argumentation correspond à la relation topos / enthymème.
Dans la formulation d’Aristote :

un lieu [topos] est une tête de chapitre sous laquelle se rangent un grand nombre d’enthymèmes. (Rhét., II, 26, 1403a17 ; trad. Chiron, p. 420).

Par une métaphore célèbre, Cicéron définit les lieux (loci, sg. locus) comme

« Les magasins où l’on cherche les arguments », c’est-à-dire les enthymèmes,
« la formule » de l’enthymème (Top., I, 8 ; p. 69 ; I, 9 ; p. 70).

Notation du topos

Certains schèmes sont exprimés sous forme de proverbes ou de maximes, par exemple le proverbe “qui peut le plus peut le moins” correspond à la variante “du plus au moins” du schème “à plus forte raison”, a fortiori.
On peut aussi les exprimer sous la forme de formules typiques, comme celles que propose Bentham “attendons un peu, le moment n’est pas favorable”, pour rejeter une mesure sans avoir à se prononcer sur son intérêt. En contexte, lorsque son application est immédiate, l’énoncé du proverbe ou de la formule générale peut tenir lieu d’argumentation.

Le topos peut être exprimé dans une notation inspirée de la logique, en remplaçant les composantes indéfinies par des variables. Soit le topos a fortiori, “à plus forte raison” (d’après Ryan 1984) :

Schème (topos) :

siP est O” est plus vraisemblable (recommandable…) que “E est O”
et siP est O” est faux (n’est pas vraisemblable, pas recommandable),

alors < E est O > est faux (pas vraisemblable, pas recommandable)

Enthymème (argumentation) fondée sur ce topos :

Si les professeurs ne savent pas tout, à plus forte raison les élèves.

Soit le topos des contraires :

topos : si “A est B”, alors “non-A est non-B”

Enthymème correspondant :

Si je ne t’ai servi à rien pendant ma vie, au moins que ma mort te soit utile.

Cette notation n’exprime rien de plus que la formule discursive générique qu’elle abrège et clarifie. Elle ne doit pas être prise pour une forme exprimant le contenu “logique” de celle-ci. Elle exprime la structure profonde de l’enthymème qui la réalise, ni plus ni moins que ne le fait une formulation générique. Son incontestable intérêt est de permettre une présentation plus claire des liens coréférentiels entre les termes généraux et de la structure de la liaison “argument-conclusion”.

3. Exemple : Schème et argumentations sur le gaspillage

Détecter un schéma dans un texte est un moment clé de l’analyse argumentative, mais cette identification n’est pas toujours facile ; elle nécessite une reconstruction méthodique, qui peut s’effectuer selon les lignes suivantes.

— Délimiter le passage dont on pense qu’il correspond à une argumentation structurée par ce topos (un enthymème correspondant à ce topos).
— Prendre une définition explicite du topos concerné.
— Montrer comment le topos se projette sur le passage ; pour cela, il faut établir une correspondance point par point entre le schéma et le passage analysé. Ces liens consistent essentiellement en des opérations linguistiques de reformulation plus ou moins strictes.

L’application de la méthode topique à l’analyse d’argumentations concrètes peut être illustrée par le topos du gaspillage et les deux exemples (enthymèmes) qui en sont les manifestations concrètes, dans Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958], p. 375) :

L’argument du gaspillage consiste à dire que, puisque l’on a déjà commencé une œuvre, accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction. C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer. C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incitent à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, si ce n’était “que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”. ([1958], p. 375).

3.1 Premier enthymème

C’est la justification fournie par le banquier qui continue à prêter à son débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer.

Topos

Le topos est exprimé dans le passage suivant ; nous avons ajouté deux implicites mis en italiques.

Puisque l’on a déjà commencé une œuvre, [dont on espère tirer bénéfice], accepté des sacrifices qui seraient perdus en cas de renoncement à l’entreprise, il faut poursuivre dans la même direction, [en espérant toujours en tirer un bénéfice]

Ce qui permet de dire que tel passage “contient” une occurrence de tel topos, c’est qu’il est possible de mettre en relation terme à terme le topos avec ce passage.

Tableau :
Opérations linguistiques associant l’argumentation au topos qui la structure.

ARGUMENTATION
Italiques:
formulation de l’arg.

OPERATION LANGAGIÈRE
Italiques: formulation de l’arg.
Gras: formulation du topos

TOPOS
Gras: formulation du topos

thème :
prêter de l’argent
prêter de l’argent c’est une opération, une œuvre (Passé) on a déjà commencé une œuvre
 

 

 

débiteur insolvable

— peut représenter un sacrifice
[sous-entendu possible : on a déjà consenti à aider le débiteur]
accepté des sacrifices
 
débiteur insolvable
1) l’opération n’a pas apporté le bénéfice escompté
(Présent) qui n’ont servi à rien —
  2) [argent] perdu seraient perdus
en cas de renoncement
    implicite : on espère toujours tirer un bénéfice de l’opération
continuer à prêter continuer à (prêter) = poursuivre dans la même direction (Futur) poursuivre dans la même direction
espérant, en fin de compte, le renflouer  

 

implicite : espérant
1) récupérer l’argent
2) voire tirer bénéfice

3.2 Second enthymème

Le second exemple est une citation plus complexe :

C’est l’une des raisons qui, selon sainte Thérèse, incite à faire oraison, même en période de “sécheresse”. On abandonnerait tout, écrit-elle, “si ce n’était que l’on se souvient que cela donne agrément et plaisir au seigneur du jardin, que l’on prend garde à ne pas perdre tout le service accompli et aussi au bénéfice que l’on espère du grand effort de lancer souvent le seau dans le puits et de le retirer sans eau”.

Tableau des opérations linguistiques associant l’argumentation au topos qui la structure (mêmes conventions).

ARGUMENTATION OPÉRATION LANGAGIÈRE TOPOS
le service accompli “accompli” présuppose commencé
un “service” est une œuvre
on a déjà commencé une œuvre
le grand effort de lancer souvent
le seau dans le puits
“grands efforts” => sacrifice accepté des sacrifices
en période de sécheresse
et de le retirer sans eau
sécheresse, métaphore mystique traditionnelle pour “pas d’accroissement de la foi” qui n’ont servi à rien
perdre tout le service accompli

on abandonnerait tout

perdre, perdu

abandonner, renoncement

seraient perdus en cas de renoncement
bénéfice que l’on espère exprime un élément implicite du topos  
faire oraison même en période de sécheresse [continuer à prier] poursuivre dans la même direction

Le topos peut être disséminé dans le texte dont il organise la cohérence, V. Gaspillage §3.

Identifier un topos dans un texte (ou lui appliquer un topos), c’est enrichir ce texte et en fournir une interprétation.

4. Noms des schèmes argumentatifs

Les types d’argument sont nommés selon leur forme ou leur contenu.
Sur l’usage de termes latins, et le type de relations exprimées par les diverses prépositions “argument par, sur, de…”, V. Ab —, ad —, ex .

4.1 Étiquettes spécifiques à une question argumentative

Certains arguments célèbres ont été nommés en référence à leur contenu spécifique, par exemple :
— L’argument du troisième homme est une objection faite par Aristote à la théorie platonicienne des formes intelligibles opposées aux individus. Selon cette objection, cette théorie implique une régression à l’infini. Il s’agit d’une variante de l’argument du vertige.

— L’argument contre les miracles : entre la probabilité que le mort ait été ressuscité et la probabilité que le témoin se trompe, la seconde est la plus forte (Hume, 1748, §86 “Of Miracles”). C’est un raisonnement au cas par cas où un cas est éliminé sur la base de probabilités.

— L’argument ontologique prétend démontrer l’existence de Dieu à partir de la notion d’être parfait. C’est une forme d’argument a priori, par la définition : l’idée de perfection implique(rait) l’idée d’existence.

4.2 Étiquettes couvrant des regroupements d’argumentations de différents types

Certaines étiquettes désignent non pas des types mais des regroupements de types d’arguments, en fonction de leur contribution au traitement de la question.

— Argumentation répondant à la lettre du discours, ad litteram, V. Sens strict.
— Argument sur le fond vs. sur la forme ; argument ad rem ; sur le discours, ad orationem.
— Argument central vs. périphérique.

Ces étiquettes désignent des arguments ou des discours argumentatifs de différents types, et les positionnent selon leurs degrés et leur type de pertinence pour la discussion de cette question.

4.3 Étiquettes neutres et orientées

Dans le cas général, l’étiquette désignant une argumentation réfère à la nature du lien entre argument et conclusion : l’argument fait référence aux conséquences (ad consequentiam), à l’autorité (ab auctoritate), à la cohérence de la personne (ad hominem), à l’émotion (ad passionem) ou à telle émotion particulière (ad odium). L’argumentateur peut reconnaître, sans se désavouer, qu’il argumente par les conséquences, ad hominem, ex datis, sur des croyances religieuses (ad fidem) ou à la rigueur sur le nombre, ad numerum. Ces arguments peuvent être évalués, dans une seconde étape, normative.

Certains arguments mettant en jeu la personne sont désignés par des étiquettes orientées. On ne peut pas désigner un argument comme un appel à la stupidité ou à la paresse intellectuelle (ad socordiam), à la superstition (ad superstitionem), voire à l’imagination (ad imaginationem), sans l’invalider et s’en prendre à la personne (ad personam). L’appel à la foi sera jugé comme fallacieux ou non selon que l’analyste partage ou non les croyances du locuteur.
Il s’ensuit que l’intervention normative est partisane. Le métalangage est biaisé, les étiquettes simultanément nomment et évaluent, description et évaluation se confondent.

5. Les schèmes dans les textes argumentatifs

La notion de type d’argument ancre l’étude de l’argumentation dans le concret de la parole argumentative. La capacité à identifier un argument d’autorité, un argument pragmatique, un argument hypothético-déductif fait partie des compétences indispensables à la fois à la production, à l’interprétation et à la critique du discours argumentatif, V. Balisage.

Certains ouvrages, comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin ou le texte de Montesquieu « De l’esclavage des nègres », sont entièrement descriptibles comme une succession dense et sèche d’arguments. D’autres textes donnent une impression de fluidité difficilement réductible à des formes argumentatives. Les schémas argumentatifs étant relativement sous-déterminés par les contenus langagiers, il existe parfois plusieurs possibilités d’analyse d’un même segment textuel, certaines invalidantes, d’autres non. Les considérations contextuelles, la reconstruction des implicites jouent alors un rôle crucial.
Cette indétermination ne doit pas systématiquement être retenue comme une mauvaise qualité de l’argumentation. On doit toujours se demander si on a affaire à un mauvais argumentateur ou à un virtuose de la pragmatique.

On peut comparer le texte argumentatif à une prairie naturelle, dont les plus belles fleurs correspondraient aux types d’arguments canoniques. Mais il faut aussi se demander de quoi est fait le tissu végétal de la prairie où vivent ces fleurs, s’intéresser, comme dirait Francis Ponge, à “La fabrique du pré”, c’est-à-dire prendre en compte le fait qu’il y a de l’argumentation avant les arguments, non seulement dans les énoncés mais aussi dans toutes les opérations produisant l’énoncé, dans les prises de position qui engendrent la question, et, d’une façon générale, dans tous les actes et phénomènes sémiotiques dans lesquels s’insèrent les énoncés argumentatifs, V. Schématisations.
L’analyse de l’argumentation suppose l’usage d’une bonne grammaire et un bon dictionnaire ; elle ne peut que tirer profit des acquis de l’analyse des interactions, de l’analyse du discours et de la linguistique des textes.

6. Schème argumentatif et type de liaison entre phrases

La notion de type d’argumentation se propose de capter la spécificité des enchaînements argumentatifs ; elle s’inscrit à ce titre dans la problématique de la cohérence textuelle. Dans le discours, les transitions entre énoncés successifs s’effectuent selon des principes hétérogènes : un contenu qui en implique un autre, un champ sémantique qui développe son isotopie, une idée reçue qui en convoque une autre, des constructions syntaxiques qui, en parallèle ou en opposition, se complètent, des sonorités et des rythmes qui s’appellent et s’organisent en formes globales, etc. ; tous les plans linguistiques et encyclopédiques peuvent donner du liant aux suites d’énoncés.
Le progrès du discours n’est pas réductible à une série de connexions entre idées, réglées par une sorte de mathématique. Il reste soumis à la pression de la réalité et aux surgissement d’événements que le locuteur ne contrôle pas ; s’il se tord le pied, si un événement imprévu survient dans son voisinage, le fil de son discours s’en trouve forcément brisé pour repartir sur des formes totalement nouvelles.

Dans tout discours, les idées se nouent parfois de façon étrange, comme le montrent les connecteurs au fait, ou à propos, qui marquent une rupture thématique. Lorsque les liaisons combinent syntagmes figés, calembours et coq à l’âne, l’enchaînement est dit sémantiquement incohérent, sans liaison, a pu être reçu comme un symptôme de l’égarement mental :

Une femme atteinte à soixante-huit ans, de folie maniaque pour la sixième fois, manifeste une grande activité d’esprit. […] Un jour elle s’exprime en ces termes : on dit que la vierge est folle ; on parle de la lier ; ce qui ne fait pas l’affaire des gens du département de l’Allier.
J.-B. M. Parchappe, Symptomatologie de la folie [1851][1]

En outre, même si l’on traite un discours où on peut s’attendre à trouver des liaisons Argument – Conclusion c’est-à-dire dans une situation argumentative, les connexions aux frontières de ce discours échappent aux topoï et sont gérées au moyen d’organisateurs (ou planificateurs) méta-discursifs, comme, par exemple, l’annonce “je proposerai quatre arguments”. Un argument tiré de l’observation peut coexister avec un argument tiré du livre saint, un calcul arithmétique et un argument par les contraires. Ce genre de succession suppose des sauts thématiques aux frontières des passages développant chacun de ces arguments, ainsi que de divers effets de liste ou phénomènes de coordination qui s’organisent sur un plan totalement différent de celui des schèmes argumentatifs.
Dans la rhétorique argumentative classique, ces problèmes d’organisation textuelle étaient rattachés à l’elocutio et à la dispositio.


 [1] Cité par Jean Rigoli, Lire  le délire. Aliénation, rhétorique et littérature en France au 19e siècle, Paris, Fayard, p. 230.


 

Transitivité

En mathématiques, un prédicat R est dit transitif si, lorsqu’il lie a à b et b à c, il lie aussi a à c; autrement dit :

SI “aRb” ET “bRc” ALORS “aRc”.

En langue naturelle, le prédicat manger n’est pas transitif : si a mange b et b mange c, alors a ne mange pas forcément c. Le carnivore mange l’herbivore, l’herbivore mange de l’herbe, mais le carnivore ne mange pas forcément l’herbe, sauf en cas d’urgence.

SI a aime b, ET SI b aime c, ALORS a N’AIME PAS FORCÉMENT c : la relation aimer n’est pas transitive.

La relation être le père de n’est pas transitive, mais être un ancêtre de est transitive dans une même lignée :

SI a est un ancêtre de b, ET si b est un ancêtre de c, ALORS a est un ancêtre de c.

Les inférences fondées sur la transitivité d’un prédicat font partie des automatismes argumentatifs exploités par l’argumentation quotidienne. Leur possibilité ou impossibilité est inscrite dans le sens des mots aimer, père de, ancêtre de.

Elles sont mobilisables toutes les fois qu’on positionne au moins trois objets sur une échelle graduée :

Si a est plus grand, plus vieux, plus riche… que b,
et si b plus grand, plus vieux, plus riche… que c,

alors a est plus grand, plus vieux, plus riche… que c.

La transitivité est à la base du fonctionnement des échelles argumentatives.


 

Tranquillité

Lat. ad quietem, lat. quies, « repos ; vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot [1934], Quies). Ang. appeal to repose, conservatism.

1. Le calme et l’argumentation des émotions

Le calme peut être défini négativement comme l’absence d’excitation, l’état psychique et physique d’une personne vivant selon ses routines, n’ayant aucune préoccupation urgente.

Dans la typologie aristotélicienne des émotions rhétoriques, le calme s’oppose à la colère, V. Émotion. Le calme est donc considéré comme un état émotionnel parmi d’autres.

En théorie des émotions, le calme correspond au niveau de base (humeur de base) de la vie psychique. Par opposition à l’excitation émotionnelle initiale, le retour au calme est le moment où toute émotion, positive ou négative se résorbe. On peut ramener au calme un groupe d’enthousiastes qui s’excite joyeusement à l’idée de partir à la guerre, ou quelqu’un qui fait une crise de honte.

Du point de vue de l’argumentation des émotions, à tout discours argumentant une émotion forte négative (appels à la haine, à l’indignation, à la colère, la honte, la peur…), comme une émotion forte positive (discours de l’enthousiasme, de la joie, de l’exaltation, de la ferveur…), on peut opposer un contre-discours déconstruisant l’émotion et appelant au calme.

2. Contre le changement : L’appel à la tranquillité

L’argument de la tranquillité “ad quietem” a été défini et nommé par Bentham (1824), V. Topiques politiques §2. Il s’agit d’une tentative pour repousser la discussion d’un problème dans l’espoir qu’il ne sera jamais abordé. On substitue à la discussion d’un problème une méta-discussion sur l’urgence de sa discussion.
Bentham considère cette manœuvre comme fallacieuse, et la classe dans la catégorie des fallacies de temporisation [fallacies of delay], dirigées contre la liberté de proposition et l’innovation politique : “tout ça n’est pas très important, en pratique c’est déjà réglé, on a d’autres priorités, tu es bien le seul à voir là un problème…

Attachée au consensus, la tranquillité est construite comme une valeur qui serait menacée par l’ouverture d’une situation argumentative.
Le désir de ne pas être dérangé peut être invoquée comme argument pour ne pas participer à la vie politique et sociale:

Le vote ne regarde que les hommes, puisque les femmes, – heureusement pour leur tranquillité, – n’ont pas de droits politiques.
Clarisse Juranville, Manuel d’éducation morale et d’instruction civique, [s. d.].[1]

« Le gourvernement a actuellement d’autres priorités »

L’intervention suivante est extraite d’un débat entre étudiants sur l’immigration et la nationalité. Tout d’abord, l’étudiante Am donne une description soigneusement formulée et légèrement orientée des deux parties et de leurs positions, V. Orientation. Ensuite, elle prend une position implicite mais claire en faveur du parti soutenant « que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça”, sur la base d’un typique argument “laissez-nous tranquilles” :

Prof      alors vous restez muets silencieux rien vous avez rien retenu là-dedans rien ne vous a frappés quels sont les points on va commencer à les lister donc pouvez les donner oui
Am      déjà ya deux points de vue en fait fin
Prof      y a deux points de vue vous avez vu qu’il y avait oui
Am      deux partis qui s’opposent ya ceux qui veulent heu
comme la pétition de tous les artistes cinéastes etcétéra qui veulent que: la que l’imfin le que le code de nationalité soit illimité soit
pour tout le monde et que que tous les sans tous les sans-papiers soient régularisés donc euh sans limite
Prof      hum hum hm hm
Am      et le deuxième point de vue c’est ceux qui disent que y faut pour qu’y ait un droit des personnes y faut qu’y ait: un droit d’état donc y faut qu’y ait justement des limites et que: et aussi fin généralement ces personnes sont celles qui disent que le gouvernement actuellement a d’autres priorités qui sont plus importantes et que ce n’était pas nécessaire de revenir sur ça
Prof      d’accord
Débat sur l’immigration[2]

L’appel au calme valorise la tranquillité en tant qu’état politique conservateur compatible avec l’apathie, l’inertie et la paresse. Un tel état est menacé par des proposants insatisfaits, prêts à exiger des changements et à entamer des discussions, c’est-à-dire à ouvrir une situation argumentative, qui provoquera une poussée d’adrénaline, se traduisant par de la colère, de l’enthousiasme ou de l’anxiété au sein du groupe. C’est parce qu’il trouble le calme, dérange le consensus, que le proposant paie le prix de la charge de la preuve.


[1] Paris, Vve P. Larousse, 5e édition, “conforme au programme de 1882” [1re partie Éducation morale, chap. Le vote. § Les femmes et la politique].

[2] Corpus Débat sur l’immigration – TP étudiants, http://clapi.univ-lyon2.fr/V3_Feuilleter.php ?num_corpus=35 (30-09-2013)


 

Topos – Lieu Commun

À la différence de type d’argument, le mot topos et l’expression lieu commun, sont ambigus entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

1. Topos

1.1 Topos inférentiel

Pour désigner les types d’argumentations, Aristote utilise le mot grec topos (sg. τόπος, pl. τόποι, topoï). Le topos des contraires, le premier de la liste des topoï de la Rhétorique est introduit comme suit :

Un lieu (topos) des enthymèmes démonstratifs se tire des contraires (Rhét., II, 23, 231397a7 ; Dufour, p. 115)

Un topos inférentiel est un schème argumentatif ou type d’argumentation, c’est-à-dire un schème discursif général associant de façon plausible un énoncé argument à un énoncé conclusion.
L’actualisation d’un topos, d’une forme argumentative, produit une argumentation concrète ou enthymème.

Le terme topos n’est jamais péjoratif lorsqu’il désigne un type d’argument.

Une topique est un ensemble plus ou moins systématique de topoï inférentiels fonctionnant dans sur domaine argumentatif particulier, V. Topique juridique ; Topique politique.

À la différence de type d’argument, le mot topos est ambigu entre une interprétation formelle et une interprétation substantielle.

Le concept de topos a été redéfini dans la théorie de l’argumentation dans la langue, V. Topos en sémantique.

1.2 Topos en analyse littéraire

En analyse littéraire, le concept de topos a été introduit par Curtius, pour désigner une donnée substantielle, thème, matière, permanente, amplifiable et adaptable ; « un archétype, une représentation du subconscient collectif au sens où l’entendait C. G. Jung » (Curtius [1948], I, p. 180). Par exemple, l’association “le vieillard et l’enfant” constitue en ce sens un topos, toujours exploité dans les publicités pour les sociétés de gestion de patrimoine.

Le topos substantiel permet de remplir une case discursive obligée. Ainsi, l’évocation d’éventuels contre-exemples ou même d’une réfutation auxquels on déclare se soumettre docilement par avance est un topos de clôture des exposés scientifiques. Les propositions de Curtius ont été à l’origine d’un important courant de recherche sur les topoï, notamment en Allemagne (Bornscheuer 1976 ; Breuer et Schanze 1981). L’expression lieu commun est également utilisée avec ce même sens.

2. Lieu commun

Comme topos, lieu commun, souvent réduit à lieu, peut désigner une formule inférentielle ou un lieu commun substantiel, V. Invention.

2.1 Lieu commun inférentiel

Cicéron traduit topos (inférentiel) par locus “lieu” (pl. loci), locus communis, “lieu commun” (pl. loci communes, “lieux communs”).

La définition du lieu [locus] pourrait donc être : magasin des arguments, et celle de l’argument : moyen servant à convaincre d’une chose douteuse (Top., II, 16, 8 ; p. 69-70)

L’expression lieu commun correspond au latin locus communis, qui traduit le mot grec topos. En ce sens, un lieu commun est une forme inférentielle, un schème argumentatif.
Dans cet emploi, lieu commun peut être réduit à lieu ; on parle ainsi du lieu de la personne, du lieu des contraires, etc.

2.2 Lieu commun substantiel : le cliché

Un lieu commun substantiel, ou lieu commun tout court, correspond à l‘expression formulaire d’une pensée courante. C’est le sens courant de l’expression, qui est synonyme de “cliché”, dont elle partage l’orientation dépréciative : “pensée commune, non critiquée donc probablement fausse, sans originalité ni valeur esthétique ou conceptuelle”.
Comme dans le cas de fallacie, la frontière est floue entre le formel et le substantiel.

Le terme topos peut avoir le même sens dépréciatif lorsqu’il désigne un lieu commun substantiel.

3. Lieux communs inférentiels et prémisses propres à chaque genre

La Rhétorique distingue topoï universels et prémisses propres à un domaine de la réalité :

Par “espèces” j’entends les prémisses propres à chaque genre et par “lieux” j’entends les lieux qui sont communs de façon indifférenciée à tous les domaines de réalité.
Aristote, I, 2, 1358a1, 30 ; Chiron. p.138

Les topoï (modes de raisonnement) sont universels :

Les lieux (topoi) « sont ce qui s’applique en commun aux questions de justice, de physique, de politique et à nombre d’autres questions d’espèces (eidos) différentes, par exemple le lieu du plus et du moins ; car un syllogisme ou un enthymème tiré de ce lieu ne seront pas plus applicables à une question de justice qu’à une question de physique ou à n’importe quel autre sujet. (Ibid., 10-15, p. 136-137).

Les domaines de connaissance se distinguent les uns des autres non pas parce qu’ils mobilisent des lieux (modes de raisonnement) spécifiques, mais parce que certaines prémisses leurs sont propres, « spécifiques » :

Il y a en physique des prémisses dont on ne peut tirer ni enthymème ni syllogisme qui soit valable sur des questions d’éthique  (Ibid., 15, p. 137), — et inversement.

La distinction entre prémisses spécifiques et topoï est tributaire de l’ontologie aristotélicienne et de la vision de la logique et des sciences qui lui est attachée.


 

Topos en sémantique

Dans la théorie de l’argumentation dans la langue de Ducrot et Ancombre, les topoï sont définis comme des principes généraux, communs « présentés comme acceptés par la collectivité » (Ducrot 1988, p. 103 ; Anscombre & Ducrot, 1986 ; Anscombre 1995a). Ces principes mettent en relation graduelle des propriétés (prédicats ou échelles) elles-mêmes graduelles. Ils prennent quatre formes :

+ D, + B « Plus on s’élève dans l’échelle P, plus on s’élève dans l’échelle Q » (Ducrot 1988, p. 106) : (+) régime démocratique, (+) bonheur des citoyens
– T, – S Plus on descend dans P, plus on descend dans Q :
(–) temps de travail, (–) stress
+ A, – V Plus on a P, moins on a Q : (+) argent, (–) vrais amis
– S, + M Moins on fait P, plus on est Q : (–) sport, (+) maladies

Ce type de liaison entre prédicats correspond à celui est utilisé par Perelman & Olbrechts-Tyteca dans leur discussion des valeurs ([1958], p. 115-128), V. Topique du préférable.

1. Donc, et, pourtant

Les mêmes prédicats peuvent être associés par les quatre formes d’un même topos associant par donc ou et par exemple “être riche”, (R), “être heureux”, (H) .
Selon M. Tout-le-monde :

(i)         +R, donc +H     il est riche (donc, etdonc ) heureux
(ii)        –R, donc –H      il est pauvre (donc, etdonc ) malheureux

Ces deux cas se correspondent par application du topos des contraires.
Par ailleurs, “l’argent ne fait pas le bonheur”, comme le montre le cas du savetier heureux et du financier malheureux (La Fontaine, Le savetier et le financier). Ces deux cas correspondent à la version en mais ou pourtant des topoï (i) et (ii) :

(iii)       +R, mais –H      il est riche, (mais, pourtant) malheureux
(iv)       –R, mais +H      il est pauvre, (mais pourtant) heureux

Ces quatre formes délimitent ce que la doxa, les croyances communes portées par la langue, infèrent entre l’argent et le bonheur, la santé et le sport. Il s’agit d’inférences sémantiques, donc de pseudo-raisonnements dans la mesure où ils ne disent rien du réel ; c’est la langue qui parle. Cette vision fonde le scepticisme de la théorie de l’argumentation dans la langue vis-à-vis de l’argumentation ordinaire comme forme de raisonnement, V. Critique ; Démonstration.

Le Nouveau testament organise les topoï de la richesse – pauvreté ; les riches sont heureux en attendant, mais seront finalement malheureux et les pauvres sont malheureux en attendant, mais seront finalement heureux :

Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. (Matthieu, 19, 24 ; Bible Louis Segond)
Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. (Matthieu, 20, 16 ; Bible Louis Segond)

On trouve donc les quatre inférences : “+/– P, +/– Q”, mais pas dans les mêmes systèmes de croyances, sachant qu’un même locuteur peut avoir recours, selon ses nécessités, à plusieurs systèmes de croyances contradictoires. Certaines croyances sont préférées, aucune n’est interdite par la langue, mais les croyances paradoxales sont des croyances militantes, qui s’accompagnent d’une argumentation.

2. Trop

Considérons le cas du sport Sp et de la santé Sa. L’existence d’un lien de causalité est reprise dans les topoï suivants :

<+, +>, <–, –>

+Sp, +Sa          il fait du sport, donc il est en bonne santé
–Sp, –Sa          il irait mieux s’il faisait plus de sport !  Quand  j’arrête le sport, je me sens mal !

Cependant, le développement < +, + > peut trouver sa limite, marquée par trop.

Il fait trop de sport, donc il est en mauvaise santé

<+, –>
D’autre part, le topos “+Sp, +Sa” peut être contesté par le topos <+, –>, qui a ses partisans :

+Sp, –Sa : Les sportifs meurent jeunes

<–, +>
Ou, par application au précédent du topos des contraires, “–Sp, +Sa ” :

–Sp, +Sa : « no sport » (Churchill, interrogé sur les raisons de sa bonne santé)

3. Application des topoi et effets de seuil

Il est parfois délicat d’appliquer les quatre formes topiques “+/– P, +/– Q”, à certaines combinaisons de prédicats. Considérons la situation où deux personnes, L1 et L2, doivent prendre le train, et sont soucieuses à la fois de ne pas manquer le train et de ne pas arriver trop en avance à la gare. Soit elles “vont y arriver”, soit elles ont déjà irrémédiablement “raté leur train”. T note le prédicat “avoir du temps” ; D note le prédicat “se dépêcher”. + T” note “plus on a de temps” ; “– T” note “moins on a de temps” ; idem pour D.

1. On va y arriver : sans se dépêcher ou en se dépêchant

Trois situations correspondent à ce cas.

<+T, –D>
L1 se dépêche ; L2 trouve qu’il n’y a pas de raison de se dépêcher :

Pas la peine de te dépêcher, il est huit heures, et même huit heures moins cinq.
On a beaucoup de temps, donc on va y arriver, prenons notre temps !

Cet enchaînement correspond au topos < + T, – D >, “plus on a de temps, moins on doit se dépêcher”.

<–T, +D>
L1 traîne dans les préparatifs ; L2 pense que, si ça continue comme ça, ils vont rater leur train. Il alerte L1 :

Déchetoi : il est huit heures, il est même huit heures cinq.
On n’a plus beaucoup de temps, il reste peu de temps, vraiment peu !

Cet enchaînement correspond au topos < –T, +D >, “moins on a de temps, plus on doit se dépêcher”.

<–T, +D> réfute “on n’a plus le temps nécessaire pour attraper le train
L
1 pense qu’ils ont raté leur train ; L2 pense qu’ils ont encore une chance, à condition de se dépêcher:

L2 : — Dépêche-toi : il est huit heures, il est même huit heures moins cinq.
Mais si, on va y arriver ! On n’a pas beaucoup de temps, mais il reste quand même un peu de temps ! ; On est en retard, mais on peut encore y arriver !

Cet enchaînement semble utiliser directement le topos “+T, +D”, “plus on a de temps, plus il faut se dépêcher”, ce qui peut sembler paradoxal. Le contexte montre qu’il y a un effet de seuil.
L2 part de la représentation de L1 on n’a pas assez de temps”, donc “pas la peine de se dépêcher, puisqu’on va sûrement rater le train”. L2 réfute cette représentation :

L2 : —il reste en effet peu de temps (–T), mais suffisamment pour qu’on puisse attraper le train si tu te dépêches, donc dépêche-toi ! (“–T, +D”)

L2 n’applique pas “+T, +D”, il réfute “on n’a pas assez de temps”. Ce n’est pas “plus on a de temps” qui joue ici, mais “plus de temps que tu ne penses”, à savoir “encore un peu de temps”, et cette prémisse mobilise normalement le topos “–T, +D”.

(2) On ne va pas y arriver, même si on se dépêche

(d) L1 s’active fébrilement alors que L2 a perdu tout espoir d’attraper le train :

L2 : — Pas la peine de te dépêcher : il est huit heures, et même huit heures cinq.

On ne va pas y arriver, on n’a plus assez de temps”. L2 raisonne a fortiori : à huit heures, on n’aurait plus le temps d’y arriver, a fortiori à huit heures cinq on n’y arrivera pas.

Se dépêcher pour faire quelque chose présuppose qu’on a assez de temps pour le faire en se dépêchant. C’est ce présupposé que rejette L2 ici. L1 se comporte comme s’il pensait avoir suffisamment de temps en se dépêchant. L2 ne présuppose pas “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher ”, il réfute “on peut y arriver si on se dépêche”. Comme dans (c), il faut tenir compte d’un effet de seuil. Dans ce contexte, l’évocation du topos “–T, –D” “moins on a de temps, moins on doit se dépêcher” serait ironique.


 

Topique politique

Cette entrée présente d’une part, une topique substantielle interrogative spécifique au champ politique (§1) du XXe siècle, et d’autre part, deux collections de schèmes discursifs argumentatifs, avancés dans les débats parlementaires, et plus généralement dans les débats politiques des sociétés démocratiques, la collection de Bentham (1824), à laquelle fait écho celle d’Hirschman (1991).

1. Paramètres du débat politique

La délibération politique est, entre bien d’autres choses, une activité de résolution de problème. Considérée sous cet angle, elle mobilise une topique substantielle interrogative (V. Invention) constituée par l’ensemble des questions générales, spécifiques de ce champ, qu’il convient de se poser avant de prendre une décision :

Cette mesure, cette action… est-elle légale, juste, honorable ? Opportune ? Utile ? Nécessaire ? Sûre ? Possible ? Facile ? Agréable ? Quelles en sont les conséquences prévisibles ? (d’après Nadeau 1958, p. 62).

Cette topique substantielle simple, robuste et efficace, a été conçue à la fin du IIe siècle avant notre ère. Elle s’applique à l’action en général, publique ou privée.

Elle peut être mise sous forme :

1) Interrogative-délibérative : “si vous vous interrogez sur la nécessité de telle mesure, regardez si elle est juste, nécessaire, réalisable, glorieuse, rentable, et si elle aura des conséquences positives”. La topique est utilisée comme une heuristique ; on construit une position politique sur un sujet donné en répondant (de façon argumentée) à ces questions.

2) Prescriptive-justificative :si vous voulez soutenir telle mesure, montrez qu’elle est juste, nécessaire, etc.”

3) Évaluative :vous avez bien montré que cette mesure est juste, nécessaire, glorieuse ; (mais) vous ne dites rien sur ses conséquences et sur les modalités pratiques de sa réalisation”.

2. Arguments et fallacies du débat parlementaire :
L’inventaire de Bentham

Dans le Manuel de sophismes politiques (1996 ; The Book of Fallacies [1824]), Bentham s’intéresse aux arguments produits dans les assemblées délibératives. Cette topique est fortement orientée vers la réfutation du discours conservateur, qui s’oppose aux réformes, c’est pourquoi il parle globalement de fallacie. La valeur argumentative de chacune de ces formes est discutée en détail aux chapitres correspondants.
Bentham ne rapporte pas ses fallacies à des formes logiques, mais les présente sous forme d’énoncés qui constituent des condensés d’argumentation, parfois proche du slogan. Les schèmes d’argumentation sont ici des formules discursives.

1. L’inventaire

Bentham propose une typologie à deux niveaux, où il distingue quatre grandes catégories de fallacies, qui en appellent à :

1) L’autorité, celle des sages ancêtres ou celle des institutions.
2) L’alarmisme, réprimant la discussion par des discours de peur.
3) La temporisation, dont l’objet est de renvoyer la discussion aux calendes grecques.
4) La confusion, catégorie dont le principe unitaire n’est lui-même pas très clair.

1) L’autorité [f. of authority]

— “Nos ancêtres étaient plus sages”, (“l’argument chinois”) ; ad verecundiam”.

— “Les lois sont irrévocables” parce qu’elles sont garanties par des contrats sacralisés ; ad superstitionem.

— Les lois ont été faites alors que les législateurs avaient prêté serment ; or “les serments sont irrévocables, ils sont gagés sur des puissances surnaturelles” [ad superstitionem]. Cette manœuvre met en avant le caractère sacré des lois pour interdire toute réforme.

— “C’est sans précédent !” ; ad verecundiam.

— L’autorité dissimulée sous de la fausse modestie [self-assumed authority ; ad ignorantiam ; ad verecundiam].

— L’autorité outragée : il y a des gens qu’on doit croire sur parole ; toute enquête à leur sujet serait une offense : “Moi, faire des choses pareilles ! Soupçonner un homme comme moi !” [self-trumpeter’s fallacy].

— Personnalité dont l’avis est déterminant [laudatory personalities ; ad amicitiam]. Telle mesure doit être rejetée parce que des gens très bien s’y opposent.

2) Fallacies alarmistes [f. of danger]

Elles font appel à la peur (ad metum) ou à la haine (ad odium) pour légitimer l’opposition aux réformes :

— Attaquer la personne [vituperative personalities ; ad odium] : “Celui qui propose cette réforme entretient de mauvais desseins ; il a mauvaise réputation ; de mauvaises fréquentations ; il porte le même nom que quelqu’un qui a laissé un mauvais souvenir.

— Crier au loup-garou [hobgoblin argument] : “Pas d’innovation ! Elles conduisent à l’anarchie !

— Inspirer la méfiance : “On se demande ce qui se cache derrière tout ça.

— Se réfugier derrière les institutions [official malefactor’s screen] : “Celui qui nous attaque, attaque le gouvernement, la Constitution, la République…

— Intimider l’accusateur [accusation-scarer device], en le traitant de systématiquement de calomniateur, particulièrement si les preuves qu’il apporte ne sont pas absolument concluantes.

3) Fallacies de temporisation [f. of delay]

Ces manœuvres permettent de gagner du temps, dans l’espoir que, sans cesse repoussée, la décision ne sera jamais prise. Certaines de ces manœuvres font appel à la stupidité et la paresse d’esprit (ad socordiam) :

— Tranquilliser, apaiser : [the quietist fallacy ; ad quietem] : “Pourquoi changer, personne ne se plaint !

— Donner une consolation fallacieuse [false consolation ; ad quietem] : “Allez donc voir ailleurs, c’est bien pire !

— Renvoyer à plus tard, aux calendes grecques [procrastinator’s argument ; ad socordiam] : “Attendez donc, ce n’est pas le bon moment”.

— Ralentir la procédure, faire de l’obstruction [snail’s pace argument ; ad socordiam] : “Chaque chose en son temps ! Pas de précipitation !”.

— Opérer des diversions subtiles (artful diversion ; ad verecundiam] : “Pourquoi cette mesure ? Discutons plutôt de telle autre, qui est plus intéressante !

4) Fallacies de confusion [f . of confusion]

Leur objet est de créer le doute et d’embrouiller la discussion lorsqu’elle ne peut plus être évitée.

4.1 Utilisation de termes biaisés, introduisant une pétition de principe (question-begging appellatives), par exemple générosité / prodigalité.

4.2 Imposture terminologique (impostor terms); par exemple, parler de zèle religieux pour désigner la persécution religieuse.

4.3 Généralités vagues (vague generalities), liées à l’usage de termes comme religion, état…

4.4 “Idoles”, mots sacrés et intouchables (allegorical idols), par exemple, parler des “autorités gouvernementales” pour désigner les membres du gouvernement; ou n’importe quelle institution dont le nom est magnifié par une majuscule: l’Eglise, l’Université.

4.5 Généralisation abusive (sweeping classifications), par exemple, “les crimes des rois” ; certains rois ont commis des crimes ; on peut donc intituler un ouvrage “Les crimes des rois” et résumer l’ouvrage en disant que “les rois sont des criminels”.

4.6 Pseudo-distinctions, fausses symétries, (sham distinctions), par exemple l’opposition liberté / licence (voir 4.1)

4.7 “Le peuple est intrinsèquement corrompu” (popular corruption), ce qui rend inapplicable tout régime parlementaire.

4.8 Sophismes antirationnels [anti-rational fallacies], qui brouillent la pensée et font obstacle à l’examen, par exemple, l’usage d’oppositions comme “c’est bien en théorie, mais en pratique ça ne marche pas”, ou d’un qualificatif comme « spéculatif”.

4.9 Affirmations paradoxales [paradoxical assertions], qui permettent par exemple de rejeter une demande de “simplification” comme une mesure “jacobine”, c’est-à-dire populiste.

4.10 Erreurs d’attribution causale [non causa pro causa]. Considérons un système ayant des points positifs et des points négatifs. Pour ne pas réformer le négatif, on dit qu’il est à la source du positif ; ainsi l’effet « le peuple est vertueux(“ (national virtue) est rattaché à une cause, “l’opulence du clergé”.

4.11 Parti-pris, esprit de parti (partiality-preacher’s argument), on argumente contre l’usage en arguant des abus qu’il peut occasionner, ou contre une institution en arguant qu’elle a des effets négatifs, sans dresser un bilan où les effets positifs peuvent équilibrer les effets négatifs.

4.12 “La fin justifie les moyens” (the end justifies the means)

4.13 Opposition systématique, 1 : L’intérêt général prime sur l’intérêt de parti (opposer-general’s justification).
On ne doit pas argumenter contre sa propre opinion ; une mesure qu’on estime bonne doit être soutenue, même si on se trouve être dans l’opposition.

4.13 Opposition systématique, 2 : Présenter comme dirimante une objection qui pourrait être intégrée à titre d’amendement [rejection instead of amendment ; ad judicium].

2. Les étiquettes latines

Bentham accompagne fréquemment la description des diverses fallacies d’étiquettes latines, qui font référence aux états cognitifs-émotionnels qui leur sont associées.

Ad judiciumlat. judicium “tribunal: jugement”
Cette étiquette est régulièrement utilisée pour caractériser les fallacies de confusion. Celles-ci ont en effet pour objectif d’embrouiller l’interlocuteur, de jeter le trouble dans son esprit. La fallacie ad judicium correspond donc à un état cognitif-émotionnel de celui dont l’esprit est paralysé.
Cet usage est tout à fait compatible avec la définition que Locke  donne de l’argument ad judicium, qui présuppose que les locuteurs ont leur intelligence à leur disposition, V. Typologie modernes.

Quatre étiquettes renvoient à des états émotionnels corrélés à des états cognitifs spécifiques.

Ad verecundiam, lat. verecundia,  sentiment de modestie, exploité par l’usage fallacieux de l’autorité pour intimider l’interlocuteur, V. Modestie.

Ad odium, lat. odium, « haine », associée à ad socordiam, lat. socordia, “insouciance ; stupidité”.

Ad superbiam, lat. superbia, “arrogance ; orgueil”

Ad quietem, lat. quies,  “Repos […] 2. Vie calme en politique, neutralité » (Gaffiot, Quies),

 

Topique juridique

La topique juridique est une topique inférentielle. Elle regroupe un ensemble de schèmes d’arguments considérés par les juristes comme les plus importants pour leur domaine. L’étude de ces schèmes constitue la base de la “logique juridique” de Perelman (1979).

Cette topique intéresse la théorie générale de l’argumentation dans la mesure où les problèmes qu’elle traite sont la spécialisation, dans le domaine du droit, de schèmes généraux que l’on rencontre dans l’argumentation ordinaire. C’est à ce titre qu’elle est abordée ici ; la liste d’arguments discutés par Cicéron dans ses Topiques, et dont on considère qu’elle a une portée générale, est une topique juridique. V. Typologies anciennes.

Une topique juridique est un ensemble d’instruments discursifs qui constituent les règles d’interprétation des textes juridiques. Ces règles permettent l’application d’un texte à un cas, éventuellement en étendant sa signification et sa force légale, si, en l’état, le texte s’applique mal à la situation considérée. Étant donné un fait f soumis à l’évaluation sur la base d’un code (légal, religieux…), il peut se faire que f entre clairement dans une catégorie M prévue par le code ; le règlement dispose que les M sont traités de telle et telle façon ; donc f doit être traité de telle et telle façon, et le problème est réglé.

Mais il peut se faire aussi que f ne se rattache pas clairement à telle catégorie M plutôt qu’à telle autre catégorie X ; le code ou le règlement ne propose pas de catégorie immédiatement applicable à la situation. Cette situation correspond à une stase de catégorisation et de définition. Il faut alors étendre M ou X jusqu’à ce que l’une de ces catégories puisse couvrir f. Cette extension constitue le processus d’interprétation. Sous la contrainte du cas particulier à résoudre, le juge (ou la personne chargée d’appliquer le règlement) doit prendre une initiative, créer un précédent ; elle doit non plus interpréter la loi, mais produire la loi. La topique juridique est la boîte contenant les outils qui autorisent de telles dérivations.

Dans ce cas l’interprétation se fait sous la pression du cas particulier à catégoriser. Elle peut également se faire en général, indépendamment de tout cas particulier. L’argumentation part alors de la proposition P à interpréter, qui a le statut d’argument, Cette proposition est admise parce qu’elle appartient à un stock d’énoncés, Code, Règlement, Texte sacré…, lui-même admis par la communauté des interprétateurs. On en dérive une proposition Q, ayant le statut de conclusion, qui correspond à une interprétation de P ; l’extension produit du sens et participe du processus de compréhension.

La limite de l’interprétation est fixée par le principe “on n’interprète pas ce qui est clair” (parfois cité sous sa forme latine : “interpretatio cessat in claris”), V. Sens strict. Ce principe consacre l’existence d’un sens littéral, fondé sur les données grammaticales. Si, pour être électeur il faut avoir 18 ans et être de nationalité française, on ne peut pas demander à voter si l’on ne remplit que l’une des deux conditions : ce serait faire du et un ou ; il n’y a rien à interpréter. Il existe cependant des cas où le sens clair doit être rejeté, par exemple si le texte est manifestement altéré par une erreur typographique.

1. Trois topiques

Les topiques de Kalinowski et de Tarello sont fréquemment reprises dans le cadre général des études d’argumentation (Perelman 1979 ; Feteris 1999 ; Vannier 2001). Nous y avons joint la topique lawoutlines.com, sans nom d’auteur[1]. Elles font largement usage de la terminologie latine. Chaque colonne cite les arguments listés dans la topique concernée, dans l’ordre qui leur est donné dans cette topique.

Les renvois aux entrées du dictionnaire sont faits infra §2, Les schèmes

Kalinowski (1965) — 11 formes

Arg. a pari
— a contrario sensu, ou a contrario
— a fortiori ratione, ou a fortiori
— a maiori ad minus, “du plus grand au plus petit”
— a generali sensu, arg. de la généralisation de la loi
— a ratione legi stricta
— pro subjecta materia, argument de la cohérence
— tiré des travaux préparatoires
— a simili,
argument analogique
— ab auctoritate, ou argument d’autorité

— a rubrica
, ou argument du titre

Tarello (1974) (in Perelman 1979, p. 55), 13 formes

Arg. a contrario
— a simili,
arg. analogique
— a fortiori

— a completudine
— a coherentia
psychologique

— historique
— apagogique
— téléologique
— économique
— ab exemplo
— systématique
— naturaliste

lawoutlines, 10 formes

Arg. by analogy or arg. a pari
— of greater justification ; or arg. a fortiori
by contrast or arg. a contrario
of absurdity or ab absurdum
from generality or a generali sensu
from superfluity or ab inutilitate
from context or in pari materia

— from subject matter or pro subjecta materia
from title or a rubrica
from genre or ejusdem generis

2. Les schèmes

Au total, trente-quatre schèmes d’arguments sont mentionnés.

— Trois formes sont communes aux trois topiques :

A contrario —  a contrario sensu by contrast or a contrario
A fortiori rationea fortiori of greater justification or a fortiori
A pariby analogy or a pari a simili.

— Quatre formes sont communes à deux topiques :

A generali sensu, argument de la généralité de la loi
Pro subjecta materia ; argument tiré de l‘objet de la loi, ou du sujet de la discussion
A rubrica , argument de l’intitulé de la loi
Argumentation apagogique, ou par l’absurde, ad absurdum.

— Quinze formes sont spécifiques à l’une ou l’autre des trois topiques :

Arg. in pari materia, argument tiré de la cohérence des lois s’appliquant à un même objet, V. Cohérence
— ratione legi strict arg. tiré de la lettre de la loi, V. Sens strict
— ab auctoritate, V. Autorité ; Précédent
— a completudine, V. Complétude
— a coherentia, V. Non contradiction ; Cohérence
— économique, V. Inutilité
— ab exemplo, V. Précédent ; Exemple; Précédent
— systématique
— naturaliste, V. Force des choses
— de la superfluité, ab inutilitate, V. Inutilité
— du genreejusdem generis
— des travaux préparatoires, V. Intention du législateur
— historique, V. id.
— psychologique, V.  id.
— téléologique, V. id.

On obtient donc vingt-deux formes distinctes, ou dix-neuf si on admet que sous des étiquettes diverses, les arguments dits des travaux préparatoires, historique, psychologique et téléologique visent également à prendre en compte « l’intention du législateur » (Perelman 1979, p. 55).

3. Regroupements

Du point de vue du sens de ces arguments, on peut opérer les regroupements suivants.

(i) Schèmes généraux, non spécifiques au droit.

Une série d’arguments utilisés en droit sont des formes générales applicables à d’autres situations d’argumentation. Arguments :

Arg. de cohérence (a coherentia)
— a pari, a simili, analogie
— du genre
— a contrario
— a fortiori
— par l’absurde
— du précédent
— d’autorité.

En droit, ces deux dernières formes d’argument font appel à la continuité historique de la pratique juridique légale.

(ii) Arguments sur des données relatives à la genèse de la loi

Une classe d’arguments légitime les interprétations fondées sur les conditions de production de la loi :

Arg. des travaux préparatoires
— historique
— téléologique
— psychologique.

(iii) Arguments sur le caractère systématique du code des lois

Les formes suivantes fondent des interprétations sur le caractère systématique attribué au Code. Arguments :

— de la cohérence, a coherentia,
— sur la cohérence des lois sur un même sujet, in pari materia,
— de la complétude
— de l’inutilité (non redondance)
— du titre, a rubrica.

Ces différentes formes argumentatives reposent sur le postulat que le texte à interpréter est parfait : on n’y relève ni contradiction, ni redondance ; tout y est nécessaire : rien d’inutile, ou de superflu ; tout se tient : les éléments n’ont de sens que par leur relation dans la structure. Cette insistance sur le caractère systématique du code légal pousse vers une vision mécanique de la loi et de son application. À la limite, on attribue au code des propriétés qui sont celles d’un système formel.

Les définitions de ces formes argumentatives dans le domaine du droit, leurs conditions d’application, les exemples pouvant les illustrer ainsi que les problèmes liés à leur usage reviennent aux ouvrages spécialisés

4. Fonction prescriptive de cette topique

Cette topique fournit les instruments pour légitimer les interprétations de la loi en vue de leurs applications à des cas concrets. Comme toutes les topiques, elle peut être mise sous forme prescriptive, elle devient alors un guide pour la rédaction des lois. Le rédacteur sait que ses écrits seront interprétés en fonction des principes énumérés : il sait qu’on appliquera au texte qu’il est en train de rédiger des arguments par analogie, qu’on l’interprétera en fonction de la rubrique dans lequel il sera classé, etc. Si l’argument “économique” ou de l’inutilité suppose que les lois ne sont pas redondantes, le législateur devra s’efforcer d’exclure toute redondance dans la rédaction de la loi.

5. Généralisation à d’autres domaines d’interprétation

V. Interprétation


[1]legal tradition-trahan.doc, p. 21-22. www.lsulawlist.com/lsulawoutlines/index.php?folder=/tRaDitions, 20-09-2013.


 

Topique du préférable

1. Topique perelmanienne des valeurs

Perelman & Olbrechts-Tyteca considèrent que le réel et le préférable définissent les deux objets de l’argumentation, le premier étant lié aux faits et le second aux valeurs:
— Le préférable inclut « les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable », soit les valeurs et leurs principes d’organisation et de fonctionnement.
— Le réel constitué par « les faits, les vérités et les présomptions » (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 88).

Perelman & Olbrechts-Tyteca traitent les valeurs au moyen des lieux du préférable, distincts des « techniques argumentatives », qui correspondent aux types d’argumentation. Ces lieux du préférable sont définis comme « des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies ».
Quatre lieux essentiels organisent le préférable : les lieux de la quantité, de la qualité, de l’existence, de l’essence, proche de l’ordre, (ibid., p. 115). Nous faisons suivre ces lieux d’exemples qui les appliquent à des situations ordinaires

Quantité : selon le lieu de la quantité, « quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives » (ibid., p. 115) :

“plus il y en a, mieux c’est”.
Je préfère les magasins Xaro, c’est moins cher, ils en donnent plus pour le même prix.

Qualité : le lieu de la qualité « conteste la vertu du nombre » (ibid., p. 119) :

“plus c’est rare, plus c’est précieux”.
Je préfère la boutique Naoré, c’est plus sélect !

— Ordre : ce lieu affirme tantôt « la supériorité de l’antérieur sur le postérieur », par exemple de la cause sur l’effet ou des principes sur les conséquences, et tantôt la supériorité du postérieur sur l’antérieur, par exemple la supériorité de la fin ou du but sur les moyens (ibid., p. 125).

Je préfère boire à la source.

— Les lieux de l‘existant « affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel sur le possible, l’éventuel ou l’impossible » (id. p. 126). Ces lieux s’expriment dans le proverbe “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras” :

Je préfère être vivant dans un monde imparfait que mort dans un monde idéal.

— Le lieu de l’essence « affirme la supériorité de l’individu qui incarne le mieux l’essence » sur les autres individus dérivés de la même essence (ibid., p. 126-127). Il correspond au topos :

“Plus quelque chose est proche de son prototype, mieux c’est.”
De toutes les contrefaçons, je préfère celles qui se rapproche le plus de l’original.

Du point de vue formel, ces topoï fonctionnent de manière scalaire, selon la forme “plus… plus…” et “moins… plus…” caractérisant les topoï sémantiques:

Plus on a d’argent, mieux c’est (le financier)
Moins on a d’argent, mieux c’est (le savetier).

Selon le Traité, ces lieux des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (ibid., p. 113). Ils opèrent donc, dans leur principe, sur un domaine plus vaste que celui des valeurs.

2. Topique aristotélicienne du préférable

Les lieux propres au préférables ou lieux propres sont les lieux qui s’appliquent aux valeurs. Ils sont présentés sous la même forme dans les Topiques (L. III) et dans la Rhétorique (I, 7).
De Pater propose le tableau suivant (p. 126) :

Est préférable, meilleur : Topiques Rhétorique
1. Ce que choisirait plutôt l’homme prudent 116a14 1364b11-12
2. Ce qui relève d’une meilleure science 116a21-22 1364b10
3. Ce qui est désirable en soi (santé, non gymnastique) 116a29-30 1364b3-5
4. Le possible plus que l’impossible 116a26 1365a35
5. Ce dont la privation est plus sensible 117b4-7 1364a31
6. Ce qui est plus difficile 117b28-29 1364a29
7. De deux choses ajoutées à une même troisième, celle qui rend le tout plus grand (ou meilleur) 118a31, b10 1365b13

Comme tous les autres lieux, les lieux du préférable jouent leur rôle de loi de passage (De Pater, 1965, p. 164). Dans la mesure où les préférences et les valeurs imbibent l’action et le discours ordinaires, les lieux dits propres à ce domaine du préférable sont des lieux communs de la parole ordinaire.

Les modes de justification du préférable correspondent aux collocations favorites des verbes préfèrer, choisir…. Il est donc possible de les déterminer empiriquement, dans une langue donnée.