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Rôles argumentatifs : Proposant – Opposant -Tiers

 RÔLES argumentatifs : PROPOSANT, OPPOSANT, TIERS

Dans une interaction argumentative, on distingue 1) les rôles non spécifiquement liés à l’argumentation, principalement ceux qui définissent le cadre participatif ( Goffman ; Ducrot) 2) les rôles de Proposant et d’Opposant et de Tiers qui définissent la rencontre argumentative sérieuse comme une situation fondamentalement trilogale.

Dans un échange argumentatif, les participants sont positionnés dans des rôles qui canalisent leurs paroles et leurs actions. Certains de ces rôles sont généraux, d’autres sont spécifiques à la situation argumentative.

1. Rôles non spécifiquement liés à l’argumentation

1.1 Rôles liés au cadre participatif

La notion de cadre participatif détaille et clarifie le concept traditionnel d’échange verbal entre un locuteur et un ou plusieurs auditeurs. En argumentation, la notion de cadre participatif est indispensable pour l’analyse de toutes les formes d’interactions argumentatives, de l’adresse rhétorique jusqu’aux interactions argumentatives quotidiennes. Elle est pertinente pour l’analyse de l’éthos et de la structure polyphonique du texte argumentatif.
Ce cadre est composé des deux instances complexes entre lesquelles circulent la parole, le format de production et le format de réception (Goffman [1981] ; Kerbrat-Orecchioni, 1990, chap. 2).

1.1.1 Système de Goffman

(A) Format de réception (ibid., p. 141-142).

Les personnes qui peuvent entendre les mots prononcés par un locuteur ont différents statuts en relation avec ces paroles.

— Participants ratifiés [ratified participants] Ils peuvent être adressés et non adressés, mais susceptibles de l’être lors d’un autre tour de parole.

Les participants adressés sont les personnes auxquelles les actes de langage sont ouvertement dirigés ; les pronoms tu, vous réfèrent aux participants adressés. Les conversations de groupe quotidiennes montrent que s’adresser avec succès à une personne spécifique peut nécessiter des manœuvres complexes.
Dans un échange dialectique codifié, l’opposant est le seul participant à la fois ratifié et adressé. Les deux participants prennent alternativement la parole. L’arbitre du débat, s’il y en a un, est un participant ratifié, qui ne sera adressé qu’en tant que ressource en cas de crise, ou dans des créneaux prévus pour faire avancer, évaluer et conclure le débat. Si le débat est ouvert à un public plus large, les membres du public sont des participants ratifiés, mais non adressés.
Dans un discours rhétorique classique, l’auditoire est ratifié et adressé. Il est en position de pouvoir par rapport à l’orateur. La différence avec la situation dialectique est que l’auditoire n’a pas de droit officiel à la parole ; néanmoins, il peut acclamer ou huer l’orateur (Goffman 1981).
Il faudrait encore mentionner le public admis à assister au débat, mais sans pouvoir de décision.

— Participants non ratifiés [bystanders]

Toutes les personnes qui passent à portée de voix sont des participants non ratifiés. Les intrus (overhearers) entendent par hasard les sons et les mots de la conversation, éventuellement sans même écouter. Les espions (eavesdroppers) surprennent les échanges entre participants ratifiés, sans que ceux-ci en aient conscience.

(B) Format de production

Traditionnellement, la parole est rapportée globalement au locuteur. Goffman (1981) et Ducrot (1980) ont montré indépendamment que le locuteur ne doit pas être considéré comme une entité unifiée mais comme une articulation complexe de différents êtres de discours, qui, dans la terminologie de Goffman, sont l’Animateur, l’Auteur, la Figure et le Responsable (Animator, Author, Figure et Principal) (id., p. 144 ; p. 167) et, dans la terminologie de Ducrot, le sujet parlant, le locuteur et l‘énonciateur.

Animateur [Animator] — L’Animateur [Animator] est la machine parlante. La contrepartie dans le format de réception de cette machine parlante est la machine auditive, c’est-à-dire les auditeurs, l’ensemble des participants, ratifiés ou non, en tant que personnes qui entendent physiquement la parole et l’écoutent ou non (Ducrot 1980, p. 35).

Auteur [Author] — L’Auteur [Author] choisit les pensées exprimées et les mots pour les encoder. Le pronom je désigne l’Auteur du discours (sauf dans les discours cités). Celui qui lit un livre ou cite une autre personne est l’Animateur des mots qu’il reprend sans être leur auteur (Schiffrin 1990, p. 242).

Image [Figure] – L’Image [Figure] correspond à l’image de soi, intentionnelle ou non, projetée par le locuteur dans son discours, V. Éthos.

Responsable [Principal] — Le mot anglais principal désigne “la personne qui détient l’autorité, qui dirige” (d’après Merriam-Webster). Le principal est « au sens légal, l’être dont l’énoncé fixe la position, qui prend en charge les croyances énoncées, qui est engagé par ce qui est dit … la personne agissant sous une certaine identité, dans un certain rôle social » (Goffman 1987, p. 144). « Un même individu peut modifier très vite le rôle social dans lequel il agit alors même qu’il conserve ses qualités d’animateur ou d’auteur » (ibid. p. 145). La même personne peut s’adresser à un élève en tant qu’enseignant, en tant qu’adulte, en tant que citoyen, en tant que New-Yorkais, etc. Défini comme « quelqu’un qui croit personnellement à ce qui est dit et prend la position qui est sous-entendue dans les propos » (id., p. 167), le Principal assume la responsabilité de ce qui est dit. V. Interaction.

En bref, « l’Animateur [Animator] produit [matériellement] le discours, l’Auteur [Author] crée le discours, la Figure [Figure] est l’Auteur tel qu’il est représenté dans le discours et le Responsable [Principal] prend en charge le discours » (Schiffrin 1990, p. 241).

1.1.2 Système de Ducrot

Dans le cadre d’une linguistique de l’énonciation, Ducrot oppose terme à terme les trois êtres linguistiques entrant dans l’instance de production Sujet parlant, Locuteur, Énonciateur aux êtres composant l’instance de réception, Auditeur, Allocutaire, Destinataire.

Sujet parlant / Auditeur — Le sujet parlant est « l’être empirique » auquel correspondent toutes les déterminations externes de la parole. À cet être se rattachent :

Le processus psychologique voire physiologique qui est à l’origine de l’énoncé, […] les intentions, les processus cognitifs qui ont rendu [les énoncés] possibles. (Ducrot 1980, p. 34).

Dans l’ordre de la réception, au sujet parlant correspond le ou les auditeurs, « personnes qui, simplement, entendent le discours, [ou même] qui l’écoutent. » (1980, p. 35)

Locuteur / Allocutaire

Un énoncé se présente comme produit par un locuteur, désigné en français, sauf dans le discours rapporté en style direct, par le pronom je et par les différentes marques de la première personne. (ibid., p. 35).
L’allocutaire est désigné, sauf dans le discours rapporté en style direct, par les pronoms et les marques de la deuxième personne. (ibid., p. 35)

Énonciateur / Destinataire

Arbitrairement, j’appellerai énonciateur et destinataire respectivement, la personne à qui est attribuée la responsabilité d’un acte illocutionnaire et celle à qui cet acte est censé s’adresser. (ibid., p. 38)

1.2 Rôles attachés aux différents types et genres discursifs

La prise en compte des types discursifs introduit de nouveaux rôles : narrateur et narrataire pour la narration ; expert et profane pour l’explication ; proposant, opposant et tiers pour l’argumentation (voir infra).

Les genres interactionnels apportent également leur lot de rôles professionnels ou occupationnels : vendeur et client pour les interactions de boutique ; professeur et élèves pour les interactions didactiques ; médecin et malade pour les interactions thérapeutiques, etc.

1.3 Rôles interactionnels et sociaux

Les rôles langagiers se combinent avec un ensemble de “rôles sociaux”, où l’on distingue (d’après Rocheblave-Spenlé [1962]) :

– les rôles de société globale : honnête homme, gentleman, “chic type”, “emmerdeur” …
– les rôles “bio-sociaux” : âge, genre, couleur de la peau …
– les rôles de classe sociale : bourgeois, aristocrate, ouvrier, paysan …
– les rôles professionnels : ingénieur, boulanger, professeur …
– les rôles d’association : syndicats, partis politiques, sports, religions …
– les rôles familiaux : mari, femme, enfant, père, oncle …
– les rôles de groupes restreints : rôle de chef, corrélatif des rôles de membres comme l’encourageur, le médiateur, le négateur, l’isolé, le meneur …
– les rôles personnels : tous les modèles personnels présentés par la presse, la radio, le cinéma : la vedette, la star …

La notion de rôle socio-interactionnel est aussi indispensable et aussi complexe que, dans un autre domaine, celle de genre de discours ou d’interactions. La prise en charge de tel ou tel rôle par une personne constitue un élément essentiel de son éthos.

2. Actants de l’argumentation : Proposant, Opposant, Tiers

La situation d’argumentation est définie comme une situation tripolaire, c’est-à-dire à trois actants : proposant, opposant, tiers. À chacun de ces pôles correspond une modalité discursive spécifique, discours de proposition (soutenu par le proposant), discours d’opposition (soutenu par l’opposant) et discours du doute ou de la mise en question, définitoire de la position du tiers, V. Question argumentative.

— Proposant et opposant

Les termes de proposant (Répondant) et d’opposant (Questionneur) ont été définis dans la théorie dialectique, qui voit dans l’argumentation un jeu entre ces deux partenaires. Dans une perspective interactive, l’argumentation devient dialectique lorsque le Tiers est éliminé et que chaque acteur se voit attribuer un rôle (“tu fais le proposant, je fais l’opposant”) auquel il doit se tenir durant toute la “partie de dialectique” (Brunschwig 1967). L’élimination du Tiers va de pair avec l’expulsion de la rhétorique et la constitution d’un système de normes objectives-rationnelles ; de façon à peine figurée, on pourrait dire que le Tiers est alors remplacé par la Raison ou par la Nature, autrement dit par les règles du Vrai.

Dans la conception oratoire de l’argumentation, le jeu argumentatif est défini d’abord comme une interaction entre le proposant, l’orateur, et un auditoire à convaincre, le public tiers, réduit au silence. Opposant et contre-discours sont non pas absents, mais repoussés à l’arrière-plan.

— Tiers

Retenir la Question argumentative parmi les composantes systémiques de l’interaction argumentative pousse à mettre en avant le rôle du Tiers. Dans cette figure se matérialisent la publicité des enjeux et le contact entre les discours contradictoires ; le Tiers prend en charge la question et décide ce qui est et n’est pas pertinent dans la discussion (hors sujet).
Dans sa forme prototypique, la situation argumentative apparaît comme une situation d’interaction entre discours du proposant et contre-discours de l’opposant, médiatisée par un discours tiers, donc une situation trilogale, qui s’incarne de façon exemplaire dans l’échange public contradictoire. Les situations argumentatives reconnues comme fondamentales, le débat politique et la confrontation au tribunal sont trilogales.
Dans ses formats classiques, la parole argumentative est systématiquement pluri-adressée, le destinataire n’étant pas seulement ou pas forcément l’adversaire-interlocuteur, mais dans le cas du judiciaire, le juge, et dans le cas du délibératif, le public et son bulletin de vote.

Le Tiers peut être le mou et l’indécis, mais aussi celui qui refuse son assentiment à l’une comme à l’autre des thèses en présence et maintient le doute ouvert afin de pouvoir se prononcer “en connaissance de cause”. En ce sens, et conformément aux données les plus classiques, Le juge arbitre est une figure prototypique du tiers. Sont également dans cette position les acteurs qui considèrent que les forces argumentatives en présence s’équilibrent, ou, plus subtilement, que même si l’une semble l’emporter, l’autre ne peut être tenue pour nulle. À la limite, le Tiers aboutit à la figure du sceptique méthodologique, qui n’exclut absolument aucune vision des choses.

La prise en compte du tiers et de la question argumentative au titre d’éléments clés de l’échange argumentatif permet de laisser aux actants l’entière responsabilité de leurs discours ; l’un répondra “non !” l’autre “oui ! Mais si !” sans qu’aucun des deux puisse être systématiquement accusé de tenir des discours manipulateurs ou d’être de mauvaise foi.

L’attribution des rôles de proposant et d’opposant à des acteurs supposés coller strictement à ces rôles tout au long d’une rencontre est une fiction utile. Seules les institutions peuvent définir et stabiliser les rôles argumentatifs. Dans une interaction ordinaire, les rôles argumentatifs correspondent non pas à des rôles permanents, mais à des positions [footing] au sens de Goffman (1987, chap. 3), en particulier, en ce qu’ils sont labiles.

Dans un même tour de parole, un acteur peut être sur un footing de proposant sur une question et d’opposant sur une autre question. Il peut affirmer une position tout en manifestant un certain doute à son sujet :

Moi je voudrais être augmenté de 20€ (footing de proposant), maintenant, je sais que dans le contexte actuel, c’est pas évident (footing d’opposant), enfin, je me demande, à vous de décider (footing de tiers)

3. Actants et acteurs

Les actants de l’argumentation sont le proposant, l’opposant et le tiers. Les acteurs de la situation argumentative sont les individus concrets engagés dans la communication. Les acteurs peuvent occuper successivement chacune des positions argumentatives (ou rôles actanciels), selon tous les trajets possibles.
Un acteur peut abandonner son discours d’opposition pour un discours de doute, c’est-à-dire passer de la position d’opposant à celle de tiers. Il se peut même que les rôles s’échangent, les partenaires s’étant convaincus mutuellement, ce qui fait que la question n’est toujours pas résolue.
La même position d’actant argumentatif peut être occupée simultanément par plusieurs acteurs, c’est-à-dire par plusieurs individus produisant des interventions co-orientées : on parlera alors d’alliance argumentative, ou de co-argumentation.
L’étude de l’argumentation s’intéresse aux phénomènes de co-énonciation (interventions co-orientées) comme d’anti-énonciation (interventions anti-orientées).

La distinction actants / acteurs permet de revenir sur le fameux slogan bizarrement tant prisé “l’argumentation c’est la guerre”, ainsi que sur la famille de métaphores belliqueuses qu’on se plaît parfois à lui rattacher (Lakoff & Johnson 1980, V. Argument). L’opposition entre discours – entre actants – ne se confond pas forcément avec les éventuelles collaborations ou oppositions entre personnes – entre acteurs. La situation d’argumentation n’est conflictuelle que lorsque les acteurs s’identifient à leurs rôles argumentatifs. Dans le cas le plus évident, celui de la délibération intérieure, le même acteur peut parcourir pacifiquement tous les rôles actanciels. Si un groupe fortement lié par un intérêt commun examine une question mettant en jeu cet intérêt commun, il arrive fort heureusement que ses membres examinent successivement les différentes facettes du problème, c’est-à-dire les différentes réponses possibles à la question et les arguments qui les soutiennent. Au cours de ce processus, ils occupent de façon méthodique les différentes positions actancielles, sans identification nette à l’une de ces positions et sans qu’apparaissent forcément des antagonismes d’acteurs. La polémicité n’est pas inhérente à la situation argumentative, mais l’échange devient certainement polémique lorsque les croyances et pratiques définissant les identités des participants sont mises en question dans l’échange.


 

Vrai – Véridique

VRAI – VÉRIDIQUE

Le mot vrai peut être utilisé comme prédicat métalinguistique (c’est vrai !) ou comme catégorisant au plus proche du prototype catégoriel (un vrai camembert).
Le vrai argumentatif a la forme du véridique ; la théorie argumentative est une théorie effective de ce vrai ordinaire.

On peut distinguer deux types d’usages de l’adjectif vrai :

Vrai prédicatif, métalinguistique, “— est vrai”.
C’est vrai, c’est la vérité sont des énoncés métalinguistiques, portant sur un [DIRE] (idée, jugement, récit, description, argument, information…) à propos d’un fait.
“Être vrai, être la vérité” ne peuvent pas être dits d’un humain.

— Vrai catégorisant.
Vrai peut d’autre part qualifier un substantif désignant un [OBJET] ; vrai est antéposé. Un vrai patriote, un vrai camembert sont des membres prototypiques des catégories patriote et camembert. Untel est un vrai salopard présuppose [1] que “ Untel est un salopard” est vrai et pose qu’il est prototypique de cette catégorie.
Ces deux valeurs de vrai peuvent contraster lorsque le substantif est susceptible des deux interprétations, [DIRE] ou [OBJET] : Une idée vraie est forcément vraie ; une vraie idée est une idée intéressante mais qui peut se révéler fausse ou mauvaise. On peut dire:

ça, c’est une vraie information, enfin, si c’est vrai.

Cette opposition entre vrai métalinguistique et vrai catégorisant est fondamentale en langue naturelle. La logique considère seulement le vrai métalinguistique.

Accord
Sur “être la vérité” dans le discours religieux
Sur vrai métalinguistique et vrai catégorisant

1. Logique

En logique, le vrai [1] et le faux sont des propriétés des propositions obéissant au principe de non-contradiction et au principe du tiers exclu, V. Proposition.
Le calcul logique porte sur des propositions vraies par hypothèse ou dont la vérité a été prouvée lors d’un calcul antérieur.

Selon la célèbre définition de Tarski « [l’énoncé] “la neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche » (Tarski [1935]). L’exemple reprend un énoncé qu’Aristote présente comme indiscutable (non problématisable) (Top., 105a ; Tricot, p. 28). Sur cet exemple apparemment trivial, Tarski construit un concept de vérité dont la définition et l’usage sont hors d’atteinte en langage ordinaire :

En ce qui concerne le langage courant [colloquial] non seulement la définition de la vérité semble impossible, mais même l’utilisation cohérente de ce concept conformément aux lois de la logique. [1935], p. 153).

Selon cette position, la vérité est un ineffable de la parole ordinaire. Il y a bien un mot vrai, mais l’usage que nous en faisons est non seulement incohérent, mais inamendable.

2. Vrai, Véridique

2.1 L’ordinaire du vrai argumentatif

Selon la conception réaliste, la vérité se définit, du point de vue cognitif, comme l’adéquation entre la représentation d’un état de choses et cet état de choses lui-même. Le prédicat “être vrai” peut se dire d’une représentation juste de la réalité ; la vérité est « l’adéquation entre la chose et l’intelligence » (Thomas d’Aquin, Somme, Part. 1, Quest. 16, Art. 1).
Ce réalisme correspond à la vision ordinaire de la vérité.

Pour accéder au monde, les représentations et les propositions logiques doivent s’incarner dans un langage, a minima celui des symboles et de la syntaxe logique. Le vrai et le faux se disent d’une affirmation portant sur une certaine réalité et faite dans un certain langage.
La vérité ordinaire se construit et se transmet dans des discours en langue ordinaire confrontés à la réalité ordinaire. Elle est tributaire, d’une part, du type de réalité qu’elle exprime : réalité matérielle ou ressentie ; envisagée, calculée, planifiée, redoutée… D’autre part, elle est tributaire des contraintes linguistiques produisant l’affirmation, notamment de la contrainte globale d’intersubjectivitésubjectif est pris ici au sens de Benveniste, où il ne signifie jamais arbitraire. Le langage ordinaire n’est pas transparent pour la vérité.

Les jugements ordinaires de vérité oscillent entre le pôle de la vérité inférée au terme d’une argumentation et le pôle de l’évidence, perceptive ou intellectuelle.
L’argumentation est un processus de transformation d’un argument en une conclusion, au moyen des schèmes argumentatifs. La conclusion erronée est considérée comme le produit d’une argumentation viciée, soit parce qu’elle utilise une forme fallacieuse de raisonnement (fallacy2) soit parce qu’elle part d’un argument matériellement fallacieux1 (fallacy1) qui doit être rectifié en tant que telle.
Le processus argumentatif est long et compliqué et ses résultats sont parfois incertains. C’est pourquoi, pour le sens commun, la vérité fuit le langage et tente de s’accrocher à l’évidence. Les faits seraient les meilleurs arguments, la preuve du pudding, c’est qu’on le mange, V. Mépris.
Le rêve du vrai serait de pouvoir “apporter” le fait probant. La charrue montrée au tribunal atteste que c’est par son travail que l’accusé a obtenu de bonnes récoltes. Encore faut-il que l’on en croie ses yeux, que l’évidence ne soit pas trompeuse, et qu’elle soit soutenue par un discours, un silence ou un geste éloquents.

Vérité de l’argument et récession ad vertiginem 

Il n’y a pas d’argumentation intéressante sans information adéquate, c’est-à-dire sans arguments plutôt vrais, V. Fallacieux (1)
Le développement argumentatif peut aussi bien reposer sur une croyance plutôt fausse ou mensongère. Le cas est fréquent dans les débats idéologico-politiques où la situation de désaccord radical est banale, ce qui se manifeste par la réciprocité des accusations : “You are fake news !”.
La vérité de l’argument peut toujours être contestée, et la vérification des faits un à un est impossible ; pour paraphraser Lefort et Castoriadis [1], on ne peut assécher avec la pe­tite cuillère de la critique les océans de la bêtise, de la crapulerie et de l’erreur. D’autre part, les croyances et doctrines n’affrontent pas le réel une à une, mais en corps constitué (Quine & Ullian, 1982). Ce réseau est constitué et défendu par des narrations exemplaires, irréfutables car invérifiables, V. Exemple ; Exemplum.

Vérité de la conclusion

De même que la nature langagière de l’argumentation fait qu’elle ne distingue pas faits et valeurs, elle ne distingue pas l’épistémique et le pratique.  Dans la première, il s’agit de croyance et de vérité (V. Démonstration), dans le second d’optimiser une action.
Dans les deux cas, l’argumentation est testée au moyen de l’arsenal très efficace des “discours contre”, V. Réfutation.
Du point de vue de l’argumentation dialoguée, et dans le meilleur des cas, le vrai est une propriété attribuée par défaut à un énoncé qui a survécu à l’examen critique, mené, dans des circonstances adéquates, par les groupes intéressés et compétents. Mais la résistance à la réfutation n’est pas forcément une garantie de vérité, et la vérité argumentative est une vérité par défaut. Le vrai ainsi construit doit être révisé si l’on obtient d’autres informations, ou si l’on met au point une meilleure méthode d’observation ou d’exploitation des données existantes, V. Raisonnement révisable. En d’autres termes, la prétention à la vérité d’un énoncé n’est pas détachable des argumentations qui la construisent ou qui la reconstruisent. La vérité est un produit de l’authentique septième fonction du langage, la fonction critique, lorsqu’elle peut s’exercer dans des conditions adéquates.

La vérité n’est une condition ni nécessaire ni suffisante du consensus. Elle n’entraîne pas le consensus ; et le consensus peut se réaliser sur une erreur.
La vérité d’une assertion ne la garantit pas contre la contestation. Non seulement l’argumentation ne garantit pas automatiquement le triomphe de la vérité, mais elle peut l’affaiblir, V. Paradoxes

2.2 Réalisme intersubjectif : Le véridique comme vrai argumentatif

Le vrai réaliste et intersubjectif de l’argumentation est caractérisé par les traits suivants.

Scalarité

En logique, une proposition ne peut pas être plus ou moins vraie ou fausse, ce qui exclut qu’une proposition et sa négation puissent être toutes deux quelque peu vraies et/ ou quelque peu fausses. Vrai et faux sont définis en logique comme des termes contraires (dont ils sont le prototype), alors que dans la langue ordinaire, ils fonctionnent comme des termes scalaires, V. Probable.
Pour une affirmation ordinaire renvoyant au monde partagé par les humains, le 100 % vrai et 100 % faux représentent les deux pôles de l’échelle du vrai/faux. Une affirmation peut être presque vraie, ou plus ou moins vraie ou fausse ; elle peut contenir un noyau de vérité. Une affirmation fausse peut être néanmoins quelque peu vraie, une affirmation vraie peut être néanmoins quelque peu fausse. Être faux est un compliment tout relatif, mais un compliment : le faux peut être rectifié, le même pas faux est sans espoir. De même, le mensonge est modalisable ; il contient une demi-vérité, une part de vérité.
Par de telles gradations, les affirmations essaient de s’ajuster à une réalité elle-même en perpétuelle transformation, alors que le réalisme postule la stabilité de la réalité considérée.

Effet de position

Le vrai logique échappe à la subjectivité ; alors que le vrai d’une affirmation peut être rapporté à une position : vrai d’un certain point de vue. Cela revient à restreindre la portée d’une affirmation, pour la maintenir dans la vérité, opération très légitime, mais dont il ne faut pas abuser, car elle peut rendre l’affirmation absolument irréfutable à bon marché (Doury 2003) : C’est vrai de mon point de vue. Si elles ouvrent une situation argumentative, ces positions sont très légitimes. Si elles permettent de soustraire les affirmations à la discussion, elles stérilisent la discussion.

Pertinence

La condition de vérité n’est pas une condition suffisante pour la parole ordinaire, pour qui toute vérité n’est pas bonne à dire,
1) Pour des raisons politiques ou morales, V. Conditions de discussion,
2) Pour des raisons de pertinence : tout le monde peut être d’accord que tel discours est parfaitement vrai mais absolument sans intérêt pour la discussion et l’action courantes (Sperber & Wilson, 1995).
Considérer que seul le 100% vrai est vrai reviendrait à exiger le maximum de précision sur tout ce qui est dit. C’est une façon de bloquer toute interaction

Véridicité du locuteur

Le dictionnaire donne à véridique deux sens principaux :

— [En parlant d’une personne] Qui dit la vérité ; qui exprime ce qu’il ressent ouvertement, sans dissimulation.
[En parlant d’une chose] Conforme à la vérité ; confirmé par les faits. (TLFi, Véridique)

Véridique se dit d’un dire (témoignage, récit, propos, appréciation…) et d’une représentation (portrait). Le dictionnaire distingue ainsi ce qu’il en est de la personne, le dire vrai et ce qu’il en est du dire, le vrai. On peut se demander s’il s’agit de polysémie, ou si le mot véridique prend comme unité le vrai et le dire-vrai, La vérité apparaît attachée tant à une personne qu’à un énoncé ; c’est ce que reprend la rhétorique qui considère que l’assentiment va autant à une personne, dans un certain état émotionnel, qu’à un énoncé. La vérité ne peut être reçue que dans une relation de confiance, V. Éthos.

La croyance absolue accordée aux dires auto-certifiés d’un Maître relève de la même attitude, V. Autorité. Il y a du vrai qu’on ne veut entendre que dans telle bouche, comme si le vrai avait déserté certains locuteurs pour en investir d’autres : “C’est vrai, mais pas dans ta bouche”.
Cette fusion du dire et du dit évoque la croyance qui, en Grèce archaïque,

[accordait] à trois types de personnages […], l’aède, le devin et le roi de justice, le commun privilège de dispenser la “Vérité” — du moins traduisons-nous ainsi le mot grec aléthéia (Vernant, 1969, p. 194 – à propos de l’ouvrage de Detienne, 1967).

Les gens vrais

Il n’y a pas de marque linguistique de l’énoncé vrai, seule l’identité et la tautologie se manifestent comme telles. Il n’y a pas davantage de marque de l’énonciation du vrai, c’est-à-dire d’indice apparent de véridicité du locuteur, sauf Pinocchio dont le nez s’allonge quand il ment.

Dans le monde contemporain, mis à part les sages et les gourous qui disent toujours le vrai à ceux qui les croient V. Autorité, le privilège de dire le vrai est accordé à certaines personnes dans certaines conditions.
D’abord, les gens pauvres et malheureux vivent dans le vrai, donc disent forcément vrai et pensent juste, selon la parabole rapportées par Luc 6, 20-26 « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. », V. Pauvreté.
De même, les enfants dont la parole est par essence véridique, et qui disent que le roi est nu quand il est nu.
Le privilège de véridicité est également accordé à tous ceux qui se trouvent dans une certaine condition, par exemple s’ils sont ivres, en vertu de l’adage in vino veritas, ou mourants, ou en proie à une grande émotion, comme dans la colère où on dit à l’autre “ses quatre vérités”.

Erreur, ruse et mensonge

Erreur ruse et mensonge sont des effets de subjectivité qui délimitent la véridicité. La parole décolle de la réalité quand on ment, mais aussi quand on se trompe, on ignore, on oublie, on est distrait, on confond le rêve et la réalité (personnes âgées), on raconte une histoire… ou on veut simplement rester poli.
L’erreur de calcul, la confusion mémorielle, l’oubli, la confusion relèvent de la subjectivité épistémique, autrement dit de la faiblesse de l’esprit et du corps individuels. Le mensonge relève de la subjectivité des affects et des intérêts. La différence entre l’erreur et le mensonge est une affaire de condition d’interaction et d’intentionnalité, V. Sophisme.
La communication est soumise à la maxime de qualité, qui suppose la sincérité, V. Coopération. Les conventions de vérité sont variables selon les situations d’interlocution. On dit à l’un des choses que l’on ne dit pas à l’autre, sans qu’il y ait erreur ni mensonge. La vérité n’est ni due ni dite à tout le monde, et pas dans la même extension.
On ment seulement dans des situations régies par la transparence des intentions, où le récepteur attribue au locuteur l’intention qu’il affiche dans ce qu’il dit : le mensonge est alors l’instrument de la manipulation.

2.3 L’argumentation comme une théorie effective de la vérité ordinaire

Le concept de théorie effective est apparu en physique théorique, et peut être généralisé à tous les domaines. L’idée est que les théories ne se détruisent pas mutuellement, que leur évolution est cohérente et non contradictoire, et que leur complexité croissante correspond à des différences d’échelle des phénomènes analysés. Sur fond de progrès technologiques, les théories progressent sans se renier, en s’articulant les unes aux autres comme des poupées russes. L’idée d’effectivité correspond à celle de niveau de pertinence d’une théorie :

Newton’s laws work extremely well. They are sufficient to devise the path by which we can send a satellite to the far reaches of the Solar System and to construct a bridge that won’t collapse. Yet we know quantum mechanics and relativity are the deeper underlying theories. Newton’s laws are approximations that work at relatively low speeds and for large macroscopic objects. (Lisa Randall Effective Theory [1] )

La vérité scientifique est un continuum produit par les différentes sciences. Ses étapes correspondent à des moments de stabilité qui définissent des domaines où des théories considérées comme absolument vraies, sont maintenant considérées comme localement vraies, mais toujours vraies.

La vérité ordinaire est une vérité effective, c’est-à-dire concrète et efficace du point de vue des humains. La première des théories effectives correspond à la conception ordinaire de la réalité, qui est par définition une théorie subjective. C’est cette théorie implicite (ou animale) qui fait que nous marchons comme si nous étions pleinement conscients que le sol ne s’effondrera pas sous nos pas. Un tel événement peut arriver, ce qui nous rappelle que notre conscience instinctive de ce qu’est le sol est bien une théorie, et qu’elle doit être révisée sous la pression de l’expérience. Cette théorie machinale est une théorie effective de la réalité des matériaux qui forment le sol.
Les physiciens d’après Newton nous disent que le sol est fait d’atomes, et que, selon Rutherford (1871-1937) leur noyau est composé de protons et de neutrons autour duquel gravitent des électrons. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les physiciens ont montré que ces constituants n’avaient rien d’ultime, et qu’ils étaient eux-mêmes faits de quarks dont l’assemblage obéit aux lois de la mécanique quantique. Selon ces résultats, la matière est surtout faite de vide. Mais cela n’a pas modifié notre théorie machinale de la marche, du sol et du point d’appui, qui reste parfaitement opératoire au niveau du monde habité par les animaux ordinaires.


[1] Le présupposé est maintenu dans la négation, Untel n’est pas un vrai salopard, et dans l’interrogation (Untel est un salopard, mais) est-ce un vrai salopard ?

[1] https://www.edge.org/response-detail/27044 (30-11-2020)


 

Prologue – Raw version

Prologue – DeepL version

The Dictionary_L takes into account the corrections, criticisms, suggestions… made by the users of the Dictionary of argumentation (2016) and the Dictionary of argumentation (2018).

I thank them very much for the welcome they have given to these books.
I hope they will continue to exercise their vigilance and creativity on the online Dictionary, making full use of the open discussion spaces on each dictionary entry and on each page of this site.

I hope that many entries will continue to benefit from
benefit from your discussions and improvements.

All contributors will of course be mentioned on the relevant entries, along with the revision date of the article (the entries are currently undated, which means by default that they are all dated 2021).

As recommended to me, this site is open by invitation, first to all those with whom I have research contacts.

By way of extension, I invite them to pass on the password to all their interested colleagues, as well as to their students who specialize in argumentation: this latter group is in fact the primary audience of this Dictionary.

 

Personally, I am now working on the physical improvement of the text. As you know, the switch from Word to WordPress leads to typographical errors, everything has to be fully checked.

I am taking up the idea of building a « Companion » to the Dictionary, and I hope to put the first elements of this new construction online very soon.

This site is in French, but the English version is not far away.The automatic translation gives good results, and it has not finished progressing.
So I hope to put online soon a raw version (or almost), which will be improved as needed.

Vertige

Arg. du VERTIGE


Locke rejette l’argumentation par l’ignorance
. Leibniz nuance cette condamnation et admet la validité de cet argument dans le cas d’une discussion où l’argumentation du proposant le conduirait à rejeter une vérité première.
L’opposant, par hypothèse, est dans l’incapacité de prouver positivement ces vérités premières ou de réfuter les preuves du proposant. Selon Leibniz, il peut invoquer légitimement l’argumentation par l’ignorance pour maintenir sa croyance dans de telles vérités : “si ce que vous dites était vrai, alors nous ne pourrions rien savoir”.

L’argument du vertige ou de la régression infinie est défini par Leibniz en relation avec sa discussion de l’argument sur l’ignorance (ad ignorantiam) de Locke :

On pourrait encore apporter d’autres arguments dont on se sert, par exemple celui qu’on pourrait appeler ad vertiginem, lorsqu’on raisonne ainsi : “Si cette preuve n’est point reçue, nous n’avons aucun moyen de parvenir à la certitude sur le point dont il s’agit”, et qu’on prend pour une absurdité. Cet argument est bon en certains cas, comme si quelqu’un voulait nier les vérités primitives et immédiates, par exemple que rien ne peut être et n’être pas en même temps, ou que nous existons nous-mêmes, car s’il avait raison, il n’y aurait aucun moyen de connaître quoi que ce soit. (Leibniz [1765], Livre IV, p. 511)

L’argumentation a la forme d’une argumentation par les conséquences dites absurdes parce que dramatiques, V. Pathétique ; Ignorance. Il s’agit des premiers principes de la connaissance, comme le principe de contradiction, que toute personne doit admettre sous peine de ne pouvoir rien dire. On a donc affaire à une forme d’argument sur les limites mêmes de notre possibilité de savoir.
À la différence de l’argument par l’ignorance, l’argument ad vertiginem serait donc valide dans la mesure où l’impossibilité sur laquelle il se fonde n’est pas une impossibilité subjective, liée à telle ou telle personne ou groupe, mais une impossibilité objective et rationnelle concernant l’humanité en tant que telle.

Leibniz ajoute à cela un développement sur les preuves convenant « à nos doctrines reçues et à nos pratiques » :

Mais quand on s’est fait certains principes et quand on les veut soutenir, parce qu’autrement tout le système de quelque doctrine reçue tomberait, l’argument n’est point décisif ; car il faut distinguer entre ce qui est nécessaire pour soutenir nos connaissances, et entre ce qui sert de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques. On s’est servi quelquefois chez les jurisconsultes d’un raisonnement approchant pour justifier la condamnation ou la torture des prétendus sorciers sur la déposition d’autres accusés du même crime ; car on disait : si cet argument tombe, comment les convaincrons-nous ? Et quelquefois, en matière criminelle, certains auteurs prétendent que dans les faits où la conviction est plus difficile, des preuves plus légères peuvent passer pour suffisantes. Mais ce n’est pas une raison. Cela prouve seulement qu’il faut employer plus de soin, et non pas qu’on doit croire plus légèrement, excepté dans les crimes extrêmement dangereux, comme, par exemple, en matière de haute trahison où cette considération est de poids, non pas pour condamner un homme, mais pour l’empêcher de nuire ; de sorte qu’il peut y avoir un milieu, non pas entre coupable et non coupable, mais entre la condamnation et le renvoi (*) dans les jugements où la loi et la coutume l’admettent. Ibid. p. 511-512.

Leibniz distingue entre les situations épistémiques où notre pouvoir de connaître est en jeu, « ce qui est nécessaire pour maintenir nos connaissances », et les situations sociales traitant des affaires humaines et de l’idéologie, qui « [servent] de fondement à nos doctrines reçues et à nos pratiques ». Le raisonnement démonstratif ne pouvant s’appliquer dans ce dernier cas, le « raisonnement probable » doit y être réhabilité faute de mieux.

Mais devoir se contenter de preuves plus faibles (comme le témoignage) dans le domaine pénal implique qu’une personne peut être condamnée sur la base de preuves insuffisantes, ce que Leibniz juge indésirable. Dans ce cas, il propose dans ce cas de rééquilibrer la faiblesse des preuves motivant la condamnation par des mesures de renvoi (pour complément d’enquête ou devant une autre juridiction)., et pourquoi pas, dans le cas des sorciers, vers une “mise hors de cour”, soit un non-lieu.
Selon la loi de faiblesse, un argument faible pour P est un argument pour non P, soit ici “il est innocent”. Comme le juge n’a pas de preuve en ce sens, il se contente d’appliquer le principe selon lequel l’absence de preuves joue en faveur de l’accusé.


[1] Lat. arg. ad vertiginem, du lat. vertigo “mouvement de rotation, vertige”.

Verbiage

VERBIAGE

La Logique de Port-Royal stigmatise la technique de l’invention comme stimulant la « mauvaise fertilité des pensées communes » (Arnauld et Nicole [1662], p. 235), V. Rhétorique. La même critique est adressée aux techniques de l’elocutio qui, en vantant et en stimulant l’abondance des mots, produisent un discours verbeux et redondant, V. Inutilité.

Parmi les causes qui nous conduisent à l’erreur par un faux éclat nous empêchant de la reconnaître, il faut mentionner une certaine éloquence grandiose et pompeuse. […] Car il est merveilleux de voir avec quelle douceur un faux raisonnement s’insinue par période qui flatte notre oreille, ou par une figure surprenante dont la contemplation nous charme. (Ibid., p. 279)

On reconnaît le discours “contre le langage orné”. Selon Cicéron, l’abondance de mots, copia verborum, définit l’éloquence. Le rejet de l’éloquence, renommée verbiage, est un point clé de l’opposition de la logique à la rhétorique.

La fallacie de verbiage est une sorte de méta-fallacie, la mère de toutes les fallacies car elle ouvre la voie à toutes les autres. D’après Whately :

Une très longue discussion est l’un des masques les plus efficaces des fallacies ; […] une fallacie, qui, affirmée sans voile […] ne tromperait pas un enfant peut tromper la moitié du monde si elle est délayée dans un gros in-quarto (Elements of Logic [1844], p. 171). (Cité par Mackie (1967, p. 179).

Le verbiage n’a rien à voir avec la nécessaire accumulation des faits dans l’induction, comme dans toute vision empirique et positive de la science.


 

Valeur

VALEUR

En argumentation, le terme valeur renvoie à :
— La valeur de vérité d’une proposition, v. Présupposition.
— La valeur d’une argumentation ou d’un argument, v. Évaluation ; Normes ; Force.
— La question des valeurs et des jugements de valeur, qui fait l’objet de cette entrée.

Les valeurs sont au fondement de la théorie de l’argumentation de Perelman et Olbrechts-Tyteca. Le Traité (1958) les introduit comme des objets essentiels de l’argumentation et postule, semble-t-il, la spécificité des principes qui les régissent. Mais, du point de vue de l’argumentation, rien dans le Traité ne semble s’opposer à ce qu’on fasse des valeurs des objets de discours comme les autres.

1. La découverte des valeurs par La Nouvelle Rhétorique

1.1 La découverte des valeurs

La tradition philosophique considère que les questions « sur le bien, les fins, le juste, le nécessaire, le vertueux, le vrai, le jugement moral, le jugement esthétique, le beau, le vrai, le valide » (Frankena 1967 : Value and Valuation) relèvent de domaines séparés (morale, droit, esthétique, logique, économie, politique, épistémologie).
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’elles ont été repensées dans le cadre d’une théorie générale des valeurs, de lointaine ascendance platonicienne. De là, « cette ample discussion sur la valeur, les valeurs, les jugements de valeur s’est ensuite répandue jusqu’en psychologie, dans les sciences sociales, les humanités et même dans le discours ordinaire » (ibid.).
La notion de valeur a été introduite dans le domaine de l’argumentation par la Nouvelle Rhétorique de Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], dans la filiation philosophique de Dupréel (1939) (Dominicy s. d.). Cette notion est également au centre des travaux de Carl Wellman (1971) sur le raisonnement conductif.
La question des valeurs est non seulement à l’origine du développement de la nouvelle rhétorique, mais elle en constitue le fondement permanent, comme le montre le chapitre introductif de la Logique juridique (1979) intitulé « La nouvelle rhétorique et les valeurs ».

Perelman présente sa découverte de la théorie de l’argumentation comme le dépassement d’un programme de recherche sur une « logique des jugements de valeur » (1979, § 50, p. 101 ; 1980, p. 457). Cette recherche l’a conduit aux constats suivants :

« Il n’y a pas de logique des jugements de valeur » (ibid.) qui permettrait leur organisation rationnelle, conclusion qui est dite « inattendue » (ibid.).

— Contrairement au projet de la philosophie classique, il est impossible de construire une ontologie qui permettrait un calcul des valeurs réglant leur hiérarchisation.

— Le traitement des valeurs par le positivisme logique aboutit à une impasse. Il maintient une coupure entre les valeurs et les faits dont elles ne peuvent être dérivées. Cette coupure a pour conséquence de rejeter dans l’irrationnel tout recours aux valeurs ; or les valeurs sont au fondement du raisonnement pratique, aboutissant à la prise de décision. En particulier, selon la vision positiviste, le droit devrait être considéré comme irrationnel puisqu’il repose sur des affirmations de valeurs. Cette conclusion est unanimement considérée comme absurde et inacceptable.

À la recherche d’autres méthodes capables de rendre compte de l’aspect rationnel du recours aux valeurs, Perelman les découvre dans la Rhétorique et les Topiques d’Aristote, qui lui fournissent les instruments permettant une étude empirique de la manière dont les individus justifient leurs choix raisonnables. Il a ainsi été amené à redéfinir son objectif théorique non plus comme une logique mais comme une (nouvelle) rhétorique (ibid.).

1.2 L’opposition valeur/fait, jugement de valeur / jugement de réalité

La NR articule deux questions concernant les valeurs.
— La première est d’origine logique. Elle concerne les jugements de valeur, portés sur un être ou sur une situation concrète.
— La deuxième est d’origine philosophique. Elle concerne les valeurs substantielles telles que le vrai, le beau et le bien, qui sont les plus générales de toutes les valeurs.

La NR approche les valeurs par les distinctions suivantes.

1.2.1 Les bases de l’opposition selon le TA

Les faits sont nécessaires et contraignent l’esprit, alors que les valeurs demandent une adhésion de l’esprit.
Mais en pratique, les jugements de valeurs et les jugements de réalité sont difficiles à distinguer. Des considérations contextuelles peuvent être nécessaires pour caractériser un jugement comme un jugement de valeur : “c’est une voiture” peut être un jugement de fait ou un jugement de valeur ; “c’est une vraie voiture” est seulement un jugement de valeur (voir Dominicy, n. d., p. 14-17).

Les jugements de valeur ne peuvent être ni dérivés de, ni opposés aux jugements de réalité. Valeurs et faits vivent dans des mondes distincts.

— En science, si deux jugements de vérité sur une même réalité sont contradictoires, l’un d’eux est nécessairement faux (principe du tiers exclu). Mais deux jugements de valeur contradictoires sur un même objet, “ceci est beau ! vs ceci est laid !”, peuvent tous deux être justifiés (mais pas d’une même voix), indépendamment de tout appel à la réalité.

— Les contradictions légitimes entre jugements de valeur ne peuvent être résolues en éliminant une des valeurs en conflit, comme on élimine une proposition fausse. On peut seulement hiérarchiser les valeurs (ibid., p. 107).

Le Traité conclut en maintenant, « à titre précaire », et pour des auditoires particuliers, l’opposition entre jugement de fait et jugement de valeur (p. 680)

La dichotomie fait/valeur est au fondement de la construction argumentative perelmanienne. Elle absolutise l’écart entre le raisonnable des pratiques courantes et du droit et le rationnel de la logique et des sciences, consacrant ainsi le fossé entre “les deux cultures”, celle des faits (sciences) et celle des valeurs (humanités), V. Démonstration ; Preuve.

1.2.2 Faits et valeurs : deux types « d’objets d’accord » de l’argumentation ?

Les accords dans le Traité

Pour Perelman, le fonctionnement comme argument des affirmations de valeur comme des affirmations de réalité et de vérité présuppose laccord des participants. L’ensemble de ces « accords préalables » à l’argumentation proprement dite crée une atmosphère de « communion » (p. 74) permettant le développement de la situation argumentative-rhétorique proprement dite.

Toujours selon le Traité, l’argumentation peut se fonder sur deux classes d‘objets, un objet étant défini comme tout ce sur quoi on peut être ou non d’accord :

Nous nous demanderons quels sont les objets d’accord qui jouent un rôle différent dans le processus argumentatif. Nous croyons qu’il sera utile, à ce point de vue, de grouper ces objets en deux catégories, l’une relative au réel, qui comporterait les faits, les vérités et les présomptions, l’autre relative au préférable, qui contiendrait les valeurs, les hiérarchies et les lieux du préférable (Id., p. 88 ; souligné dans le texte).

Le Traité dit encore que

La notion de “fait” est caractérisée uniquement par l’idée que l’on a d’un certain genre d’accords au sujet de certaines données, celles qui se réfèrent à une réalité objective. (Id. p. 89)

Les faits se définiraient par un accord sur les données objectives et les valeurs se définiraient par un accord sur quelque chose qui ne relève pas de la réalité objective : on a le sentiment que la notion d’accord efface la distinction fait/valeur.
On retient que, pour les nécessités de l’argumentation et de la communication, l’accord peut se réaliser sur les faits comme sur les valeurs, ce qui leur permet d’être utilisés comme arguments.

Remarque : L’accord est-il un prérequis de l’argumentation ?

L’argumentation fonctionne aussi bien en régime de désaccord qu’en régime d’accord.
Les participants peuvent être en désaccord sur les faits comme sur les valeurs. Comme les valeurs, les faits ne s’imposent pas à l’esprit, mais doivent faire l’objet d’une adhésion. L’absence d’accord ne fait nullement obstacle à leur utilisation argumentative. A fortiori, dans une situation argumentative où se développe un désaccord profond, les discours des uns et des autres prennent appui sur des valeurs radicalement incompatibles et des faits contestés par l’autre partie. Faits et valeurs doivent alors être négociés par les parties et composés par le médiateur. C’est dans ces processus d’ajustement que l’argumentation prend toute sa raison d’être.
Le rôle des tiers (juge, électeur, médiateur, votant) devient alors essentiel pour trancher les conflits de valeurs et de réalité, toujours en référence à un cas particulier.

2.1.3 Statut de l’épidictique

Selon Perelman, le processus d’acquisition des valeurs est différent du processus d’acquisition de la vérité. Les valeurs sont acquises en particulier à travers l’éducation et le langage et elles font l’objet de renforcement spécifique à travers le genre épidictique.
Les genres délibératif et judiciaire sont des genres argumentatifs, visant à la prise de décision collective en situation de conflits de positions. Selon Perelman, le genre épidictique a un statut tout différent, il n’admet pas la contradiction ; son objet est le renforcement de l’adhésion aux valeurs du groupe afin de déclencher l’action, V. Émotion. Sans les valeurs, « les discours visant à l’action ne pourraient trouver de levier pour émouvoir et mouvoir leurs auditeurs. » (1977, p. 33)

Alors qu’il insiste sur les contradictions irréductibles qui règnent dans le domaine des valeurs, Perelman soustrait finalement les valeurs à la contradiction sociale effective en faisant de l’épidictique un genre par nature unanimiste.
Le genre épidictique peut exclure le blâme et se restreindre à l’éloge, par des conventions littéraires et sociales alignant sur l’hagiographie des saintes et des saints les hommages rendus aux femmes et aux hommes vivants et morts. Ces conventions ne sont pas différentes de celles qui veulent qu’un groupe dresse des statues à ses héros et ses saints, et pas à ses canailles et à ses démons.
C’est le cadre social des discours d’hommage et de vénération et non pas la nature des choses qui, le cas échéant, exclut le blâme, et non pas la nature des choses. L’avocat du Diable a toujours un rôle à jouer, même dans les dossiers de canonisation. Si l’éloge des défunts est unanime, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’opposant ou que les opposants n’ont rien à dire, mais parce que, par convention de deuil, ils se taisent. L’éloge épidictique de la vertu cesse d’être unanime dès qu’on lui donne un contenu précis.

Pris hors de cette pratique conventionnelle, l’épidictique se définit par deux actes de langage symétriques, l’éloge et le blâme. Ces actes définissent moins un genre qu’une position (footing) qui peut être prise aussi bien dans le discours politique que dans le discours judiciaire.

2. Schèmes argumentatifs et « lieux des valeurs » : deux types de règles ?

2.1 Valeurs et lieux des valeurs VS. Faits et schèmes argumentatifs ?

Selon le Traité, à l’opposition des valeurs et des faits correspond l’opposition des principes argumentatifs qui les régissent. Les valeurs sont régies par les lieux (loci, topoi):

Quand il s’agit de fonder des valeurs ou des hiérarchies ou de renforcer l’intensité de l’adhésion qu’elles suscitent, on peut les rattacher à d’autres valeurs ou à d’autres hiérarchies pour les consolider, mais on peut aussi avoir recours à des prémisses d’ordre très général, que nous qualifierons du nom de lieux, les [tópoi] d’où dérivent les Topiques [d’Aristote], ou traités consacrés au raisonnement dialectique. (P. 112)

Le Traité est formel sur ce point :

Nous n’appellerons lieux que des prémisses d’ordre général permettant de fonder des valeurs et des hiérarchies, et qu’Aristote étudie parmi les lieux de l’accident. (P. 113)

À contrario, on comprend que les principes qui fondent, c’est-à-dire qui justifient, les conclusions factuelles ne seront pas appelées lieux (loci, tópoi), et c’est bien ce que l’on constate dans la 3e partie du Traité. Cette partie, qui forme l’essentiel de l’ouvrage, est intitulée « Techniques argumentatives », techniques qui sont caractérisées par l’emploi de « schèmes argumentatifs » (p. 251).
Mais on constate évidemment que les schèmes, les techniques d’association correspondent étroitement à ce que la tradition appelle « lieux communs argumentatifs”, ce que le Traité ratifie dans une incidente d’une importance capitale si l’on considère les tentatives précédentes pour opposer faits et valeurs : ces schèmes

[peuvent être aussi être considérés] comme des lieux de l’argumentation (p. 255).

On renonce donc à réserver l’appellation lieu aux seules règles des valeurs. Il resterait à apprécier les conséquences de ce réalignement terminologique sur l’opposition conceptuelle fait/valeur.

2.3.2 Lieux des valeurs

Sont considérés comme les loci « les plus courants » les suivants (id., p. 95/) :

— Lieu de la quantité, selon lequel quelque chose vaut mieux qu’autre chose pour des raisons quantitatives. (id., 115)
— Lieu de la qualité, utilisé « quand l’on conteste la vertu du nombre ». (id., p. 119)
— Lieu de l’ordre : Les lieux de l’ordre affirment la supériorité de l’ antérieur sur le postérieur. (id., p. 125)
— Lieu de l’existence : Les lieux de l’existant affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel, sur le possible, l’éventuel, ou l’impossible. (id., p. 126).
— Lieu de l’essence : on « [accorde] une valeur supérieure aux individus en tant que représentants bien caractérisés de [l’]essence » (id., p. 126).

Ces lieux dits des valeurs correspondent aux lieux de l’accident des Topiques d’Aristote (id., p. 113), V. Topique du préférable. L’accident est une prédication sur un objet. Les lieux de l’accident sont, par définition, opératoires sur le champ des objets aussi bien que sur celui des valeurs
De telles liaisons graduelles peuvent être représentées par des échelles argumentatives corrélées, V. Échelle ; Topos en sémantique.
Le processus de valorisation se comprend par la justification qu’on en donne :

X est (+) parce que il y en a beaucoup, peu
c’est rond, c’est lourd, ça n’a pas de forme, c’est couleur moutarde
j’aime
il y en a peu, ça vient de sortir
il l’a fait avant, c’est un classique
c’est là, c’est disponible, c’est facile, c’est difficile, c’est possible

La justification est satisfaisante dès que l’interlocuteur est satisfait. Du point de vue argumentatif, la structure justificative n’est pas différente de :

C’est inflammable, c’est très sec, et ils ont mis des produits dedans.

La préférence correspond aux mêmes structures au comparatif, qu’on peut représenter sur une échelle :

X est (+) que Y parce qu’encore plus (+) (moderne, etc.

————/————————/————————> (+) MODERNE
              Y                               X

Les valeurs ne se distinguent ni par leur nature ni par leur règle d’usage dans l’argumentation. Elles peuvent plus ou moins se classer selon leur degré de généralité. Les plus abstraites ne sont privilégiées et retenues pour fondamentales que par une valorisation réglée sans doute par le lieu de l’essence.
Elles ne sont pas régies par des schèmes argumentatifs spécifiques, mais par les schèmes communs.

C’est ce qu’on constate également lorsqu’on passe aux opérations permettant de justifier des valeurs et aux opérations de valorisation (infra, §4).

3. Valeur, émotion et orientation

Le passage suivant est peut-être clé pour la compréhension du rôle des valeurs dans la philosophie de Perelman. Par une habile dissociation, la Nouvelle rhétorique met hors champ les « passions » au profit des valeurs :

Notons que les passions, en tant qu’obstacles, ne doivent pas être confondues avec les passions qui servent d’appui à une argumentation positive, et qui seront d’habitude qualifiées à l’aide d’un terme moins péjoratif, tel que valeur par exemple. (Ibid., p. 630 ; je souligne)

Voir également la citation supra (§2.1.B) : le rôle des valeurs est « [d’]émouvoir et mouvoir » l’assistance.

La notion de valeur renvoie aux questions de la subjectivité, de l’émotion, et, sur le plan sémantique, de l’orientation et des biais constitutifs du parler ordinaire. Les mots exprimant des valeurs sont des mots porteurs d’orientations argumentatives, constitués en couples antonymiques. Ce lexique organisé par l’antonymie peut être considéré comme un gigantesque réservoir de “couples antagonistes”, générateurs et organisateurs de situations argumentatives :

“plaisir/déplaisir”, “savoir/ignorance”, “beauté/laideur”, “vérité/mensonge” ; “vertu/vice ; “harmonie/chaos, discorde” ; “amour/haine ; “justice/injustice”, “liberté/oppression” …

L’antonymie s’exprime également par des syntagmes plus ou moins figés (“expression de soi / refoulement”, “vie au grand air / vie dans les bureaux”). Le discours peut enfin construire de longues séquences anti-orientées, sous la figure de l’antithèse.
Le rapport de valorisation/dévalorisation peut être inversé : esthétique de la laideur/(beauté), éloge classique de la cohérence et de la constance, éloge baroque de l’inconstance, etc. 

La pomme et les trois libidos
La tendance à l’atomisation et à la multiplication des valeurs ne met pas en cause le fait que le discours rhétorique a toujours tablé sur certaines valeurs substantielles, peut-être plus prosaïques que “le Vrai, le Bien, le Beau, l’Absolu” (voir supra), mais solidement attachées à la condition humaine et ayant un contenu relativement spécifiable, à savoir honos, uoluptas, pecunia, la gloire, c’est- à-dire le désir de reconnaissance ; le plaisir sous toutes ses formes ; l’argent et les biens matériels. Ces trois investissements libidinaux constituent ainsi, d’après la Genèse, les trois valeurs principales objets des désirs humains.
C’est la valorisation du réel par les trois libidos qui a mis fin à l’état d’innocence :

La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence. (Genèse 3, 6)

« Bon à manger » : le bon, comme plaisir des sens ; « agréable à la vue » : le beau, plaisir des yeux ; « précieux pour ouvrir l’intelligence » ; le vrai, plaisir du savoir, qui ne figurait pas dans la précédente trinité des valeurs. Ces trois valeurs sont disponibles pour une valorisation immédiate dans l’argumentation pragmatique, qui est en fait le schème d’argument préféré du Diable ; conjugués, ces trois plaisirs définissent le divin : « le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (id. 3, 5).

3. Fonder et exploiter les jugements de valeur

Les jugements de valeur entrent dans les argumentations avec un statut d’axiome — joker serait peut-être plus exact – utilisable à tout moment pour infléchir ces argumentations. Ils fonctionnent selon les schèmes ordinaires.

3.1 Argumentation justifiant un jugement de valeur

En français, le terme “valorisation” a une orientation positive ; le mot suppose l’apport d’un surcroît de valeur : il s’agit toujours d’une « hausse de la valeur marchande » ; de « donner plus de valeur » ; de « passer à une utilisation plus noble » (Larousse, Valorisation [1]). Il est impossible de parler de “valorisation” au sens d’évaluation négative. On parlera donc d’évaluation (positive ou négative) pour désigner l’opération argumentative situant un fait, une déclaration, une proposition d’action par rapport à une valeur.
La prédication d’une valeur sur un fait ou un objet s’effectue selon une procédure argumentative standard. Par exemple, la souveraineté nationale est une valeur, comme en témoignent les usages des syntagmes “la souveraineté est une valeur”. Sa racine se trouve dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. [2]

La souveraineté est au principe de l’autorité légitime. Le fait de figurer dans cette “Déclaration” lui confère son statut d’axiome, utilisable à tout moment pour infléchir une argumentation.

Une question concrète d’évaluation se pose si, par exemple, telle disposition d’un traité demande à être évaluée par rapport à cette valeur. Pour cela, on recourt aux précédents, c’est-à-dire aux éléments de définition de référence, enrichis de leurs corollaires légaux et des expériences tirées des situations passées, le tout avec les marges de négociation habituelles. L’opération d’évaluation a la forme suivante :

— La souveraineté nationale se définit par les conditions Ci, Cj, Ck…
(souveraineté financière, militaire…) telles qu’elles ont été invoquées pour motiver les décisions Da, Db, …
— Dans des circonstances analogues, telle assemblée de référence a décidé que tel traité respectait/ne respectait pas ces conditions. Donc, le présent traité se situe/ne se situe pas dans la ligne de telle et telle décision passée.
— Donc, nous pouvons/ne pouvons pas signer ce traité (sans renoncer à notre souveraineté nationale).

3.2 Argumentation exploitant des évaluations

L’argumentation par l’absurde, l’argumentation pragmatique supposent des opérations de valorisation :

Question : Faut-il faire F ?
Argumentation : F aura pour conséquence C1
Évaluation positive de C1 :

C1 est (+) du point de vue de la valeur Vi: “C’est bénéfique pour la santé publique.”
Conclusion : Faisons F.

La réfutation peut emprunter deux chemins :

(i) Contre-évaluation de C1 :

C1 est (–) du point de vue de la valeur Vj : “C’est une atteinte aux libertés”.

Cette intervention ouvre une stase d’évaluation, Vi(+) vs. Vj(-). Le dilemme est tranché par une hiérarchisation des valeurs Vi et Vj en fonction des circonstances de la discussion.

(ii) Introduction d’une autre conséquence :

F aura pour conséquence C2
Évaluation de C2 : C2 est (–) du point de vue de la valeur Vm.

Vm peut être identique à Vi, ce qui donne à la réfutation une teinte ad hominem :
La légalisation du cannabis réduira certes l’activité des petits trafiquants, mais elle développera celle des gros trafiquants.

Dans les deux cas, la conclusion reste : Ne faisons surtout pas A. On peut sortir de l’impasse par une hiérarchisation adaptée aux circonstances du moment : “Mais là, Vi est moins importante que Vm ”.

En période de pandémie, les impératifs de santé publique permettent de restreindre les libertés.
La liberté est proclamée dans la devise républicaine, pas la santé publique.

On peut également invalider une valeur par ses conséquences pratiques ; ce schème d’argument semble privilégié pour toutes les formes de traitement des valeurs :

Au nom de la liberté, on dit et on fait n’importe quoi
Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! (Manon Roland, Girondine, guillotinée pendant la Révolution française).


[1] [http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/valorisation/81001], (20-09-2013).
[2] Cité d’après https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen-de-1789 ( 20-01-2022).

Typologies Contemporaines

Trois TYPOLOGIES CONTEMPORAINES

Perelman & Olbrecht-Tyteca (1958) proposent une réelle typologie des schèmes d’arguments, articulée sur plusieurs niveaux, selon des principes originaux. Toulmin, Rieke & Janik (1984) proposent une liste de neuf « formes de raisonnement ». Walton, Reed & Macagno  reviennent à une liste systématique et détaillée des schèmes d’argument.

1. Perelman & Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation, 1958

Perelman & Olbrecht-Tyteca proposent une première typologie des arguments, dans le Traité de l’argumentation (1958). Perelman la reprend en 1977 avec quelques simplifications significatives dans L’Empire rhétorique ; la Logique juridique (1979), présente l’ensemble des arguments juridiques.

1.1 Typologie du Traité

D’après Conley, le Traité contient « plus de quatre-vingt formes différentes d’argumentation, et des remarques éclairantes sur plus de soixante-cinq figures » (1984, p. 180-181), richesse qu’il oppose à la « logique honteuse » [renegade logic] de Toulmin.
Ces formes d’argumentations sont présentées dans la troisième partie du Traité, « Les structures argumentatives », qui est composée de cinq chapitres :

Chap. 1. Les arguments quasi-logiques
Chap. 2. Les arguments basés sur la structure du réel
Chap. 3. Les liaisons qui fondent la structure du réel
Chap. 4. La dissociation des notions
Chap. 5. L’interaction des arguments

Le chapitre 5 correspond à la structure argumentative textuelle ; y sont discutées des questions de dispositio. Les autres chapitres sont consacrés aux techniques argumentatives ; ils opposent les techniques d’association (chap. 1 à 3) à la technique de dissociation (chap. 4).
Les techniques d’association correspondent aux classiques topos, ou schèmes d’argumentation. Elles sont décrites dans les trois premiers chapitres.
La technique de dissociation est une stratégie spécifique qui repose sur une redéfinition des termes. V. Dissociation, Distinguo ; Définition persuasive.

1.1 « Les techniques d’association »

Perelman souligne les liens entre les trois grands types d’arguments permettant « d’associer » un argument à une conclusion.

 « Arguments quasi-logiques » (§46-59)

Cette catégorie couvre les schémas d’argumentation suivants :

    • 46-49. Contradiction et incompatibilité ; le ridicule
    • 50-51. Identité et définition ; analyticité, analyse et tautologie
    • 52. Règle de justice
    • 53. Réciprocité
    • 54. Transitivité
    • 55-56. Partie/tout
    • 57. Comparaison
    • 58. L’argumentation par le sacrifice
    • 59. Probabilités

Les arguments quasi-logiques « prétendent à une certaine force de conviction, dans la mesure où ils se présentent comme comparables à des raisonnements formels logiques ou mathématiques » (p. 258).
Cette définition peut être rapprochée de la définition d’un argument fallacieux comme étant « un argument qui semble valable, mais qui ne l’est pas ». (Hamblin 1970, p. 12).

« Arguments basés sur la structure du réel » (§60-77)

L’étiquette générale « argument fondé sur la structure du réel » recouvre les arguments « censés être en accord avec la nature même des choses » (p. 191), qui « utilisent [la structure de la réalité] pour établir une solidarité entre les jugements acceptés et d’autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261). Les liaisons de succession et de causalité structurent cet ensemble d’argumentations. Figurent d’abord parmi les arguments de cette catégorie :

— Le lien causal, l’argument pragmatique, §61-63
Les §63-73 présentent les arguments où la causalité est liée à l’action humaine :
— Les fins et les moyens : l’argument du gaspillage ; l’argument de la direction (§64-68)
— La personne et ses actes, L’argument d’autorité ; le groupe et ses membres (§68-73)
— La notion de “relation de coexistence” est étendue à “l’acte et l’essence” et à “la relation symbolique” (§74-75).
— Les §76-77 présentent des arguments « plus complexes », de second niveau :

L’argument de double hiérarchie (§74)
Arguments concernant les différences de degré et d’ordre. (§75)

Le chapitre VIII de L’Empire rhétorique reprend l’intitulé « Arguments basés sur la structure du réel » et regroupe les mêmes schèmes sous trois intitulés :

— Les relations de succession
— Les relations de coexistence
— La liaison symbolique, les doubles hiérarchies, les différences d’ordre.

« Liaisons qui fondent la structure du réel »  §78-88

Cette étiquette correspond à des arguments exploitant des liaisons paradigmatiques ou métaphoriques. La catégorie correspondante est divisée en deux sous-catégories :
— « Le fondement par le cas particulier » : argumentation par l’exemple ; illustration ; Modèle et antimodèle (§78-81).
— « Le raisonnement par analogie » et la métaphore (§82-88).

L’intitulé « … qui fondent la structure du réel » n’est pas retenu dans L’Empire rhétorique. Les contenus correspondants sont regroupés sous deux chapitres distincts :

Chap. IX, L’arguments par l’exemple, l’illustration et le modèle
Chap. X, Analogie et métaphore

On ne retrouve donc pas la distinction opérée par le Traité entre les arguments “fondant” la structure du réel et ceux “basés sur” la structure du réel.

La distinction faite dans le présent ouvrage entre argumentation établissant / exploitant une relation de causalité, un lien d’analogie, une définition, une autorité est d’une autre nature. L’utilisation réussie d’un argument fondé sur l’autorité, etc. présuppose que l’autorité exploitée a été préalablement établie.

1.2 Les techniques de dissociation

La différence fondamentale entre les techniques d’association et de dissociation est que les premières opèrent sur des jugements ; elles « établissent une solidarité entre les jugements acceptés et les autres que l’on souhaite promouvoir » (p. 261) ; elles correspondent aux schémas argumentatifs proprement dits.

En revanche, les techniques de dissociation opèrent sur des « concepts » (p. 411 ; je souligne) : « [elles] se caractérisent principalement par les modifications qu’elles introduisent dans les notions, puisqu’elles visent moins à utiliser le langage accepté qu’à s’orienter vers une nouvelle formulation » (p. 191-192). Les deux termes de l’opposition association/dissociation sont donc de nature très différente.

2. Toulmin, Rieke, Janik, An introduction to reasoning [Introduction au raisonnement], 1984

Toulmin, Rieke, Janik distinguent neuf formes argumentatives «most frequently to be met with in practical situations. » (1984, p. 147-155 ; p. 155)

— Quatre formes fondamentales

reasoning from  raisonnement par :
analogy analogie
generalization généralisation
sign signe
cause cause

— Cinq autres formes :

dilemma dilemme
authority autorité
classification classification
opposites contraires
degree degré

Dans l’argumentation fondée sur le degré, « the different properties of a given thing are presumed to vary in step with one another » (id., p. 155)

Ce groupe restreint a un air de famille avec les listes classiques dérivées de Cicéron, V. Typologies anciennes, §2

4. Douglas Walton, Chris Reed, Fabrizio Macagno, Argumentation schemes [“Schèmes argumentatifs”], 2008.

L’ouvrage propose un aide-mémoire des types d’arguments [A user’s compendium of schemes] (2008, p. 308-346). Les différents schémas ou schèmes (schemes) sont désignés par le mot argument, à l’exception de (19), (20), (21), respectivement Argumentation from values, from sacrifice, from the group and its members. Chacune de ces formes admet des sous-types.

4.1 Autorités : position, expertise, témoignage, plus grand nombre (p. 309-314)

1. argument from position to know : a. fondée sur le fait qu’on est bien placé pour savoir
2. a. from expert opinion a. fondée sur l’expertise
3. a. from witness testimony a. fondée sur un témoignage
4. a. from popular opinion,
ad populum
a. invoquant l’opinion courante, ad populum
5. a. from popular practice a. invoquant la pratique courante

Les arguments (4) sont tirés de ce que les gens croient généralement, tandis que les arguments (5) se réfèrent à ce que les gens font généralement.

4.2 Exemple, analogie (p. 315-316)

6. a. from example a. fondée sur un exemple
7. a. from analogy a. fondée sur une analogie
8. Practical reasoning from analogy Raisonnement pratique par analogie

Les arguments (7) concernent les croyances ; les arguments (8) justifient une façon de faire par le fait qu’elle est conforme à la façon de faire courante.

4.3 Composition et division (p. 316-317)

9. a. from composition a. fondée sur la composition
10. a. from division a. fondée sur la division

4.4 Négation, opposition (p. 317-318)

11. a. from opposition (contradictory, contrary, converse, incompatible) a. fondée sur une opposition (contraire, contradictoire, converse, incompatible)
12. Rhetorical argument from opposition Argumentation rhétorique par opposition

(topos des contraires)

Les schémas d’argumentation basés sur la négation peuvent être logiquement valables ou non ; leur définition est toujours délicate.

4.5 Alternative (p. 318-319)

13. argument from alternatives Argumentation fondée sur l’existence d’une alternative (connecteur ou, disjonction)

(13) exprime le raisonnement sur la disjonction exclusive ; le rejet d’un terme entraîne l’acceptation de l’autre.

4.6 Classification (p. 319-320)

14. a. from verbal classification A. de la classification verbale

« a a la propriété F, et pour tout x, si x a la propriété F, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).
L’ensemble des F est inclus dans celui des G. »

15. a. from definition to verbal classification A. de la définition à la classification

« a est défini (catégorisé) comme un D, et pour tout x, si x tombe sous la définition D, alors x a la propriété G, donc a a la propriété G » (ibid., p. 319).

16. a. from vagueness of a verbal classification a. du vague d’une classification verbale
17. a. from arbitrariness of a verbal classification a. de l’arbitraire d’une classification verbale

Si, dans un dialogue donné, un segment n’atteint pas le degré de précision requis par ce dialogue, (est « too vague »), ou s’il est “arbitrairement défini”, alors ce segment doit être rejeté (ibid., p. 319-320). Ces cas relèvent des maximes conversationnelles prévues par le principe de coopération de Grice.

4.7 Personnes, valeurs, actions et sacrifice (p. 321-327)

18. Argument from interaction of act and person  Arg. de l’acte à la personne et de la personne à l’acte
19. Argumentation from values  Arg. fondé sur des valeurs
20. Argumentation from sacrifice  Arg. fondée sur le sacrifice

Le schème 20 exprime le fait que la valeur d’un objet est proportionnelle à celle des sacrifices qu’on consent pour l’obtenir. Ce schème n’a rien à voir avec 24. Argument from waste ni 25. Argument from sunken costs, (voir infra).

21. a. from the group and its members  Arg. généralisant au groupe une qualité de ses membres

« Si un membre m d’un groupe G possède telle propriété Q (« m has […] Q »), alors tous les membres du groupe la possèdent également (« G has […] Q »). Le schème 21 exprime le topos proverbial “Qui se ressemble s’assemble” : si une personne est raciste, on suppose que les gens qu’elle fréquente le sont également. La propriété est généralisée aux autres membres du groupes, puis au groupe lui-même. Si un individu est grand, le groupe auquel il appartient n’est pas forcément grand.

22. Practical reasoning Raisonnement pratique
23. Two-person practical reasoning Raisonnement pratique impliquant deux personnes

Selon (21) on poursuit une fin, alors on doit accepter les moyens et étapes nécessaires pour l’atteindre. 22. précise que l’on doit accepter les moyens suggérés par quelqu’un d’autre.

24. argument from waste a. du gaspillage
25. a. from sunk costs a. des coûts irrécupérables(i)

Les pages 10-11 (ibid.) donnent pour synonymes argument from waste, référé à Perelman et Olbrechts-Tyteca, et argument from sunk costs. Ils figurent cependant ici sous deux entrées.

4.8 Ignorance (p. 327-328)

26. a. from ignorance a. fondée sur l’ignorance
27. epistemic argument from ignorance a. épistémique fondée sur l’ignorance

Le schème 27. couvre le cas “si c’était vrai, les journaux en auraient certainement parlé”.

4.9 Cause, effet ; abduction ; conséquence (p. 328-333)

28. argument from cause to effect a. fondée sur la cause et concluant à l’effet
29. a. from correlation to cause a. concluant d’une corrélation à une causalité
30. a. from sign a. fondée sur le signe
31. abductive argumentation scheme Schème pour l’argumentation abductive
32. argument from evidence to a hypothesis a. justifiant ou rejetant une hypothèse à partir des faits
33. a. from consequences a. pragmatique, par les conséquences positives ou négatives
34. Pragmatic argument from alternatives a. pragmatique dans le cas d’une alternative

Le schème 34. est un cas particulier de (33), le choix est entre faire/ne pas faire quelque chose et souffrir/ne pas subir de conséquences négatives.

4.10 Les émotions : peur et pitié (p. 333-335)

35. argument from threat menacer (arg.) pour faire agir
36. a. from fear (appeal to f.)) faire peur (arg.) pour faire agir
37. a. from danger dissuader de faire en arguant d’un risque encouru

Les schèmes (35), (36), (37) correspondent à différentes stratégies utilisant la peur.

38. a. from need for help une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à quelqu’un
39. a. from distress une action est justifiée par l’aide qu’elle apporte à -quelqu’un qui est dans la détresse

Les deux émotions envisagées sont la peur (35, 36, 37) et la pitié (38, 39). La colère, la honte, sont également des émotions a grand potentiel argumentatif.V. Émotion ; Promesse et menace.

4.11 Engagement, ethos, ad hominem (p. 335-339)

40. a. from commitment  Arg. fondée sur les engagements

Comme pour les formes (16) et (17), l’univers de discours de référence est ici un jeu dialectique ou un dialogue tendant à se dialectiser. L’argumentation sur l’engagement (prise en charge, committment) soutient que, ayant pris en charge P, le locuteur doit aussi prendre en charge Q (is committed to) Q, car Q est une conséquence (est déductible ?) de P.

41. ethotic argument  a. éthotique
42. generic ad hominem  a. ad personam
43. Pragmatic inconsistency  a. ad hominem opposant les croyances et les actes
44. argument from inconsistent commitment  a. ad hominem
45. Circumstantial ad hominem  Arg. ad hominem contextuel

Le schème 44. porte sur la fluctuation et l’incohérence des principes et croyances du locuteur.

Les schèmes (43) et (45) expriment des formes de contradictions entre les engagements personnels et les actions.

Les formes (43), Pragmatic inconsistency, et (45), Circumstantial ad hominem, semblent très proches.

46. argument from bias  Arg. du parti pris
47. bias ad hominem  Arg. de la personnalité biaisée

Les formes (46) et (47) sont très proches : (46), A. from bias : “L est de parti-pris ; ses conclusions sont suspectes” ; (47), Bias ad hominem : “L est de parti-pris ; je ne lui fais pas confiance”. Le parti-pris est relatif à un domaine, mais il est commode de considérer que toute la personnalité est biaisée (ce qu’on appelait naguère un “esprit faux”).

4.12 Gradation ; pente glissante (p. 339-341)

48. argument from gradualism  Arg. fondé sur la progression, l’itération

D’après les commentaires pages 114-115 (ibid.), la forme (48) relève de la pente glissante, slippery slope, formes (49) à (53). Elle exprime le paradoxe du sorite, également mentionné en (52).

49. Slippery slope argument  Arg. de la pente glissante
50. Precedent slippery slope argument  Arg. combinant pente glissante et précédent

Le schème 50. exprime le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter un traitement exceptionnel, car cette exception fonderait une ligne de précédents aboutissant à l’inacceptable.

51. sorite slippery slope argument  Arg. du sorite comme pente glissante
52. Verbal slippery slope argument  Arg. de la pente glissante verbale (p) (r)
  1. envisage le cas de la pente glissante utilisée pour rejeter l’attribution d’une propriété à un objet, car cette propriété se transmet de proche en proche jusqu’à un objet qui ne la possède manifestement pas. Voir aussi (48).
53. Full slippery slope argument  Arg. de la pente glissante radicale (s)

L’argument de la pente glissante est invoqué pour ne pas s’engager dans une série sans fin.

4.13 Règles, exceptions, précédent (p. 342-345)

54. Argument for constitutive-rule claim  Arg. justifiant une règle constitutive d’un jeu de langage

Le schéma (54) concerne les règles de la langue (synonymie) et les principes de codification dans les langues institutionnellement codifiées (“D compte comme W”).

55. a. from rules  Arg. fondée sur une règle
56. a. for an exceptional case  Arg. visant à suspendre la règle en invoquant :
une exception
57. a. from precedent — un précédent
58. a. from plea for excuse une excuse

Les schèmes 56. et 58. permettent de suspendre à la règle habituelle en invoquant respectivement une exception, ou une excuse ; ou alors de la changer, en invoquant un précédent, 57.

4.14 Perception, mémoire (345-346)

59. a. from perception on affirme P en invoquant la perception de P
60. a. from memory le souvenir de P

Les schèmes 59. et 60. expriment le fait qu’on peut raisonnablement croire en un fait donné sur la base de la perception ou du souvenir dudit fait.


 

Typologies Modernes

Quatre TYPOLOGIES MODERNES

Les typologies de Dupleix et Bossuet (17e S.) sont d’inspiration cicéronienne. D’une inspiration toute nouvelle, la typologie de Locke (1690), examinée par Leibniz (1765), valide les arguments de type scientifique et introduit la notion de fallacie. La typologie de Bentham propose une typologie des argumentations politiques (1735).

Jacques-Bénigne Bossuet, Logique du Dauphin, 1677
Scipion Dupleix, Logique, 1603

Les deux typologies du Grand Siècle présentées ci-dessous sont tirées de La logique, ou art de discourir et raisonner de Scipion Dupleix ([1607]) et de la Logique du Dauphin, de Bossuet ([1677]). Ces ouvrages n’ont peut-être pas d’importance historique particulière, mais elles donnent une idée de l’état de la terminologie au XVIIe siècle, clairement apparentée au système cicéronien, V. Typologies (I).
Comme le dit son titre, la Logique de Bossuet est un manuel d’éducation des princes ; le Dauphin est l’héritier présomptif du royaume.

Pour faciliter la lecture, les schèmes d’arguments identiques ont été mis en regard. L’ordre des lignes est celui de Bossuet, l’ordre de Dupleix a été modifié, les numéros correspondent à l’ordre des schèmes dans le texte originel.
Tableau :
– Première colonne, Dupleix ([1607]).
– Deuxième colonne, Bossuet ([1677]).
– Troisième colonne, entrée(s) correspondante(s).

Dupleix [1607] Bossuet [1677], p. 139 sqq. Entrées
3. Étymologie 1. Étymologie
notatio nominis
V. Sens vrai du mot
4. Conjugués 2. Conjugata V. Dérivation
1. Définition 3. Définition V. Catégorisation ; Définition
2. Dénombrement des parties 4. Division V. Composition ; Cas par cas
5. Genre et espèce 5. Genre
6. Espèce
7. Propre
8. Accident
V. Genre ; Classification ; Catégorisation ; Définition ; A pari ; Analogie
6. Similitude
7 Dissimilitude
9. Ressemblance, a simili
10. Dissemblance, a dissimili
V. Analogie ; Comparaison
13. Cause 11. Cause V. Causalité
14. Effets 12. Effets V. Conséquence
10. Antecedens
9. Adjoincts ou conjoincts
11. Consequens
13. Ce qui précède
14. Ce qui accompagne
15. Ce qui suit
V. Circonstances
8. Contraires 16. Contraires V. Contraires
17. A repugnantibus (1) V. A repugnantibus ; Ad hominem
12. Repugnans (1) V. Contraires
18. Tout et partie (2) V. Composition et division
Cas par cas
15. Comparaison des choses plus grandes, égales et moindres 19. Comparaison
a minori, a majori, a pari
V. Analogie ; Comparaison
20. Exemple, ou induction V. Exemple ; GénéralisationInduction

Les deux typologies donnent la priorité aux arguments exploitant les ressources qui contribuent à la définition d’un mot ou d’un concept, en vue de leur exploitation dans le raisonnement syllogistique. Cette énumération de l’ensemble des arguments de base est suivie par l’énumération habituelle des schémas d’arguments s’appuyant sur la causalité, l’analogie, la comparaison, les circonstances périphériques, les oppositions et l’induction.

(1) Topos 17 de Bossuet : l’étiquette a repugnantibus fait référence à une variété d’ad hominem.
Le topos 12 de Dupleix fait référence aux prédicats ne convenant pas (repugnans) à un sujet ; par exemple, pierre et homme sont incompatibles parce que “être une pierre” ne peut pas être dit de homme.

(2) Le topos 2 de Dupleix, tout et partie, se rapporte davantage à la composition et à la division.
Le topos 18 de Bossuet, par énumération des parties, est apparenté au topos de la définition. Par exemple, “être un bon capitaine” est défini par l’énumération des qualités pertinentes : “être courageux, sage, etc.”

2.  John Locke, Essais sur l’entendement humain, 1690
Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765

Dans l’Essai sur l’entendement humain, John Locke mentionne

Quatre sortes d’arguments dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire. ([1690], L. IV, chap. 17, De la raison, § 19-22) :

Il s’agit des arguments :

— Ad verecundiam, argument d’autorité ou de modestie, fondé sur la difficulté de contredire une autorité. Il correspond à la preuve éthotique :V. Modestie ; Autorité ; Éthos.
Ad ignorantiam, ou argument sur l’ignorance
Ad hominem, sur la cohérence et la révision des croyances de la personne
Ad judicium, ensemble d’arguments sur les choses, appliquant la méthode scientifique,
V. Fond.

Cette typologie distingue entre arguments valides et fallacieux : seul le quatrième, l’argument ad judicium, apporte « une véritable instruction, et nous avance dans le chemin de la connaissance. »

Cette brève typologie n’a rien à voir avec les listes précédentes, inspirées de Cicéron : c’est que sous l’intitulé ad judicium sont introduites toutes les formes de raisonnement utilisées en mathématique et dans les sciences expérimentales.
Contrairement aux typologies classiques, les arguments ne sont plus rapportés à une logique liée à une ontologie naturelle, mais aux exigences de la méthode scientifique, V. Fallacieux. On entre dans un nouvel univers.

Dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain [1765], Leibniz tempère le verdict de fallacie frappant tous les arguments qui ne sont pas ad judicium, en prenant en considération le contexte de l’argumentation. Il ajoute l’argument du vertige (ad vertiginem), qui porte sur la négation du principe de contradiction (ibid., p. 437).

3. Jeremy Bentham, Le livre des fallacies [The Book of fallacies], 1824.

V. Topiques politiques

 

Typologies Anciennes

Quatre TYPOLOGIES ANCIENNES


La typologie d’Aristote (Rhétorique) est un catalogue de 28 topoï (schèmes argumentatifs). Cicéron (Topiques) présente une liste structurée, orientée vers la pratique judiciaire, et centrée sur les questions de définition. Ce legs a été transmis par Boèce au Moyen Âge.

1. Aristote, Rhétorique (entre 329 et 323 av. J.-C.)

1.1 Système des preuves et catalogue d’arguments rhétoriques

Le catalogue de la Rhétorique doit être rapporté au cadre de la typologie aristotélienne des différents types de raisonnements portés par les différents types de discours, rhétorique,  dialectique et  scientifique (syllogistique).
Tricot souligne que « le syllogisme est le genre, le scientifique (producteur de science) [est] la différence spécifique qui sépare la démonstration scientifique des syllogismes dialectiques et rhétoriques » (in Aristote, S. A., I, 2, 15-25 ; p. 8, note 3).
Le concept rhétorique de persuasion doit être situé dans ce contexte : le discours scientifique produit une connaissance apodictique (certaine), l’interaction dialectique produit une vérité probable et le syllogisme rhétorique ou l’enthymème est un élément du discours persuasif, ni probant ni probable.

1.2 Des distinctions hésitantes

Aristote établit les distinctions suivantes entre les différents types de preuves rhétoriques (preuve = pistis, « moyen de pression ») :

Les preuves attachées au logos sont l’enthymème, qui correspond à la déduction ; l’exemple, qui correspond à l’induction ; et, par ailleurs, sont introduits les arguments fondés sur les indices, probables ou certains. L’enthymème et l’exemple sont dits communs aux trois genres rhétoriques.
Mais l’articulation de ces différents types de preuves et la cohérence du texte de la Rhétorique tel qu’il nous est parvenu est problématique (McAdon 2003, 2004). La classification des preuves rattachées au logos connaît des variantes :

(a) J’appelle enthymème le syllogisme rhétorique et exemple l’induction rhétorique […] Il n’y a rien d’autre en dehors de cela. (Rhét., I, 2, 1356b4 ; trad. Chiron, p.128).

(b) Les enthymèmes se tirant des vraisemblances et des signes. (Rhét., I, 2, 1357a30 ; trad. Chiron, p. 133).

(c) On énonce les enthymèmes à partir de quatre sources : […] le vraisemblable, l’exemple, la preuve et le signe. (Rhét., II, 25, 1402b1 ; trad. Chiron, p. 415).

L’exemple est mis sur le même plan que l’enthymème en (a), mais considéré comme une forme d’enthymème en (c); les enthymèmes ont quatre sources en (c), et deux en (b). Il est difficile de trouver un système rigoureux à travers ces exposés des preuves rhétoriques, V. Schème argumentatifExemple ; Indice ; Vrai ; Vraisemblable.

À ces trois formes (enthymème – exemple – indice  s’ajoutent de fait les lieux des Topiques, qui correspondent aux diverses formes de déduction syllogistique, V. Syllogisme.

1.3 Les topoï de la Rhétorique

La Rhétorique énumère vingt-huit « topoï des enthymèmes démonstratifs » (Rhét., II, 23 ; trad. Chiron, p. 377 et sv.). Dans le tableau qui suit, ces 28 topoï sont énumérés dans l’ordre de la Rhétorique ; ils sont désignés soit par l’étiquette qui leur est donnée dans la traduction de P. Chiron, soit par une expression proche ; ils sont suivis de renvois aux entrées correspondantes :

    1. « Les contraires » — V.  Contraires
    2. « Les flexions semblables » — V. Dérivation
    3. « Les termes corrélés » — V. Corrélatifs
    4. « Le plus et le moins » — V. A fortiori
    5. « L’examen du temps » — V.  Cohérence
    6. « Retourner [les critiques] contre leur auteur » ; le caractère : “toi tu ne le ferais pas, et moi je le ferais ?” — V. Éthos ; Échelle; A fortiori
    7. « La définition »— V. Définition
    8. « Les différentes manières dont un mot peut s’entendre »
      — V. Définition ; Ambiguïté; Distinguo; Dissociation
    9. « La division » — V. Cas par cas
    10. « L’induction » — V. Généralisation; Induction ; Exemple
    11. « Le jugement déjà prononcé sur la même question » par des personnes d’autorité
      — V. Précédent ; Autorité
    12. « Les parties » — V. Cas par cas ; Composition et division
    13. Les conséquences positives et négatives — V. Pragmatique
    14. L’antithèse entre les contraires (cas particulier du topos13) — V. Pragmatique ; Dilemme
    15. « Au grand jour et en secret » — V. Mobile
    16. Des rapports proportionnels — V. Comparaison; A fortiori
    17. Même effet, même cause — V. Causalité; Conséquence
    18. Les choix inconséquents — V.  Cohérence
    19. « Le motif » — V. Mobile ; Interprétation
    20. « Ce qui persuade et ce qui dissuade d’agir » — V. Pragmatique
    21. « Les faits qui passent pour avérés alors qu’ils sont incroyables » — V. Vrai ; Vraisemblable
    22. « Pointer les incohérences  » des affirmations adverses — V. Contradiction ; Cohérence
    23. « Donner la raison de la fausse opinion » — V. Mobile ; Interprétation
    24. « La cause » — V. Causalité
    25. « S’il aurait été possible de faire mieux » — V. Cohérence ; Force des choses
    26. « Quand des actions successives amènent une contradiction » — V. Contradiction ; Cohérence
    27. Des erreurs commises par l’accusation — V. Cohérence
    28. Du nom — V. Nom propre

La Rhétorique ne propose pas de typologie articulée en plusieurs niveaux, mais une simple liste. On peut suggérer certains regroupements qui ne font que reproduire ceux qu’opéreront les typologies ultérieures ; en résumé :

— Centralité des questions de la définition, de la relation causale, de la déduction – consécution, de l’analogie.

— Famille de topoï qui exploitent des structures logico-linguistiques.

— Famille de topoï reposant sur des stéréotypes comportementaux, sur le caractère des humains et la motivation de leurs actions. Ces topoï transposent ou adaptent à l’action humaine des principes logiques ou causaux, par exemple voir topoï 6, 14, 15, etc.

2. Cicéron, Topiques (44 av. J.-C.)

Cicéron propose une typologie des arguments dans une œuvre de jeunesse, De l’invention, et dans son dernier ouvrage consacré à l’argumentation, les Topiques. À la différence de la Topique d’Aristote qui expose une méthode pour trouver des arguments dans le cadre d’un échange dialectique, la Topique de Cicéron est orientée vers la pratique judiciaire, où il prend ses exemples. À la différence également de la typologie-catalogue d’Aristote dans la Rhétorique, la typologie de Cicéron est une typologie systématique, qui efface la distinction entre une argumentation scientifique (syllogistique-ontologique) et une argumentation rhétorique exploitant en vrac des procédés sans principes unificateurs.
Dans ce cadre, Cicéron propose la typologie suivante.

(i) Arguments intrinsèques, « inhérents au sujet même » ou ayant « quelque rapport au point en question » (Top., II, 8; p. 69 ; p. 70).
(ii) Arguments pris en dehors du point en question, correspondent aux preuves dites non-techniques, qui « reposent sur le témoignage » porté par des personnes jouissant d’une autorité (Top., XIX, 72; p. 91).

Les objets et les faits sont construits et discutés sur la base d’arguments tirés de cinq sources principales. La terminologie latine utilisée par Cicéron et ses continuateurs a été prolongée par la terminologie néolatine développée à l’époque moderne.

Définition – V. Catégorisation ; Définition ; Cas par cas ; Sens vrai ; Dérivation

Arguments sur le genre et les espèces (a genere; a forma generis) :
— par énumération des parties (partium enumeratio)
— sur “l’étymologies” (ex notatione)
— des mots de la même famille (a conjugata)
— sur la différence (de genre) (a differentia).

V. Catégorisation ; Définition ; Cas par cas ; Sens vrai ; Dérivation

Relation causale – V. Causalité ; Conséquence

Analogie (a similitudine) – V. Analogie 

Opposés (ex contrario) – V. A contrario ; Contraires

Circonstances – V. Circonstances

Cette liste brève et articulée d’arguments est d’une importance capitale dans la tradition occidentale des études d’argumentation. Elle a été transmise au Moyen Age par Boèce (vers 480-524 ; Top., vers 522), et a été reprise par la logique, la dialectique et la philosophie médiévales. Elle n’est pas si éloignée de celle que proposent Toulmin, Rieke & Janik, V. Typologies Contemporaines, §2

3. Quintilien, Institution oratoire (autour de 95)

Au § 10 du Livre V de l’Institution oratoire, intitulé Des arguments, Quintilien récapitule une liste de 24 formes argumentatives (I. O., V, 10, 94 ; p. 153-154). Une première série de topoï se rattache à la topique substantielle, V. Invention. Une seconde série présente un catalogue de schèmes argumentatifs. Le traducteur, J. Cousin, note que :

Cette liste-résumé, qui paraît être un emprunt, rappelle néanmoins des classifications antérieures, dont les éléments sont rangés dans un ordre différent : […] ; quant aux rhéteurs postérieurs, ils renchérissent ou condensent sans raison apparente. (Note au Livre X, p. 240)

4. Boèce, Des différences topiques (autour de 522)

L’ouvrage de Boèce (vers 480-524), De topicis differentiis sur les Différences topiques contient ce qui a été transmis au Moyen Âge des théories anciennes de l’argumentation. Il fixe un vocabulaire technique qui sera repris par la dialectique, la logique et la philosophie médiévales. Ce vocabulaire sera encore en usage à l’époque moderne, avec Dupleix et Bossuet, V. Typologie (II).
Le tableau suivant correspond au texte de Boèce. Il a été établi à partir de la traduction de E. Stump (Boethius [1978], p. 74), et du texte latin.

Première colonne : terme de Cicéron cité par Boèce.
Deuxième colonne : terme de Thémistius cité par Boèce. Si les deux colonnes sont fusionnées, c’est que Cicéron et Thémistius emploient le même terme.
Troisième colonne : traduction Stump de la première colonne (du terme de Cicéron cité par Boèce).
Quatrième colonne : traduction Stump de la deuxième colonne (du terme de Thémistius cité par Boèce).

L’équivalence entre le terme de Cicéron et le terme de Thémistius est affirmée par Boèce.

Cicéron Thémistius Trad. Stump Cicéron Trad. Stump Themistius  

Entrées

A toto a substantia from the whole f. substance Définition
A partium
enumeratione
a diuisione f. the enumeration of parts f. division Division
Tout / parties
A notatione a nominis interpretatione f. a sign,
f. designation
f. explanation of the name Définition
Sens vrai du mot
A coniugatis f. conjugates Dérivation
A genere a toto f. genus f. the whole Catégorisation
Classification
Genre
A forma a parte OU a specie f. kind f. species Catégorisation
Classification
Genre
A similitudine a simili f. similarity Analogie
A differentia a toto OU a parte f. differentia Genre
Composition
A contrario ab oppositis f. a contrary Contraires
A contrario
Contradictoire
Ab adiunctis f. associated things Circonstances
Ab antecedentibus f. antecedents Circonstances
A consequentibus f. consequents Circonstances
Conséquence
A repugnantibus ab oppositis f. incompatibles Contraires
Contradictoire
Ab efficientibus a causis f. causes Cause
A comparatione — maiorum
— minorum
– parium
f. comparison, of a
— greater thing, — lesser thing
— equal thing
Comparaison
A fortiori

Le tableau est complété par l’argument tiré de l’autorité (ab auctoritate).

Il est difficile de faire la guerre aux Carthaginois, Scipion l’Africain l’a dit, et il les connaissait bien (Bk III, 1199C ; trad. p. 70).


 

Typologie des argumentations

TYPOLOGIE DES ARGUMENTATIONS

En argumentation, le mot typologie est utilisé dans deux contextes.
(i) On parle parfois de typologie des modes de structuration des passages argumentatifs où une série de prémisses vient soutenir une conclusion, V. Convergence ; Liaison ; Série ; Épichérème ; Sorite

(ii) On parle généralement de  typologie des argumentations pour désigner l’ensemble des schèmes liant l’argument à la conclusion selon un certain rapport sémantique. Les typologies classiques comptent d’une à plusieurs dizaines de schèmes, V. Typologies anciennes; Typologies modernes; Typologies contemporaines

1. Typologie

Une typologie des schèmes argumentatifs a pour but, autant que faire se peut, de classer ces schèmes en grandes familles et de situer ces familles les unes par rapport aux autres. Selon les principes adoptés (forme linguistique, pouvoir persuasif, productivité, etc) on peut construire différentes typologies.

Une typologie est une classification, c’est-à-dire un système de catégories emboîtées, où on peut distinguer un niveau de base (niveau 1) ; des catégories super-ordonnées (niveau +1, etc.), de plus grande généralité que le niveau de base ; des catégories subordonnées, plus détaillées (niveau -1, etc.).
Un catalogue ou une collection de formes constitue une typologie à un seul niveau. Catégoriser c’est identifier un être comme membre d’une catégorie, en reconnaissant dans cet être les traits qui définissent la catégorie, et l’intégrer dans la classification où figure cette catégorie, cf. infra, §5.

Topique

Le mot topique est formé sur le mot topos au sens de “type d’argument, schème argumentatif” pour désigner une collection de types d’arguments.
La topique juridique rassemble les types d’arguments particulièrement utilisés dans le domaine du droit.
La collection d’arguments réunie par Bentham constitue une topique politique du discours conservateur, tel que l’entendent ses adversaires.

On utilise aussi le mot topique pour désigner des ensembles récurrents d’arguments. Dans ce sens, le script d’une question argumentative, rassemblant les argumentations et contre-argumentations attachées à une question, constitue la topique attachée à cette question.

2. « Réviser la tradition »

Les collections de schèmes argumentatifs, semblent engagées dans un perpétuel mouvement de renouvellement et de redéfinition, motivées par une série de d’interrogations récurrentes.

— Sur leur nombre, Voir infra.

— Sur leur nature : Les schèmes argumentatifs correspondent-ils à des formes de raisonnements ? Si oui, comme certaines listes de schèmes sont assez longues, chaque schème illustre-t-il une forme de raisonnement bien spécifique ? Quelle relation ces éventuels raisonnements ont-ils avec les raisonnements déductifs et inductifs ?

— Sur leur caractère systématique : Qu’est-ce qui, à travers la diversité des schèmes, fait système dans une typologie qui les regroupe (Blair 2012, Chap. 12 and 13) ?

— Sur leur nature et leur origine :
D’où viennent les types d’argument ?
S’agit-il de structures linguistiques saillantes et stables qu’on peut empiriquement repérer sur des discours argumentatifs de divers types ?
Ces structures sont-elles des universaux de raisonnement liés aux universaux linguistiques ?
Correspondent-ils à des êtres logiques, des catégories a priori de l’esprit humain ?
Ou à des structures anthropologiques générales de l’expérience humaine ?
Quel est leur lien aux cultures où ils fonctionnent ?

— Sur leurs variations culturelles et historiques : Comment ces schèmes sont-ils affectés par l’histoire, s’ils le sont ? La question se pose particulièrement quand on compare les 9 “formes de raisonnement” de Toulmin, Rieke & Janik (Typologies contemporaines) avec les listes de topoï cicéronienne et post-cicéroniennes (Typologies anciennes).

Alors que la tradition intellectuelle générale change, changent également les nœuds associant activement les idées [the active associative nodes for ideas] ainsi que leur classification. Réviser la tradition a été un phénomène courant dans l’Antiquité ; Aristote propose une liste des topoï différente de celle des sophistes, Cicéron une liste différente de celle d’Aristote, Quintilien propose autre chose que Cicéron, Thémistius ne s’accorde pas avec ses prédécesseurs, non plus que Boèce qui, par-dessus le marché, n’est pas non plus d’accord avec Thémistius.
Cette révision continue de nos jours, avec les “Grandes idées” [Great Ideas] du Professeur Mortimer Adler (augmentées au-delà de la centaine d’origine), et avec des articles comme l’étude très utile du Père Gardeil sur les lieux communs dans le Dictionnaire de théologie catholique ; après avoir reproduit la description ainsi que l’organisation des lieux de Melchior Cano (dont il note qu’ils sont parfois repris d’Agricola mot pour mot), Gardeil propose, dans la grande tradition topique, une classification encore meilleure, la sienne.

Walter J. Ong, Ramus. Method and the decay of dialogue, 1958, p. 122[1]

On retient de ce passage d’abord la définition générale des topoï comme des « active associative nodes for ideas », théorisés depuis la naissance de la rhétorique dans le cadre d’une théorie de l’argumentation dans le discours. Mais son intérêt tout particulier vient de ce qu’il décrit clairement le piège taxinomique : pour en finir avec la prolifération des typologies des arguments, on se propose de construire la typologie qui mettra tout le monde d’accord. Mais au bout du compte, on constate qu’on n’a fait qu’ajouter une typologie supplémentaire à une liste déjà trop longue, c’est-à-dire qu’on a aggravé le mal auquel on prétendait porter remède. Cette observation peut être lue comme un contrepoint historique ironique, aux travaux qui, en cette même année, 1958, allaient relancer la réflexion sur l’argumentation et les topiques.

3. Place de la typologie des arguments dans les théories de l’argumentation

La question des types d’arguments joue un rôle majeur dans certaines théories de l’argumentation, d’autres redéfinissent la notion, d’autres encore ne lui accordent qu’un rôle secondaire.

(i) L’exemple illustrant le schéma de Toulmin correspond à une forme très productive, le processus de catégorisation-nomination.
Dans la terminologie de Toulmin, un type de loi de passage (warrant) correspond à un type d’argument, comme l’ont montré Ehninger et Brockriede ([1960]).
Toulmin, Rieke et Janik (1984) ont proposé une typologie des arguments, V. Typologies contemporaines.

(ii) La notion de type d’argument est centrale pour la Nouvelle Rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca comme pour la Pragma-Dialectique et la Logique Informelle.

(iii) La théorie de l’Argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot ne rencontre pas la question des types d’arguments. La notion de topos sémantique est définie comme un lien  entre prédicats, et correspond assez bien, sur le plan cognitif à la définition des “lieux” comme des « active, associative nodes for ideas » (Ong, cf. supra) . Les grandes différences entre topoï sémantiques et topoï argumentatifs classiques sont que :
— Le nombre des topoï sémantiques est très grand, alors que le nombre des topoï argumentatifs plafonne à moins d’une centaine.
— Les topoï sémantiques ne sont pas des types de raisonnement mais des couples de prédicats.

(iv) La logique naturelle de Grize est fondée sur l’analyse des schématisations. Les opérations de configuration et d’étayage renvoient à la notion classique de soutien d’une conclusion par un argument ; les types d’arguments correspondent en principe aux “types d’étayage”. Cette ligne n’est pas développée dans le sens d’une théorie des types d’arguments, mais elle pourrait l’être. Concrètement, la recherche de Grize se concentre sur trois types d’étayage, l’inférence logique, la causalité et l’explication.

4. Nombre de schèmes d’argumentation

Les collections classiques de types d’arguments en énumèrent d’une dizaine à une petite centaine de schèmes.
La Rhétorique d’Aristote propose un ensemble de vingt-huit topoï, plus quelques “lieux des enthymèmes apparents”. Les Topiques de Cicéron en énumèrent une douzaine, vingt-cinq pour l’Institution oratoire de Quintilien. Boèce transmet au Moyen Âge quinze formes, V. Typologies anciennes. La Logique de Dupleix (1607) celle de Bossuet (1677), qui peuvent sans doute être considérées comme des représentants, à l’époque moderne de cette tradition, énumèrent respectivement quatorze et vingt formes.

D’autres typologies modernes sont très divergentes : Locke propose une typologie à quatre éléments, augmentée d’un par Leibniz (Locke [1690] ; Leibniz [1765]), mais dans un monde scientifique totalement différent du monde classique.
Bentham relève trente et une formules argumentatives pour le seul champ de l’argumentation politique, V. Typologies modernes.

À l’époque contemporaine, Conley compte dans le TA « plus de quatre-vingt types d’argument » (Conley 1984, p. 180-181), V. Typologies contemporaines.

5. Formes des typologies

On pourrait opposer les typologies à la Aristote et les typologies à la Perelman & Olbrechts-Tyteca. Alors qu’Aristote énumère une série de topoï dans une succession qui paraît arbitraire, V. Typologie (I). Perelman & Olbrechts-Tyteca ont construit une typologie des différentes “techniques d’association” clairement organisée en quatre niveaux.

— Catégoriser un segment de discours comme un “argument pragmatique”, c’est identifier dans ce segment les traits caractéristiques qui définissent l’argument pragmatique (niveau 1).
— La catégorie 1 “argument pragmatique” peut elle-même entrer dans la catégorie 2, “argument exploitant une relation causale”. Elle constitue une espèce de cette seconde catégorie.
— Dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 2 est rangée dans la catégorie 3 des « argumentation[s] basée[s] sur la structure du réel ».

— Toujours dans la typologie perelmanienne, cette catégorie 3 est rangée dans la catégorie 4, regroupant les techniques d’association” avec les techniques de dissociation.

— Cet ultime niveau est coiffé du sommet “techniques d’argumentation”, qui correspond en quelque sorte à un des principaux “règnes discursifs” regroupant, à côté de l’argumentation, d’autres êtres discursifs dont Perelman ne parle pas : Techniques de narration, techniques de description ?

5. Fondements des typologies

Les typologies des formes d’arguments peuvent être envisagées de différents points de vue.

1) Du point de vue de leur contribution à l’accroissement des connaissances, on opposera les arguments non probants et les arguments probants, depuis l’époque moderne généralement assimilés aux moyens de preuves scientifiques. Dans les termes de Locke, seuls les seconds sont « accompagné[s] d’une véritable instruction, et [nous avancent] dans le chemin de la connaissance » (Locke [1690], p. 573), V. Typologies modernes. Dans ce cadre, les argumentations les plus intéressantes sont les argumentations analytiques liées à la définition conceptuelle, les argumentations inductives, les argumentations mettant en jeu des relations causales, etc. Dans ce cadre, l’argumentation par analogie peut avoir une valeur heuristique ou pédagogique, alors que les argumentations rusant avec le langage naturel et manipulant la relation interpersonnelle sont sans pertinence.

2) Du point de vue de leur fonctionnement linguistique. On peut opposer les arguments reposant sur une relation de contiguïté, de type métonymie, et les arguments reposant sur une relation de ressemblance, de type analogie catégorielle ou structurelle, ou sur l’exploitation d’une métaphore.
Cette opposition correspond en gros à celle que Perelman et Olbrechts-Tyteca établissent entre les arguments qui reposent sur la structure du réel (type causal) et ceux qui fondent la structure du réel (type analogique),V. Typologies contemporaines.

 3) Du point de vue de leur productivité. La productivité d’un topos est plus ou moins grande selon le nombre d’argumentations concrètes (enthymèmes) qui en dérivent.
On peut opposer les topoï très productifs comme l’argumentation exploitant le binôme catégorisation –  définition ou le topos des contraires, à des topoï relativement peu productifs, comme l’argumentation par le gaspillage.

4) Du point de vue de leur force relative (de leur pouvoir de légitimation). Un bel exemple d’organisation des formes topiques selon leur force est donné par la hiérarchie des arguments juridico-théologiques dans le domaine arabo-musulman, telle que l’établit Khallâf ([1942]). Il distingue dix sources, ordonnées selon leur degré de légitimité.
Les formes les plus légitimes sont celles qui s’appuient sur le Coran ou la Tradition des Hadiths.
Celles qui ont le degré de légitimité le plus bas sont, dans l’ordre, les lois des peuples monothéistes suivies des avis des compagnons du prophète ; les arguments mettant en avant les pratiques de l’Islam originel sont considérés comme les plus faibles. Telle était la situation en 1942 ; elle a connu de grands changements avec la montée du Salafisme.

6. Quelques typologies

Quatre typologies anciennes

Quatre typologies modernes

Trois typologies contemporaines


[1] Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 122.