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Invention: La collecte des arguments

Inventio, INVENTION
La collecte des arguments

L’inventio rhétorique exploite une méthode universelle de fouille du réel procédant par un questionnement systématique qui permet de dégager, structurer et exploiter l’information..

La théorie de l’argumentation comprend un volet formel et un volet substantiel. Le premier s’intéresse aux différents modes de passage d’un argument à une conclusion, autrement dit aux types d’argumentations. Le second porte sur la recherche et la sélection de contenus exploitables comme arguments, objet propre de la théorie de l’inventio. Le mot peut se traduire par “invention”, mais seulement au sens que le mot a dans l’invention, inventeur d’un trésor pour parler de la “découverte” et de son auteur. La rhétorique n’invente pas ses arguments au sens courant du terme, elle les découvre.

1. Une technique universelle de recherche de l’information

1.1 Organisation et questionnement du réel ordinaire

Le questionnement de l‘inventio repose une ontologie, qui est dérivée des Catégories d’Aristote (1b 25 sq. ; Tricot, p. 5). Cette ontologie organise le monde des événements selon les paramètres suivants :

Personne, Action, Temps, Lieu, Manière, Cause ou Raison …

Il s’agit d’une ontologie occidentale ; nous parlons d’ontologie tout court par ignorance d’autres ontologies. Les paramètres qui la composent varient selon les auteurs.
Selon Benveniste (1966, ch. VI), ces catégories de pensée sont liées aux catégories de langue. Ces paramètres sont des “têtes de chapitres” qui permettent d’effectuer un premier découpage de la réalité. Ils peuvent être rapprochés du système de complémentation des phrases, et de celui des mots interrogatifs.

Paramètres Question Exemple
Personne focus Qui ? Pierre
Temps Quand ? hier
Action Quoi ? a pu rencontrer Paul
Quantité Combien ? deux fois
Lieu Où ? à la brasserie Georges
Manière (*) Comment ? avec beaucoup de précautions
Moyen Comment ? grâce à la complicité de Paul
But, raison Pourquoi ? pour discuter de leurs affaires

(*) Modalités particulières de l’action

On peut parler de topique interrogative en référence aux questions elles-mêmes, ou de topique substantielle en référence aux informations concrètes qui leur répondent.
L’application systématique de cette grille interrogative fournit une méthode d’enquête permettant de collecter exhaustivement et d’organiser les informations relatives à un événement quelconque. Cette méthode interrogative est extrêmement efficace, toujours utilisée dans les enquêtes ordinaires sur le monde, et on ne voit pas comment elle pourrait ne pas l’être.
Elle est connue actuellement comme la méthode “QQOQCCP, Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Combien ? Pourquoi ?” (“Five W” en anglais). Au Moyen Âge, elle guidait la pratique des confesseurs pour traquer le péché (Robertson & Olson, 2017). On peut parler de questions “inquisitoires” [1] , au sens où une inquisition est définie comme une « enquête, recherche méthodique, rigoureuse » (TLFi, Inquisitoire) . Elle constitue un socle de la pensée ordinaire occidentale.

Les mots interrogatifs ont déjà été reconnus dans diverses langues à des fins différentes : à des fins spéculatives, dans le latin des scolastiques : cur, quomodo, quando [pourquoi, comment, quand] ; à des fins militaires en allemand, où la tétralogie “Wer ? Wo ? Wann ? Wie ?” est enseignée à toutes les recrues militaires comme canevas des renseignements que tout éclaireur en reconnaissance doit être capable de se procurer et de rapporter à ses chefs. (Tesnière 1959, p. 194)

[1]  Bien distinctes des questions inquisitoriales, posées par l’Inquisition, tribunal religieux créé au au Moyen Age par l’église catholique.

1.2 Exploitation de la topique interrogative

Du point de vue de la rhétorique, ces questions topiques guident la quête d’arguments, en focalisant sur chacun des points les plus généraux où il faut chercher les informations constituant la substance des arguments. Ces points sont désignés métaphoriquement comme des lieux, topoï (sg. topos) en grec, loci (sg. locus) en latin, V. Topos ; Types d’argument.

Examinons maintenant les lieux [loci] qui fournissent les arguments. […] pour moi, ce sont des bases [sedes] où se cachent les arguments et d’où il faut les tirer. En effet, toutes les terres ne produisent pas la même chose […] ; de même parmi les poissons, les uns aiment les fonds plats, les autres les fonds rocheux […] ; de même n’importe quel argument ne peut être tiré de n’importe où et il ne faut pas chercher sans discrimination. (Quintilien, I. O, V, 10 § 20-21 ; p. 132-133)

La discussion de la méthode de questionnement est reprise par Quintilien, dans la discussion des « états de cause » (I. O. III, 6 ; Cousin p. 160 sq. V. Stase). La liste des questions permettant de trouver des informations sur l’événement s’étend à

La définition, le genre, l’espèce les différences, les propriétés, l’élimination (finitio), la division, l’origine, les accroissements, les similitudes, les dissemblances, les contraires, les conséquences, les causes efficientes, les effets, les résultats, la comparaison, qui est subdivisée en plusieurs espèces. (id. V, 10, 94).

Cette liste utilise le même principe de liste de points qui doivent être interrogés pour constituer un tableau du fait discuté. Dans une perspective judiciaire, la question de l’acte “ Quoi ? De quoi s’agit-il ?” porte sur la définition, et se subdivise selon les éléments essentiels de la définition. Se constitue ainsi une liste de types d’arguments en fonction de leur source:  arguments tirés de la définition, du genre, de l’espèce… de l’origine (de la cause…), des analogues, des contraires, etc.

Une question topique est une question portant sur un de ces paramètres, considéré métaphoriquement comme un “lieu”. L’ensemble de ces questions constitue ainsi une topique. Chacun de ces lieux généraux constituent un domaine spécifique, lui-même structuré selon un ensemble de paramètres liés à des sous-questions constituant des sous-topiques, voir §2 Topique de la personne). Les “têtes de chapitres” pertinentes ainsi déterminées sont les points d’engendrement du texte.

D’une façon générale, tout domaine structuré est organisable selon cette méthode de questionnement. Comme ces “têtes de chapitres” correspondent à des types d’arguments, le terme topique peut être utilisé pour désigner un ensemble des types d’arguments caractérisant le domaine, ou les plus courants dans le domaine, V. Topique politique ; Topique juridique.

1.3 La méthode

Ces rubriques permettent d’atteindre des informations qui peuvent être très précises et concrètes,

— Quand [avez-vous établi le contact] ?
— Le 23 juillet 2020 à 20h32.

L’ensemble des informations recueillies permet de constituer une documentation exhaustive et méthodique sur un événement. Cette documentation peut être utilisée comme base d’une description, d’une narration, d’un rapport, d’un article de journal, d’un essai etc. Elle n’est pas, dans son principe, liée spécifiquement à un souci argumentatif, mais les informations qu’elle réunit peuvent aussi être traitées comme des données qui, structurées par un principe inférentiel, conduiront à des conclusions.

La qualité de la documentation obtenue dépend entièrement de la façon dont sont obtenues les réponses, selon qu’elles sont ou non construites sur une base empirique.

— Elles peuvent être fournies a posteriori, c’est-à-dire après une enquête complète et documentée sur les spécificités du cas. Les arguments obtenus sont dits “non techniques”, parce qu’obtenus sans le secours de l’art rhétorique.

— Elles peuvent être forgées a priori. L’argumentation s’alimente alors d’endoxa, de représentations socialement admises et d’idées préconçues plausibles, au sens d’approuvée par le groupe social concerné. Les conclusions de ces argumentations sont des “preuves rhétoriques”, “preuves techniques, qui peuvent être d’une efficacité redoutable lorsqu’elles se substituent à l’enquête empirique, V. Probable, plausible, vraisemblable.

Dans les deux cas, la base documentaire réunie nourrit la machine inférentielle argumentative. Si elle fonctionne sur la base de données endoxales, a priori, obtenus par la méthode “technique”, une argumentation de bureau produira une conclusion elle-même endoxale. Cette argumentation endoxale se développe naturellement lorsque les données concrètes manquent, ou que l’information disponible ne va pas dans le sens de la cause. C’est alors que le rhéteur déploie, à ses risques et périls, son habileté “technique” en suppléant à l’information factuelle manquante l’information plausible exprimée par les lieux communs. Les certitudes s’appuyant sur la doxa viennent alors combler les lacunes de l’information.

2. Topique de la personne

2.1 Paramètres de la personne

Dans le cadre des représentations et des valeurs de la société romaine du 1er siècle, Quintilien considère les paramètres suivants qui guident l’enquête sur une personne :

Famille ? — Nation, patrie ? — Sexe ? — Âge ? — Fortune, condition ? — Dispositions caractérielles ? — Genre de vie ?

Cet ensemble constitue la sous-topique attachée à la question Qui ? de la topique substantielle universelle précédemment définie. Tous les autres lieux admettent leurs propres sous-topiques : topique du lieu, du temps, etc.

L’argumentation rhétorique “technique” élabore ses conclusions sur ces endoxa, en l’absence ou au mépris des données concrètes de l’enquête. Quintilien propose les lignes argumentatives suivantes.

— « La famille, car on croit généralement que les fils ressemblent à leurs père et mère et à leurs ancêtres, et cette ressemblance est parfois la cause de leur comportement, honnête ou honteux » (I. O., V, 10, 24 ; p. 133). L’enquête sur la famille permettra par exemple de recueillir des informations “son père est de bonne famille”, ou “son père a été condamné”. Les informations venant sous ce topos fournissent les arguments permettant par exemple l’application de la règle “tel père, tel fils”, qui fonde des inférences comme :

Le père a été condamné, donc le fils a une “lourde hérédité”.
Il a commis une erreur, mais son père est de bonne famille, bon sang il ne saurait mentir, il mérite donc une seconde chance.

Le topos “À père avare, fils prodigue” s’oppose au précédent : si le père a un vice, le stéréotype sociolinguistique n’attribue pas au fils la vertu correspondante, mais soit le même vice, soit le vice opposé.

— « La nation », « la patrie » (ibid., 24 ; 25 ; p.133). La question sur la nation permet de dégager les stéréotypes nationaux : “s’il est Espagnol, il est fier, s’il est Britannique, il est flegmatique”. Ces conclusions “il est fier, il est flegmatique” serviront ensuite comme prémisses pour d’autres conclusions désirées.

— « Le sexe,étant donné qu’on croit plus aisément à un vol de la part d’un homme, à un empoisonnement de la part d’une femme » (ibid., 25 ; p. 133-4). Si l’enquête sur l’empoisonnement conclut à la culpabilité d’une femme, tout est dans l’ordre.

— « L’âge », qui peut être une circonstance atténuante ou aggravante ; « l’état physique car l’on invoque souvent comme argument pour la débauche la beauté, pour l’agressivité la force » (ibid., 25 ; p. 134). Autrement dit, “il est beau, c’est un débauché” est plus vraisemblable-persuasif que “il est beau, donc il mène une vie de saint”. Si A est plus fort que B, alors “A est plus agressif que B” est vraisemblable, et, en conséquence, si A et B se sont battus, “c’est A qui a attaqué B”, en d’autres termes, A supporte la charge de la preuve. Ces inférences se retournent par appel au paradoxe du vraisemblable : “c’est B qui a attaqué A, parce qu’il savait que les vraisemblances (les apparences) étaient contre A”.

— « La fortune », « la différence de condition entre un homme célèbre ou un homme obscur, un magistrat ou un simple particulier, un père ou un fils, un citoyen ou un étranger, un homme libre ou un esclave, un homme marié ou un célibataire, un père de famille ou un homme sans enfants » (ibid., 26 ; p. 134). Sous cette rubrique viennent l’ensemble des rôles sociaux et les lieux communs qui leur sont associés. S’il est possible de dire de quelqu’un que c’est un paysan du Danube, on pourra lui appliquer le topos de la personne qui dit forcément la vérité, V. Richesse. Un vieil homme de la campagne, assis sur un banc dans le soleil couchant, donnera certainement quelque réflexion profonde et vraie sur le temps qu’il va faire et l’état actuel du monde.

— « Les dispositions caractérielles : car l’avarice, l’irascibilité, la pitié, la cruauté, la sévérité, et autres traits semblables, portent souvent à croire ou à ne pas croire à un acte donné » (ibid., 27, p. 134) : “l’assassinat a été commis de manière particulièrement cruelle, Pierre est cruel, donc l’assassin, c’est lui”.

— « Le genre de vie », « fastueux ou frugal ou sordide ; les occupations aussi (car l’activité diffère s’il s’agit d’un paysan, d’un homme de loi, d’un homme d’affaire, d’un soldat, d’un marin, d’un médecin. » (Ibid.). Se situent sous cette rubrique toutes les caractéristiques relevant de l’éthos professionnel.

— « Les prétentions des individus à paraître riches ou éloquents, justes ou influents » (id., 28), V. Mobiles

— « Les activités et les paroles antérieures », qui servent à déterminer les mobiles et les précédents (ibid., 28, p. 134).

— « Les troubles de l’âme, […] la colère, l’épouvante » (ibid., 28, p.134-135), V. Émotions.

— « Les desseins » (ibid., 29, p.135).

— « Le nom », V. Nom (ibid., 30, p.135).

2.2 Tirer le portrait

Les questions associées à ces paramètres de la personne permettent de recueillir et de structurer l’information caractérisant un être ou un événement donné. En regroupant les réponses à ces questions, on peut construire un portrait comme le suivant :

Un homme de trente ans, français, breton, allure sportive, de bonne famille, n’ayant jamais terminé ses études, très aimable avec ses voisins, vivant seul, ayant beaucoup d’amis, menant une vie rangée, employé dans une pharmacie, sans grande ambition…

Chacun des éléments constituant ce portrait est en lui-même parfaitement recevable, et peut être légitimement prise pour prémisse dans une enquête concernant cette personne.

D’autre part à chacune de ces informations correspond des endoxa caractéristiques, sur les hommes de trente ans, les français, les bretons, etc.

2.3 Argumenter sur les données collectées

Le questionnement guide la constitution d’un stock de prémisses. Le raisonnement part de d’information comme “Pierre est un X”, prend pour principe de caractérisation le stéréotype “les X sont comme ça”, et conclut que “Pierre est comme ça”.

Soit une question argumentative “Untel a-t-il commis ce crime affreux ?

1) L’enquête suit le fil du questionnement, à commencer par la question Qui ? Qui est Untel ? ; cette question couvre la question dérivée “Quelle nationalité ?”. On enregistre ici le fait que Untel est Syldave.

Cette information factuelle figure normalement dans le dossier de Untel, mais on ne sait pas si elle se révélera pertinente pour l’enquête. Elle peut l’être, par exemple si Untel est à l’étranger et si se pose la question de son extradition. Dans ces cas, l’information est un élément matériel du dossier, indiscutable (a-stasique) et comme telle, elle est considérée par la rhétorique comme un élément non technique.

2) Endoxon sur les Syldaves. De nombreux stéréotypes de tous ordres sont attachés à la nationalité, “les Syldaves sont comme ça”. Chacun de ces jugements comporte une orientation argumentative particulière. Par exemple, supposons qu’il se dise que “les Syldaves sont d’un naturel paisible/sanguinaire”.

3) L’instanciation de cet endoxon est exploitée comme un argument allant dans le sens de l’innocence / de la culpabilité de Untel. Si l’instanciation de la définition endoxale dit que “Untel est (certainement) d’un naturel paisible / sanguinaire”, on en dérive, par application directe au cas considéré, “la culpabilité de Untel est peu plausible/plausible”.

On continuera la recherche en posant toutes les questions constituant la topique interrogative de la personne, voir infra. Puis on enchaînera par les autres questions composant la topique interrogative générale … où, quand, … cela s’est-il passé ?

D’autres questions topiques posées à propos du même Untel pourraient fournir d’autres orientations, éventuellement incompatibles.

Ces questions mettent à jour des possibilités, qui créent des présomptions et placent la charge de la preuve sur la base de jugements préétablis, indépendamment du résultat de toute enquête détaillée sur l’affaire.

2.4 La littérature de “caractères”

Elle fournit une technique de construction du portrait. Elle établit ainsi un lien entre argumentation et littérature, littérature des “Caractères”, en premier lieu ceux de Théophraste, mais d’une façon générale littérature des portraits et des mœurs. On passe de l’éthos à l’éthopée. On n’est plus dans le domaine de l’auto-fiction mais dans celui de la fiction tout court. Cet éthos fictionnel articule l’éthos en action et en paroles : on décrit les actions de l’Avare ou du Bavard et on reproduit ses discours.

De tels portraits décontextualisés peuvent être utilisés comme des stocks de jugement autorisés sur le type de personnage qu’ils dépeignent, V. Autorité. Ils servent de préparation à l’exercice de l’argumentation en situation, qui les appliquera à une personne particulière.

Historiquement, la littérature des portraits est liée à un processus éducatif, esthétique et cognitif cohérent d’écriture et de pensée contrôlées et systématiques, l’antithèse même d’une écriture automatique.

3. “Cette mauvaise fertilité des pensées communes” (Port-Royal)

Un lieu commun substantiel, ou lieu commun tout court, est fondamentalement un jugement partagé dans une communauté, sans aucun sens péjoratif. Un tel jugement trouve son usage optimal quand il est utilisé comme argument, puisqu’il est difficilement récusable dans cette communauté. Il exprime un accord socialement ratifié, préalablement à son usage dans une argumentation particulière. Les lieux communs constituent un plus petit dénominateur social partagés, et en tant que tels, sont de puissants instruments de cohésion orateur-auditoire.
Ces lieux communs peuvent porter sur n’importe quel élément de réalité; leur liste n’est pas close. Les plus prestigieux de ces lieux communs substantiels étaient rassemblés dans des “commonplace books”, ou “livres de sagesse”, comme les Adages d’Erasme, une forme littéraire qui n’a plus cours.

Mais la machine à collecter les prémisses est en fait surpuissante. Lorsqu’elle repose exclusivement sur des associations de certitudes constituant la doxa, elle permet de produire rapidement des images plausiblespersuasives, des choses et des événements, et par conséquent difficiles à réfuter sinon par d’autres endoxa, — mais empiriquement vides.
Port-Royal a sévèrement blâmé « cette mauvaise fertilité de pensées communes » :

Car tout ce qu’on peut prétendre par cette méthode est de trouver sur chaque sujet diverses pensées générales, ordinaires, éloignées […]. Or tant s’en faut qu’il soit utile de se procurer cette sorte d’abondance, qu’il n’y a rien qui gâte davantage le jugement.
Rien n’étouffe plus les bonnes semences que l’abondance des mauvaises herbes : rien ne rend un esprit plus stérile en pensées justes et solides que cette mauvaise fertilité de pensées communes. L’esprit s’accoutume à cette facilité, et ne fait plus d’effort pour trouver les raisons propres, particulières et naturelles, qui ne se découvrent que dans la considération attentive de son sujet. (Arnauld & Nicole, [1662], III, XVII; p. 235)


 

Inutilité, Arg. de l’– de l’article de loi

Arg. ab inutilitate (legis) ; de utilitas “utilité, intérêt”, et  lex “loi” ; argument de l’inutilité (de la loi). Angl. arg. from superfluity.

L’argument de l’inutilité relève de la logique juridique. il intervient lors de l’interprétation des lois et règlements. Cet argument invalide les argumentations qui amèneraient à considérer que deux lois sont redondantes, donc que l’une d’entre elles est inutile. C’est un principe d’économie.

Cet argument présuppose que le code est bien fait, et qu’aucun de ses éléments n’en paraphrase un autre ; il est supposé être laconique. Autrement dit, une interprétation d’une loi qui aboutit à rendre superflue une autre loi doit être rejetée : “l’interprétation I du passage A fait du passage B une reformulation du passage A, qui devient dès lors inutile. Il faut donc préférer une autre interprétation du passage A”. C’est une forme d’argumentation par l’absurde (conséquences indésirables).

L’argument par l’inutilité de la loi s’applique aux cas où l’énoncé d’une loi présuppose un état de fait ; toute nouvelle loi sur cet état de fait est donc inutile :
— Si l’établissement est interdit aux mineurs, il n’est pas besoin de préciser qu’il est interdit aux mineurs de consommer de l’alcool dans cet établissement ; il est inutile de légiférer sur ce point.
— Mais s’il est interdit aux mineurs de consommer de l’alcool dans l’établissement, c’est qu’il leur est permis de fréquenter l’établissement ; sinon la loi leur interdisant la consommation d’alcool serait inutile.

Supposons que le règlement d’une association demande que les décisions soient prises en assemblée générale, et qu’elle interdise à ses membres de voter sur les questions qui les concernent. Ces adhérents peuvent-ils être présents lors de la discussion de ces questions, ou doivent-ils sortir de la salle? Peuvent-ils participer aux séances de discussion sur ces questions?

Argumentation par l’inutilité du règlement : Oui, ils peuvent participer. Non, on n’a pas besoin d’établir une nouvelle règle précisant qu’ils peuvent participer. En effet, pour voter il faut faire partie de l’assemblée ; si on vous interdit de voter, c’est bien parce que vous faites partie de l’assemblée ; si vous ne faisiez pas partie de l’assemblée, alors il ne servirait à rien de vous interdire de voter. La précision est donc inutile. La disposition interdisant de voter doit être prise stricto sensu, elle n’a pas à être renforcée par une interdiction de participation ou de discussion.
— Argument “ce qui va sans dire va encore mieux en le disant” : “les personnes concernées ne prennent pas part au vote, mais participent à la séance de discussion sur les questions les concernant” ; le nouveau règlement est plus clair, au prix d’une légère redondance.

Principe d’économie et textes sacrés — Ce principe d’économie vaut pour les textes sacrés. Considérons le problème de l’application du topos des contraires à une prescription de la forme : “Ne faites pas cela dans telles et telles conditions”. Dans les cas ordinaires, on conclut que : “Hors de ces conditions, vous pouvez le faire”. La discussion a été menée dans le cas du Coran. Dans certains passages, on constate que parfois le texte mentionne explicitement le cas contraire (Coran, 4-23), selon le schéma :

(a) Ne faites pas cela dans telles et telles conditions. Hors de ces conditions, faites-le.

Alors que dans d’autres cas, le cas contraire n’est pas explicité :

(b) Ne faites pas cela dans telles et telles conditions !

Dans ce second cas, peut-on “compléter” par le topos des contraires ? Si on se donne la latitude d’ajouter au texte “Hors de ces conditions, faites-le !”, comme on le fait dans les cas courants, on rend inutile la précision littérale apportée dans le premier cas. Si l’on postule que le texte sacré est parfait, où rien n’est inutile ou superflu, alors on n’a pas de droit de conclure quoi que ce soit sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire dans le cas (b) ; ou alors, on doit se fonder sur une autre source de droit, par exemple la tradition.


 

Interprétation – Exégèse – Herméneutique

1. Des arts de comprendre les textes lointains — 2. Rhétorique “art de persuader” 
et herméneutique “art de comprendre” — 3. Les lien interprétant - interprété 
et argument - conclusion.

1. Des arts de comprendre

Herméneutique, exégèse et interprétation sont des arts de comprendre des données textuelles complexes comme – par ordre alphabétique – la Bible, le Code pénal, le Coran, l’Iliade, le Manifeste du parti communiste, le Talmud, les Upanishad (Boeckh [1886], p. 133 ; Gadamer [1967], p. 277 ; p. 280). Ces textes requérant une exégèse sont historiquement lointains, hermétiques, obscurs, profonds ou mystérieux ; leur sens n’est pas immédiatement accessible au lecteur contemporain. Il s’agit de l’établir le mieux possible afin de le préserver et de le transmettre correctement ; pour le croyant, une interprétation correcte est d’une importance vitale.

L’herméneutique est une approche philosophique de l’interprétation définie comme le partage d’une forme de vie, une recherche d’empathie avec le texte rapporté à la langue et à la culture où il a été produit. L’explication herméneutique s’oppose ainsi à l’explication physique, recherchée dans les sciences de la nature, où “expliquer” a le sens de “subsumer sous une loi physique”.

La psychanalyse et la linguistique ont montré que des actes et des paroles ordinaires demandent également être soumis à interprétation.

Mots et concepts — Le langage théorique est compliqué par la morphologie du lexique, comme toujours lorsqu’il n’a pas rompu avec la langue ordinaire. Quelle différence faut-il faire entre herméneutique, exégèse et interprétation ? Leurs trois séries lexicales ont un terme désignant l’agent (exégète, herméneute, interprète). Deux ont un processif-résultatif (interprétation, exégèse), qui sert aussi, avec herméneutique, pour désigner le champ d’investigation. Une seule comporte un verbe, interpréter; c’est donc ce verbe qui, servant pour les trois séries, fusionne leur sens.

 Substantif :
– domaine:                        exégèse – interprétation – herméneutique
– processif-résultatif:      exégèse – interprétation
– agent:                              exégète – interprète – herméneute

Adjectif :                    exégétique interprétatif herméneutique

Verbe :                       interpréter

Au sens philologique et historique, l’exégèse est une activité critique ayant pour objet un texte de la tradition pris dans ses conditions matérielles de production : conditions linguistiques (grammaire, lexique), conditions rhétoriques (genre), contexte historique et institutionnel, genèse de l’œuvre dans ses liens avec la vie et le milieu de l’auteur. Idéalement, l’exégèse établit un état du texte, en dégage le ou les sens, contribuant ainsi à trancher entre des interprétations en conflit ou permettant d’articuler en niveaux des interprétations possibles. Faire l’exégèse, c’est, par l’activité critique, établir quelque chose comme “le sens littéral”, ou le noyau de signification de textes appartenant à la tradition et fixer ainsi les conditions de toute interprétation. Au sens large, l’exégèse recouvre l’interprétation, il s’agit dans l’un et l’autre cas, de surmonter la distance creusée, principalement par l’histoire, entre le texte et ses lecteurs.

L’exégèse philologique vise à dire le sens du texte ; l’exégèse interprétative (l’interprétation, l’herméneutique) cherche en outre à reformuler ce sens pour le rendre accessible à un lecteur actuel. Le mouvement de l’exégèse philologique vise à permettre une certaine projection du lecteur dans le passé ; celui de l’exégèse interprétative vise à l’établissement (ou à la production) d’un sens actuel ; c’est là que se situe le lien entre herméneutique et rhétorique de la prédication religieuse.

L’exégèse vise la compréhension du sens dans le texte, le sens du texte ; l’interprétation et le commentaire poussent au-delà du texte le sens du texte. Contrairement à l’exégèse, l’interprétation peut être allégorique. L’interprétation philologique est exotérique, l’herméneutique peut être ésotérique.

2. Rhétorique et herméneutique

La tâche herméneutique est de rendre intelligible à une personne la pensée d’une autre via son expression discursive. En ce sens, la rhétorique, “art de persuader”, est la contrepartie de l’herméneutique, “art de comprendre” : l’une s’exerce du locuteur/ écrivain à l’auditeur/lecteur qu’il s’efforce de persuader, l’autre s’exerce du lecteur/ auditeur vers le locuteur/écrivain, qu’il s’efforce de comprendre. La rhétorique est liée à la parole immédiate, elle tient compte des croyances du lecteur auxquelles il s’agit d’adapter une parole projetée ; tout obéit au “principe du moindre effort pour l’auditeur”. L’herméneutique est liée à la parole distante, à la lecture : c’est le lecteur qui s’adapte au sens de la parole, qui remonte vers le texte. Ensemble, elles fondent la compétence communicative, il s’agit de comprendre et de se faire comprendre. Le refus de la rhétorique au nom de l’exigence intellectuelle pure a pour conséquence le transfert sur le lecteur du fardeau de la compréhension, ce qui rend nécessaire une forme d’herméneutique.

3. Interprétation et argumentation

Le processus interprétatif part d’un énoncé ou d’une famille d’énoncés, pour en dériver le “sens”, qui ne peut s’exprimer que sous la forme d’un second énoncé. La relation d’interprétation lie donc deux discours, et le lien entre énoncé interprété et énoncé interprétant se fait selon des règles qui ne sont pas différentes des règles liant l’argument à la conclusion. Dans le cas de l’argumentation générale, l’énoncé argument est recherché dans la réalité disponible et produit au terme du processus d’invention ; dans le cas de l’interprétation, la donnée, l’énoncé argument, est l’énoncé à interpréter, sous la forme précise qu’il a dans le texte. Une fois posé cet énoncé, la mécanique langagière est la même. Si l’on considère, dans sa plus grande généralité, la relation “argument — conclusion”, on dira que la conclusion c’est ce qu’a en vue le locuteur lorsqu’il énonce l’argument, et que le sens de l’argument, c’est la conclusion. Sous cette formulation, la relation argumentative n’est pas différente de la relation interprétative : la conclusion c’est ce qui donne sens à l’énoncé ; seule la saisie de la conclusion caractérise une authentique compréhension de l’énoncé. Ce qui revient à considérer que le sens fait toujours défaut à l’énoncé, qui ne trouvera son sens qu’un énoncé plus loin, V. Orientation.

L’interprétation est légitime dans la mesure où elle s’appuie sur des principes qui correspondent à des lois de passage admises dans la communauté interprétative concernée, communauté des juristes ou des théologiens par exemple :

Le rabbin considérait le Pentateuque comme un texte unifié, d’origine divine, dont toutes les parties sont consistantes. En conséquence, il était possible de découvrir un sens plus profond et de permettre une application plus complète de la loi en adoptant certains principes d’application (middot, “mesures”, “norme”).
L. J., Article “Hermeneutics”[1].

Les mêmes principes valent pour l’interprétation juridico-religieuse musulmane (Khallâf [1942]) et pour l’interprétation juridique. Mutatis mutandis, les formes argumentatives utilisées en droit sont les mêmes que celles qui régissent l’interprétation de tous les textes auxquels on prête un caractère systématique, pour quelque raison que ce soit, parce qu’ils sont l’expression de l’esprit légal-rationnel, de la pensée divine ou du génie d’un auteur.

La situation n’est pas différente pour l’interprétation des textes littéraires.

Dans les deux cas, l’argument génétique construit le sens d’un texte par des dérivations justifiées par les “travaux préparatoires” que sont les manuscrits, ou les “intentions” de l’écrivain, telles qu’on peut les saisir à travers sa correspondance par exemple, V. Intention du législateur.

Dans le cas des textes sacrés, le recours à des argumentations faisant appel à des données génétiques est un des aspects du travail philologique sur le texte. Il peut ne pas être vu favorablement par les vrais croyants, car le recours à cet argument suppose qu’on attribue au texte une origine non pas divine mais au moins en partie humaine. De même, la critique structuraliste considère que le texte est fortement cohérent et auto-suffisant, et de méfie en conséquence d’une approche génétique qui conduirait à réduire l’œuvre à ce qui n’est pas elle.


[1] Encyclopedia Judaïca Vol. 8., 3e édition, 1974, col. 368-372. Jacobs & Derovan, 2007, p. 25.


 

Interprétation

La notion d’interprétation renvoie :

— Au processus général de compréhension, V. Interprétation, exégèse, herméneutique.

— En argumentation, on parle d’interprétation pour désigner :

    1. Une forme de question argumentative.
    2. Une figure de reprise d’un terme par un synonyme
    3. Un schème d’argument de la famille des mobiles et motifs.

1. Question d’interprétation

Dans la théorie des stases, l’interprétation correspond à un type de “question”, l’état de cause légal. Dans le cadre judiciaire, ou, plus largement, toutes les fois que le débat s’appuie sur une règle normative, il se pose une “question d’interprétation” lorsque les deux parties fondent leurs conclusions sur des lectures de la loi différentes, une des parties s’appuyant par exemple sur la lettre du règlement, et l’autre sur son esprit, V. Stase  ; Catégorisation ; Définition.

2. Interprétation, figure de reprise par un synonyme

Comme figure de répétition, l’interprétation consiste à reprendre, dans le même énoncé, un premier terme par un second terme, quasi-synonyme (À Her., IV, 38 ; p.177). On a donc affaire à une suite “Terme_1, Terme_2”, où le Terme2 “interprète” le Terme1, c’est-à-dire l’explique, le clarifie par une reformulation. Le Terme2 est par exemple une traduction du premier dans un langage plus courant :

Nous avons trouvé des marasmius oreades, des mousserons

L’interprétation peut porter sur toute une expression, qu’elle précise et dont elle maintient l’orientation argumentative :

Le Président a annoncé une politique de contrôle des dépenses, une politique de l’état sobre.

Dans la bouche d’un opposant, l’interprétation peut modifier l’orientation argumentative du Terme1 :

Le Président a annoncé une politique de contrôle des dépenses, c’est-à-dire une politique d’austérité.

Ce changement est marqué par l’introduction d’un connecteur de reformulation (on pourrait dire d’interprétation) : en d’autres termes, c’est-à-dire, autrement dit, ce qui veut dire que, …

3. La réfutation par interprétation

3.1 Le fils interprète l’ordre du père

Le Traité de l’Argumentation classe l’interpretatio parmi les figures du choix et donne un exemple emprunté à Sénèque dit l’Ancien (ou le Rhéteur). Sénèque l’Ancien est l’auteur d’un recueil de Controverses, recueil de cas judiciaires plus ou moins imaginaires, traités par différents rhéteurs de son époque (Ier siècle), dans le cadre d’une sorte de concours d’éloquence judiciaire.

Perelman et Olbrechts-Tyteca prennent pour exemple le premier cas de ce recueil ([1958] p.233). Le sujet proposé à une bonne vingtaine d’experts orateurs est une histoire ingénieuse de fils qui a nourri son oncle malgré l’interdiction de son père ; puis, la roue de la fortune ayant tourné, c’est le père qui se trouve dans la difficulté, et le fils, cette fois, nourrit son père malgré l’interdiction de son oncle. Le malheureux fils se trouve ainsi chassé successivement par le père et par l’oncle. Dans le passage suivant, il se justifie devant son père d’avoir nourri son oncle ; ses avocats parlent en son nom.

Fuscus Arellius Père […] Je pensais que nonobstant ta défense, tu voulusse que ton frere fût nourri. Tu ne le défendais que par la monstre [l’aspect] de ton visage, ou je le croyais ainsi. Cestius parlait plus hardiment. Il ne se contenta pas de dire, j’ai pensé que tu le voulais & tu le veux encore aujourd’hui. Il dit avec une belle façon, toutes les raisons pour lesquelles il le devait vouloir. Pourquoi donc m’abdiques-tu ? [me chasses-tu ?] Je pense que tu t’es offensé de ce que je t’ai devancé en ce bon office que tu lui voulais faire.
Sénèque le Rhéteur, Controverses et suasoires.[1]

Les interventions des deux avocats sont co-orientées ; le premier, Fuscus Arellius, plaide sur un ordre donné à contrecœur ou sur une mauvaise interprétation de l’ordre ; le second, Cestius, va plus loin, il attribue au père une intention contraire à ses paroles. En théorie des stases, cette situation a trait à la qualification de l’acte “et même plus, au fond, vous souhaitiez que je vous désobéisse. Vous devriez plutôt me féliciter”,

Perelman et Olbrechts-Tyteca voient dans ces interventions une « figure argumentative » ([1958], p.233). Il s’agit de la mise en œuvre d’un topos de la famille des mobiles privés et publics. Le jeu ici porte sur la substitution du vouloir privé réel, au vouloir publiquement affirmé, conforme aux valeurs sociales.

3.2 Argument de l’interprétation et analyse performative

Selon le fils, l’ordre du père n’était pas valide parce qu’il n’était pas soutenu par une intention. Ce cas rappelle l’exemple emprunté à l’Hippolyte d’Euripide par lequel Austin soutient son analyse de la performativité. Hippolyte se dégage du serment qu’il a prêté par un argument totalement identique, le défaut d’intention : “ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur”.

Mais pour Austin, le serment est valide dès que la langue a dit, quoi que l’esprit, simple acteur de second plan, ait pu penser :

Il nous arrive souvent d’avoir l’impression que le sérieux des mots leur vient de ce qu’ils ont été prononcés seulement comme le signe extérieur et visible d’un acte intérieur et spirituel – signe commode dont le rôle serait de conserver les traces de l’acte ou d’en informer les autres. Dès lors, le pas est vite franchi qui mène à croire ou à supposer, sans s’en rendre compte, que dans bien des cas l’énonciation extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un événement intérieur. On trouvera l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte dit […] “ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur” (ou mon esprit ou quelque autre acteur dans les coulisses [backstage artist]). C’est ainsi que “ je promets de…” m’oblige : enregistre mon acceptation spirituelle de chaînes non moins spirituelles.
Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de profondeur – ou plutôt de solennité – fraye tout de suite la voie à l’immoralité.  ([1962] / 1970, p. 44)

Austin ne tient pas compte que l’échange se déroule dans un contexte argumentatif, comme c’est souvent le cas dans le drame classique. Phèdre aime le chaste Hippolyte, qui ne se rend compte de rien. Afin de tenter « [d’]arranger » les affaires de sa maîtresse, la Nourrice fait part à Hippolyte de l’amour de Phèdre. En réponse, Hippolyte l’accable d’injures, hurle, on l’entend à travers la porte (v. 575), mais indistinctement (v. 585) ; puis il « sort du palais » et prend à témoin les dieux élémentaires « Ô Terre-Mère, et toi, rayonnement du soleil ! Quels infâmes discours ont frappé mon oreille ! ». La nourrice lui demande de se « taire » ; c’est alors qu’elle lui rappelle son serment :

N — Ces propos mon enfant, n’étaient pas faits pour tous.
H — Ce qui est bien, il vaut mieux le dire en public.
N — Mon enfant, ne va pas mépriser ton serment.
H — Ma langue l’a juré, mais non pas ma conscience.

Hippolyte sauvera son honneur en n’agissant pas dans le sens de son argument ; il tiendra son serment en ne disant rien à Thésée : « C’est ma piété qui te sauve, femme. Si je n’avais été surpris sans défense par des serments sacrés, jamais je ne me serais tenu de tout conter à mon père » (v. 656). La toute-puissance de la formule est donc bien respectée, mais pour des raisons religieuses, et non pas austiniennes ; ce sont les lois des dieux, et non pas celles du langage qu’entend respecter Hippolyte.
Le serment d’Hippolyte, du moins dans cette traduction française, parle non pas d’événement intérieur mais de « conscience », qui n’est pas forcément un backstage artist quelconque pour Hippolyte. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est ailleurs : le serment Hippolyte n’a rien d’ordinaire, c’est un serment très spécial, cataphorique, de ne rien révéler de ce qui allait lui être dit. Le serment préliminaire, à contenu vide, a la forme des serments conditionnels explicites ou sous-entendu : “ je te le promets sauf si ça va contre mon honneur, ma morale, mes intérêts, ou quelque chose de ce genre”. Or la Nourrice a proposé à Hippolyte des « horreurs » (v. 604), qui l’ont souillé (v. 653). Que faire ? On voit s’ébaucher une stase : se taire et laisser le vice impuni, ou parler et trahir son serment imprudent ?
Hippolyte et la nourrice, le fils et le père du drame de Sénèque parlent dans en situation argumentative. Dans la stase où ils sont pris, la sémantique, la pragmatique, la moralité se discutent et s’argumentent.
Il est en fait extraordinaire de voir Austin taxer le chaste Hippolyte d’immoralité parce qu’il viole son serment, alors qu’Hippolyte viole son serment parce qu’il veut sauver sa moralité.

3.3 La réfutation par interprétation

Dans Sénèque, le fils reconnaît les faits et plaide non coupable de désobéissance, en soutenant que l’ordre exprimé ne reflétait pas la volonté réelle du père. On est exactement dans le cas de l’opposition chère à Austin entre ce que dit la langue et ce qui se passe dans l’esprit. La question est celle de la validité de l’interdiction formulée par le père.

— Pour l’avocat du fils comme pour le fils, une condition de bonne formation de l’acte d’interdiction est d’avoir l’intention d’interdire. Ils considèrent que, pour être valide, l’énoncé “ je t’interdis de P” doit dénoter un contenu qui est “la volonté de non-P”. En l’absence de ce contenu, l’interdiction est mal formée.

— Pour le père et pour Austin, l’interdiction est valide car il a prononcé la formule, c’est le dire seul qui fait, qui rend l’acte valide. Le fils est coupable du double péché austinien, fallacie analytique et péché moral.

Mais l’analyse du père austinien est contestable. Il faut prendre en compte les conditions pragmatiques de l’énonciation, et notamment la notion de polyphonie. La situation est analogue à celle de l’ironie. Le locuteur ironique dit quelque chose de manifestement faux et fait porter ce dire par une voix qui n’est pas la sienne. Le récepteur ironique entend quelque chose de faux, d’incroyable, de stupide, dit par quelqu’un dont il prend généralement la parole au sérieux, ce qui le contraint à une interprétation de ce dire étrange, V. Ironie. De même dans le cas présent, on doit se situer du côté de la réception : le fils entend son père proférer un interdit dans une voix dans laquelle il ne reconnaît pas celle de son père. Il doit résoudre ce paradoxe, donc interpréter : cet ordre va évidemment contre la nature (selon le topos de l’amour paternel) ; or il a capté les indices lui permettant d’inférer que cet ordre n’était pas donné dans la voix du père, mais dans la voix sociale ; et qu’en conséquent, lui, le fils, s’est abstenu. Chacune de ces voix correspond à un type de loi, loi morale et loi sociale du langage, et il n’y a pas de raison de penser que la loi sociale du langage soit supérieure à la loi morale.

Décider que cette dernière interprétation serait “la bonne” c’est prendre parti pour le fils contre le père ; décider que l’interprétation d’Austin est la bonne, c’est prendre le parti du père contre le fils. Dans les deux cas, prendre position pour l’une ou pour l’autre analyse, c’est prendre position pour l’une ou l’autre des parties.


[1] Les controverses et suasoires de M. Annaæus Seneca, Rhéteur, de la traduction de M. Mathieu de Chalvet […]. Rouen, Robert Valentin, 1618, p. 16.


 

Interaction – Dialogue -Polyphonie – Intertextualité

Les approches rhétoriques de l’argumentation sont fondées sur l’examen de données monologales écrites. Les approches dialectiques se situent dans le cadre de l’étude d’un type de dialogue régi par un système de règles du type de celles définies par la dialectique ancienne ; ces dialogues spéciaux sont analysés sur des cas reconstruits par l’analyste. L’étude des dialogues formels reconstruisent les lois logiques au moyen de dialogues normés, V. Logiques du dialogue.

Les approches interactionnelles de l’argumentation sont liées au développement des études d’interactions verbales (en français Kerbrat-Orecchioni 1990-1992-1994 ; Vion 1992 ; Traverso 2000). Elles sont apparues à partir des années 1980 aux États-Unis (Cox & Willard 1982 ; Jacobs et Jackson 1982 ; van Eemeren et al. 1987). L’argumentation est nécessairement biface, elle combine du monologal et de l’interactionnel, V. Argumentation: Définitions

Les questions argumentatives peuvent être discutées de façon pertinente sous une grande variété de formats, depuis le traité philosophique jusqu’au forum internet en passant par la conversation à table.

1. Interaction, dialogue, dialogue argumentatif

La conversation, le dialogue et l’interaction supposent prototypiquement le face à face, le langage oral, la présence physique des interlocuteurs, et l’enchaînement continu de tours de parole relativement brefs à propos d’un thème quelconque.

Le dialogue est orienté vers un thème précis et suppose une certaine distance entre les positions des locuteurs. Il est pratiqué d’abord entre humains, et, par extension, entre humains et animaux supérieurs, entre humains et machines. Ce n’est pas forcément le cas pour l’interaction : les particules interagissent, elles ne dialoguent pas. On parle d’interactions verbales ou non verbales, mais difficilement d’un dialogue non verbal, seulement des aspects non verbaux d’un dialogue. On peut ne pas dialoguer, mais on ne peut pas ne pas interagir. Les organisations sociales interagissent nécessairement ; elles peuvent ouvrir un dialogue, peut-être précédé par des conversations informelles, afin de promouvoir leurs intérêts respectifs ou communs, ou de résoudre leurs différends.

La notion de dialogue suppose la prééminence du langagier dans une situation supposée égalitaire. La notion d’interaction prend en compte les inégalités de statut des participants. Elle met l’accent sur la coordination entre langage et autres formes d’action (collaboratives ou compétitives) se déroulant dans un environnement matériel complexe, incluant des manipulations d’objets. On parle d’interactions de travail, et non pas de dialogues de travail, le dialogue au travail évoque plutôt des discussions entre partenaires sociaux. Les conversations au travail excluent le travail. Les notions de dialogue argumentatif et d’interaction argumentative ne se recouvrent donc pas ; le dialogue est un cas particulier d’interaction.

La perspective interactionnelle a ouvert le champ de l’argumentation en situation de travail et d’acquisition de connaissances scientifiques, et l’a ainsi amené à se poser le problème de l’exercice de l’argumentation au cours d’activités pratiques matérielles, imposant la manipulation d’objets et de savoirs.

Le dialogue a une unité de propos, qui l’oppose à la conversation ordinaire, qui tend à se développer d’un thème à un autre. Le mot dialogue a une orientation positive quasi prescriptive : le dialogue est bon, il faut dialoguer; les philosophies du dialogue ont une couleur humaniste marquée; les personnalités ouvertes au dialogue s’opposent aux fondamentalistesfermés au dialogue. Entre deux parties, dialoguer signifier se concerter, et pratiquement “négocier” ; rompre le dialogue ouvre un espace à la violence. Comme en témoigne le titre de l’ouvrage de Tannen, The argument culture : Moving from debate to dialogue (1998), il est possible d’opposer le débat un peu vif — argument en anglais — au dialogue, et voir un progrès dans le passage de l’un à l’autre.

2. Dialogal, dialogique, dialogisme

Les concepts de dialogisme, de polyphonie et d’intertextualité permettent d’appliquer les méthodes et les concepts issus de l’analyse des dialogues et des interactions aux discours monologiques et plus généralement aux textes écrits. Le discours monologique est défini comme un discours tenu par un seul locuteur, parlé ou écrit, éventuellement long et complexe.

Sur le mot dialogue sont formés les deux adjectifs, dialogal et dialogique.

— L’adjectif dialogal renvoie au dialogue authentique, quotidien, ou naturel, entre deux ou plusieurs participants, dans une situation de face à face.

— L’adjectif dialogique et le nom dialogisme, s’utilisent pour désigner un ensemble de phénomènes correspondant à la mise en scène d’une situation de dialogue dans la parole d’un locuteur unique. Ce locuteur lie des contenus sémantiques à des sources constituant une gamme de voix auxquelles il peut s’identifier ou non.

En rhétorique, le dialogisme est une figure de rhétorique mettant en scène un dialogue dans un passage d’une œuvre littéraire ou philosophique Mikhaïl Bakhtine a introduit les concepts de dialogisme et de polyphonie, pour décrire un arrangement fictionnel spécifique. Dans la perspective classique du roman du XIXe siècle, les personnages de la fiction sont pilotés par le narrateur ; leurs actes et discours sont cadrés en fonction de leur contribution à l’intrigue. Dans une disposition dialogique, le narrateur est en retrait ; les discours des personnages tendent à se développer de façon autonome par rapport aux exigences de l’intrigue qui en vient à se dissoudre. L’unité de l’œuvre est celle d’une polyphonie, elle tient aux rapports des voix entre elles.

Le dialogisme n’est pas réservé au discours monogéré. Dans une conversation, il est courant qu’un tour de parole, forcément dialogal, soit également dialogique. Dans un dialogue entre L0 et L1 il se peut que l’interlocuteur réel L1 (plan dialogal) ne cadre pas avec l’interlocuteur L’1 construit dans les divers tours de L0, V Connecteurs argumentatifs. Ce hiatus se manifeste alors par divers ajustements et négociations entre les partenaires (Kerbrat-Orecchioni, 2000b).

On peut utiliser le mot dialogal pour couvrir à la fois le dialogal proprement dit, et le dialogique (polyphonique et intertextuel), afin de mettre l’accent sur un aspect fondamental de l’argumentation, celui d’articuler deux discours contradictoires, à l’oral comme à l’écrit.

3. Polyphonie

Les concepts bakhtiniens de dialogisme et de polyphonie permettent d’étendre la conception dialoguée de l’argumentation au discours monolocuteur.

En musique, une polyphonie est « la combinaison de plusieurs mélodies ou de parties musicales, chantées ou jouées en même temps », par opposition à une texture à une seule voix ou monophonique (Wikipédia, Polyphonie).

Le mot polyphonie peut être utilisé métaphoriquement pour désigner un ensemble de phénomènes correspondant globalement à la mise en scène monologique d’une situation de dialogue, par un seul locuteur (Ducrot, 1988) ou animateur (Goffman, 1981).

La théorie de la polyphonie conceptualise le discours monologique comme un espace polyphonique, articulant une série de voix clairement distinctes, chacune développant sa propre mélodie, c’est-à-dire exprimant un point de vue spécifique. Ces voix ne sont pas attribuées à des personnes identifiées, car elles sont directement citées. À la différence de la citation directe qui mentionne la personne source, ces voix polyphoniques ne sont pas rapportées à des personnes.

Dans la théorie de la polyphonie, le “for intérieur” est vu comme un espace dialogique, où différents contenus sont attribués à différentes “voix” que le locuteur prend en considération et par rapport auxquelles il se situe pour s’aligner ou s’opposer à elles. L’activité du “locuteur polyphonique” est celle d’une “metteur en scène”, l’énoncé produit exposant le résultat de ses identifications et distanciations.

Ce concept d’identification est au cœur de la théorie de l’argumentation dans la langue. Il est totalement étranger au concept psychologique d’identification qui est discuté à propos de la question de la persuasion.

Le dialogue polyphonique est libéré des contraintes du face à face, mais il reste un discours biface, articulant des positions opposées. Par exemple, l’énoncé “Pierre ne participera pas à la réunion” met en scène deux voix, la première exprimant le contenu positif Peter participera à la réunion, et une seconde rejetant la première : Non ! Le locuteur s’identifie à la deuxième voix et se fait l’énonciateur de ce rejet, V. Négation . L’analyse de la coordination P, mais Q, est menée dans le même cadre conceptuel.

Un même locuteur peut développer un discours à deux faces, mettant en scène deux voix, chacune articulant des arguments et des contre-arguments, comme dans une interaction argumentative. Le dialogue argumentatif est alors intériorisé, dans une confrontation intérieure libérée des contraintes liées à l’interaction face à face. C’est le cas au théâtre, lorsqu’un personnage s’engage dans un monologue délibératif. Le locuteur polyphonique parle d’une voix, puis d’une autre, opposée à la première, pour finalement rejeter telle option pour accepter l’autre, en s’identifiant à cette dernière voix.

Le concept de polyphonie n’est pas limité à l’analyse des monologues développés. Un tour de parole conversationnel, nécessairement dialogique, peut aussi être polyphonique, comme le montre l’utilisation de la négation. Les décalages possibles entre l’interlocuteur en tant que personne réelle et l’interlocuteur tel que le voit, le comprend et le fait parler son partenaire peuvent être analysées dans une perspective polyphonique.

Les deux adjectifs, dialogal et dialogique, font tous deux références au dialogue. On peut utiliser dialogique pour couvrir les aspects polyphoniques et intertextuels du discours d’une part, et dialogique pour couvrir les phénomènes liés à l’interaction (y compris leurs aspects dialogiques) d’autre part. De toute façon, l’argumentation à part entière articule deux voix contestataires, c’est une activité dialogique.

4. Intertextualité

Selon la vision monolithique classique du locuteur, la rhétorique considère que l’argumentateur est la source de son discours, qu’il maîtrise et pilote à volonté. Selon le concept d’intertextualité, les discours préexistent aux locuteurs, ils lui imposent leurs propres réalités et leur propre dynamique. Dans le cas de l’argumentation, ces rapports d’intertextualité sont spécifiquement pris en compte à travers la notion de script argumentatif,

Le concept d’intertextualité rabaisse le rôle du locuteur, qui ne vient qu’en second par rapport aux nappes textuelles dans lesquelles il baigne. Il est considéré comme une instance de coordination et de reformulation de discours déjà élaborés et affirmés ailleurs. Le locuteur n’est pas la source intellectuelle de ce qui est dit, mais simplement le vocalisateur plus ou moins conscient de formules et de contenus préexistants. Le discours n’est pas produit par le locuteur, mais le locuteur par le discours.

Appliquée à l’argumentation, cette vision du locuteur comme machine à répéter et à reformuler arguments et points de vue hérités est en totale opposition avec l’image classique d’un orateur créatif et “inventif”. L’objet de l’étude de l’argumentation n’est plus seulement les productions concrètes de tel ou tel locuteur, mais la façon dont sa parole manifeste le script de la question qu’il aborde.


 

Intention du législateur, arg. de l’–

1. Intention du législateur

En droit, l’argumentation de l’intention du législateur, (ou argument téléologique), prend pour argument non pas la lettre de la loi mais l’intention du législateur : dans quel type de situation se trouvait-il, quel type de problème envisageait-il et quelle solution entendait-il y apporter. Cette forme d’argumentation est reconnue comme pertinente, V. Topique juridique.

2. Argument historique ; argument génétique ;
argument psychologique

Ces buts peuvent être établis en exploitant les matériaux fournis par l’histoire de la loi en question : on parle alors d’argument historique ou d’argument génétique. Cette histoire est connue par les travaux préparatoires, les exposés des motifs de la loi, les débats auxquels son adoption a donné lieu, etc. Lorsqu’il s’appuie sur l’état antérieur de la législation, l’argument historique suppose que législateur est conservateur et que les textes nouveaux s’inscrivent dans la tradition juridique (présomption de continuité du droit).

L’intention du législateur peut également être dégagée en référence à l’esprit de la loi : on parlera d’argument psychologique (Tarello, cité in Perelman 1979, p. 58).

3. Des principes généraux d’interprétation

Ces différents types d’argumentation fonctionnent pour toutes les normes; on reconnaît la validité d’une argumentation appuyée non pas sur la lettre du règlement mais sur l’intention de la personne ayant produit le règlement ou la norme. Ils ont des correspondants hors du domaine juridique. Par exemple, dans le domaine philosophique ou littéraire, il est possible de légitimer une interprétation d’un texte en s’appuyant sur l’intention de l’auteur, elle-même fondée sur les travaux préparatoires et des données historiques (notes, manuscrits ; déclarations de l’auteur accompagnant son œuvre), ou sur des données psychologiques (l’esprit de l’œuvre ou de l’auteur tels que les comprend l’interprète).

L’argument de l’intention est considéré comme fallacieux par l’analyse structurale, qui prône une approche immanente du texte littéraire.


 

Inférence

L’inférence est définie comme « la dérivation d’une proposition (la conclusion) à partir d’un ensemble d’autres propositions (les prémisses) » (Brody 1967, p.66-67). Elle permet d’établir une vérité nouvelle sur la base de vérités déjà connues ou admises.

La notion d’inférence est une notion primitive, c’est-à-dire qu’elle ne peut être définie que par des concepts tout aussi complexes (« dérivation”), ou illustrée par des exemples provenant d’un domaine particulier, comme la logique.

1. Connaissance immédiate et connaissance par inférence

L’argumentation est une forme d’inférence, et, comme telle, elle peut produire une connaissance. D’une façon générale, les connaissances s’expriment dans des affirmations et proviennent de diverses sources par diverses opérations, qu’on peut présenter schématiquement de la manière suivante.

directement (aperception)
Connaissance
obtenue
logique (sur les quantités)
Inférence
immédiate
sémantique
(sur les mots pleins)
Indirectement
conclusion d’une inférence
“illative” ou raisonnement
Logique: induction, déduction
Inférence
“médiate”
Science: méthode scientifique
Argumentation: V. Typologies

Cette présentation est lacunaire en ce qu’elle n’inclut pas le raisonnement expérimental, qui se fonde sur l’observation, la mesure et le calcul pour établir des relations causales, et d’une façon générale, connecter statistiquement des phénomènes. Elle permet néanmoins de situer l’argumentation comme affirmation d’une connaissance par inférence.

L’affirmation porteuse d’une connaissance est produite dans un discours composé :

D’un seul énoncé : la connaissance est obtenue directement, c’est-à-dire sans intervention d’une inférence. Cette connaissance (dite immédiate) correspond à la certitude qui naît de l’évidence, V. Évidence.

De deux énoncés : la connaissance est exprimée dans un énoncé conclusion qui est inféré directement, par inférence immédiate, d’un autre énoncé. C’est une inférence à prémisse unique, V. Proposition.
L’inférence immédiate peut se faire sur la base des quantifieurs, (inférence immédiate logique), ou bien sur la base des mots pleins (inférence sémantique)

De trois (ou plus de trois) énoncés : la connaissance est exprimée dans un énoncé conclusion qui est inféré à partir de deux (ou de plus de deux) énoncés (prémisses), l’un ayant la fonction de loi de passage, V. Syllogisme ; Modèle de Toulmin.

L’inférence est “illative” (Peirce). Elle permet d’acquérir des connaissances nouvelles à partir de vérités déjà admises. Elle correspond à la problématique de la démonstration syllogistique comme à celle de l’argumentation qui est présentée comme sa “contrepartie” rhétorique.

2. Inférence logique

L’inférence proprement dite part de plusieurs propositions. La logique traditionnelle distingue l’inférence déductive ou déduction et l’inférence inductive ou induction; elle traite à la marge la question de l’analogie.

On oppose traditionnellement la déduction à l’induction sur deux critères.

L’orientation particulier / général — La déduction et l’induction sont considérées comme deux processus complémentaires. L’induction va du moins général au plus général :

Ce Syldave est roux, donc les Syldaves sont roux.

alors que, la déduction irait du plus général au moins général :

Les hommes sont mortels, donc Socrate est mortel.

Mais la déduction syllogistique peut être généralisante :

Tous les chevaux sont des mammifères, tous les mammifères sont des vertébrés, donc tous les chevaux sont des vertébrés.

Le degré de certitude — La déduction conclut de façon certaine et l’induction seulement de façon probable, et qu’en conséquence, la déduction seule peut apporter un savoir scientifique substantiel (science étant pris au sens aristotélicien du terme).

3. Inférence argumentative

3.1 Théorie standard de l’argumentation

L’enthymème est la contrepartie rhétorique de l’inférence déductive et l’exemple la contrepartie de l’inférence inductive.

En argumentation, on considère que l’inférence de la donnée à la conclusion repose sur une loi de passage caractérisant un type d’argument.

La grande diversité de types d’arguments considérés comme des modes de raisonnement mêlant le substantiel et le formel s’oppose à l’unicité de l’inférence logique

3.2 Inférence et suite idéale

La théorie de l’argumentation dans la langue établit une opposition fondamentale entre l’acte d’argumenter et l’acte d’inférer. Par l’acte d’argumenter le locuteur préforme les suites qu’il va donner à son propre discours, il prétend “enrégimenter” la parole de son interlocuteur, en la limitant à ces suites ; il trace une suite idéale à son propre discours. L’acte d’inférer prend appui sur un énoncé pour en calculer des conséquences indifférentes à la suite idéale (Ducrot 1980, p. 7-10).

Soit l’énoncé : Cette fois, Pierre était presque à l’heure
— Suite idéale : Excusez-le !
— Suite inférée :

S’il était presque à l’heure cette fois, c’est qu’il était encore une fois en retard : punition renforcée !

Soit les énoncés :

    1. Pierre n’a pas lu tous les romans de Balzac,
    2. Il a lu quelques romans de Balzac

Suites idéales :

— Sur 1. : Il ne pourra pas te donner les informations que tu cherches
— Sur 2. : Il pourra peut-être te donner l’information que tu cherches.

Mais les locuteurs à qui l’on demande à qui ils s’adresseraient pour avoir l’information cherchée, à celui qui n’a pas lu tous les romans ou à celui qui en a lu quelques-uns, choisissent celui qui ne les a pas lus tous (Ducrot 1980, p. 7-11). Il y a donc intervention d’un calcul inférentiel, par exemple, si on dit qu’il ne les a pas lus tous, c’est qu’il en a lu au moins beaucoup ; ou que la négation montre qu’on pourrait penser qu’il les a lus tous.

3.3 Inférence pragmatique

La notion d’inférence pragmatique est utilisée pour rendre compte de l’interprétation des énoncés dans le discours. Dans le dialogue :

L1 : — Qui avez-vous rencontré à ce dîner ?
L2 : — Paul, Pierre et Ginette

De la réponse de L2, L1 infère que L2 n’a rencontré aucune autre connaissance commune. Cette inférence se fait sur la base d’une loi de passage, qui correspond à la maxime de quantité (loi d’exhaustivité). Si cette loi n’a pas été respectée, si Bruno, personne bien connue de L1, a rencontré L2 à la soirée, alors L2 a menti par omission, V. Coopération.

3.4 Inférence immédiate analytique

Un énoncé analytique est un énoncé vrai “par définition”, c’est-à-dire en fonction de son sens : “un célibataire est une personne adulte non mariée”. Alors que l’inférence immédiate logique procède à partir des quantificateurs ou “mots vides”, l’inférence immédiate analytique opère à partir du sens même des “mots pleins” de l’énoncé de base :

Il est célibataire, donc il n’est pas marié.

Dans des argumentations comme “c’est notre devoir, nous devons donc le faire”, la proposition introduite par donc, “nous devons le faire” est tirée analytiquement de l’argument “c’est notre devoir”. Si l’on peut parler ici de conclusion, c’est de conclusion “immédiate” qu’il s’agit. Plus largement, l’inférence analytique est une inférence où la conclusion est inscrite dans l’argument, l’argumentation développe les contenus sémantiques de l’argument, ainsi, à partir de “Pierre a cessé de fumer”, je peux déduire que, dans le passé “Pierre fumait” : “si tu dis que Pierre a cessé de fumer, tu affirmes que Pierre fumait autrefois”.

3.5 Coexistence des formes d’inférence dans l’argumentation ordinaire

V. Orientation


 

Induction

L’induction est un des trois modes d’inférence classiques, V. Déduction ; Analogie. L’induction va du particulier au général ; elle généralise à tous les cas des constatations faites sur un nombre restreint de cas. Si on ne dispose que d’un seul cas, on a affaire à un exemple V. Généralisation.

Je plonge la main dans le sac et j’en retire un grain d’avoine.
Je plonge une 2e fois la main dans le sac, et j’en retire un 2e grain d’avoine.
… Je plonge une 294e fois la main dans le sac, et j’en retire un 294e grain d’avoine.
Pour conclure avec certitude, il faudrait examiner grain à grain tout le volume restant ; mais cela prendrait beaucoup de temps. Je procède à un arbitrage entre le degré de certitude atteint et la durée de la tâche, en utilisant l’induction, je décide de gagner du temps et je conclus :
J’ai (certainement) affaire à un sac d’avoine.

On réfute une conclusion obtenue par induction en montrant qu’elle procède d’une généralisation hâtive, reposant sur l’examen d’un nombre de cas insuffisants ; pour cela, on exhibe des exemplaires de la collection qui ne possèdent pas la propriété.

L’induction que l’on pourrait appeler induction catégorielle repose sur l’analogie catégorielle :

C’est par la production de cas individuels présentant une similitude que nous nous sentons autorisés à induire l’universel. (Aristote, Top. Brunschwig, I, 18, 10 ; p. 32),

Les grains tirés sont “analogues” au sens où, même s’ils sont plus ou moins beaux, ils appartiennent tous à la même catégorie “être un grain d’avoine”,

1. Formes de l’induction

1.1 Induction complète

L’induction est par nature incomplète. L’induction est dite complète si on procède par inspection de chaque cas, V. Cas par cas ; elle permet d’attribuer au groupe une propriété constatée empiriquement sur chacune de ses membres. Soit un hameau H composé des trois familles, X, Y, Z :

La famille X a une salle de bain.
La famille Y a une salle de bain.
La famille Z a une salle de bain
Conclusion : Les H-iens ont tous une salle de bain.

Les installations examinées sont analogues en ce qu’elles correspondent toutes aux critères définissant la salle de bain : une pièce isolée, avec un lavabo et une douche. L’induction complète procède en extension, par examen exhaustif de chaque cas et totalise de façon certaine ; elle n’est pas toujours possible, non seulement pour des raisons matérielles (temps), mais parce qu’on n’a pas accès à tous les membres de la catégorie. C’est pourquoi on préfère l’induction de la partie représentative au tout.

1.2 Induction de la partie représentative au tout

L’induction permet d’inférer, en intension, une proposition portant sur le tout à partir du fait qu’on a constaté qu’elle était vraie sur une partie, qui peut être quelconque ou représentative. Si la partie examinée est quelconque et petite, les risques d’erreur sont grands. Ils se réduisent si la partie est représentative. Soit E un échantillon représentatif de la population P,

40% d’un échantillon représentatif des votants a déclaré avoir l’intention de voter pour Untel, donc Untel obtiendra 40% des votes le jour de l’élection.

Selon que l’échantillon est ou non réellement représentatif, que les gens ont ou non donné des réponses fantaisistes, et si rien de nouveau ne se produit, la conclusion varie du quasi certain au vaguement probable, V. Clomposition.

1.3 Raisonnement par récurrence

En mathématique, le raisonnement par récurrence constitue une forme d’induction qui permet de conclure de façon certaine (Vax 1982, art. Induction mathématique ou raisonnement par récurrence). Il se pratique sur des domaines tels que l’arithmétique, où peut être définie une relation de succession. On montre que la propriété vaut pour 1 ; puis que si elle vaut pour un individu quelconque i, elle vaut pour son successeur i + 1. On en conclut qu’elle vaut pour tous les individus du domaine.

3. L’Induction comme méthode positive de l’histoire littéraire

Ce procédé est typique de la méthode positive, en littérature comme en histoire. On ne peut dégager les lignes de force des événements et leurs causes générales qu’à partir d’études études particulières en nombre suffisant, dont la synthèse suscitera de nouveaux travaux :

De ces travaux partiels, méthodiquement conduits, nous n’avons encore qu’un petit nombre et d’aucuns soutiendront peut-être, non sans pertinence, que le temps d’une étude d’ensemble n’est pas encore venu. On peut objecter pourtant qu’il n’est pas mauvais de faire le point, et qu’en signalant les questions à résoudre et en suggérant des solutions on a chance de susciter et d’orienter des recherches nouvelles.
Georges Lefebvre, La grande peur de 1789, 1932[1]

En science historique de la littérature, on procède de même, par accumulation de témoignages.

2 Diffusion de l’irréligion dans la noblesse et le clergé
Cette diffusion est considérable dans la haute noblesse. Les témoignages généraux abondent : “L’athéisme, dit Lamothe-Langon, était universellement répandu dans ce que l’on appelait la haute société ; croire en Dieu devenait un ridicule dont on avait soin de se garder”. Les mémoires de Ségur, ceux de Vaublanc, ceux de la marquise de la Tour du Pin confirment Lamothe-Langon. Chez Mme d’Hénin, la princesse de Poix, la duchesse de Biron, la princesse de Bouillon, dans les milieux d’officiers, on est, sinon athée, du moins déiste. La plupart des salons sont “philosophes” et des philosophes en sont le plus bel ornement. Non seulement chez ceux ou celles qui font profession de philosophie, chez d’Holbach, Mme Helvétius, Mme Necker, Fanny de Beauharnais (où l’on voit Mably, Mercier, Cloots, Boissy d’Anglas) mais chez les grands seigneurs. Chez la duchesse d’Enville, on rencontre Turgot, Adam Smith, Arthur Young, Diderot, Condorcet ; chez le comte de Castellane, d’Alembert, Condorcet, Raynal. Dans les salons de la duchesse de Choiseul, de la maréchale de Luxembourg, de la duchesse de Grammont, de Mme de Montesson, de la comtesse de Tessé, de la comtesse de Ségur (sa mère), Ségur rencontre ou entend discuter Rousseau, Helvétius, Duclos, Voltaire, Diderot, Marmontel, Raynal, Mably. L’hôtel de la Rochefoucauld est le rendez-vous des grands seigneurs plus ou moins sceptiques et libéraux, Choiseul, Rohan, Maurepas, Beauvau, Castries, Chauvelin, Chabot qui s’y mêlent aux Turgot, d’Alembert, Barthélémy, Condorcet, Caraccioli, Guibert. Il faudrait en énumérer bien d’autres : salons de la duchesse d’Aiguillon “ très entichée de la philosophie moderne, c’est-à-dire de matérialisme et d’athéisme”, de Mme de Beauvau, du duc de Lévis, de Mme de Vernage, du comte de Choiseul-Gouffier, du vicomte de Noailles, du duc de Nivernais, du prince de Conti, etc.
Daniel Mornet, Les origines intellectuelles de la révolution française. 1715-1787. [1]

L’affirmation à justifier est : « la diffusion de l’irréligion est considérable dans la haute noblesse » ; elle est soutenue d’un témoignage explicite, accompagné de trois autres simplement évoqués. Suit une affirmation du même ordre, « la plupart des salons sont philosophes, et des philosophes en sont le plus bel ornement », soutenue par vingt-huit noms de philosophes. La lecture est ennuyeuse, mais le raisonnement irrésistible.

L’induction suppose une abondance qui n’a rien à voir ni avec l’exagération ni avec le verbiage.


[1] Paris, Armand Colin, p. 270-271.

Indice

Grec semeion σημεῖον, “signe ; marque ; preuve” ; tekmérion τεκμήριον “signe de reconnaissance, preuve”.

1. Indice

Un indice est une donnée perceptuelle directe, qu’on sait être matériellement liée, à un état de chose non accessible perceptuellement. Si je vois de la fumée (indice), je peux inférer qu’il y a du feu, en vertu des observations résumées par le principe “il n’y a pas de fumée sans feu”.

L’indice permet parfois d’inférer de manière certaine à l’existence du phénomène global, parfois l’inférence est seulement par défaut.

Les liens entre le signe naturel présent et son référent absent peuvent être de types très divers.

— La première manifestation d’un phénomène : un soleil couchant rouge / un temps pluvieux demain
— Un vestige d’une activité passée : le reste / le repas
— Une trace : empreintes digitales, traces de pas, traces de pneus
— Une partie d’un tout : un cheveu / une personne
— Un effet à sa cause : être fatigué / avoir travaillé

En lui-même l’indice est irréfutable. L’indice est un fait certain, et « nous tenons pour certain d’abord ce que perçoivent les sens, par exemple, ce que nous voyons, ce que nous entendons, tels les indices [signa]» (Quintilien, V, 10, 12).

On emploie parfois le mot signe au sens d’indice. Un signe est :

Une chose dont l’existence ou la production entraîne l’existence ou la production d’une autre chose, soit antérieure, soit postérieure. (Aristote, P. A., II, 27)

Un signe naturel est très différent d’un signe linguistique, pour lequel le lien entre le signifiant et le signifié est social et arbitraire. Le signe naturel n’est pas une représentation symbolique du phénomène associé, ni un analogon global de la chose qu’il “représente”, comme dans le cas de la pensée analogique.

2. Argumentation indiciaire

La relation du signe naturel avec le phénomène qu’il révèle autorise des inférences ; l’argumentation fondée sur l’indice peut s’exprimer sous la forme d’un syllogisme. La majeure est un topos substantiel, c’est-à-dire un principe admis dans une communauté, qui exprime le lien de l’indice au phénomène, la mineure affirme l’existence de l’indice, et la conclusion affirme l’existence du phénomène associé à cet indice.

La qualité de l’argumentation dépend de la nature du lien qu’elle exploite, selon que le lien du signe au phénomène est nécessaire ou probable.

La probabilité des signes naturels n’est pas la même chose que la vraisemblance des idées courantes majoritaires (les riches méprisent les gens / les gens méprisent les riches).

— L’indice concluant (tekmerion) est nécessairement lié au phénomène, l’association signe-phénomène correspond à une réalité empirique (non pas logique). L’indice a donc force de preuve. Il entre dans un syllogisme valide, dont la conclusion est certaine, comme dans l’argumentation suivante allant de l’effet à la cause :

Toute femme qui a du lait a enfanté (si L, alors E).
Cette femme a du lait.
Cette femme a enfanté.

Les empreintes digitales sont spécifiques de chaque individu

Vos empreintes digitales ont été relevées sur le volant de la voiture,
Vous avez pris le volant de la voiture.

Qui dit cicatrice, dit blessure. Comment avez-vous été blessé ?

Tes mains sentent la poudre, tu es un émeutier

— L’indice probable, ou contingent (semeion), est un signe ambigu, qui peut être lié à plusieurs états de choses. Le syllogisme associé n’est pas valide :

Les femmes qui ont enfanté sont pâles (si E, alors P).
Cette femme est pâle.
Cette femme a enfanté.

Une condition nécessaire est prise pour suffisante : on peut être pâle par complexion, ou parce qu’on est malade. L’indice n’apporte pas de preuve, mais peut orienter les recherches ou jeter la suspicion.

Typiquement, les indicateurs périphériques ne sont pas des signes nécessaires : “il a un air coupable donc il se sent coupable, donc il est coupable”, V. Circonstances.

2.1 Indice, symptôme, syndrome

La théorie des indices est liée à l’observation médicale : la rougeur est indice (signe, symptôme) de fièvre ; la souplesse de la peau est indice (signe) de l’âge. L’existence d’indices convergents justifie une accusation ou un diagnostic.

Les indices peuvent se constituer en faisceau constituant une argumentation liée, qui elle est concluante. Une zone du corps peut être rouge, parce qu’elle a été frottée ; chaude, suite à un début de coup de soleil; douloureuse ou enflée parce qu’elle a subi un choc. Mais si elle est à la fois rouge, douloureuse, chaude et enflée (rubor, dolor, calor, tumor), c’est qu’il y a une inflammation.

Les signes médicaux qui se présentent de façon groupée constituent un syndrome, c’est-à-dire un groupe de signes et de symptômes qui apparaissent simultanément et caractérisent une anomalie ou une condition physique particulière.

Le syndrome de Widal […] est un syndrome associant asthme, polypose naso-sinusienne et intolérance à l’aspirine, aux anti-inflammatoires non stéroïdiens, ainsi qu’à certains colorants alimentaires (Wikipedia, Syndrome de Widal)

Ce regroupement de signes est à la base d’un raisonnement médical concluant à une action justifiée : si un patient souffre d’asthme et a un problème de polypes naso-sinusiens, il est probablement allergique à l’aspirine, il doit être testé dès que possible.

2.2 Indice et intentions dissimulées

Le raisonnement indiciaire est également celui du militaire qui observe les actes et les mouvements de l’ennemi pour deviner ses intentions, sur la base d’un ensemble d’indices convergents

Roland Dorgelès a eu « [le] singulier privilège de baptiser une guerre » : c’est lui qui le premier a appelé « drôle de guerre » la situation sur le front entre le 3 septembre 1939, date de la déclaration de guerre, et le 10 mai 1940, date de l’invasion de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg et de la France par l’Allemagne nazie. Son ouvrage, « La drôle de guerre », est constitué d’une série de reportages effectués sur le front pendant cette période. En avril 1940, il est en Alsace, sur un poste d’observation.

De là-haut, on domine les lignes ennemies comme d’un balcon. […] Le sergent qui ne les quitte pas des yeux, connaît maintenant leurs habitudes, sait d’où ils viennent et où ils vont.
— Là, montre-t-il du doigt, ils creusent une sape. Regardez la terre remuée… Cette maison grise, ils l’ont certainement bétonnée. Vous remarquez l’embrasure ? Et ces tuiles déplacées ? Leurs travailleurs en ce moment s’occupent surtout par là. Ce matin, j’en ai compté soixante qui revenaient du chantier. Avec des lampes : donc ils piochent dessous. De l’aube à la nuit, nos guetteurs restent penchés sur la lunette.
Roland Dorgelès, La drôle de guerre 1939-1940.[1]

Tout l’art de Sherlock Holmes réside dans l’observation, l’interprétation et la combinaison des indices, V. Démonstration. L’indice est une trace de l’action qui laisse inférer le modus operandi. Si les éclats de verre provenant de la fenêtre sont sur les tiroirs arrachés aux armoires et jetés dans la chambre, c’est qu’on a d’abord saccagé la chambre et qu’on a ensuite fracturé les vitres de l’extérieur, pour faire croire qu’on était entré par la fenêtre – alors qu’on est entré par la porte. Le coupable avait donc la clé. Quelles sont les personnes qui ont cette clé ?

2.3 Sciences des indices

L’exploitation des indices pour la reconstruction du scénario d’un crime, du déroulement d’une bataille, la reconstruction d’un squelette ou du tracé d’une ville est le fond des professions de détective, d’historien, de paléontologue et d’archéologue (Ginzburg 1999). Les conditions qui permettent d’inférer de l’existence d’un indice à celle d’un état de chose ou d’un être inaccessibles à l’observation directe définissent les techniques argumentatives spécialisées de ces différentes professions.


[1] Paris, Albin Michel, 1957, p. 9 ; p. 194.


 

Imitation – Parangon – Modèle

1. Donner en exemple, donner l’exemple

2.1 Prendre exemple, donner en exemple

Lorsque A prend B pour modèle, A justifie ses actions en disant qu’il suit l’exemple de B ; B lui-même n’est pas nécessairement conscient d’être un modèle pour A.

Pour amener quelqu’un à faire quelque chose, on peut procéder argumentativement, en lui exposant discursivement toutes les bonnes raisons de le faire. On peut en particulier argumenter par le modèle, en lui donnant en exemple des gens importants qui l’ont fait (variante de l’argumentation d’autorité). Cet “argument de l’exemplarité” peut être considéré comme un exemplum émergent.

2.2 Donner l’exemple

On peut également donner l’exemple, et faire soi-même ce qu’on souhaite que l’autre fasse, sans passer par le langage. On évite ainsi l’accusation de faire la morale aux autres, de faire du prosélytisme, et on se garde par définition des réfutations ad hominem, “vous faites pas ce que vous demandez aux autres de faire”.

Il ne s’agit plus de dire la norme, mais de la montrer en actes, de s’instituer soi-même comme norme. On ne peut alors parler d’argumentation par l’exemple que de façon métaphorique, comme on parle d’argumentation par la force pour ouvrir avec un tournevis une boîte de conserve. L’argumentation par l’exemple donné joue sur les mécanismes non verbaux de l’alignement (imitation sociale, entraînement, identification, empathie). Séduction et répulsion sont des forces qui poussent une personne à s’aligner sur un modèle et à se distancier d’un antimodèle.

L’argumentation éthotique est une forme d’argumentation par l’exemple, poussant l’auditoire à l’identification à un modèle particulier, l’orateur lui-même, V. Éthos.

La stratégie de l’exemple pour “faire faire” peut être utilisée pour toutes les formes de comportements qu’on souhaite modifier, comment manger proprement, parler de façon correcte, mener une vie digne de récompense dans l’au-delà. Au cours de ce processus, il peut y avoir persuasion (transformation des systèmes de comportement), mais tout ce qui persuade n’est pas le produit d’une argumentation, V. “Toi aussi!”.

2. Parangons et “grands analogues”

Dans l’argumentation politique, certains événements jouent le rôle de parangons : la signature des accords de Munich en 1938 et la défaite diplomatique des démocraties face à la volonté expansionniste nazie, le génocide des juifs, des tziganes et des homosexuels au cours de la seconde guerre mondiale, sont autant de grands analogues qui servent d’anti-modèles pour penser tous les conflits actuels (Perelman & Olbrechts-Tyteca, [1958], p 488 sv.). Pour les Américains, le Vietnam est le grand analogue appelé à la rescousse lorsqu’il s’agit de s’opposer à de possibles interventions militaires à l’étranger.

Ces événements servent de parangons, permettant de comprendre les événements nouveaux ; ils fonctionnent en cela sur le principe du précédent, V. Précédent ; Exemple.

L’événement parangon met en scène des personnages source d’antonomase (figure par laquelle un membre de la catégorie est désigné par le nom du parangon de cette catégorie) : un Daladier ou un Chamberlain est une personne qui capitule devant un dictateur au lieu de le combattre, comme se sont conduits à Munich Édouard Daladier ou Neville Chamberlain vis-à-vis de Hitler. Le modèle, personne ou événement, crée une catégorie par analogie, V. Catégorisation ; Analogie catégorielle.

3. Modèle

— En épistémologie, un modèle est une représentation d’un objet ou d’un état de choses. Le modèle reprend les éléments essentiels du donné correspondant et schématise ce qu’il représente dans son essence et ses fonctions afin de faciliter sa compréhension et sa manipulation. Un modèle est plus ou moins adéquat à son objet, et peut être révisé.

— Dans le domaine moral, un modèle est une personne qui incarne ou qui produit une norme.

— En théorie des catégories, le modèle correspond au prototype de la catégorie. Il fonctionne comme :

— L’élément générateur de la catégorie
— L’élément le plus représentatif de la catégorie, qui la définit
— L’élément le plus souvent cité en relation avec la catégorie
— La norme et le critère d’évaluation des membres de la catégorie
— Ce vers quoi tendent tous les membres de la catégorie.

— Dans la culture classique, l’autorité fonde la doctrine de l’imitation, et contribue à définir les genres littéraires en rapportant chacun d’eux à un modèle fondateur : le genre historique à Thucydide, la fable à Ésope et à la Fontaine, l’argumentation à Aristote ou à Cicéron, le roman de gare à Guy des Cars, etc. Appartient à tel genre l’œuvre qui ressemble au “modèle du genre”.

Dans « les petits garçons modèles”, “modèle” est pris au sens de “exemple à imiter”. Le modèle fonctionne relation a contrario avec un contre-modèle ou un antimodèle qui représente tout ce qu’il ne faut pas faire, une autorité négative, V. Autorité.