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Figures

Le terme figure est utilisé en rhétorique, en syllogistique et en théorie des fallacies.

— En logique, les figures du syllogisme correspondent aux différentes formes du syllogisme, en fonction de la position du moyen terme dans les prémisses.

— En théorie des fallacies la fallacie d’expression trompeuse [misleading expression] est parfois désignée comme fallacie de figure du discours.

— La théorie des figures est une composante essentielle de la construction du discours argumentatif, V. Rhétorique.

1. Les figures en contexte argumentatif

Les figures de rhétorique sont des variations dans la manière de signifier « qui donnent au discours plus de grâce et de vivacité, d’éclat et d’énergie » (Littré, Figure). La rhétorique des figures distingue d’une part, les figures de mots ou tropes, comme la métaphore et, d’autre part, les figures de discours, comme le parallélisme ou l’ellipse.

Toute forme d’organisation discursive saillante et récurrente peut être considérée comme une figure de discours, à commencer par l’argumentation ou la description en général. L’enthymème peut être considéré comme une figure de discours (enthymémisme), ainsi que la réfutation, la prolepse, ou encore l’antanaclase qui renverse les orientations argumentatives, l’analogie, ainsi que tous les schèmes argumentatifs, par exemple les figures dires d’annomination jouant sur les noms propres et l’interprétation.

Les figures d’opposition sont toutes directement interprétables comme argumentatives, dans la mesure où elles correspondent à divers formats de la confrontation Discours / Contre-discours. D’autres types de figures jouent un rôle dans la construction des formes argumentatives. Par exemple, une figure de disposition syntaxique, comme le parallélisme, peut jouer le rôle de marqueur d’analogie ou d’antithèse ; elle caractérise l’argumentation par le cas parallèle.

Métaphore, métonymie, synecdoque et ironie sont considérées par Burke comme les quatre principaux tropes (« four master tropes »).
La métaphore comme modèle tendant vers l’identification des domaines a une fonction argumentative bien spécifique.
D’autre part, il y a une correspondance entre les mécanismes de la métonymie et de la synecdoque et ceux qui légitiment le passage d’un argument à une conclusion.
L’ironie est un cas très particulier d’argumentation, où le locuteur réfute une assertion en la répétant dans une situation où elle est clairement intenable.

 

Sans prétendre ramener toutes les figures à la situation argumentative, on peut observer que la définition rationaliste classique de l’argumentation repose sur l’idée qu’argumenter c’est tenter de faire admettre un discours (la conclusion) sur la base de bonnes raisons (arguments). Or faire admettre, c’est d’abord faire paraphraser et faire répéter ; pour faire répéter il faut faciliter la mémorisation, et on peut employer pour cela des figures de sons, des parallélismes ou n’importe quel autre format d’expression.

Les dictionnaires de rhétorique littéraire incluent des entrées relevant du champ de l’argumentation. Dans Gradus. Les procédés littéraires – Dictionnaire de Dupriez (1984), on trouve par exemple, les entrées argumentation, argument, déduction, enthymème, épichérème, exemple, induction, réfutation, paralogisme, prémisse, raisonnement, sophisme… ainsi que divers types d’arguments. Ces concepts de base du champ de l’argumentation ne relèvent pas spécifiquement du domaine littéraire.

2. Figures et projet persuasif

Dans la Poétique, Aristote définit la métaphore comme « l’application à une chose d’un nom qui lui est étranger par un glissement du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien selon un rapport d’analogie » (1457b5 ; Magnien, p. 139). Cette définition couvre largement le domaine des figures des mots, dont la métaphore est un cas particulier. Les exemples de métaphore, au sens contemporain du terme, cités par Aristote sont des métaphores proportionnelles, a / b :: c / d :

Une coupe entretient avec Dionysos le même rapport qu’un bouclier avec Arès. On dira donc que la coupe est le “le bouclier de Dionysos” et que le bouclier est “la coupe d’Arès” ; ou encore, la vieillesse entretient avec la vie le même rapport que le soir avec la journée, on dira donc que le soir est “la vieillesse du jour” et la vieillesse “le soir de la vie”.
1457b20 ; Magnien, p. 140

soit : bouclier / Dyonysos :: coupe / Arès

La Rhétorique traite de la recherche des moyens de persuasion disponibles dans une affaire donnée. Ces moyens sont tirés du pathos, du pathos, de l’éthos et du logos :

La persuasion résulte toujours ou bien des sentiments qu’éprouvent les juges eux-mêmes, ou bien de l’image qu’ils se font de l’orateur, ou bien d’une démonstration. (1403b10 ; Chiron, p. 425)

La persuasion par le logos est tirée de « ce qui donne aux faits eux-mêmes la capacité de persuader » (1403b15 ; id., p. 426). Idéalement, « ce qui est juste, c’est de débattre à l’aide des faits eux-mêmes » (1404a, id. p. 427), la persuasion éthotique et pathémique est alors superflue. Mais cela n’est pas possible « à cause de la médiocrité de la vie politique […] [et] « des auditeurs » (1403a30 ; id. p. 427); (1404a5 ; ibid.). Il s’ensuit que les arts du langage, de l’action et du style « ont quand même un petit quelque chose de nécessaire dans tout enseignement » (1404a5 ; ibid.) — mais pas dans la science : « personne n’en tient compte pour enseigner la géométrie » (1404b10 ; ibid.).

 

En situation oratoire, pathos et ethos sont des outils de persuasion efficaces. À l’oral, la persuasion par l’émotion et l’image de soi est produite par l’action oratoire, en particulier par la voix, et à l’écrit, par le style, « car les discours écrits tirent leur force davantage du style que de la pensée » (1404a15 ; Chiron, p. 428). Et dans tous les discours, en poésie comme en prose, c’est la métaphore (c’est-à-dire la figure) qui a « le plus grand pouvoir » (1405a1; Chiron, p. 433); elle donne au langage « clarté, agrément et étrangeté » (1405a1; p. 405). La conclusion générale est claire : la métaphore est l’arme ultime d’une persuasion efficace.
Néanmoins, selon la Rhétorique, pour être efficaces, le travail de l’expression « [doit] passer inaperçu » ; l’orateur doit « faire l’effet de parler de façon non pas fabriquée mais naturelle » (1404b15 ; p. 431), car seul le naturel est persuasif — la métaphore doit concilier étrangeté et naturel.
Quoi qu’il en soit, la figure est dite convaincante dans la mesure où elle est astucieusement enfouie dans le discours, ce qui est tout à fait opposé au concept baroque moderne de métaphore surprenante et brillante, qui soumet les auditeurs par le plaisir qu’elle leur procure.

3. Critique des figures

V. Ornement et argument


Fausse piste

La stratégie de la fausse piste est une stratégie de diversion ayant pour but d’éviter la question, V. Pertinence.

Cette stratégie est désignée en anglais par l’expression figurée “red herring fallacy”. Le red herring est le hareng fumé, devenu plus ou moins rouge au cours du traitement, dont on dit qu’il était utilisé par les fugitifs pour lancer les chiens des traîneaux de leurs poursuivants sur une fausse piste. L’expression, très usitée en anglais, est utilisée au sens figuré pour désigner quelque chose permettant de « distraire l’attention de la question fondamentale. » (OED, Red Herring).

Un red herring est un distracteur faisant dévier la discussion vers d’autresune fausse piste.


 

Fallacieux 4 : Les modernes, Port-Royal, Bacon, Locke

Fallacieux 4 : Les Modernes
BACON – PORT-ROYAL – LOCKE

LaLogique de Port-Royal (1662) présente une nouvelle série de sophismes de nature anthropologique et morale. Dans le Novum Organum (1620) Francis Bacon groupe les sophismes particuliers sous quatre “sources” qui conditionnent le fonctionnement de l’esprit humain.
Dans son Essai… (1690) Locke redéfinit la notion de fallacie hors de toute problématique aristotélicienne, et reconnaît comme seuls valides les arguments positifs de type scientifique,
ad judicium.

1. Fallacies et théorie de l’esprit : Bacon, Novum Organum, 1620

Hamblin considère que le New Organon (“Nouvel Organon”) de Francis Bacon marque un tournant psychologique dans la conception des fallacies (Hamblin 1970, p. 146 ; voir Walton, 1999). Bacon rompt le lien des fallacies à la logique et à la dialectique pour réorienter leur étude vers le champ des sciences empiriques et du développement du savoir. Le savoir étant construit par observation et induction, les fallacies sont le produit de déformations de la perception, auxquelles il assigne quatre sources, ou “idoles”. Le terme grec d’où est tiré idole signifie « simulacre, fantôme » (Bailly [1901], [eidolon]) ; littéralement, une fallacie est un simulacre, un fantôme d’argument.

XXXIX Quatre espèces d’Idoles assaillent l’esprit humain, et pour plus de précision, nous leur avons donné des noms, appelant les première Idoles de la Tribu (I. of the Tribe], les deuxièmes idoles de la Caverne (I. of the Den), les troisièmes Idoles du Marché (I. of the Market) et les quatrièmes Idoles du théâtre (I. of the Theater) ([1620], p. 20).

Les idoles de la tribu, c’est-à-dire de l’humanité, correspondent aux déformations que l’esprit humain impose, de par sa structure, à la réalité. L’esprit n’est pas une table rase mais un miroir déformant ; ce fait est à la source des fallacies de subjectivité épistémique V. Fond.

Les idoles de la caverne sont le produit de l’éducation et de l’histoire de chaque individu, c’est-à-dire les préjugés et les fausses évidences, notamment celles qui sont attachées à l’autorité.

— Les idoles de la place publique sont les mots eux-mêmes, qui souffrent d’ambiguïté et imposent à la pensée de fausses apparences. Ils « font violence à l’entendement, jettent tout dans la confusion et entraînent l’humanité dans de vaines et innombrables controverses et fallacies » (p. 21), V. Fallacieux (III); Topique politique (§2).

— Les idoles du théâtre correspondent aux dogmes des systèmes de philosophie, et aux perversions des règles de la démonstration (p. 22) (Bacon [1620], § 39-44 ; p. 17-20).

Cette énumération rassemble des inférences fallacieuses et des fallacies substantielles.

2. Une perspective anthropologique et morale sur le débat,
Arnauld et Nicole, La logique ou l’art de penser, 1662

La Logique ou l’art de penser, dite “Logique de Port-Royal” d’Arnauld et Nicole (1662) reprend les paralogismes aristotéliciens dans son chapitre XIX « Des manières de mal raisonner qu’on appelle sophismes », alors que son chapitre XX « Des mauvais raisonnements que l’on commet dans la vie civile, & dans les discours ordinaires » consacre à la fois l’éclatement de la notion de fallacie et son ouverture sur l’anthropologie et la morale. Les citations suivantes respectent l’orthographe, l’accentuation et la ponctuation du texte de l’édition de référence, Clair & Girbal 1965.

1.1 Reprise des sophismes aristotéliciens

La liste proposée au chapitre XIX fusionne les deux types de fallacies aristotéliciennes, dans et hors du discours, V. Fallacieux: Aristote. Les fallacies liées au discours sont regroupées sous deux rubriques, « passer du sens divisé au sens composé, ou du sens composé au sens divisé » et «abuser de l’ambiguïté des mots, ce qui se peut faire en diverses manières» (homonymie, amphibolie, accentuation, forme du discours). Quant aux fallacies hors du discours, la liste ajoute deux nouveaux types, la fallacie de dénombrement imparfait, V. Cas par Cas, et la fallacie d’induction défectueuse. Dans les deux cas, l’énumération des cas a été donnée pour complète, alors qu’elle n’a pas été poursuivie jusqu’aux cas qui invalidetn les conclusions.

1.2 Une approche anthropologique et morale des fallacies

Le chapitre XX ne correspond plus à un souci logique ou scientifique, et n’a aucun lien avec les exercices dialectiques. Il est orienté vers la construction d’une éthique, voire d’une ascèse du débat ; on peut en extraire des règles pour la discussion guidée par la recherche de la vérité. Dans ce qui suit, les différents sophismes sont désignés par une expression extraite de leur définition.

(1) « Prendre notre intérêt pour motif de croire une chose » — La première des causes qui déterminent la croyance est l’esprit d’appartenance à « une nation, une profession, un Institut … un païs… un Ordre » (p. 261-262). Les croyances d’un individu sont déterminées non par le vrai en soi, mais par sa position sociale ; il les emprunte au groupe où il trouve « son intérêt » et qui fonde son identité.

(2) « Sophismes et illusions du cœur » — Ce sophisme correspond aux fallacies d’amour et de haine (ad amicitiam, ad amorem, ad odium), c’est une forme d’argumentation pathétique.

De sorte qu’encore que [les hommes] ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel: Je l’aime, donc c’est le plus habile homme du monde : je le hai, donc c’est un homme de neant; ils le font en quelque sorte dans leur cœur. (p .263).

(3) « [Les personnes] qui veulent tout emporter par autorité »

[Elles] décident tout par un principe fort general & fort commode, qui est qu’ils ont raison, qu’ils connaissent la vérité; d’où il ne leur est pas difficile de conclure, que ceux qui ne sont pas de leurs sentimens se trompent : en effet, la conclusion est nécessaire. (P. 263).

La prétention à la vérité de la personne autoritaire lui apporte une certitude immédiate, dans le domaine profane comme dans le domaine sacré ; elle ne voit pas la nécessité de l’argumentation, V. Autorité.

(4) « L’habile homme » — Selon le sophisme de l’habile homme,

si cela étoit, je ne serois pas un habile homme, or je suis un habile homme, donc, cela n’est pas. (P. 264).

Ce sophisme est une spécification du précédent. C’est un sophisme un argument pathétique.
La Logique de Port-Royal a été publiée en 1662; le principe de la circulation du sang avait été découvert et publié 1628 par Harvey :

Quoi ? si le sang, disoient-ils, avoit une revolution circulaire dans le corps […] j’aurois ignoré des choses importantes dans l’Anatomie […]. Il faut donc que cela ne soit pas. (P. 264).

C’est une fallacie d’orgueil, ad superbiam. L’orgueil amène au rejet de la découverte, qui aurait dû rendre humble tous les orgueilleux qui ne l’ont pas faite, et qui auraient pu la faire.

Les sophismes (1) à (4)  relèvent de la psychologie individuelle.
Les sophismes suivants, de 5 à 9, énumèrent les pièges de l’argumentation en interaction.

(5) « Ceux qui ont raison, & ceux qui ont tort parlent presque le même langage »

Tout est dans le presque :

Il n’y a presque point de plaideurs qui ne s’entr’accusent d’allonger les procès, & de couvrir la verité par des adresses artificieuses* ; & ainsi ceux qui ont raison, & ceux qui ont tort parlent presque le même langage, & font les mêmes plaintes, & s’attribuent les uns aux autres les mêmes défauts. (*des artifices  ;  p. 261-262).

De ce constat dérive une recommandation, à l’adresse « des personnes sages et judicieuses », que l’on peut désigner comme une Première Règle :

[établir suffisamment] la verité & la justice de la cause qu’ils soutiennent (p. 265),

avant de passer à la méta-discussion critique sur la façon de discuter de leurs opposants. Ceci présuppose que l’argumentateur est capable d’établir la vérité et de rendre la justice hors dialogue.

(6) « La contradiction maligne et envieuse »

“C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux : ce n’est pas moi qui ai fait ce Livre, il est donc mauvais”. C’est la source de l’esprit de contradiction si ordinaire parmi les hommes, & qui les porte, quand ils entendent ou lisent quelque chose d’autrui, à considérer peu les raisons qui les pourraient persuader, & à ne songer qu’à celles qu’ils croient pouvoir opposer. (p. 266).

De ce constat dérive une nouvelle recommandation sur la façon de se comporter vis-à-vis de ses opposants, soit une Deuxième Règle : « n’irriter que le moins qu’on peut leur envie & leur jalousie en parlant de soi », et « se cacher dans la presse* », c’est-à-dire ne pas se singulariser. (*la foule ; p. 266)

(7) « Les contredisans » ; « l’esprit de dispute »

Ainsi, à moins qu’on ne se soit accoûtumé par un long exercice à se posséder parfaitement, il est difficile qu’on ne perde de vûe la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a gueres d’activité qui excite plus les passions. (P. 270)

C’est ce qui rend les disputes interminables (ibid.). D’où la recommandation adressée aux disputeurs, Troisième Règle :

Ils n’accuseront jamais leurs adversaires d’opiniatreté, de temerité, de manquer de sens commun, avant que de l’avoir bien prouvé. Ils ne diront point, s’ils ne l’ont fait voir auparavant, qu’ils tombent en des absurdités & des extravagances insupportables : car les autres en diront autant de leur côté. (Id.)

On prendra soin « de ne tomber pas soi-même le premier dans ces defauts » (p. 271). Le défaut est dénoncé non pas comme violation d’un principe logique mais par une petite comédie de mœurs où est mis en scène un dialogue de sourds (p. 270-271). L’éducation au débat n’est pas confiée à la logique dialectique mais au théâtre.

Les observations (6) et (7) ont un lien évident avec le péché de contentio, V. Péchés de langue; Consensus et dissensus.

De la constatation que « parler de soi-même et des choses qui nous concernent » peut « exciter l’envie et la jalousie » découle une nouvelle recommandation : lorsqu’on défend la vérité, il convient de ne pas s’exhiber ; les argumentateurs devraient plutôt « chercher, en se cachant dans la foule, à échapper à l’observation, afin que la vérité qu’ils proposent puisse être vue seule dans leur discours » (p. 273).

(8) « Les complaisans »

Car comme les contredisans prennent pour vrai le contraire de ce qu’on leur dit, les complaisans semblent prendre pour vrai tout ce qu’on leur dit ; & cette accoûtumance corrompt premièrement leurs discours, & ensuite leur esprit.

Ce sophisme d’acceptation sans examen anticipe sur la fallacie de modestie (ad verecundiam) définie par Locke. Sont visés ceux qui « au milieu de la contestation se mutinent à se taire, affectant un orgueilleux mépris ou une sottement modeste fuite de contention », c’est-à-dire de la dispute (p. 270-271 ; nous soulignons).

(9) « Défendre son sentiment et non pas la vérité » — L’attachement à sa façon de penser fait que

L’on ne regarde plus dans les raisons dont on se sert si elles sont vraies ou fausses ; mais si elles peuvent servir à persuader ce que l’on soutient ; l’on emploie toute sorte d’arguments bons et mauvais, afin qu’il y en ait pour tout le monde. (p. 272).

C’est en somme ce que disait déjà le sophisme (1), avec la précision que non seulement la justification du préjugé remplace l’argumentation du vrai, mais que ces causes jugées bonnes s’accommodent fort bien d’être soutenues par de mauvais arguments.

Pour clore cette section, la Logique formule une nouvelle recommandation, qui correspond à une sorte de Règle préliminaire :

N’avoir pour fin que la verité, & n’examiner avec tant de soin les raisonnemens, que l’engagement même ne puisse pas tromper.  (p. 274).

— Mais c’est précisément ce que dira de lui-même chacun des disputeurs, voir (5). À travers cette recommandation se lit l’échec pratique de l’entreprise de dénonciation des sophismes.

3. Raisonnements scientifique vs raisonnements fallacieux :
Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, 1690

Dans une brève section de l’Essai, Locke présente

quatre sortes d’arguments dont les hommes ont accoutumé de se servir en raisonnant avec les autres hommes, pour les entraîner dans leurs propres sentiments, ou du moins pour les tenir dans une espèce de respect qui les empêche de contredire » ([1690], L. IV, chap. 17, De la raison, § 19-22) :

Ces arguments sont les arguments :

Ad judicium V. Fond
Ad verecundiam – V. Modestie
Ad ignorantiam –  V. Ignorance ; Vertige
Ad hominem.

Leur définition est conforme à la définition rhétorique de l’argument comme moyen de pression exercée sur l’auditoire, V. Logos – Ethos – Pathos.

Locke redéfinit la notion de fallacie hors de toute problématique aristotélicienne, et reconnaît comme seuls valides les arguments sur le fond (ad judicium), c’est-à-dire les « preuves tirées de quelqu’une des sources de la connaissance ou de la probabilité », éclairée par « une lumière qui naît de la nature des choses elles-mêmes » ([1690], p. 573-574). Il rejette les trois premiers arguments au motif que, au mieux, ils peuvent « me disposer peut-être à recevoir la vérité, mais il ne contribue en rien à m’en donner la connaissance » :

Car I. [ad verecundiam] de ce que je ne veux pas contredire un homme par respect, ou par quelque autre considération que celle de la conviction, il ne s’ensuit point que son opinion soit raisonnable. II. [ad ignorantiam] Ce n’est pas à dire qu’un autre homme soit dans le bon chemin, ou que je doive entrer dans le même chemin que lui par la raison que je n’en connais point de meilleur. III. [ad hominem] Dès-là qu’un homme m’a fait voir que j’ai tort, il ne s’ensuit pas qu’il ait raison lui-même. Je puis être modeste [ad verecundiam], et par cette raison ne point attaquer l’opinion d’un autre homme. Je puis être ignorant [ad ignorantiam], et n’être pas capable d’en produire une meilleure. Je puis être dans l’erreur [ad hominem], et un autre peut me faire voir que je me trompe. Tout cela peut me disposer peut-être à recevoir la vérité, mais il ne contribue en rien à m’en donner la connaissance : cela doit venir des preuves, des arguments, et d’une lumière qui naisse de la nature des choses mêmes, et non de ma timidité, de mon ignorance, ou de mes égarements. (Id)

On remarque que si les trois arguments fallacieux correspondent bien à des schémas d’argumentation, l’argument ad judicium ne correspond pas à un seul schéma d’argumentation mais à tout type de raisonnement reconnu comme scientifiquement valide.

Leibniz ([1765]) a nuancé cette vision des arguments fallacieux (voir aux entrées mentionnées ci-dessus).

NB
— L’approche aristotélicienne est introduite sous Fallacieux 3 : Aristote.
— Les approches contemporaines de la notion de fallacie sont présentées sous Fallacieux 2 : Définitions – Théories – Listes.


 

Fallacieux 3 : Aristote

Fallacieux 3 : LES LISTES D’ARISTOTE

Aristote distingue six fallacies liées au langage et sept paralogismes hors du discours. Seules certaines sont de nature inférentielles, les autres sont  liées à la violation des règles du jeu dialectique.

Les études d’argumentation se rattachent à deux sources aristotéliciennes, d’une part, les théories rhétoriques et dialectiques, exposées dans la Rhétorique et les Topiques, et d’autre part l’analyse critique des enchaînements fallacieux (paralogismes, enthymèmes apparents) dans les Premiers Analytiques, la Rhétorique et essentiellement dans les Réfutations sophistiques. Cette dernière ligne est à la base du « traitement standard des fallacies » dont Hamblin a retracé l’histoire (Fallacies, 1970).
— Les définitions des Réfutations sophistiques sont reprises par tous les ouvrages qui traitent des argumentations fallacieuses. L’intitulé  “Réfutations sophistiques” est ambigu : d’abord, selon la plaisanterie traditionnelle, il ne s’agit pas “d’une description adéquate du contenu de l’ouvrage”, c’est-à-dire d’un ensemble de réfutations (portant sur des thèses déterminées) qui seraient sophistiques, mais “des réfutations des argumentations des sophistes”. L’objet de l’ouvrage est l’analyse des réfutations telles que les pratiquent les sophistes.
Aristote y distingue deux classes de paralogismes, les paralogismes liés au langage et les paralogismes hors du langage. Par “langage”, il faut entendre langage utilisé dans le raisonnement, le discours contrôlé du raisonnement dialectique, V. Dialectique.

— À côté de la liste des 28 schèmes argumentatifs énumérés dans II, 23, la Rhétorique énumère dix « lieux des enthymèmes apparents » (Rhét., II, 24, 1400b35-01a5 ; Chiron, p. 403-412), qui sont des « paralogismes dus aux procédés de raisonnement », (Rhét. II, 24, note 1 à 1401b1 ; Dufour, p. 127). Ce voisinage pourrait laisser penser que les 28 enthymèmes de Rhét., II, 23 sont logiquement valides, ce qui n’est pas le cas, V. Typologies, anciennes) ; Expression.

1. Les paralogismes des Réfutations sophistiques

Six paralogismes liés au discours [in dictione] — « Les vices qui produisent la fausse apparence d’un argument en dépendance du discours sont au nombre de six : ce sont l’homonymie, l’amphibolie, la composition, la division, l’accentuation et la forme de l’expression » (Aristote, R. S. 165b, 20-30 ; p. 7).

Sept paralogismes hors du discours [extra dictionem] — Les paralogismes dits, de manière purement négative “hors du langage”, correspondent en fait à des erreurs de méthode et de raisonnement :

Pour les paralogismes indépendants du discours, il y en a sept espèces : premièrement, en raison de l’accident ; secondement, quand une expression est prise au sens absolu ou non absolu, mais sous un certain aspect, ou en considérant le lieu, ou le temps ou la relation ; troisièmement, en raison de l’ignorance de la réfutation ; quatrièmement, en raison de la conséquence ; cinquièmement, en raison de la pétition de principe ; sixièmement, c’est de poser comme cause ce qui n’est pas cause ; et septièmement, c’est de réunir plusieurs questions en une seule. (R. S., 166b, 20-30 ; p. 14)

Tableaux des paralogismes (enthymèmes apparents) — Ce tableau présente la liste des paralogismes des Réfutations Sophistiques. La première colonne les nomme d’après cet ouvrage, et renvoie à l’entrée qui traite du paralogisme considéré. Ces entrées prennent en compte, le cas échéant, les réflexions sur les paralogismes contenues dans la Rhétorique.
Première colonne : Les paralogismes des Réfutations Sophistiques (trad. Tricot).
Seconde colonne : Terme latin encore usité — Terme anglais — Entrée correspondante.

Six paralogismes « tenant au discours »
R. S., 165b-167a ; p. 7-14 — lat. in dictione ; ang. dependant on language ; verbal fallacies
1. Homonymie lat. æquivocatio — ang. ambiguity, equivocation, homonymy — V. Homonymie
2. Amphibolie lat. amphibolia — ang.amphiboly  ­­— V. Ambiguïté
3. Composition
4. Division
Lat. fallacia compositionis — ang. composition of words
Lat. fallacia divisionis — ang. division of words — V. Composition et division
5. Accentuation lat. fallacia accentis — ang. wrong accent — V. Paronymie
6. Forme du discours lat. fallacia figuræ dictionis — ang. form of expression ; misleading expression —
V. Expression

 

Sept paralogismes « indépendants du discours »
R. S., 166b-168b ; p. 14-23) (lat. extra dictionem ; ang. outside of language
1. « L’accident » (p.14) lat.fallacia accidentis — ang. accident
V. Accident ; Définition ; Catégorisation
2. « Quand une expression employée particulièrement est prise comme employée absolument » et inversement (p. 15) lat. a dicto secundum quid ad dictum simpliciter — ang. the use of words absolutely or in a certain respect
V. Circonstances; Distinguo
3. « on n’a pas défini ce qu’est la preuve ou la réfutation » (p. 17) lat. ignoratio elenchi ; ang. misconception of refutation ; evading the question ; red herring — V. Pertinence
4. « Pétition de principe » (p. 19) lat. petitio principii ; ang. assumption of the original point ; begging the question — V. Cercle vicieux
5. « en raison de la conséquence » (p. 14) lat. fallacia consequentis — ang. consequent 
Implication, Déduction, Causalité, Conséquence
6. « on prend comme cause ce qui n’est pas cause » (p. 20) lat. non causa pro causa — ang. non cause as cause
V. Causalité
7. « on réunit plusieurs questions en une seule » (p. 22) lat. fallacia quæstionis multiplicis — ang. many questions ; complex question V.  Questions chargées

Cette terminologie traditionnelle peut paraître obscure, mais le sens de l’entreprise est parfaitement clair. Il s’agit d’élaborer, par le biais d’une critique du langage et du discours, un programme de “grammaire pour l’argumentation”, dont la visée est de favoriser la production d’argumentations ouvertes, compréhensibles et critiquables.

2. Fallacies, jeu dialectique et inférences

Dans la terminologie contemporaine, on appelle fallacy une inférence invalide. Or, d’après Hintikka, la notion de fallacie, au sens aristotélicien, renvoie bien à quelque chose d’invalide, mais pas à une inférence invalide ; et par inférence, on peut entendre ici argumentation :

Je propose d’appeler “fallacie des fallacies” [fallacy of fallacies] l’erreur selon laquelle une fallacie serait une inférence invalide [mistaken inference], et j’espère qu’une fois reconnue, elle mettra un point final à la littérature traditionnelle sur les prétendues fallacies. (1987, p. 211)

Autrement dit, on ne peut pas définir une fallacie comme “une argumentation, fallacieuse” ; seules certaines fallacies peuvent être « considérées comme des erreurs d’inférence logiques ou conceptuelles » (ibid.). Positivement, Hintikka considère qu’originellement, une fallacie est un mouvement ne respectant pas une des règles du jeu dialectique. La notion de fallacie se comprend

dans le cadre de la théorie et de la pratique des jeux interrogatifs [interrogative games]. Les fallacies aristotéliciennes sont essentiellement des erreurs dans les jeux interrogatifs [questioning games], et accessoirement, il peut s’agir d’erreur dans un raisonnement déductif, ou, plus généralement, logique. (Ibid.).

C’est dans cette acception que la théorie pragma-dialectique utilise le terme.

Les fallacies liées au discours examinent les conditions de bonne formation d’une proposition, qui lui permettront de figurer comme prémisse dans une inférence syllogistique correcte ; la fallacie d’accident est le produit d’une erreur dans la méthodologie de la définition ; l’ignorance de la réfutation traduit une mauvaise conception des enjeux de la discussion et du problème, c’est une question de pertinence ; la fallacie de plusieurs questions est également un “coup interdit” dans le jeu dialectique, où l’on doit sérier les jugements et les problèmes, et ne pas impliciter les jugements. Ces différents cas manifestent clairement la nature non inférentielle des fallacies, et, pour les deux derniers, leurs liens à des contextes de discussion régis par des règles explicites et admises par les joueurs.

NB
— Les approches contemporaines de la notion de fallacie sont présentées sous Fallacieux 2 : Définitions – Théories – Listes.
— Les approches modernes de la notion de fallacie sont présentées sous Fallacieux 4 : Bacon – Port-Royal – Locke


 

Fallacieux 2 : Définitions, théories et listes

Fallacie 2 :
DÉFINITIONS, THÉORIES et LISTES

L’ouvrage de Hamblin, Fallacies (1970) a remis au centre des études contemporaines d’argumentation le courant critique issu des Réfutations Sophistiques d’Aristote. Les fallacies sont un des objets d’étude essentiels de la Logique informelle et de la Nouvelle dialectique.

1. Hamblin, Fallacies, 1970

De même que Perelman a fait revivre l’ancienne rhétorique argumentative à partir de la Rhétorique d’Aristote, Hamblin a réactivé l’autre source aristotélicienne de l’argumentation, comme théorie critique, à partir de l’ensemble Topiques Réfutations sophistiques dans son ouvrage de 1970, Fallacies, non traduit en français et peu commenté dans la littérature francophone. À sa suite, l’étude de l’argumentation a été développée comme une critique des argumentations fallacieuses, des vices du discours et du raisonnement. Le terme fallacy figure dans les titres de très nombreux ouvrages de critique du discours argumentifs en anglais.

Dans le domaine francophone, les théories de l’Argumentation dans la langue ou de la Logique naturelle n’abordent pas la question critique ; la Nouvelle Rhétorique propose une instance critique idéale, l’auditoire universel, dans une perspective différente de celle mise en œuvre dans les théories des fallacies, V. Persuader — Convaincre.

2. Le concept de fallacie

On trouve dans Fallacies les notes définitionnelles suivantes, à propos du concept de fallacy ; on remarquera que ces définitions conceptuelles correspondent étroitement à la définition lexicographique, V. Fallacieux 1 : Les mots.

Fallacy1

Le sens ordinaire de “croyance erronée”, est écarté par Hamblin :

Une fallacy est une argumentation fallacieuse […]. Dans une de ses acceptions courantes, le mot fallacy ne signifie rien d’autre que “croyance erronée” [false belief] (1970, p. 224).

En français, l’adjectif fallacieux peut avoir ce même sens : “.. l’usage fallacieux qu’on fait de la notion d’identité”.
Hamblin ajoute que certaines de ces fallacies ont reçu des noms spécifiques, alors il ne s’agit pas de fallacies au sens logique mais simplement de croyances erronées (ibid., p. 48) (voir infra).
Dans cet usage, le mot fallacy est lui-même trompeur [misleading], voire fallacieux. V. Expression.

Fallacy2

Dans ce second sens, le mot fallacy désigne une contrefaçon d’argument, pour reprendre un titre de Fearnside & Holther, Fallacies : the counterfeit of argument (1959, cité dans Hamblin 1970, p. 11) :

Selon pratiquement toutes les définitions depuis Aristote jusqu’à nos jours, une argumentation fallacieuse, est une argumentation qui semble valide mais qui ne l’est pas. (ibid., p. 12).

Cette définition reçue soulève plusieurs problèmes.

Que signifie “semble valide”?

À cause de son apparence psychologique, le mot semble a souvent été négligé par les logiciens, confortés dans leur croyance que l’étude des fallacies ne les concerne pas.  (ibid., p. 253).

Depuis Frege les logiciens formalistes ont en effet “dépsychologisé” la logique, qui, en devenant logique axiomatisée et a cessé d’être une théorie de la pensée, V. Logique, Art de penser. Du point de vue logique, la vérité est une, et si l’erreur est multiple, c’est précisément parce qu’elle est liée à la psychologie ; il n’y a pas de théorie logique de l’erreur.
En somme un fallacious argument est un argument ou une argumentation qui semblent valides à un lecteur négligent ou mal informé ; c’est le lecteur qui a un problème.

— Argument fallacieux ou argumentation fallacieuse?

Dans la définition citée supra, par « fallacious argument », Hamblin désigne une argumentation fallacieuse, puisqu’il parle de validité. Mais  le mot anglais argument peut non seulement une argumentation mais aussi un argument, V. Argument, argumenter… .
Une fallacy1 est une “croyance erronée” qui peut évidemment servir de prémisse à une argumentation. Comme l’argumentation ordinaire demande la vérité des arguments, une argumentation fondée sur une prémisse fausse est légitimement dite fallacieuse ; c’est une authentique fallacy2. Autrement dit, de cet argument fallacieux (fallacious argument1, croyance erronée) dérive une argumentation fallacieuse, soit un fallacious argument2. “Avoir l’air d’être vrai ou valide”, “avoir l’air honnête solide, admissible, croyable” est une propriété partagée par les arguments et les argumentations. Il n’y a pas de différence telle entre les premiers et les secondes qu’on puisse rejeter les uns sans rejeter les autres. Comme l’argumentation, la fallacie est un phénomène unitaire, à la fois substantiel et formel.

La distinction entre fallacie de substance (fallacies1) et de forme (fallacies2) est reprise en théorie de l’argumentation, par exemple dans le texte suivant :

On appelle parfois fallacies des postulats [assumptions], des principes, des façons de voir les choses. Des philosophes ont ainsi parlé de fallacie naturaliste [naturalistic fallacy], de fallacie génétique [genetic fallacy], de fallacie anthropomorphique [pathetic fallacy], de fallacie de réification des notions [fallacy of misplaced concreteness], de fallacie descriptiviste [descriptive fallacy], de fallacie d’intentionnalité [intentional fallacy], de fallacie d’émotions [affective fallacy], et de bien d’autres. En dehors de la philosophie, on entend aussi des gens brillants [sophisticated people] qui utilisent le mot “fallacy” pour désigner des choses qui ne sont ni des arguments ni des substituts d’arguments. Par exemple, le sinologue Philip Kuhn parle d’une “hardware fallacy” : il s’agit selon lui de la croyance erronée, courante chez les intellectuels chinois, que la Chine pourrait importer la science et la technologie occidentales sans importer en même temps les valeurs occidentales (c’est-à-dire décadentes) [1].
Fogelin & Duggan 1987, p. 255-256

La distinction forme / substance n’est pas facile à maintenir. Par exemple, la fallacie génétique, citée ici comme exemple de “façon de voir les choses”, relève en ce sens d’une définition substantielle des fallacies (fallacies1). Or cette fallacie désigne bien une forme d’argumentation (fallacy2) qui évalue les êtres et les choses en fonction de leur origine, et que d’ailleurs Hamblin admet dans sa liste des fallacies authentiques.

3. Listes de fallacies

Au chapitre intitulé « Le Traitement standard », Hamblin propose quatre listes :

(1) La liste d’Aristote dans les  Réfutations Sophistiques, V. Fallacieux 3 : Aristote

(2) Fallacies ou arguments ad —, V. Arguments en ad —

(3) Paralogismes syllogistiques V. Évaluation du syllogisme

(4) Fallacies de méthode scientifique.

Sous cet intitulé Hamblin propose les six cas suivants (ibid., p. 46):

a) Pseudo-simplicité (simplism or Pseudo-simplicity) : “L’explication la plus simple est forcément la meilleure”.

b) Linéarité stricte (exclusive linearity). Elle suppose qu’une série de facteurs s’ordonnent selon une progression strictement linéaire. La fallacie de linéarité néglige l’existence de singularités (seuils et ruptures) dans le développement des phénomènes. C’est une fallacie d’extrapolation : par exemple, la conductivité d’un métal ou d’une solution décroît régulièrement puis chute brutalement à l’approche du zéro absolu.

c) Fallacie génétique (genetic fallacy). Une idée ou une pratique sont condamnées sur la base de leur origine ou de leur provenance : “Le groupe des Méchants dit la même chose que toi”.

d) Induction invalide (invalid induction), V. Généralisation ; Induction ; Exemple.

e) Statistiques insuffisantes (insufficient statistics) : critique de l’usage laxiste des statistiques.

f) Généralisation hâtive  (hasty generalisation), qui peut correspondre à la fallacie d’accident ou d’induction.

Fogelin (voir supra) ajoute les fallacies suivantes :

g) L’appel au naturel, ou fallacie naturaliste (appeal to nature, naturalistic fallacy). Moore définit cette fallacie de valorisation du “naturel” de la façon suivante : « soutenir [to argue] que quelque chose est “bon” [good] parce que c’est naturel ou “mauvais” [bad] parce que ce n’est pas naturel est certainement fallacieux ; et pourtant, de tels arguments sont très fréquents » (Moore [1903], p. 45).
Cette remarque revient à dire que le mot naturel a une orientation argumentative positive, pour bien des gens, mais pas pour le groupe auquel l’auteur s’identifie. La fallacie du naturel s’accompagne nécessairement d’une gamme de fallacies de valorisation de l’artificiel, du culturel, etc., V. Orientation ; Force des choses.

h) La fallacie descriptiviste (descriptive fallacy) est une forme de fallacie dite d’expression, V. Formulation trompeuse.

i) Fallacie de réification des notions : Whitehead a introduit l’expression (fallacy of misplaced concreteness) dans le domaine de la philosophie des sciences, pour désigner l’erreur consistant à oublier la distinction entre le modèle et la réalité, et, plus généralement, entre les mots et les choses.

j) Fallacie d’intentionnalité (intentional fallacy), est surtout invoquée en analyse littéraire, pour condamner les interprétations d’une œuvre fondées sur des intentions attribuées à l’auteur.
On note que, à l’inverse, dans le domaine du droit, l’argumentation fondée sur les intentions du législateur est reconnue comme pertinente.

k) Les fallacies d’engagement émotionnel (affective fallacy), V. Émotion ; Pathos.

4. “Logique non formelle” et “Pragma-dialectique”

À la suite de Hamblin, à partir des années 1970, la littérature sur les fallacies a connu des développements considérables, avec les travaux en logique informelle et en pragma-dialectique. D’une façon générale, ces travaux ont bien mis en évidence la nécessité d’une prise en compte systématique des contextes (linguistique et non linguistique) dans lesquelles s’exerce le raisonnement langagier ordinaire.
Woods et Walton représentent une première génération post-Hamblin, qui s’est interrogée sur les conditions logiques et pragmatiques de validité d’argumentations à première vue fallacieuses (Woods & Walton 1989, 1992). Woods met l’accent sur les « erreurs de raisonnement », insistant sur la nécessité du formalisme (Woods 2004, 2013). Walton a notamment développé et systématisé une nouvelle vision des schémas d’argumentation incluant leurs « conditions de réfutation » (Walton & al., 2008). La définition de l’argumentation se rapproche de plus en plus de celle du raisonnement par défaut (presumptive reasoning).

Les approches dialectiques développées à partir de Hamblin s’intéressent à la forme et à la structure des systèmes de règles pouvant servir de norme à l’argumentation. La théorie pragma-dialectique est un système de ce type (Eemeren et Grootendorst 1992). Elle propose un système de dix règles dont l’observation est une condition de réussite de l’échange argumentatif. Toute violation d’une ou plusieurs de ces règles, commise par l’une ou l’autre partie, quel que soit le stade de la discussion, porte préjudice à la tentative de résolution rationnelle de la différence d’opinion, et doit en conséquence être considérée comme un mouvement [a move] incorrect dans la discussion. Un tel mouvement constitue une fallacie (Eemeren et Grootendorst, 1995, s. p.).
En résumé, “Si vous voulez faire avancer votre discussion dans le sens de la résolution rationnelle de votre différend, vous avez plutôt intérêt à suivre cette procédure et à éviter tel et tel type de manœuvre, qui sont fallacieuses, c’est-à-dire contre-productives”.

Vouloir résoudre rationnellement un différend est la manifestation d’une volonté spécifique, légitime, qui n’est évidemment pas prérequise pour argumenter. On peut aussi argumenter non pas pour résoudre rationnellement le différend, mais pour le résoudre à son profit, à moindre mal, à tout prix, pour en finir avec cette histoire, pour établir la vérité, pour exprimer ses émotions, pour renforcer son ego, pour passer le temps… On peut également ne pas être intéressé à le résoudre, mais plutôt à l’approfondir ; par exemple lorsque la question est émergente on peut trouver plus intéressant, voire plus rationnel, de bien poser le problème et d’approfondir le différend plutôt que de s’attacher à le faire disparaître prématurément.

5. Critique d’une approche des fallacies

L’argumentation langagière se déroule dans des contextes où la question de la vérité est suspendue et parfois le restera au terme du débat. Elle s’exerce également dans le domaine de la décision à prendre d’urgence, alors qu’on est loin de disposer de toutes les informations nécessaires, et que, même si on les avait, la décision n’en découlerait pas mécaniquement.
Les arguments touchent des domaines de savoir différents, ils sont fortement hétérogènes ; il y a des arguments intéressants, qui contiennent une part de vérité, vérité dont on dit qu’il est rare qu’elle soit entièrement dans le même camp.
Il est donc difficile de faire intervenir un idéal régulateur unique dans toutes les situations argumentatives. D’autre part, un locuteur peut avancer un argument faible voire douteux, à titre exploratoire, tout en soulignant explicitement son caractère incertain : il n’y a là rien de fallacieux. Il est donc difficile de s’en tenir à une approche des fallacies fondée sur des concepts binaires de vérité et de validité tels qu’ils sont définis en logique traditionnelle pour seuls idéaux régulateurs de l’argumentation.

5.1 Atomisme discursif

La réduction de l’analyse de l’argumentation à la recherche des arguments et à leur validation / invalidation éventuelle suppose une première opération de découpage d’un bref passage discursif dans lequel l’analyste croit déceler tel argument ou tel paralogisme. Mais l’opération de base, la délimitation du fragment discursif pris en considération doit elle-même être techniquement justifiée. Elle est fallacieuse si le segment a été mal découpé, V. Balisage ; Connecteurs argumentatifs ; Morphèmes argumentatifs. L’argument est situé dans un contexte plus vaste délimité par la portée de la question argumentative, incluant non seulement les répliques des adversaires, V. Stase ; Question, l’environnement argumentatif de l’argument doit être traité avec l’argument lui-même, mais également d’autres débats sur la même question.

5.2 Mise hors-jeu de l’évaluateur

Qui porte le diagnostic de fallacy ? En principe le logicien, ou le quasi-logicien, supposé occuper la fonction “méta” d’évaluateur de manière neutre et objective, comme s’il n’avait pas d’intérêt pour la question substantielle déterminant les argumentations, mais seulement un intérêt pour la correction logique des discours, évaluée en fonction de règles a priori et externes au débat particulier qu’il s’agit d’évaluer. Des programmes entiers d’enseignement sont construits sur ce présupposé. Or cette position est difficilement tenable et pas forcément souhaitable dans le cas d’argumentations portant sur des questions éthiques ou sociales brûlantes [actual, practical argument]. Hamblin (1970, p. 244), le souligne fortement,  V. Normes. Les participants sont les premiers évaluateurs, et les évaluateurs ne sont pas hors-jeu, ils sont des participants comme les autres.

5.3 Élimination de la langue naturelle

Tous ces éléments  — mise hors-jeu de l’évaluateur, atomisme, réductionnisme — se retrouvent dans le conseil pratique par lequel se termine l’article de l’Encyclopedia of Philosophy sur les fallacies :

Un des instruments les plus efficaces contre les fallacies est la condensation par laquelle on extrait la substance de l’argumentation d’une masse de verbiage [a mass of verbiage]. Mais cette technique a aussi ses dangers : elle peut conduire à une simplification excessive, en d’autres termes au paralogisme a dicto secundum quid, qui omet certains traits pertinents de l’argumentation examinée. Quand nous suspectons une fallacy, nous devons d’abord dégager exactement l’argumentation ; et, en général, la meilleure façon de faire est d’en extraire d’abord les caractéristiques principales, puis de tenir compte de toutes les subtilités et de toutes les restrictions pertinentes. (Mackie 1967, p. 179)

Tout le monde en conviendra, mais les détails de la mise en pratique restent à déterminer. Même si l’on était d’accord avec la méthode, le problème de la mise en œuvre de la solution proposée resterait non résolu, rien n’étant dit sur la façon de traiter le langage naturel et la parole, perçus de manière quelque peu contradictoire comme un médium sans substance, mais pourtant vicieux.
Les argumentations communes sont menées en langue naturelle, accusée de travestir la logique, en lui ajoutant du verbiage insignifiant, d’être le vecteur de l’erreur, et de permettre le camouflage des intérêts égoïstes sous couvert de poursuite de la vérité. Dès lors, l’analyse des arguments et l’élimination des fallacies supposent le contournement du langage. La fée argumentation doit se dépouiller les oripeaux langagiers de la sorcière rhétorique.
À quoi on peut objecter que la langue naturelle est à l’argumentation naturelle ce que la résistance de l’air est au vol de la colombe légère :

C’est ainsi que la colombe légère, pourrait croire lorsqu’elle fend d’un vol rapide et libre l’air dont elle sent la résistance, qu’elle volerait encore plus rapidement dans le vide. (Kant [1781], p. 43)

La langue naturelle n’est pas un obstacle mais la condition de l’argumentation ordinaire.

5.4 Le diagnostic de fallacie doit être justifié 

La critique de l’argumentation n’échappe pas à l’argumentation. D’une façon générale, le concept de fallacie est un concept critique, qui doit lui-même être critiqué, ce qui ne signifie pas qu’il est sans pertinence. Dire qu’une argumentation est fallacieuse est une affirmation diagnostique, qu’on suppose appuyée par de bonnes raisons. Dans un second temps, l’argumentateur dit fallacieux peut exercer son droit de réponse et s’employer à réfuter l’accusation de sophisme; dans tous les cas, l’analyste doit tenter de faire entendre la position d’un challenger, comme le fait le modèle de Toulmin.

Cette réponse peut elle-même être contestée, et ainsi de suite. La clôture intervient sur décision des participants,le jeu lui-même n’ayant pas de principe de clôture.


[1] Exemple remarquable des conditions historiques sous-tendant le diagnostic de fallacy, si l’on considère la situation actuelle (2021).


 

Fallacieux 1 : Les mots

Fallacies 1 :
LES MOTS
FALLACIEUX, FALLACE

L’adjectif fallacieux est pleinenment usité ; le substantif fallace est sorti de l’usage en français mais, sous diverses formes proches, subsiste dans les autres langues romanes. Les termes utilisés en français pour le remplacer ne captent pas tous les usages associés à fallacieux. D’où l’idée de revitaliser le mot fallace, par exemple sous la forme fallacie, calqué sur l’anglais

1. Le latin fallacia

Étymologiquement, le substantif fallace et l’adjectif fallacieux viennent du latin fallacia, qui désigne une “tromperie”, une “ruse”, pouvant aller jusqu’au “sortilège”. Cette tromperie peut être précisée comme une tromperie verbale dans l’adjectif fallaciloquus « qui trompe par des paroles, astucieux » (Gaffiot [1934], art. Fallaciloquus). Le verbe correspondant fallo, fallere signifie « tromper qn », et, selon les contextes, « décevoir les attentes de qn, trahir la parole donnée à l’ennemi, manquer à ses promesses » (ibid., art. Fallo). Ces acceptions montrent qu’étymologiquement les fallacies relèvent non pas du domaine logique, ou de l’erreur, mais de celui des interactions.

2. Le français fallacieux, fallace

En français, l’adjectif fallacieux s’applique aussi bien à des discours qu’à des actions non linguistiques : en psychologie on peut parler d’un patient présentant “une identification fallacieuse” pour signaler le caractère illusoire d’un trait de personnalité.
Le mot est dérivé de la base fallace, qui était « encore en usage à l’époque classique » (Rey 1998, art. Fallacieux). Ce substantif fallace traduisait normalement le latin fallacia pour renvoyer aux treize paralogismes des Réfutations sophistiques d’Aristote. Dupleix l’utilise ainsi dans sa Logique de 1607 :

Après avoir traité des erreurs, surprises et fallaces qui proviennent simplement des mots: il reste à discourir de celles qui viennent des choses mesmes, lesquelles sont sept en nombre [suit l’énumération des paralogismes hors du langage]. (p. 351)

Mais le mot fallace n’appartient pas à son usage courant ; il définit le paralogisme comme un « syllogisme trompeur et captieux » (ibid., p. 337), et utilise généralement les mots « surprise » et « erreur » pour le désigner.
Fallace est dans Littré, avec la définition « Action de tromper en quelque mauvaise intention » (Littré, Fallace) et des exemples de Régnier, Froissart et Marot. Il n’appartient plus au vocabulaire français contemporain. Toutefois, Lacan l’ayant utilisé (en jouant sur fallace / phallace), il semble être encore en usage dans le milieu de la psychanalyse.

3. L’anglais fallacy

L’anglais fallacy (pl. fallacies) est beaucoup plus usité que les mots français sophisme ou paralogisme. Il présente au moins deux significations :
— D’une part, le sens très général de “croyance erronée, idée fausse [« a wrong belief : a false or mistaken idea » Webster, Fallacy].
— D’autre part, il désigne une argumentation ou un raisonnement « invalide », « dont la conclusion ne découle pas des prémisses », et qui peut donc être « trompeur » [« misleading or deceptive »], (ibid.).

Le concept de fallacy est théorisé dans le cadre de l’étude des conditions de validité des argumentations, V. Fallacieux:  Définitions. Fallacy étant un mot d’une langue ordinaire, rien ne garantit qu’il désigne un ou des domaines de réalité stables et homogènes, susceptibles de systématisation. Il n’est pas a priori évident que l’on puisse théoriser les fallacies plus que la tromperie, les bévues, la négigence ou la bêtise, pour n’envisager que des termes qui lui sont sémantiquement proches.

4. Traduire fallacy : “paralogisme”, “fallace”, “fallacie” ?

Selon les contextes, les termes de paralogisme, sophisme, argument fallacieux, voire fallacie, sont utilisés pour traduire le mot anglais fallacy.

— Paralogisme a un usage technique précis et restreint, où il désigne un syllogisme formellement invalide. Le substantif paralogisme et surtout l’adjectif paralogique peuvent donc traduire l’anglais fallacy, fallacious, dans leurs acceptions logiques. Mais, en français, ces termes sont d’usage peu courant et peu intuitif hors de ce domaine spécialisé.

Sophisme renvoie à un discours trompeur à dessein, par paralogisme ou autre manœuvre. Cette imputation d’intention n’est pas forcément présente lorsqu’on parle de paralogisme ou de discours fallacieux.

Fallacieux traduit bien fallacious, et le syntagme “N fallacieux” peut donc traduire “ fallacy”. On pourrait ressusciter sa base nominale historique fallace, et utiliser fallace, fallacieux, sur le modèle de délice, délicieux. Son correspondant existe dans d’autres grandes langues romanes (esp. falacia, it. falacia, port. falácia ; le mot n’existe pas en roumain). On peut objecter que le terme est maintenant suranné.
On peut également franciser le terme anglais fallacy, en d’autres termes utiliser fallacie comme un anglicisme, correspondant à la substantivation du syntagme “un N fallacieux”. Le mot est utilisé en français dans les discussions orales sur la théorie des fallacies, les pluriels anglais et français se recouvrent orthographiquement. On obtient ainsi un couple viable et sémantiquement cohérent, fallacie, fallacieux. C’est l’usage qui a été adopté dans cet ouvrage.


 

Expression

FORMULATIONS TROMPEUSES
(Fallacies “d’expression”)

Le terme expression est utilisé en relation avec les fallacies dans trois acceptions :1) pseudo-déduction reposant sur la “forme de l’expression” ; 2) paralogismes d’expression, ou paralogismes liés au langage ; 3) ”misleading expressions”, ou formulations fallacieuses, en philosophie du langage.

1. Pseudo-déduction reposant sur la “forme de l’expression”

Le concept provient de la Rhétorique d’Aristote. Le mode d’expression d’un discours est dit fallacieux lorsqu’il a une forme démonstrative sans avoir rien de démonstratif. Il peut prendre cette forme par exemple grâce à la présence d’un connecteur conclusif, “A donc B, alors qu’il n’y a aucun lien entre les segments A et B reliés par ce connecteur ; on a alors affaire à un enthymème apparent, fallacieux par la forme de l’expression. On énonce une conclusion « sans pour autant avoir opéré une véritable déduction » (Rhét., II, 24, 1401a1 ; Chiron, p. 404), sans qu’il y ait eu une réelle argumentation.
On trouve d’abondants exemples de ce type dans Candide de Voltaire ainsi que dans les dissertations bardées de connecteurs, dont on espère qu’ils vont bien finir par produire une argumentation.

Candide et Pangloss arrivent à Lisbonne près le tremblement de terre qui a ravagé la ville.

Quelques citoyens secourus par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu’on le pouvait après un tel désastre : il est vrai que le repas était triste, les convives arrosaient leur pain de leurs larmes ; mais Pangloss les consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être autrement : “Car dit-il tout ceci est ce qu’il y a de mieux. Car s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien”. Voltaire, Candide, ou l’Optimisme, [1759].[1])

(L’étiquette de “déduction incomplète” parfois utilisée pour désigner ce type de construction ne doit pas être confondue avec la fallacie d’énumération incomplète, qui rend invalide une argumentation au cas par cas.

Tous les paralogismes liés au langage sont également appelés, à juste titre, paralogismes d’expression.

2. Paralogismes d’expression, ou paralogismes liés au langage

Les Réfutations sophistiques listent six paralogismes « liés au langage » : 1. Homonymie, 2. Amphibolie, 3. Composition et 4. Division, 5. Accentuation, 6. Expression.
V. Fallacieux (3): Aristote.

3. Formulation fallacieuse [Misleading expression]

Dans les Réfutations sophistiques, la fallacie de “forme de l’expression” est aussi appelée fallacie de « forme du discours » (RS, note Tricot, p. 95) ; on trouve également l’étiquette de “figure du discours”, étiquette qui risque d’introduire des confusions redoutables.

Façons de parler qui engendrent des problèmes inexistants

La fallacie de forme de l’expression correspond exactement aux phénomènes que la philosophe analytique discute sous l’intitulé général de misleading expressions, “expressions fallacieuses”. Par exemple, Ryle considère qu’un énoncé comme “Jones déteste l’idée d’aller à l’hôpital” « suggère qu’il y a un objet dans le monde qui est la référence de l’expression “l’idée d’aller à l’hôpital” » c’est-à-dire qu’il induit la croyance en l’existence « des “idées”, “conceptions”, “pensées” ou “jugements” » (Ryle [1932], p. 14). Or Ryle considère que ces entités sont des entités factices, et qu’en conséquence l’énoncé doit être réécrit sous la forme qui correspond à sa réalité sémantique-ontologique, “Jones est bouleversé [feels distressed] quand il pense à ce qui va lui arriver s’il va à l’hôpital”, qui ne contiendrait aucune référence à des entités fallacieuses comme “l’idée d’aller à l’hôpital” (ibid.).

Expressions superficiellement analogues, mais dont la structure sémantique est différente

— Selon l’analyse d’Austin ([1962]), énoncés descriptifs et énoncés performatifs ont la même structure grammaticale de surface, alors que leurs formes de signification sont très différentes : les premiers renvoient à des états du monde, alors que les seconds produisent la réalité qu’ils désignent, La fallacie descriptiviste (descriptive fallacy) est l’erreur qui analyse les énoncés performatifs comme des énoncés descriptifs, sur la base de leurs conditions de vérité, V. Interprétation.

— Les énoncés “le sentier est pierreux et pentu” et “le drapeau est rouge et noir” sont syntaxiquement analogues, mais on peut inférer du premier que “le sentier est pierreux” et que “le sentier est pentu”, alors qu’on ne peut pas inférer du second que “le drapeau est rouge” et que “le drapeau est noir. Les fallacies de composition et division peuvent être considérées comme un cas particulier d’expression fallacieuse par la forme de l’expression, V. Composition.

— Par la similitude des formes linguistiques, on peut être entraîné à attribuer à un mot une catégorie qui n’est pas la sienne. Par exemple, souffrir et courir sont des verbes fondamentalement intransitifs ; on pourrait donc penser que souffrir exprime une action, comme courir. L’argumentation fondée sur les dérivés peut également être critiquée comme fallacie d’expression, V. Dérivés. Les fallacies substantielles sont de tels “faux concepts”, V. Fallacieux (2): Définitions


[1] Paris, La Sirène, 1759, p. 37


 

Explication

En épistémologie, l’explication est définie par ses caractéristiques conceptuelles, dépendant des domaines scientifiques concernés.

Dans la langue courante, les mots “expliquer” et “explication” renvoient à des scénarios, à des types de discours et d’interactions extrêmement divers.

Par l’analyse des accounts (justifications, explications), l’ethnométhodologie se propose de saisir l’intelligibilité des actions et des interactions ordinaires.

La linguistique textuelle fait de la séquence explicative un des types de séquences de base (Adam 1996, p. 33), généralement en opposition avec la narration, la description et l’argumentation. Les relations entre ces types sont complexes : l’argumentation justificative (vs délibérative) explique, rend compte d’une décision en termes de bonnes raisons.

1. Structure conceptuelle du discours explicatif

Du point de vue conceptuel, le discours explicatif s’attache à caractériser la relation entre phénomène à expliquer (explanandum) et phénomène expliquant (explanans). L’explication est une abduction, V. Abduction. On distingue :

— L’explication causale, qui permet la prédiction et oriente l’action :

Arc-en-ciel : Phénomène météorologique lumineux […] qui est produit par la réfraction, la réflexion et la dispersion des radiations colorées composant la lumière blanche (du Soleil) par des gouttes d’eau. (PR, art. Arc-en-ciel)

— L’explication fonctionnelle :

— Pourquoi le cœur bat-il ?
— Pour faire circuler le sang

— Pourquoi la religion ?
— Pour assurer la cohésion sociale

— Pourquoi les oranges ont-elles des tranches et le chocolat des carreaux ?
— Pour être divisées entre les enfants de façon commode et plus équitable

— L’explication intentionnelle

Il a tué pour voler”, V. Mobiles.

— Explication analogique

“l’atome est comme le système solaire”, V.  Analogie structurelle

— Explication interprétative,

L’interprétation fournit une explication des texte obscurs et lourds de sens, V. Interprétation

La structure conceptuelle du discours explicatif en sciences dépend étroitement des définitions et des opérations réglant le domaine considéré : on explique en histoire, en linguistique, en physique, en mathématiques. Elle dépend en outre de la personne à qui l’on s’adresse : l’explication donnée au jeune élève n’est pas identique à celle que l’on donne à l’étudiant avancé.

2. Explications ordinaires

2.1 Expliquer : le mot et ses usages

Expliquer est un acte de langage.

— L’explication est désignée comme une séquence interactionnelle tendant à la dispute dans “L1 et L2 s’expliquent (au sujet de M)” : “Viens, on va s’expliquer tous les deux” est une ouverture d’interaction animée, voire violente.

— C’est une séquence interactionnelle conceptuelle dans “L1 explique M à L2”.

— C’est une séquence monologique conceptuelle avec effacement des traces d’énonciation dans “S explique M (S s’explique par M)”.

— Le tout se combine : “L1 affirme que S explique M”.

Dans l’usage ordinaire, le mot explication désigne des segments de discours ou des séquences interactives succédant à des questions de nature extrêmement diverses, produites par quelqu’un :

— Qui n’a pas compris quelque chose : 
“explique-moi le sens de ce mot” : demande de définition, de paraphrase, de traduction ou d’interprétation) ;
“explique-moi ce qui s’est passé” : demande de récit ;
“explique-moi pourquoi la lune change de forme apparente” : demande de théorie, de schémas et d’images.

— Qui ne sait pas comment faire,
“Explique-moi comment ça marche” : demande de produire une notice explicative, un mode d’emploi, une démonstration pratique ; la structure de l’explication fournie sera aussi diverse que le type d’activité en cause.

La question de l’unicité du concept d’explication se pose donc, ainsi que celle des discours explicatifs et de l’activité interactionnelle appelée explication. Le besoin d’explication naît d’un blocage, dans le sentiment de surprise (nouveauté, anomalie) ; compte comme explication tout ce qui fait disparaître cette surprise.

2.2 En ethnométhodologie

L’ethnométhodologie (Garfinkel 1967) accorde une importance centrale à l’analyse des explications (to account : “s’expliquer, expliquer que, (se) justifier, donner des raisons”) dans les interactions ordinaires, et cela à deux niveaux. D’une part, au niveau de l’explication explicite [overt explanation] « par laquelle les acteurs sociaux rendent compte de ce qu’ils sont en train de faire en termes de raisons, de motifs ou de causes » (Heritage 1987, p. 26). D’autre part à un second niveau, implicite, ce même genre d’accounts, d’explications, est « inscrit dans l’action et l’interaction sociale » (ibid.) où il assure en flux continu l’intelligibilité mutuelle des actions, sur fond d’un ensemble de scripts d’actions, d’attentes sociales ou de normes morales pratiques. Ces explications sont dites situées dans la mesure où elles font intervenir des considérations relevant de contextes particuliers. 
Du point de vue de l’analyse conversationnelle, les explications ou justifications “ouvertes” interviennent en particulier comme réparations, lorsqu’un premier tour de parole est suivi d’une suite non préférée, par exemple lorsqu’une invitation est refusée, le refus est accompagné d’une justification (“ je ne pourrai pas venir, j’ai du travail”). Ce genre d’explication ou de bonne raison est exigé par une norme sociale, comme on peut le voir par le tour conflictuel pris par l’interaction lorsque l’explication n’est pas fournie (Pomerantz 1984).

2.3 Séquence explicative

La séquence explicative est initiée par la question “Pourquoi les choses sont-elles ainsi ?”, mais on peut remonter bien en amont, en s’intéressant à l’émergence de la demande d’explication. On définit alors l’explication de manière générale comme une activité cognitive, langagière, interactionnelle, déclenchée par le sentiment ou l’expression d’un doute, d’une ignorance, d’un trouble dans le cours normal de l’action, ou d’un simple malaise intellectuel, d’un « mental discomfort » (Wittgenstein 1974, p. 26). L’explication satisfait un besoin cognitif, apaise un doute et produit un sentiment de compréhension et d’intercompréhension.

Le processus interactionnel d’explication à contenu cognitif peut être schématisé comme une succession de stades, où le succès de l’acte d’explication est conditionné par une demande et une ratification venues du profane.

(i) L1 a un doute, une inquiétude, un blocage… au sujet de M.
(ii) L1 demande une explication auprès de L2.
(iii) L2 fournit l’explication.
(iv) L1 ratifie cette explication.

Selon ce schéma, l’explication est un acte de discours subordonné à un acte principal qui est la demande d’explication. Dans le cadre scolaire, l’explication peut être fournie d’autorité, sans pendre appui sur une demande d’explication ou sur une manifestation de curiosité.

3. L’explication comme argumentation

L’explication est du côté de l’argumentation justificative, V. Délibération. Explication et argumentation sont également déclenchées par le doute, et il s’agit dans les deux cas d’une relation entre deux discours. L’argumentation monologique relie un argument et une conclusion, l’explication un explanans et un explanandum.

Dans l’exposé argumentatif, l’argument est donné comme assuré, le doute porte sur le conséquent, la conclusion ; mais dans la recherche d’argument, c’est l’inverse, comme dans l’explication, où l’explanandum qui est avéré et l’explanans qui est à trouver. Les mêmes lois de passage peuvent assurer la connexion. Les liens causaux sont exploités dans l’explication comme dans l’argumentation (par exemple dans l’argumentation par les conséquences, “vendons le haschisch en pharmacie, ça ruinera les trafiquants et les recettes de TVA renfloueront les caisses de l’État”); les liens fonctionnels servent à justifier des actions (“ je vais inventer une nouvelle religion, ça créera du lien social”) ; et les motifs sont autant de bonnes raisons (“ je vais l’assassiner pour prendre son argent”). En outre, des séquences argumentatives peuvent survenir dans le processus explicatif, s’il se produit un conflit entre les explications proposées.

L’opposition argumentation / explication peut comporter un enjeu argumentatif. L’interaction explicative suppose une répartition inégalitaire des rôles profane ignorant en position basse / expert, en position haute. En situation d’argumentation, les rôles de proposant et d’opposant sont égalitaires (“expliquer à qnvs argumenter avec ou contre qn”). La question “pourquoi ?” peut introduire une mise en cause d’une opinion, d’un comportement, et une demande d’explication au sens de justification. Elle compte donc parmi les actes de mise en question susceptibles d’ouvrir une situation argumentative, où les participants discutent d’égal à égal. Mais le destinataire de cette question peut reformater cette situation comme une situation explicative où les rapports de place sont asymétriques, ce qui lui permet de capter la position haute : “attends, je vais t’expliquer !”. Le changement de cadrage lorsqu’on passe d’un destinataire profane à un destinataire expert s’accompagne d’un passage de l’explication à l’argumentation.


 

Exemplum

Exemplum et prédication

1. Le genre prédicatif

Les genres rhétoriques classiques, le délibératif, le judiciaire, l’épidictique, ont tous trait à la vie civile. La rhétorique religieuse chrétienne a développé un genre nouveau, la prédication, où la persuasion est mise au service de la foi religieuse.

Prédication est le nom d’action associé au verbe prêcher, et au substantif prêcheur ; il n’a pas été atteint par les orientations péjoratives parfois associées à ces deux mots dans l’usage contemporain.
Il est homonyme du mot prédication utilisé en grammaire et en logique pour désigner l’opération par laquelle on associe un prédicat (un groupe verbal) à un sujet.

La prédication est un genre rhétorique argumentatif qui entre pleinement dans la définition que Perelman et Olbrechts-Tyteca donnent de l’argumentation ; elle vise à « provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on propose à leur assentiment » ([1958], p. 5).
Dans le cas de la foi, les thèses sont des croyances qui sont articles de foi du point de vue du prédicateur.

Si l’auditoire est composé de fidèles, par la prédication leur pasteur assure leur formation permanente et accroît l’adhésion de leurs âmes à la foi qu’on leur prêche. Si l’auditoire est composé d’incroyants, par la prédication le missionnaire provoque l’adhésion de leur âme à ces mêmes croyances. Si l’auditoire est composé d’hérétiques en position de force, la rhétorique doit faire place à la dialectique.

Les contenus de foi catholique sont donnés par les Écritures saintes, commentées par les Autorités que sont les Pères de l’église. Ces contenus sont articulés et appliqués dans les sermons au moyen de diverses techniques de la parole, qui se sont affirmées dans une tension parfois polémique entre appel dialectique à la raison et enthousiasme rhétorique de la foi.

2. L’exemplum

L’exemplum (plur. exempla) est un instrument de prédication — un moyen d’argumentation et de persuasion,particulièrem ent développé, par les ordres mendiants, Dominicains et Franciscains, à partir du début du XIIIe siècle. Structurellement, l’exemplum est une forme de récit, exploitant les ressources de la fable. Le genre est légitimé par l’exemple même du Christ qui a prêché par paraboles. Les exempla présentent des modèles d’action, à suivre ou à éviter.

L’exemplum est « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire » (Brémond et al. 1982, p. 37-38). Brémond distingue les exempla métaphoriques et métonymiques.

— Exemplum métaphorique : « le récit ne cite plus alors un échantillon de la règle, mais un fait qui lui ressemble » (id.) :

Le hérisson, dit-on, quand il entre dans un jardin, se charge de pommes qu’il fixe sur ses piquants. Mais quand le jardinier arrive, et qu’il veut fuir, sa charge l’en empêche, et c’est ainsi qu’il se fait prendre avec ses pommes. […] C’est ce qui arrive au malheureux pécheur qui se fait prendre à la mort avec la charge de ses péchés.

Humbert de Romans, Le don de crainte ou l’Abondance des exemples (rédigé à la fin du XIIIe Siècle.[1]

— Exemplum métonymique, où le fait est donné comme vraisemblable. Il y a alors une certaine identité de statut entre les héros de l’anecdote et les destinataires de l’exhortation. On représente aux riches la parabole du mauvais riche, aux logiciens un de leurs collègues tourmenté en enfer pour ses péchés, c’est-à-dire ses sophismes.

L’exemplum suivant traite du destin des âmes après la mort, et particulièrement du purgatoire. La leçon qu’il contient est une « dénonciation chrétienne de la vaine érudition païenne » (Boureau, voir infra, p. 94) , et un appel à la conversion des logiciens à une vie religieuse.

Troisièmement, pour notre édification, il peut être utile de nous faire savoir qu’une lourde peine est infligée aux pécheurs, au terme de leur vie. C’est ce qui se produisit à Paris, selon le Chantre parisien, [= Pierre le Chantre]. Maître Silo pria instamment un de ses collègues, fort malade, de venir lui rendre visite après sa mort et de lui faire part de son sort. L’homme lui apparut quelques jours après, avec un manteau de parchemin couvert d’inscriptions sophistiques et entièrement fourré de flammes. Le maître lui demanda qui il était ; il répondit : « je suis bien celui qui t’a promis sa visite. » Interrogé sur le sort qu’il subissait, il dit « Ce manteau me pèse et m’oppresse plus qu’une tour ; on me le fait porter pour la vaine gloire que j’ai retirée des sophismes ; les flammes dont il est fourré représentent les fourrures délicieuses et variées que je portais, et cette flamme me torture et me brûle. » Et comme le maître trouvait cette peine légère, le défunt lui dit de tendre la main pour éprouver la légèreté de la peine. Sur sa main tendue, l’homme fit tomber une goutte de sueur qui perça la main du maître aussi vite qu’une flèche. Le maître éprouva un tourment extraordinaire et l’homme lui dit : « il en va ainsi de tout mon être. » Effrayé de la dureté de ce châtiment, le maître décida de quitter le siècle et d’entrer en religion ; et le matin, devant ses étudiants rassemblés, il composa ces vers :

Aux grenouilles, j’abandonne le coassement
Aux corbeaux, le croassement
Aux vains la vanité ; j’attache mon sort
A une logique qui ne craigne pas le “donc” conclusif de la mort.

Et, quittant le siècle, il se réfugia dans la religion.
Jacques de Voragine, La légende dorée (rédigée vers 1260)[2]

La pratique de l’exemplum dépasse le domaine strictement religieux : « La dent d’or” de Fontenelle constitue un exemplum métonymique illustrant la démarche fallacieuse consistant à trouver la cause d’un fait qui n’existe pas, V. Argumentation causale


[1] Trad. du latin par Christine Boyer, postface de Jacques Berlioz, Lyon, PUL, 2003, p. 116.
[2] Texte présenté par Alain Boureau, dans J.-C. Schmitt éd., Prêcher d’exemples. Récits de prédicateurs au Moyen Âge, Paris, Stock, 1985, p. 7.


 

Exemple

1. Le mot exemple

Le mot exemple a deux sens :

1. Spécimen, item quelconque d’une série d’éléments ou de cas équivalents.
2. Manière d’être ou de faire digne d’être imitée. Ce sens est celui de donner, prendre en exemple, suivre l’exemple.

Le mot exemplaire, en tant qu’adjectif a le premier sens (un comportement exemplaire), et en tant que substantif, le second (le second exemplaire a disparu).

Outre les formes spécifiques d’argumentation décrites ci-dessous, plusieurs formes d’argumentation sont liées à l’exemple, V. Exemplum; ; Imitation ; Précédent.

2. L’exemple dans le système rhétorique aristotélicien

Dans une version du système rhétorique aristotélicien, induction et syllogisme sont les instruments du discours scientifique, exemple et enthymème ceux du discours rhétorique (Rhét., II, 20, 1393a22 ; Chiron, p. 357). Les exemples [paradeigma] sont de plusieurs types :

Une espèce d’exemple consiste à raconter des événements qui se sont produits dans le passé, l’autre à inventer soi-même. Dans cette dernière espèce, on distingue la comparaison [parabolè], et les fables [logoi]. (Rhét., II, 20, 1393a20- 1393b1 ; Chiron, p. 357-358)

Comparaison

Aristote donne comme exemple de « parabole » une analogie, tirée des discours de Socrate, contre le tirage au sort des magistrats, comme si on tirait au sort les athlètes ou, « parmi les matelots, celui qui doit tenir le gouvernail […] et non le plus compétent » (Rhét., II, 20, 1393b5-25; Chiron, p. 359), V. Comparaison ; Analogie structurelle ; Métaphore.

Fable

Aristote donne comme exemple la fable du cheval qui voulait se venger du cerf, et, ce faisant, s’est rendu esclave de l’homme, avec une application aux anciens sauveurs de la patrie qui se transforment en tyrans (Rhét., II, 20, 1393a30 ; Chiron, p. 359-360 ; voir La Fontaine, « Le cheval s’étant voulu venger du cerf », Fables, Livre 4, 13). La fable fait autorité, et peut servir de précédent ou d’exemplum.

La fable donne du corps à un principe argumentatif général qui sera mis en application dans des cas particuliers. L’ensemble, forme et substance, constitue un topos argumentatif, une forme qu’il suffit de transposer pour produire une argumentation, V. Topos.

Exemple fondé sur des faits réels passés

Ce type d’exemple est illustrée par une forme d’induction aboutissant à la conclusion « il faut se préparer à combattre contre le Grand Roi et ne pas le laisser faire main basse sur l’Égypte », sur la base de deux expériences passées fâcheuses pour les Grecs :

Dans le passé, Darius ne passa pas en Grèce avant de s’être emparé de l’Égypte. Quand il l’eut prise, il traversa ; Xerxès à son tour ne lança pas son offensive avant d’avoir pris l’Égypte. Quand il l’eut prise, il traversa. (Rhét., II, 20, 1393a30-b5 ; Chiron, p. 357-358)

Il ne s’agit pas d’induction, dans la mesure où le but n’est pas d’établir une loi générale “tous les conquérants qui s’emparent de l’Égypte passent ensuite en Europe”. Le raisonnement est orienté vers une action particulière, “attaquons préventivement le Grand Roi”.

C’est une forme d’argumentation particulièrement puissante lorsque, sous la forme d’une anecdote, le fait passé est rapporté à la première personne :

Mon beau-frère qui travaille dans un supermarché m’a raconté que lors du premier confinement, on leur avait d’abord interdit de… il a fait ce qu’on lui demandait de faire, et il n’a jamais été remboursé.

Les gens avec leurs portables sont vraiment incroyables. L’autre jour je faisais du camping dans un endroit magnifique…

suit une anecdote soulignant le comportement détestable d’un utilisateur de portables et généralisant sur ce cas unique. Le procédé tient de l’exemple et de la fable. La généralisation à laquelle il aboutit a la force d’un témoignage, impossible à réfuter sans endommager gravement la relation avec le narrateur.

3. Fonctions de l’exemple

Par définition, l’exemple est “exemple de —”, il est lié à une règle ou à un discours général. L’exemple montre en quoi le réel est concerné par un tel discours abstrait. Ce lien fonctionnel peut être de différents types, et le même exemple peut cumuler ces différentes fonctions : il fonde, défend, attaque, explique, illustre, … un jugement général. Le même exemple peut cumuler ces diverses fonctions dans un même discours, selon l’interprétation qu’on lui donne. Dans la tradition scolaire, argumenter c’est donner un exemple, qui cumule plus ou moins toutes ces fonctions.

— L’exemple illustre. Dans sa fonction « illustrative », l’exemple spécifie un discours général portant sur une classe de cas ou d’individus :

Tandis que l’exemple était chargé de fonder la règle, l’illustration a pour rôle de renforcer l’adhésion à une règle connue et admise, en fournissant des cas particuliers qui éclairent l’énoncé général, montrent l’intérêt de celui-ci par la variété des applications possibles, augmentent sa présence dans la conscience. (Perelman & Olbrechts-Tyteca [1958], p. 481).

La multiplication d’exemples illustratifs est un instrument d’amplification oratoire.

L’exemple fonde, dans un processus de généralisation ou d’induction

L’exemple générique fonctionne comme base de l’abduction qui aboutit à l’affirmation d’une règle ou d’une régularité.
L’énumération de cas avérés est à la base du processus inductif.

— L’exemple explique Le locuteur part d’un discours théorique et montre sur un cas concret que ce discours peut lui être appliqué, qu’il est capable de rendre compte de ce cas.

Un oiseau migrateur est un oiseau qui… Ainsi, l’hirondelle…

— L’exemple définit. On peut répondre à une demande de définition en “qu’est-ce que ça veut dire, canard  ?” en montrant un canard ou l’image d’un canard. S’il s’agit d’un canard journalistique, on donne un exemple un canard célèbre, V. Définition (I).

— L’exemple défend. Donner un argument en défense d’une affirmation générale mise en doute, c’est citer un cas auquel elle s’applique correctement. L’exemple montre qu’au moins la théorie n’est pas détruite par le premier exemple venu.

— L’exemple attaque, lorsqu’il est donné comme contre-exemple (arg. in contrarium), c’est-à-dire une objection à un jugement général.

Un exemple ne permet pas d’établir une loi générale, mais suffit pour réfuter une généralisation. L’argumentation par le contre-exemple constitue le procédé standard de réfutation des propositions générales “tous les A sont B” : on réfute cette affirmation en montrant un A qui n’est pas B. Cette stratégie est parfaitement opératoire en langue ordinaire, V. Réfutation par les faits.

En réponse au contre-exemple, on peut d’abord le rejeter, (l’être ou le cas allégués sont mal analysés) ; si on l’admet, il faut montrer que le principe général proposé peut en rendre compte. Si ce n’est pas possible, il faut ou bien retirer, ou bien rectifier ce qu’on avait présenté comme un principe général, ou encore restreindre sa généralité, c’est-à-dire admettre une exception V. Objection ; Réfutation ; Termes Contraires.

4. Donner l’exemple, V.Imitation