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Stratégie

STRATÉGIE ARGUMENTATIVE

Une stratégie argumentative est un ensemble d’actions et de choix discursifs et interactifs planifiés et coordonnés en vue de faire triompher un point de vue, soit en général, soit dans une rencontre particulière

Une stratégie peut être antagonique ou coopérative. Les stratégies antagoniques se développent et s’opposent dans des champs d’actions non coopératifs, comme la guerre, les échecs ou la concurrence commerciale. Chacune vise à s’assurer un avantage décisif sur un adversaire qui poursuit des buts opposés. Les stratégies antagoniques sont dissimulées à l’adversaire, auquel elles se dévoilent au fur et à mesure de leur mise en œuvre, V. Manipulation.
Les stratégies coopératives fonctionnent dans des champs d’actions où les partenaires collaborent à la réalisation d’un même but, dont chacun espère tirer un avantage. Les intentions stratégiques sont alors transparentes pour tous les partenaires. On parle d’une “stratégie de recherche”, pour désigner un plan d’action devant permettre de résoudre un problème, ou de “stratégie pédagogique” à développer avec les élèves.

La stratégie et la tactique s’opposent selon différentes dimensions. Dans le domaine militaire, la stratégie opère avant le combat et la tactique pendant le combat. On parle également de tactique pour désigner l’implémentation locale d’une stratégie globale.

1. Stratégies argumentatives

Les stratégies argumentatives sont des formes de stratégies langagières et communicatives (stratégies énonciatives, stratégies interactionnelles). Une stratégie argumentative est un ensemble d’actions et de choix discursifs et interactifs planifiés et coordonnés en vue d’étayer un point de vue, soit en général, soit dans une rencontre particulière.

Une stratégie argumentative est antagonique si elle a pour but de faire triompher un point de vue contre celui d’un adversaire en éliminant celui de l’adversaire.
Elle est coopérative dans deux cas :
— Les acteurs sont dans le même rôle actanciel, ils partagent un point de vue commun et collaborent pour l’étayer ;
— Les acteurs sont dans différents rôles actanciels sans s’identifier à ces rôles, ils collaborent à la construction d’une solution partagée, V. Rôles.

L’expression tactique argumentative pourrait servir en référence à des phénomènes argumentatifs locaux, s’intégrant dans une stratégie globale. Par exemple, le choix d’utiliser tel ou tel type d’argument peut être vu comme un choix tactique, dans le cadre de l’implémentation d’une stratégie argumentative générale.
Une authentique stratégie nécessite la mobilisation coordonnée de différents types d’instruments, par exemple la coordination d’un choix des mots, le choix d’arguments d’un mode de présentation de soi (comme ouvert ou fermé aux objections ; calme ou en colère ; etc.). Un schème d’argument peut être identifié sur la base d’un bref passage, tandis que l’étude d’une stratégie nécessite un corpus étendu qui représente adéquatement une position argumentative.

2. Exemples de stratégies

— Le premier niveau stratégique est celui du choix de la réponse qu’on va donner à la question, V. Stase.

 La stratégie défensive de réfutation se contente de réfuter les propositions de l’adversaire.

— La stratégie de contre-proposition ignore la proposition P de l’adversaire et argumente une proposition P’ incompatible avec P. Dans ce contexte, l’argumentation peut virer à l’explication.

— La stratégie d’objectivation se concentre sur les objets sans mettre en cause les personnes.

La stratégie de pourrissement cherche à faire dégénérer le débat pour éviter que la question soit discutée, V. Destruction.

— Bentham a identifié les types d’arguments dont l’usage coordonné définit une stratégie de temporisation, visant à remettre à plus tard le débat dans l’espoir qu’il n’aura jamais lieu : “Les conditions ne sont pas encore remplies pour votre adhésion à l’Union européenne”.

3. Changement de stratégie : conciliation/rupture

Les stratégies de conciliation ou de rupture avec l’opposant se caractérisent par l’acceptation ou le refus des concessions, la souplesse ou la radicalisation des propositions présentées comme compatibles ou incompatibles. La stratégie de conciliation utilise des informations admises par l’auditoire, présente ses conclusions et recommandations comme dans la continuité des croyances et des actes antérieurs. La stratégie de rupture défie l’auditoire, rejette en bloc ses représentations pour lui en substituer de nouvelles. La première est réformiste, la seconde révolutionnaire.

Ces deux stratégies sont successivement utilisées par Paul, l’apôtre du christianisme. Dans le passage suivant, afin de capter l’attention des Athéniens qu’il aborde pour la première fois, il utilise une stratégie typique de séduction de l’auditoire (captatio benevolentiae), et commence son discours par une référence à leurs propres croyances, V. Rhétorique ; Croyance de l’auditoire :

21. Tous les Athéniens et les étrangers résidant (chez eux) ne passaient leur temps qu’à dire ou à écouter les dernières nouvelles. 22. Paul, debout au milieu de l’Aréopage, dit : “Athéniens, en tout je vous vois éminemment religieux.” 23. Car, passant et regardant ce qui est de votre culte, j’ai trouvé même un autel avec cette inscription : “Au dieu inconnu.” Ce que vous adorez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce. (Actes des Apôtres, 17, 21-23.[1]).

Néanmoins, le message chrétien est accueilli avec scepticisme par les Athéniens, qui, en particulier, n’admettent pas la résurrection des morts. Plus tard, dans des circonstances bien différentes, Paul abandonnera cette attitude rhétorique conciliante, pour parler en rupture avec « la sagesse des sages et la science des savants » :

17. Ce n’est pas pour baptiser que le Christ m’a envoyé, c’est pour prêcher l’Évangile, non point par la sagesse du discours, afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine. 18. En effet, la doctrine de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une force divine. 19. Car il est écrit : “Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai la science des savants.” 20. Où est le sage ? Où est le docteur ? Où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? 21. Car le monde, avec sa sagesse, n’ayant pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. 22. Les Juifs exigent des miracles, et les Grecs cherchent la sagesse ; 23. Nous, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils.
Première épître de Saint Paul aux Corinthiens, 17-2.[2]

2. “Manœuvre stratégique”

La pragma-dialectique a introduit le concept de manœuvre stratégique [strategic maneuvering] pour concilier les exigences dialectiques et rhétoriques. L’exigence rhétorique est définie comme une recherche d’efficacité : chaque partie souhaite faire triompher son point de vue. L’exigence dialectique est une recherche de rationalité. Au cours d’une rencontre concrète, chacune des parties poursuit simultanément ces deux objectifs. En pratique, la dimension dialectique s’apprécie en fonction des règles pragma-dialectiques pour la résolution rationnelle d’une différence d’opinion, V. Règles – Normes. La dimension rhétorique est essentiellement d’ordre communicationnel et présentationnel ; elle intègre notamment les dimensions classiques d’adaptation à l’auditoire du sujet et du style (Eemeren, Houtlosser 2006).


[1] http://bible.catholique.org/ actes-des-apotres/3301-chapitre-17
[2] http://bible.catholique.org/1ere-epitre-de-saint-paul-apotre- aux/3361-chapitre-1 (20-00-2013)

 


 

Stase

STASE

Il y a stase discursive puis question argumentative lorsque la circulation consensuelle du discours (préférence pour l’accord) est bloquée par l’apparition d’une contradiction ou d’un doute. L’art argumentatif s’applique à rétablir le flux coopératif, du dialogue. Pour cela, il faut d’abord déterminer exactement la question qu’il s’agit de résoudre.

La médecine est une source importante d’exemples et d’inspiration pour la théorie argumentative, V. Indice. Le mot stase utilisé en argumentation est une métaphore médicale : « Méd. Arrêt ou ralentissement considérable dans la circulation ou l’écoulement d’un liquide organique… Congestion » (PR., Stase). Il y a stase lorsque, les humeurs étant bloquées, l’art médical doit intervenir pour rétablir la bonne circulation des fluides.
Le mot stase est un calque du grec stasis (στάσις) ; il correspond au latin quaestio, et à l’anglais issue, “question, problème” (Nadeau 1964, p. 366).

De même, il y a stase puis question argumentative lorsque la circulation consensuelle du discours (préférence pour l’accord) est bloquée par l’apparition d’une contradiction ou d’un doute, et l’art argumentatif s’applique à rétablir le flux coopératif, du dialogue.
Nadeau définit la situation de stase comme « une position d’équilibre ou de repos qui s’établit entre deux discours opposés » (ibid., p. 369).
Dans un état de stase, l’équilibre est celui d’une aporie : « le verbe grec aporein décrit la situation de celui qui, se trouvant devant un obstacle, ne trouve pas de passage » ; l’état psychique associé est l’embarras (Pellegrin 1997, Aporie). Dans l’usage moderne, une aporie est « une contradiction insoluble dans un raisonnement » (TLFi, Aporie).

La tradition rhétorique française traduit stase par “état de cause” ; on utilise aussi “point à débattre”, “point en question” ou question argumentative.

1. L’authentique « question rhétorique »

Dans le domaine judiciaire, une stase correspond à une question, nœud d’un conflit que doit trancher le tribunal. La Rhétorique à Herennius définit le premier stade de la rencontre judiciaire comme la détermination du point essentiel constituant la cause :

L’état de cause est défini à la fois par le point essentiel de la riposte du défenseur et par l’accusation portée par l’adversaire. (À Her., i, 18 ; p. 17)

Lorsque les parties sont d’accord, les faits sont considérés comme établis et dits “pacifiques”. La question n’apparaît qu’avec le désaccord. Tout dépend donc de la nature de la réplique apportée par l’accusé à l’accusateur.

Le texte suivant présuppose que l’adultère est un crime ; que le mari trompé peut légalement tuer son rival et sa femme. Seul le meurtre de l’homme est discuté ici, alors que le mari a également tué sa femme.

5. Le premier point que je m’efforçais de déterminer — c’est assez facile à dire, mais cela doit être cependant l’objectif primordial — était ce que chaque partie désirait établir ainsi, puis les moyens qu’elle voulait utiliser, et voici comment je procédais. Je réfléchissais à ce que le demandeur dirait en premier lieu : c’était un point ou avoué(*) ou controversé. 6. S‘il était avoué, il ne pouvait y avoir aucune question. […] C’était seulement au moment où les parties cessaient d’être d’accord que surgissait le point à débattre [quæestio]. Ainsi : « Tu as tué un homme ! » — « Oui, je l’ai tué ». Il y a accord ; je passe. 7. L’accusé doit produire le motif de l’homicide. « Il est licite, dit-il, de tuer un adultère avec sa complice ». Le fondement légal est indiscutable. Il y a désormais à voir en troisième lieu sur quoi porte la contestation : « Ils n’étaient pas adultères » ; « Ils l’étaient ». Point à discuter : il y a doute sur les faits ; c’est une question de conjecture. (I. O., VII, 1, 5-7 ; (* : accordé, accepté)

La notion de stase comme “question” correspond, dans le domaine rhétorique, à la notion aristotélicienne de “problème” dans le domaine dialectique (Aristote, Top., i, 11, 104b-105a10 ; p. 25-28) ; la question est un “problème rhétorique”. La théorie des stases est, de fait, la théorie des « questions rhétoriques » :

La constitutio de l’auteur du ad Herennium correspond donc à la stase de la rhétorique grecque, […] ou à la “question rhétorique” comme l’a nommée Sextus Empiricus (Contre les Géomètres, III, 4) (Dieter 1950, p. 360)

Ce sens de “question rhétorique” est distinct du sens courant et bien établi qui désigne une question dont le locuteur connaît la réponse et sait que ses interlocuteurs la connaissent, et dont la valeur est celle d’un défi porté aux contradicteurs potentiels, V. Question rhétorique. Pour éviter les confusions, on peut parler de question argumentative.

Il y a stase discursive quand, dans une délibération ou une action, sont produites deux affirmations contradictoires, manifestant l’existence d’un désaccord ouvert, qui inhibe la construction collaborative de l’interaction, et de l’action.
Cette contradiction produit une question controversée, dont la réponse est “ambiguë” au sens étymologique du terme, c’est-à-dire double, les deux réponses étant incompatibles.
L’état de stase peut être résolu de multiples façons, par un débat contradictoire où la parole a une importance fondamentale, mais aussi de manière autoritaire, comme Alexandre tranchant le nœud gordien.

L’étude des discours produits dans une telle situation est l’objet des études d’argumentation.
Au début du De Inventione, Cicéron reproche à Hermagoras une vue trop large de ce qu’est une question, incluant les questions philosophiques et scientifique : « Faut-il s’en rapporter au témoignage des sens ? » ou scientifiques : « Quelle est la grosseur du soleil ? » (Cicéron, De Inv., I, VI, 8 ; p. 17). Il restreint la théorie des questions relevant du domaine de l’orateur à celles qui sont traitées dans le cadre des genres rhétoriques, épidictique, délibératif, judiciaire. Néanmoins le concept de question ne semble pas, en lui-même, comporter de telles limites.

2. Stratégies stasiques

La théorie d’Hermogène et d’Hermagoras — La première formulation systématique d’une théorie des stases ou “états de cause” se trouve chez Hermagoras de Temnos (2e partie du IIe S. av. J.-C ; Benett 2005). On peut retrouver la technique des stases en action chez les rhéteurs avant Hermagoras, mais il a le premier identifié formellement et nommé quatre “états de cause” (Nadeau 1964, p. 370).
Cette théorie nous est surtout connue par le traité d’Hermogène de Tarse rhéteur grec de la seconde moitié du IIe siècle ap. J.-C (Hermogène, A. R. ; Patillon 1988). Ce traité oppose :
1) D’une part, les questions mal formées, qui ne peuvent donner lieu à débat argumentatif soit parce que la réponse est évidente, soit parce qu’elles sont indécidables, in-discutables rationnellement, V. Conditions de discussion.
2) D’autre part, les questions bien formées, discutables rationnellement. Dans le cas de la situation judiciaire, Hermogène distingue quatre types de questions clés (« stock issues », Nadeau 1964, p. 370-374) :

Stase conjecturale : Le fait est-il avéré ? Si l’une des parties conteste le fait, alors, la stase est dite conjecturale.
Stase sur la définition de l’acte, quelle est la qualification du fait, c’est-à-dire de quelle catégorie relève-t-il ? En pratique, il s’agit de déterminer le nom qu’il faut donner à l’acte : Quelqu’un vole quelque chose à une personne privée dans un temple ; est-il un pilleur de temple ? Quelqu’un est mort ; s’agit-il d’un meurtre ou d’un accident ? V. Catégorisation.
Stase sur la qualité : Dans quel contexte le fait a-t-il eu lieu ? Y a-t-il des circonstances atténuantes ou aggravantes ?

Stase sur la procédure, la façon dont est mené le jugement en cours : La procédure est-elle appropriée ? Convient-il de saisir le Tribunal ou le Conseil de discipline ?

Ces questions font système (d’après Patillon 1988, p. 59) :

L’accusé ne reconnaît pas le caractère criminel de l’acte : antilepse
                   (“contradiction, objection”, Bailly, [Antilepsis])
ou bien L’accusé admet le caractère criminel de l’acte : opposition =>

Il en assume la responsabilité : compensation
ou bien
Il en rejette la responsabilité, =>

blâme la victime : contre-accusation
ou bien
blâme quelqu’un ou quelque chose d’autre =>

qui peut être coupable : report d’accusation
ou bien
qui ne peut pas être coupable : excuse

La théorie des stases est un instrument puissant permettant de structurer le chaos des discours des personnes impliquées dans une affaire et d’indiquer la direction que doivent suivre les débats.

3. Exemples

Face à l’accusation “Tu as volé ma mobylette !” (stase conjecturale), diverses stratégies de défense peuvent être adoptées, ce choix déterminant le type de débat qui s’ensuit.

1) L’accusé peut nier avoir commis l’acte : Je l’ai même pas touchée, sa mobylette.

2) Accepter le fait et nier la qualification de vol (stase de définition), et re-catégoriser le fait, ce qui peut se faire de différentes manières :

J’ai cru que c’était la mienne.
C’est ma mobylette, celle que tu m’as volée l’an dernier !
Mais cette mobylette m’appartient, tu ne m’as jamais rendu l’argent que je t’avais prêté.
Ta mobylette, je ne l’ai pas volée, mais empruntée.
Je t’ai demandé la permission de la prendre

3) Reconnaître qu’il y a eu vol, et accuser quelqu’un d’autre :

Ce n’est pas moi, c’est lui !

4) Accuser l’accusateur, contre-accusation :

Ce n’est pas moi, c’est toi, toi qui m’accuses, qui a volé et détruit ta mobylette pour toucher la prime d’assurance.

C’est une réfutation radicale, V. Relation ; Causalité.

5) Minimiser les faits :

C’est une vieille mobylette sans valeur

6) Reconnaître les faits et leur définition, mais invoquer des circonstances atténuantes (“qualité”):

C’était juste pour aller chercher des bonbons à ma petite sœur malade.

7) Reconnaître les faits et leur définition, mais dégager sa responsabilité :

Le chef de bande m’a obligé.

8) Récuser le tribunal (“stase de procédure”) :

Mais qui êtes-vous pour me juger ?
Il n’appartient pas au vainqueur de juger le vaincu.

9) Récuser l’accusateur:

Ça te va bien de me reprocher cela !

10) Reconnaître les faits et s’excuser :

J’ai fait une erreur, Monsieur le Président.

11) Reconnaître les faits et s’en faire gloire (antiparastase, V. Orientation (2) :

Tu étais ivre, je t’ai sauvé la vie en prenant ta mobylette, remercie-moi plutôt !

Certaines de ces stratégies sont exclusives les unes des autres, V. Chaudron.

***

La théorie des questions argumentatives
est le premier chapitre de la théorie de l’argumentation. 

La détermination de la question argumentative a laquelle on a affaire
est la première étape de l’analyse de l’argumentation.

***

 


 

Sorite

SORITE


Un sorite (du grec soros, “tas”) est un discours qui progresse par réitération de la même forme logico-syntaxique. Le sorite logique correspond à l’argumentation en série (polysyllogisme)

1. Paradoxe du tas

Le paradoxe du tas est l’un des fameux paradoxes proposés par Eubulide, philosophe grec, contemporain d’Aristote :

Un grain de blé ne suffit pas pour faire un tas de blé, ni deux grains, ni trois grains, etc. En d’autres termes, si n grains de blé ne font pas un tas, n + 1 pas davantage.
Donc aucune quantité de grains de blé ne peut constituer un tas de blé. [1]

De même, si on retire un grain d’un tas de blé, il reste un tas de blé, et ainsi de suite, jusqu’au dernier grain. Un grain de blé est donc lui-même un tas de blé.

Ce paradoxe peut être illustré à partir de n’importe quel nom collectif : amas, cluster, foule, troupeau, armée, collection, bouquet

2. Sorite rhétorique

Un sorite rhétorique (gradatio, climax) est un discours progressant par la réitération d’une même relation cause-effet, engendreur-engendré, ou d’une simple succession temporelle d’événements qui s’enchaînent jusqu’à atteindre un climax, comme dans le poème suivant de Robert Desnos (La Colombe de l’arche [1923] [3])

Maudit
soit le père de l’épouse
du forgeron qui forgea le fer de la cognée
avec laquelle le bûcheron abattit le chêne
dans lequel on sculpta le lit
où fut engendré l’arrière-grand-père
de l’homme qui conduisit la voiture
dans laquelle ta mère
:rencontra ton père !

3. Sorite logique : le polysyllogisme

Le terme sorite sert également à désigner
— Le polysyllogisme
 :

On appelle polysyllogisme une série de syllogismes enchaînés de telle façon que la conclusion de l’un serve de prémisse au suivant (Chenique 1975, p. 255).

— L’argumentation en chaîne ou en série, encore appelée argumentation subordonnée (“subordinate argumentation”).
Un enchaînement, aussi long soit-il, de syllogismes valides produit une conclusion valide. Mais la conclusion finale délivrée par une suite d’argumentations n’a que la force de l’argumentation la plus faible. On retrouve la métaphore de la chaîne démonstrative opposée au filet argumentatif, V. Convergence.

4. Sorite dit “chinois”

L’expression “sorite chinois” ou “sorite confucéen” est proposée par Masson-Oursel ([1912], p. 17) pour désigner d« [des] argumentations exprimant un enchaînement de moyens mis en œuvre par l’activité humaine en vue d’une fin » (1912, p. 20).
À propos de cette forme d’argumentation utilisée dans un passage de Confucius, Graham parle de « the sorite form later so common (if A then B; if B then C…) » (1989, p. 24),  considérant sans doute que la qualifications “chinois” n’a pas lieu d’être, les phénomènes désignés par le mot “sorite” étant du même ordre dans la tradition chinoise et la tradition occidentale.
Eno utilise l’expression  “chain syllogism” (2016, p. 11) pour désigner le célèbre passage des Analectes où Confucius justifie la priorité donnée à la rectification des noms:

[Zilu] — Si le Prince de Wei vous attendait pour régler avec vous les affaires publiques, à quoi donneriez-vous votre premier soin ?
— À rendre à chaque chose son vrai nom, répondit le Maître.
— Est-ce raisonnable ? répliqua Tzeu lou. Maître, vous vous égarez loin du but. À quoi bon cette réforme des noms ?
Le Maître répondit : — Que [Zilu] est grossier ! Un homme sage se garde de dire ou de faire ce qu’il ne sait pas. « Si les noms ne conviennent pas aux choses, il y a confusion dans le langage. S’il y a confusion dans le langage, les choses ne s’exécutent pas. Si les choses ne s’exécutent pas, les bienséances et l’harmonie sont négligées. Les bienséances et l’harmonie étant négligées, les supplices et les autres châtiments ne sont pas proportionnés aux fautes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus proportionnés aux fautes, le peuple ne sait plus où mettre la main ni le pied. Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne. Dans le choix des noms, il est très attentif. (Analectes, VII.13.3

Zilu est un disciple senior de Confucius et, comme lui, un personnage officiel important de l’État de Lu. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît «étrange», s’en prenant ainsi directement à la face du Maître. D’une façon générale, dans les Analectes, Zilu parle avec le Maître sans trop de souci des prescriptions rituelles réglant les interactions Maître – Disciple. Ici, il n’hésite pas à déclarer que ce qu’avance Confucius lui paraît étrange, s’en prenant ainsi directement à la face du maître. D’une façon générale, il parle avec le Maître sans trop se soucier des prescriptions du rituel.

Le processus de dégradation présenté dans ce sorite se déroule en cinq étapes, qui s’enchaînent en vertu d’une relation de type cause – conséquence, “si… (alors)…”. La première est celle où les noms sont employés n’importe comment; la dernière est le chaos social qui en résulte.
La progression du sorite peut être temporelle (avant > après) ou causale (cause > effet),  ou logique (antécédent > conséquent) ou jouer sur une combinaison de ces relations, engendrement, fil narratif, etc.

Sorite progressif et régressif

Masson-Oursel (1912) [4] oppose le sorite progressif et le sorite régressif.
— Le sorite progressif part d’une première étape, d’un état initial où s’amorce le processus, et énumère les étapes de son développement menant jusqu’à un but ou un résultat ultime.
— Le sorite régressif part du but ou du résultat, et  énumère les étapes à rebours, en remontant jusqu’à un état initial, source du développement qui vient d’être retracé.

Schème d’inférence  temporel  dans le sorite progressif:
               E0 (État initial);  après E0 = E1; après E1E2; …  = Em (État final, Climax)

Dans le sorite régressif:
               Em (état final, climax;  avant Em = El; avant ElEk; …  = Eo (état initial)               

Idem pour la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent., etc.

Selon que l’état final est désirable ou non, le sorite  peut être dit positif ou négatif.
Le sorite positif progressif est pédagogique; il précise le plan de la tâche à accomplir,  étude ou  transformation de la personne. Le sorite positif régressif permet de magnifier quelque peu l’état final, il fixe l’objet du désir
Le sorite  régressif négatif est dissuasif; il s’appuie sur un enchaînement d’événements négatifs de plus en plus graves. Le sorite régressif négatif peut servir à réfuter un désir.

Le processus du sorite repose sur l’explicitation d’un mécanisme par étapes. Le sorite progressif négatif procède comme l’argument de la pente glissante ou du petit doigt dans l’engrenage (slippery slope). La différence étant que la réfutation par la pente glissante se contente souvent d’évoquer la seconde étape et tout ce qui se passe avant que ne surgisse la catastrophe finale. Le sorite précise les étapes, mais se montre tout aussi discret sur les processus.

Accord

Sorite – Grande Étude


[1] Le concept de tas est tri-dimensionnel, typiquement de forme pyramidale stable. Il s’ensuit que deux ou trois grains ne peuvent constituer un tas puisqu’ils ne tiennent pas, ou mal, l’un sur l’autre, le tas n’est pas stable. En revanche, il est possible de constituer un tas de quatre grains sur une base de trois grains. On pourrait donc dire que pour des objets à équilibre instable comme le grain, le tas est possible à partir de quatre objets.

[4] Masson-Oursel, Paul 1912. Esquisse d’une théorie comparée du sorite. Revue de Métaphysique et de Morale, 20e année, n° 6, novembre 1912. 810-824. Cité d’après Études de philosophie comparée, p. 20. Chineancienne, Pierre Palpant 2006, p.20. http://classiques.uqac.ca/classiques/masson_oursel_paul/etudes_philo_comparee/etudes_philo_comparee.html

[3] Confucius,Tseng-tseu Ta Hio, ou La Grande Étude. Trad. par Guillaume Pauthier. La Revue Encyclopédique, tome LIV, avril-juin 1832, pages 344-364. Cité d’après Chineancienne, P. Palpant www.chineancienne.fr


 

Sophisme – Sophiste

SOPHISME, SOPHISTE

 

On parle de sophismes et de sophistes dans deux contextes bien distincts, en philosophie et dans le discours ordinaire. Les sophistes historiques sont des philosophes grecs qui ont amené les locuteurs ordinaires à affronter les paradoxes de l’expression ordinaires. Dans le langage contemporain, un sophisme est un raisonnement fallacieux ouvertement absurde destiné à tromper l’interlocuteur.

On parle de sophismes et de sophistes dans deux contextes bien distincts, en philosophie et dans le discours ordinaire.

1. Les sophistes historiques

Les sophistes historiques représentent la première école de mise en pratique d’une réflexion sur le langage dans l’interaction sociale. Au moyen d’interventions discursives appelées sophismes, les sophistes déstabilisent les représentations courantes sur le langage, mettent en avant son arbitraire au sens saussurien, ce qui est une provocation pour les locuteurs ordinaires pour qui le langage est transparent et non problématique.
Ces discours ont moins l’intention de tromper que de mettre leurs interlocuteurs face aux paradoxes de l’expression telle qu’on la pratique couramment.

Dans l’Euthydème, Platon met en scène Socrate en train d’examiner les raisonnements que le sophiste Dionysodore propose à son naïf interlocuteur, Ctèsippe, dont le suivant est un exemple.

— Dis-moi en effet : tu as un chien ?
— Oui, et très méchant, dit Ctèsippe.
— A-t-il des petits ?
— Oui, et aussi méchants que lui.
— Le chien n’est-il pas leur père ?
— Je l’ai vu de mes yeux, répondit-il, couvrir la chienne.
— Eh bien, le chien n’est-il pas à toi ?
— Certainement, dit-il.
— Donc, il est père et à toi, en sorte que ce chien devient ton père, et toi frère des petits chiens.
Platon, Euthydème.[1] XXIV, 298a-299d ; Chambry, Paris, Garnier. p. 141-142.

Il est évident que ce discours n’est pas fait pour convaincre Ctèsippe qu’il est fils et frère de chien. Le discours sophistique ne trompe pas ses auditeurs, il les plonge dans le désarroi ou la fureur.

Les problèmes proposés par les sophistes, comme le paradoxe du menteur ou le paradoxe du tas (sorite) restent ouverts, De même, la question éthique des premiers devoirs de l’homme reste ouverte : sont-ils définis par la société ou directement dans une négociation de personne à personne ?

[Antiphon le sophiste affirmait que] la loi, en obligeant l’homme à témoigner la vérité devant les tribunaux, nous oblige souvent à faire tort à qui ne nous en a fait aucun, c’est-à-dire à contredire le premier précepte de la justice.
Émile. Bréhier, Histoire de la philosophie, [1928][2]

La sophistique représente, avec le scepticisme, un mouvement intellectuel essentiel pour l’argumentation, V. Assentiment.
Les sophistes ont formulé le principe du débat pied à pied entre discours contradictoires, les anti-logies (Antiphon, Disc.), la notion de point de vue, la réflexion sur le vraisemblable et les paradoxes du langage. Ces positions ont été stigmatisées par l’idéalisme platonicien, qui leur a imposé des déformations dont elles ont souffert au moins jusqu’à Hegel en philosophie et que seul le langage courant a retenu.

Les anciens sophistes n’étaient pas plus des sophistes au sens contemporain du terme que Duns Scott, le “Docteur subtil” n’était a dunce, “un cancre stupide”, alors que le mot dunce provient de son propre nom, Duns.

2. Sophisme, sophiste dans le parler contemporain

Dans le langage contemporain, un sophisme est un raisonnement éristique, c’est-à-dire fallacieux, paralogique. Du point de vue interactionnel, c’est un discours embarrassant, mensonger, manipulatoire et dangereux, dénoncé comme évidemment faux, mais dont la réfutation est difficile. Quel que soit le type de discours qu’on dénonce en le mettant dans la catégorie de “sophisme”, le concept est essentiel pour l’analyse de la réception polémique du discours argumentatif.

Un sophisme est un paralogisme enveloppé dans un discours malintentionné, produit pour faire perdre pied à l’adversaire. La distinction sophisme/paralogisme repose sur une imputation d’intention inavouable, qui peut ou non être portée à bon droit. Le paralogisme est du côté de l’erreur et de la bêtise ; le sophisme est un paralogisme servant les intérêts ou les passions de son auteur. En vertu du principe “cherchez à qui profite le crime”, une telle “erreur” est chargée d’intention maligne par celui qui en est le destinataire et la victime potentielle. De la description on passe ainsi à l’accusation, que l’on retrouve dans l’orientation contemporaine négative de termes comme sophisme, sophiste, sophistique (adjectif), V. Fallacie; Évaluation du syllogisme; Preuve.


[1] XXIV, 298a-299d ; Chambry, Paris, Garnier. p. 141-142.
[2] T.I. Antiquité et Moyen Âge, Paris, PUF, 1981, p. 74.


 

Site argumentatif

SITE argumentatif

Un site argumentatif est un site dédié à l’argumentation, dont les règles organisent, protègent et favorisent le développement des positions des participants.

Certaines questions argumentatives se résolvent en un temps relativement bref (“qui va sortir la poubelle ?”) ; d’autres ne peuvent pas se résoudre aussi facilement sur le seul plan privé, et sont portées devant des institutions spécialisées. Un site ou espace argumentatif est un lieu plus ou moins dédié et institutionnalisé, où sont débattues des questions argumentatives, en fonction des normes et usages d’une culture et de ses institutions.
Les interventions qui se déroulent sur un tel site sont planifiées notamment par les conventions qui caractérisent le site, en tout premier lieu la codification spécifique des tours et des droits à la parole. Ces règles donnent un sens et une cohérence à l’expression rationalité locale. Cette approche située permet de dépasser une vision idéalisée de l’argumentation comme exercice soumis aux seules lois de la raison dialectique, réglant les échanges verbaux entre deux acteurs artificiellement a-socialisés, V. Rôles.
La question cruciale de la charge de la preuve est liée non seulement à l’état de l’opinion générale (la doxa) au moment de la discussion, mais aussi au site où se tient la discussion, V. Charge de la preuve.

Les tribunaux et les assemblées politiques peuvent être considérés comme des forums typiques. Il existe bien d’autres forums, marchés et foires aux arguments, où les points de vue s’expriment, se confrontent et s’ajustent, où se construit la démocratie des échanges quotidiens. Soit la dispute sur la légalisation de la drogue en France ; elle peut être agitée en des lieux aussi divers que le compartiment de métro, la table familiale, le bistrot du coin, les médias, la salle polyvalente, la salle du parti où est mise au point la position officielle, la commission des lois, , l’Assemblée nationale, etc. Certains de ces forums ont un pouvoir décisionnaire, d’autres non, et visent plutôt l’amplification du débat que sa clôture.

1. Des sites argumentatifs dédiés

Le texte suivant est extrait d’un discours prononcé par Alfredo Cristiani en 2002. Alfredo Cristiani a été Président du Salvador de 1989 à 1994. Sous sa présidence ont été signés les accords de paix de Chapultepec, qui mettaient fin, en 1992, à la guerre civile entre l’extrême droite et la guérilla marxiste qui durait depuis 1980. Son discours de 2002 a été prononcé à l’occasion du dixième anniversaire de la signature de ces accords. Il souligne le rôle crucial pour la vie démocratique de l’existence d’espaces dédiés à la discussion argumentées.

On ne peut pas comprendre l’importance de ce qui s’est passé au Salvador si on se limite au passé récent. La crise qui a emporté la nation salvadorienne au cours de la dernière décennie n’est pas surgie du néant, pas plus qu’elle n’a été le fruit de volontés isolées. Cette crise si douloureuse et tragique a d’anciennes et profondes racines sociales, politiques, économiques et culturelles. Par le passé, une des failles pernicieuses de notre forme de vie nationale fut l’inexistence ou l’insuffisance des espaces et des mécanismes nécessaires pour permettre le libre jeu des idées, le développement naturel des différents projets politiques qui découlent de la liberté de penser et d’agir, en bref, l’absence d’un véritable cadre de vie démocratique.
Discours d’Alfredo Cristiani pour la cérémonie anniversaire de la signature des Accords de paix[1] ; (nous soulignons).

2. Dialectique au bord de l’Illisos

Les échanges ayant lieu sur les sites argumentatifs publics sont forcément marqués par la forte implication des participants, V. Émotion. Selon Platon, le discours sophistique règne sur les forums publics et les lieux institutionnels, en particulier sur le tribunal et l’assemblée, dominés par les sophistes professionnels.

C’est pourquoi l’interaction dialectique socratique, orientée uniquement par la recherche de la vérité, se déroule dans un lieu argumentatif très particulier et désocialisé, dans le cadre typique d’un locus amœnus un lieu et un moment parfaits : une journée chaude, un ruisseau, un arbre, une brise légère et de l’herbe pour s’allonger.

Phèdre : — Mais où veux-tu que nous allions asseoir pour faire cette lecture [du discours de Lysias] ?
Socrate :     Tournons par ici et descendons l’Ilissos ; nous nous assoirons tranquillement à l’endroit qui nous plaira.
Phèdre :      J’ai bien fait, je vois, de venir pieds nus ; pour toi, tu l’es toujours, ainsi nous pourrons très bien entrer dans l’eau et nous baigner les pieds, ce qui ne sera pas désagréable, surtout en cette saison, à cette heure.
Socrate :     Avance donc, et cherche en même temps un endroit pour nous asseoir.
Phèdre :      Vois-tu là-bas ce platane si élevé ?
Socrate :     Eh bien !
 Phèdre :     Il y a là de l’ombre, une brise légère et du gazon pour nous asseoir ou, si nous voulons, pour nous coucher.
Socrate :     Avance donc !
Phèdre :      Dis-moi, Socrate, n’est-ce pas ici près, au bord de l’Ilissos, que Borée enleva, dit-on, Orythye ?
Socrate :     On le dit.
Phèdre :      N’est-ce donc pas ici ? Ce mince courant paraît si charmant, si pur, si transparent, et ses bords sont si propices aux ébats des jeunes filles !
Platon, Phèdre, II, 228b-229c, Le Banquet. Phèdre ; Chambry, p. 87-88.


[1] http://www.elsalvador.com/noticias/especiales/acuerdosdepaz2002/nota18.html (20-09-2013)


 

Silence

SILENCE

On peut distinguer deux statuts du silence en argumentation, selon qu’il est intentionnel ou non intentionnel.
— Silence non intentionnel :  absence d’information
Cette absence d’information peut être exploitée par un argument classique du silence (§1). Dans un texte juridique, le silence de la loi constitue une lacune (§2)
— Silence stratégique : choix du silence
“Silence” a ici son sens de base,  “ne rien dire”; ce silence est audible, qu’il s’agisse du silence de l’accusé (§4) ou du silence du participant ratifié à une discussion (§5)

Les médias  n’étant pas supposé inventer des faits, ils font normalement silence sur les faits qui n’existent pas ; leur silence sur un fait notoire attesté relève du silence stratégique (intentionnel) (§3).

1. Argument du silence du texte

L’argument du silence [1] est invoqué dans le cadre d’une recherche d’une personne ou d’un événement à travers un texte (ou un corpus de textes).

— On montre que le texte interrogé est cohérent et pertinent pour la recherche
— On montre que l’être / l’événement recherchés devrait logiquement y être mentionnés.
— Or le textes ne mentionnent pas cet être / cet événement.
— On conclut que l’événement lui-même n’a jamais eu lieu.

L’argument du silence dit que si les chroniqueurs ne mentionnent pas tel fait qui aurait dû attirer leur attention, c’est que ce fait ne s’est pas produit. Y a-t-il eu une tempête dévastatrice dans la région au cours d’une période donnée ? Les chroniqueurs, relèvent en principe tous les faits marquants de leur époque. Si un tel fait s’était produit,  ils  l’auraient mentionné (a fortiori, s’ils mentionnent des faits d’importance moindre). Or ils ne disent rien à ce sujet. Donc il n’y a pas eu de tempête dévastatrice pendant la période considérée
La valeur de l’argument dépend de la quantité, de la qualité et de la pertinence de la documentation consultée dont on dispose pour l’époque concernée. L’argument se renforce considérablement si on sait que les chroniqueurs notent régulièrement les événements atmosphériques.
Dans l’exemple suivant, l’argument du silence des historiographes a tout son poids :

Metz est peut-être la seule ville où les croisés n’aient pas trempé leurs mains dans le sang des Juifs. Louis le Jeune, partant pour la Palestine, y assembla son armée, et cependant, il n’est pas dit qu’ils y aient reçu aucun outrage. Le silence de l’Histoire à cet égard vaut une preuve positive, si l’on considère que Metz avait alors des historiographes.
Abbé Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs, 1789. [2]

L’argument du silence est explicitement invoqué. La prolepse « si l’on considère que Metz avait alors des historiographes » répond à l’objection possible “Mais y avait-il des historiographes à Metz à l’époque ?”.
Dans ce cas, c’est la lecture de l’interprète qui produit le silence dont il tire argument. Ce silence n’est pas « audible”, le texte n’a pas choisi de rester silencieux.

L’argument sur l’ignorance affirme que puisqu’on ne peut pas prouver P, alors je dois admettre que non P.
L’argument du silence affirme que si le texte ne parle pas de P, alors non P. Dans le premier cas, il s’agit de savoir, dans le second, d’information.

1.1 Objection à l’argument du silence

On objecte à l’argument du silence que si tel fait n’est pas mentionné, c’est peut-être parce qu’il est courant et sans intérêt pour le texte considéré.
On répond ainsi à l’argument du silence par l’argument du chameau : on ne parle pas de chameau dans le Coran. Donc il n’y avait pas de chameaux dans l’Arabie du VIIe siècle, ce qui est absurde. La réfutation est belle, mais on parle de chameaux dans le Coran.

Accord
Les chameaux et le Coran: Gagnier, Gibbon, Borges et les autres

Dans son principe, l’objection est valide, et elle serait sans doute mieux illustrée par l’exemple suivant :

Le livre L’histoire de Belgique pour les nuls ne parle pas de frites.
Donc, les Belges n’ont jamais connu les frites. [3]

L’argument du silence est un argument indirect, qui ne peut être utilisé que par défaut, en l’absence de preuves ou d’informations directes.

1.2 Argument du silence et datation des événements

Les historiens utilisent l’argument du silence pour établir la datation relative des événements historiques, par exemple la date de publication d’un texte.
Pour être mentionné dans un document, le texte a dû être publié : la date de la mention la plus ancienne de ce texte fixe la limite supérieure (terminus ad quem) de la période où il a été publié.
On peut parfois utiliser l’argument du silence. Marie de France a écrit les Lais (poèmes dont le thème est l’amour courtois) vers la fin du XIIe siècle. Peut-on préciser la date ? L’éditeur des Lais raisonne comme suit (d’après Rychner, 1978 [4:

1) « Pour dater plus précisément les Lais, on les situe par rapport aux autres œuvres de l’époque ».
2) Pour ce faire, Rychner s’appuie sur « un argument ex silentio, que l’on invoquera avec prudence, mais qu’il serait faux de négliger. »
3) « On ne relève chez Marie aucune trace certaine de la lecture de Chrétien de Troyes », auteur du roman courtois Eneas, publié en 1178.
4) « Or, j’ai peine à imaginer, pour ma part, que, l’ayant lu, elle eût pu rester si complètement elle-même et tellement différente de lui, dans son “écriture” comme dans son inspiration générale. »
5) Conclusion : les Lais doivent avoir été écrits avant 1178.

Le point 4. répond à l’objection “Mais Christine de Pisan n’était pas intéressée par Chrétien de Troyes”.

2. Argument du silence de la loi

Alors que le texte du commentateur évoqué au §1 était impeccable, le texte de la loi est dit lacunaire. L’argument du silence de la loi est avancé par un juge pour motiver un refus de juger tel acte, en arguant que le Code des lois ne contient aucun article qui lui soit applicable.
L’argument du silence est récusé par un méta-principe qui impose au tribunal l’obligation de juger, sous peine de commettre un déni de justice :

Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.
Dalloz, Prohibition du déni de justice.
[6]

L’institution répond donc à l’argument du silence de la loi par l’argument de la nécessité de l’interprétation, c’est-à-dire par l’obligation faite au juge de trouver dans le corpus de lois existant un article applicable au cas qui lui est soumis.

3. Silence des médias

Un texte informationnel est dit “silencieux” à propos d’un événement s’il ne le mentionne pas alors qu’il pourrait intéresser son lectorat. Ce silence peut être intentionnel ou stratégique.

 À propos d’une information reçue provenant d’une source quelconque :
Tiens ! Je n’ai rien vu sur X / Le journal n’en parle pas.

3.1 Silence non intentionnel

L’argument du silence des médias dit que telle chose — ce dont on parle, ce dont parle la rumeur —, n’a pas dû se produire puisque les médias n’en parlent pas.
C’est une variante de l’argument du silence classique. Les médias  n’étant pas supposés inventer des faits, ils font normalement silence sur les faits qui n’existent pas.
L’argument du silence fonctionne de façon routinière si l’événement est un fait divers ; les médias ne disent rien de l’agression qui a tant ému le voisinage parce qu’il n’y a jamais eu d’agression.
Mais pour savoir que les médias n’en parlent pas, il faut bien en avoir entendu parler. L’information sur la fausse agression apparaît lorsque la rumeur est démentie.

Dans le cas précédent, le silence de la loi correspond à une lacune de la loi. Ici, le silence des médias ne constitue pas une lacune de l’information.

3.2 Silence intentionnel

Mais si le fait est attesté et socialement ou politiquement exploitable, alors on déduit plutôt qu’il constitue une lacune suspecte dans l’information et que ce silence est une manipulation stratégique de l’information.

Les médias sont silencieux sur tel point
— Parce qu’ils sont censurés par leur actionnaire principal ; par le pouvoir en place
— Parce qu’ils sont des partenaires actifs du Système qui ne veut pas qu’on parle de ça ; ils entrent dans le vaste complot qui nous manipule et Satan conduit le bal.

Ce silence relève de la dissimulation, du mensonge par omission. Le silence est alors considéré comme un silence “assourdissant”, l’adjectif soulignant le fait que l’omission est intentionnelle. On entre alors dans le processus des dénégations et des démentis, et de leurs paradoxes.

4. Argument du silence de l’accusé et droit au silence

Appliqué au cas du prévenu interrogé qui refuse de répondre, l’adage courant “qui ne dit mot consent” pousse à interpréter le silence de l’accusé comme un aveu de culpabilité (V. Ignorance).
Cette inférence est bloquée par un principe légal, le droit de se taire, qui « découle du principe de présomption d’innocence », selon lequel c’est l’accusation qui doit prouver la culpabilité. [5]
Il s’ensuit que l’accusé n’a pas à collaborer à la recherche de la vérité, qu’il a le droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Dalloz, Droit de se taire [6])

5. Silence d’un participant ratifié

Dans une interaction argumentative où tous les participants ratifiés ont les mêmes droits à la parole, un participant peut néanmoins persister à garder le silence.
Ce silence pleinement audible par les autres participants peut être sans lien avec la discussion : (J’ai un énorme mal de tête) ou être un acte sémiotique intentionnel
— de rejet de la discussion :  J’en ai marre de ces débats
— de réfutation visant la question discutée, V. Tranquillité :

Je n’interviens pas parce que :
— Nous n’avons pas à / je ne veux pas discuter de cela ici, maintenant, avec toi…
— Tout cela est résolu de façon satisfaisante depuis longtemps.
— Mon opinion est faite, et je n’ai pas l’intention de revenir sur ce sujet.


[1] Lat. argument a silentio ou ex silentio, du latin silentio, “silence”. Ang. from silence.
[2] Abbé [Henri Jean-Baptiste] Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs. Préface de R. Badinter. Paris, Stock, 1989, note p. 179.
[3] Je dois cet exemple à Michel Goldberg, qui m’a signalé que le Dictionnaire (2016) reproduisait l’erreur traditionnelle des chameaux et du Coran.
[4] Jean Rychner, Introduction aux Lais de Marie de France, Paris, Champion, 1978, p. X-XI
[5]  https://actu.dalloz-etudiant.fr/focus-sur/article/le-droit-de-se-taire-en-droit-penal/h/1bc5e68a0f69dab55c8216f26a7de43d.html (15-10-21).
[6] https://actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/prohibition-du-deni-de-justice-le-juge-ne-peut-echapper-a-levaluation-du-dommage/h/aade02cd02164fc021451a46b67f768b.html (15-10-21)


 

Serment — Promesse

SERMENT

1. Promesse

La promesse est une obligation librement contractée de faire quelque chose dans le futur.
Dans le langage ordinaire, la promesse est un simple renforcement  du dire ;

Je viendrai => il m’a dit qu’il viendrait
Je te promets de venir => il m’a promis de venir.

SLa promesse reçue est une bonne raison pour l’interlocuteur de croire en sa réalisation (Walton, V. Typologie Contemporaines).

Si Pierre a dit / promis à Paul de passer vers 8 h, alors a l’obligation “d’y aller”. Cette obligation constitue à elle seule une bonne raison ; “On a promis d’y aller, on y va”.

Si Pierre a dit / promis à Paul de passer vers 8h, alors Paul a une bonne raison de croire que Pierre passera vers 8h, d’attendre Paul vers 8h, etc.

La promesse correspond au serment dit promissoire. Le serment purgatoire porte sur le passé et permet de se disculper d’une accusation, même hors de tout cadre juridique : “j’ai pas fait ça, je te jure / je te promets que je l’ai pas fait”.

2. Serment dans la rhétorique ancienne

Le serment dont il est question dans la rhétorique ancienne est le serment judiciaire, V. Preuves “techniques” et “non techniques”.
Prêté dans les formes requises devant le tribunal, il appelle les puissances surnaturelles à garantir la vérité de ce qui est affirmé sous serment. Il a en conséquence la valeur d’une preuve absolue ou décisoire, devant emporter la décision. Le faux serment appelle la colère des Dieux.
Le serment décisoire certifie la vérité d’une déclaration, comme l’ordalie certifie l’innocence d’une personne :

À l’origine, le serment probatoire et décisoire ne se distingue pas de l’ordalie ou jugement de Dieu : l’ordalie est un serment en action ; le serment, une ordalie en parole. (Ibid., p. 762, col.2)

Le serment certifie la véridicité du témoignage, qui est réservé aux citoyens. Le mot témoignage lui-même contient peut-être une trace du serment qui le fonde. Témoignage vient du latin testĭmōnǐum. Le mot latin testis est donné par Gaffiot comme homonyme entre “1. Témoin ; 2. Testicule”. Un lien entre les deux sens est peut-être fourni par le fait que le serment validant le témoignage aurait été accompagné d’un geste du témoin  sur ses testicules. La Genèse mentionne métonymiquement, un tel geste lors de la prestation de serment promissoire, mais sur la personne à qui on prête serment (ici, Abraham), non pas sur celle qui prête serment (ici, le serviteur) :

2 Abraham dit à son plus ancien serviteur, […] : « Mets ta main sous ma cuisse 3 et je vais te faire jurer au nom de l’Éternel, […] 9 Le serviteur mit sa main sous la cuisse de son seigneur Abraham et lui jura de se conformer à ces paroles. [1]

3. Serment, charge de la preuve et présomption d’innocence

Dans le droit ancien, toute la procédure judiciaire est sous le signe du serment. Le juge, les orateurs, les parties prêtent serment, les témoins sont liés par le serment prêté par leur partie :

Dans le droit primitif, le serment des parties et celui des témoins se confondent presque, parce que les témoins se déclarent toujours pour l’une ou l’autre partie. Ils ne déposent pas sur ce qu’ils savent ; ils manifestent leurs préférences. Ils le font ouvertement, solennellement. Parents ou amis, ce sont des partisans assermentés, des cojureurs. (Daremberg & Saglio, Jusjurandum, p. 765, col. 1)

Toutes les preuves apportées par la “technique rhétorique” sont développées sur ce fond de témoignages et de serments supposés constituer des preuves absolues et décider de l’issue du procès. Mais la force même du serment fait sa faiblesse : c’est un instrument trop puissant, que le droit a dû restreindre :

Les législateurs recherchèrent avec soin lequel des deux adversaires devait avoir un droit de préférence exclusive pour le serment ou, si on les faisait jurer tous les deux, lequel devait avoir un droit de priorité et être cru sur son serment. Le meilleur exemple de cette évolution est la loi de Gortyne. Le juge y doit juger d’après le serment de la partie dans des cas formellement déterminés lorsque la preuve ordinaire par témoignage est inapplicable ou insuffisante. Tantôt un seul des adversaires est obligé ou admis à prêter serment ; tantôt ils peuvent y être autorisés tous les deux, mais […] le plus souvent, le défendeur jure seul ou a l’avantage du serment privilégié. La règle, d’où l’on ne s’écarte que dans des circonstances spéciales, c’est encore la prestation du serment par le défendeur. (Ibid., p. 763, col. 1)

Le serment étant libératoire, chacune des parties serait sans doute heureuse de pouvoir prêter serment. Le juge doit donc arbitrer, c’est-à-dire déférer le serment, à la partie à laquelle il accorde de fait la possibilité de se disculper. En Grèce ancienne, le serment était déféré préférentiellement au défenseur, ce qui est une façon de lui accorder une présomption d’innocence, et de faire peser sur l’accusateur le poids de la charge de la preuve,

En déférant le serment au défenseur, le juge manifeste que l’accusateur n’a pas réussi à apporter la preuve incontestable de son accusation.
En pratique, le serment est déféré au défenseur pour suppléer à cette insuffisance des preuves apportées par l’accusateur. De décisoire, le serment devient simplement supplétoire.

Il s’ensuit que si la partie à qui le serment est déféré refuse de prêter serment, son refus sera considéré comme un aveu de culpabilité.

V. Force d’un argument


[1] Genèse 24, 2 et 24, 9, trad. Segond. https://saintebible.com/lsg/genesis/24.htm

 

 

Série, argumentations en –

Argumentations en SÉRIE

1. Définition

L’argumentation  en série est une argumentation où les conclusions obtenues sont immédiatement réutilisées comme arguments pour une nouvelle conclusion, jusqu’à une conclusion ultime. En logique, elle correspond au polysyllogisme, suite de syllogismes tel que la conclusion de l’un sert de prémisse au suivant. Il s’agit d’une forme particulière de sorite (“tas”).

L’argumentation en chaîne ou en série (ang. serial argumentation, Beardsley 1975, cité in Wreen 1999, p. 886) est également appelée argumentation subordonnée (subordinate argumentation, Eemeren et Grootendorst 1992). Elle est connue traditionnellement sous le nom de polysyllogisme ou de sorite.

L’argumentation en série se schématise comme suit :

Arg1 => Concl1 = Arg2 => Concl2 = Arg3 => … => Concln

Les argumentations élémentaires composant l’argumentation en série peuvent exploiter n’importe quel type d’argument, et avoir une structure d’argumentation simple, convergente ou liée.

Dans le cas d’une chaîne où chaque argumentation conclut par défaut, il y a un affaiblissement des conclusions au fur et à mesure que l’on tire de nouvelles conclusions sur la base des conclusions précédentes.  Dans ces séries, tout se passe comme si les poids des réfutations potentielles (Rebuttal, V. Modèle de Toulmin) allaient s’accumulant jusqu’à la rupture de la chaîne. C’est ce qui fait sans doute la principale faiblesse du raisonnement par défaut.

2. Argumentation en série et argumentation convergente

Certaines argumentations peuvent être représentées comme des argumentations en série ou des argumentations convergentes. L’exemple suivant est inspiré de Bassham (2003, p. 72) :

Pierre est têtu, c’est un Taureau, il ne saura pas négocier.

(I) Première reconstruction, une argumentation en série

Pierre est Taureau DONC il est têtu, DONC il ne saura pas négocier.
Pierre est têtu, (EN EFFET, PUISQUE…) c’est un taureau, il ne saura pas négocier.

(A) Première argumentation (1) Pierre est Taureau, DONC (2) il est têtu.

(A.i) : Définition technique de “être un Taureau” :
« [Le Taureau] reste sur ses positions sans accepter d’en changer » [1]

(A.ii) : Instanciation de la définition et conclusion :
« Pierre reste sur ses positions sans accepter d’en changer ».

(A.iii) : Définition lexicale de têtu : « B.1a Qui est obstinément attaché à ses opinions, à ses décisions ; qui est insensible aux raisons, aux arguments qu’on lui oppose. » (TLFi, Têtu)

(A.iv) : (A.i) et (A.iii) sont dans une relation de paraphrase.

(A.v) : Conclusion, par substitution du défini (têtu) à la définition, (2) Pierre est têtu.

(B) Seconde argumentation, (2) Pierre est têtu, DONC (3) il ne saura pas négocier

(B.i) : Définition technique de négociation : « [La négociation] implique la confrontation d’intérêts incompatibles sur divers points (de négociation) que chaque interlocuteur va tenter de rendre compatibles par un jeu de concessions mutuelles » (Wikipedia, Conciliation, 20 – 09 – 2013).

(B.ii) : « Être têtu » (v. A.iii) et rentrer dans « un jeu de concessions mutuelles » sont des contraires.

(B.iii) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(B.iv) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

On a donc affaire à une argumentation en série :

Arg1 => [Concl1 = Arg2] => Concl2

(II) Seconde reconstruction, deux arguments convergent vers la même conclusion

(C) Première argumentation, (1) Pierre est un Taureau, (3) il ne saura pas négocier

(C.i) : Les deux définitions techniques (A.i) et (B.i) sont en relation de contrariété.

(C.ii) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(C.iii) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

ou bien :

(C.i’) : Définition technique : « le négociateur doit demeurer souple, calme, et faire preuve de sang-froid »[2]

(C.ii’) : « [la promptitude du Taureau] à accumuler aussi bien les sentiments et les rancunes le rend capable de fortes colères » [3]

(C.iii’) : (C.i’) et C.ii’) sont des contraires.

(C.iv’) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(C.v) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

(D) Seconde argumentation, (2) Pierre est têtu, (3) il ne saura pas négocier :

(D.i) : (A.iii) et (B.i) sont des contraires, voir (B.ii).

(D.ii) : On ne peut pas affirmer les contraires d’un même sujet, Pierre.

(D.iii) : Conclusion : (3) Pierre ne saura pas négocier.

On a maintenant affaire à deux argumentations convergentes, qui soutiennent la même conclusion :

On peut également penser que le second énoncé “Pierre est têtu” ne fait qu’expliciter le premier énoncé “Pierre est Taureau”, et qu’il n’y a finalement qu’un seul et même argument dans cette argumentation.


 

Sens vrai du mot

Argumentation sur le VRAI SENS du mot

Cette argumentation oppose à l’usage ordinaire d’un mot son vrai sens, défini comme son sens étymologique, le sens correspondant à l’analyse de sa structure ou le sens qu’on reconstruit à partir de son signifiant.

La question du sens d’un mot courant est largement résolue par l’autorité des dictionnaires de langue, celle d’un mot technique, par celle des dictionnaires spécialisés.
Des désaccords peuvent se manifester sur le “vrai sens” des mots ou des expressions qui jouent un rôle central dans le débat, et être formulés comme un défi porté à l’adversaire :

Qu’est-ce que ça veut dire “prestige” ?
Qu’est-ce que tu entends par “liberté” ?

On peut chercher alors le sens exact du mot ailleurs que dans son sens courant tel qu’il est ou en opposition avec lui. Chacune de ces sources du “vrai sens du mot” donne naissance à des argumentations spécifiques fondées sur :

— le sens étymologique ;
— le sens déduit de l’examen morphologique du mot ;
— le sens déduit du signifiant du mot ;
— le sens du mot correspondant dans une autre langue.

L’appel à ce genre de définition du sens du mot permet notamment de s’opposer à des discours qui utilisent le mot selon l’usage contemporain, et de produire une stase de définition.

1. Argument par l’étymologie

L’étiquette “argument par l’étymologie” correspond à différentes formes d’arguments, selon le sens que l’on donne à étymologie.
Dans certains textes modernes, sous l’intitulé « du lieu de l’étymologie » sont décrits des phénomènes qui se rattachent au lieu des dérivés (Dupleix [1607], p. 303).
Au sens contemporain, l’étymologie d’un terme correspond au sens le plus ancien du mot ou de la racine que l’on puisse identifier dans l’histoire de ce mot. L’argumentation par l’étymologie considère que ce sens ancien correspond au sens vrai et permanent de ce mot, qui a été altéré par l’évolution historique pour donner le sens contemporain, affaibli et fallacieux. À partir de ce sens ancien, elle procède comme l’argumentation par la définition :

Atome signifie insécable ; donc on ne peut pas diviser l’atome.
Démocratie signifie gouvernement par le peuple. Chez nous, le peuple ne gouverne pas, il vote. Nous ne sommes donc pas en démocratie.

Cette forme d’argumentation est soutenue elle-même par une argumentation par l’étymologie, puisque le mot étymologie calque le mot grec etumologia (ἐτυμολογία), « sens véritable ou primitif d’un mot » ; cf. etumegoria (ἐτυμηγορία) « action de dire la vérité », « discours vrai » (Pape) [1]

La connaissance de l’étymologie étant culturellement valorisée, l’argument par l’étymologie donne au locuteur une certaine posture éthotique de majesté et d’autorité savante. Il sert très bien la stratégie de destruction du discours “tu ne connais pas la langue que tu parles”, V. Destruction.

2. Argument sur la structure du mot

En latin, argument ex notatione, de notatio, qui peut signifier 1. « action de marquer d’un signe […] de désigner […] de noter », ainsi que 2. « étymologie » (Gaffiot [1934], Notatio).
Cicéron définit l’argument « ex notatione » dans les Topiques, (VIII, 35 ; p. 78), étiquette traduite par “argument par l’étymologie”. Cette traduction prend le mot étymologie au sens du mot en grec ancien, “vrai”, le “vrai” sens étant ici celui qui est reconstruit par l’analyse correcte du mot dans son domaine d’application.
L’un des exemples d’argumentation discutés par Cicéron traite d’un conflit d’interprétation d’un terme juridique composé (encore en usage actuellement), le postliminium, « droit de rentrer dans sa patrie » (Top., VIII, 36 ; p. 78), c’est-à-dire du droit qu’a un prisonnier rentrant dans sa patrie de récupérer ses biens et son état antérieur à sa captivité. La discussion de Cicéron porte sur l’établissement du sens correct du mot, en s’appuyant sur sa structure linguistique, sans allusion claire à son étymologie au sens historique du terme.

L’argumentation par la structure du mot est un moyen de sortir d’un conflit d’interprétation. Elle enchaîne deux argumentations :

— La première établit la signification du mot composé sur la base de la signification des termes qui le composent et de sa structure morphologique. Cette forme d’argumentation est pertinente pour tous les syntagmes figés ou semi-figés, dont le sens dépend plus ou moins de celui des termes qui les composent ; elle relève de la technique linguistique.

—La seconde exploite la “vraie” signification ainsi établie pour une certaine conclusion juridique, selon les mécanismes généraux de l’argumentation par la définition.

3. Argument sur le signifiant du mot

La définition d’un mot se fait principalement à partir de l’examen de ses usages ordinaires et scientifiques. Le lien signifiant-signifié est arbitraire, ce qui signifie que rien dans la forme signifiante (sonore ou graphique) du mot ne permet de déduire son signifié. Par exemple, on ne peut pas déduire le sens du mot à partir de l’examen des unités de première articulation (lettres, sons, syllabes) qui le composent. Par des argumentations et des méthodes différentes, le cratylisme et la Kabale soutiennent la position contraire.

Dans l’argumentation courante, un jeu de mot sur le signifiant d’un mot peut détruire radicalement le discours de l’adversaire, en forçant le changement du thème de la conversation. Par exemple, on peut jouer sur le fait que le mot imaginer a pour anagramme migraine :

Arrête d’imaginer, ça te donne la migraine.
Stressed, “stressé” a pour palindrome desserts. Le remède est écrit dans le nom du mal.
Je mange du sucre, c’est bon pour le stress” ; “je me demande pourquoi le sucre me calme”.

On considère que le sens “migraine” est inscrit dans le signifiant imaginer.
Les principes d’association sont très divers : anagramme, paronymie, rime, calembours…

Parisien, tête de chien : à ta place, je me méfierais.
Un tireur sans cible devient presque humain [2]

Le signifiant d’un mot-clé de l’argument se retrouve, ou trouve un écho, dans la conclusion, ce qui produit un effet d’analyticité, donc de vérité ou de validité. Le discours qui associe ces termes est auto-argumenté, il jouit d’une forme d’évidence. Il est difficile à réfuter dans son cadre ; il faudrait pour cela que la rétorsion se fasse sur la base d’un autre jeu de mot, valorisant, par exemple, l’acte d’imaginer ou le fait d’être parisien. Cette technique est très efficace pour déstabiliser (désorienter) le sens d’un discours.

4. Argument sur le sens du mot dans une autre langue

On peut aller chercher le vrai sens d’un mot dans d’autres langues, qui, pour des raisons diverses, sont considérées comme plus proche de “l’origine” ou de “l’essence des choses”, comme le chinois ou l’anglais. Par exemple, en français, les différents sens du mot crise se rattachent à deux composantes sémantiques :

I.− [L’accent est mis sur l’idée de manifestation brusque et intense de certains phénomènes, marquant une rupture] (…)
II.− [L’accent est mis sur l’idée de trouble, de difficulté]
 (TLFi, Crise)

À la recherche du vrai sens de “la crise que nous traversons” on peut appeler à la rescousse le mot chinois signifiant “crise” ; il est composé de deux signes-mots “danger” et “opportunité”. Donc les crises sont des opportunités ; et, par une argumentation fondée sur la définition chinoise, on en déduit que :

L’approche opportuniste de la crise prend alors, selon nous, tout son sens : ne pas tenter de saisir l’opportunité d’une crise, c’est laisser passer une chance, peut-être cachée, mais à portée de main.
Stéphane Saint Pol, Wei Ji, retour aux sources [3].

Tout se passe comme si la langue chinoise était considérée comme ayant un meilleur concept de crise, à la fois plus proche de l’essence de la chose et mieux adapté au monde moderne.


[1] https://outils.biblissima.fr/fr/eulexis-web/?lemma=&dict=Bailly
[2] http://cafet.1fr1.net/sequence-theatre-f28/comique-de-mots-les-calembours-t301-30.htm 20-09-2013)
[3] http://www.communication-sensible.com/articles/ article0151.php], (20 – 09 – 2013).


 

Sens strict

Argument du SENS STRICT

Le principe de l’application stricte interdit de restreindre ou d’élargir les dispositions de la loi ou du règlement ; elles doivent être interprétées littéralement, stricto sensu, à la lettre [1]. On peut y voir un cas particulier du principe “on n’interprète pas ce qui est clair”. V. Topique juridique.

Si l’âge légal du vote est de 18 ans, alors on ne peut pas interdire à quelqu’un de voter le jour de son anniversaire parce qu’il a “à peine” 18 ans, ni le lui permettre la veille de son anniversaire parce qu’il a “presque” 18 ans. Or :

il a presque 18 ans est linguistiquement co-orienté avec il a 18 ans ;
il a à peine 18 ans est linguistiquement co-orienté avec il n’a pas 18 ans.

Le principe d’interprétation stricto sensu annule ces co-orientations. La règle établit des seuils, et admet des effets de seuil alors que presque et à peine les effacent. V. Orientation ; Morphème argumentatif.

Le principe de la généralité de la loi pose que la loi doit être appliquée à tous les cas concrets qu’elle recouvre. Le principe du sens strict pose qu’elle doit être appliquée selon son sens évident à tous ces cas.

Sur l’opposition « stricto sensu” ou sens strict, sens littéral, ad litteram, ad orationem vs. “lato sensu” ou sens large, sens interprété, voir Argumentation fondée sur la Lettre du discours.


[1] Lat. arg. a ratione legis stricta ; stricta lege; stricto sensu, vs. lato sensu, “au sens large”.
Lat. ratio, “raison” ; lex, “loi” ; strictus, “serré, étroit” ; sensu “sens”.