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Définition 1: Définir la définition

Définition 1 :
Définir la définition

Le dictionnaire définit les mots pleins en sempruntant à différentes techniques  de définition, mobilisables quand se pose une question de définition. La qualité de la définition des termes centraux dans une argumentation conditionne la qualité de l’argumentation.

1. Définition 1: Définir la définition

Définir le sens d’un mot ou d’une expression, c’est leur attribuer une signification, c’est-à-dire leur associer un discours ayant le même sens. La définition établit une relation d’équivalence sémantique entre un terme, le défini (definiendum, “ce qu’il faut définir”, l’entrée du dictionnaire) et un discours (le definiens “ce qui définit”).
Le definiens est parfois appelé définition (par métonymie du mot signifiant le tout pour signifier la partie),

Oncle : “Frère de la mère ou du père”
[definiendum] : [definiens]

Ceci vaut de façon centrale pour les mots pleins (substantifs, adjectifs, verbes, adverbes). La définition essentialiste (v. §2.1), est une structure modèle du definiens.

Dans un langage formel, l’équivalence definiendum / definiens se définit de deux manières:
1) Sur le plan sémantique (en intension), il doit y avoir identité de sens entre le terme défini et la définition.
2) Sur le plan formel (en extension), on doit pouvoir substituer la définition et le défini dans toutes leurs occurrences. Quand on remplace la définition par le terme défini, on abrège le discours. Quand on remplace le terme défini par la définition, on explicite le sens du terme défini.
Cette double exigence est pleinement satisfaite par la définition stipulative (v. §2.4).
À la différence des langages formels, les “mots pleins” du langage naturel sont soumis aux variations de l’usage. Leur signification évolue avec les progrès dans la connaissance et les changements historiques.
Ils peuvent être polysémiques, ce qui fait que les substitutions défini / définition ne valent que pour leurs usages centraux.

Dans l’usage courant, la définition apporte une réponse à des questions comme :

Qu’est-ce qu’un X ? ; Qu’appelle-t-on X ? ; Quand parle-t-on de X ?

Selon la nature du mot et du questionnement, ces demandes d’information portent sur le sens, le savoir substantiel attaché au mot ou sur ses usages typiques (demande d’exemples) :

Qu’est-ce qu’un poisson ? Qu’est-ce qu’une démocratie ? Qu’est-ce qu’un parent isolé ? Qu’est-ce qu’une personne cultivée ? Qu’est-ce qu’un citoyen français ?

La définition lexicographique du poisson par les traits  “vertébré … aquatique … branchies … nageaoires”, fait appel aux ressources des sciences naturelles, celles de démocratie, de citoyenneté, aux sciences et aux idéaux politiques et idéologiques, celle de parent isolé aux lois et décrets en vigueur, et l’idée vague de personne cultivée mélangera un peu tous les domaines des arts et des lettres.

2. Types et techniques de définition

On peut distinguer différents types et techniques de définition, exploités et mixées dans les définitions lexicographiques.
— Lui associer un discours ayant le même sens exprimant le caractère propre et la différence spécifique des êtres appartenant à la catégorie désignée par ce mot (déf. essentialiste).
— Énumérer les êtres qui peuvent être désignés par ce mot (déf. extensionnelle).
— Pour les termes concrets, montrer (représenter, décrire, citer… un) être typiquement associé à ce mot (déf. par ostension et déf. dérivées).
— Donner un procédé permettant d’énumérer tous les êtres qui peuvent être désignés par ce mot (déf. opératoire).
— Donner l’usage qui est spécifiquement associé à ce mot (déf. opérationnelle).

2.1 Définition essentialiste

La définition essentialiste cherche à exprimer, au-delà du savoir linguistique sur le mot (définition lexicale), au-delà même du savoir sur la chose définie (définition encyclopédique), toujours relatif à un état des connaissances, ce qu’est la nature même de la chose, c’est-à-dire l’essence stable et pérenne du défini. Elle prétend dire ce qu’est le vrai sens du mot, en tant qu’il exprime l’essence de la chose, et non ses accidents.
En termes platoniciens, on dira qu’une définition essentialiste est celle qui capte l’Idée de la chose : “Qu’est-ce que la vertu?”. En principe, la définition essentialiste doit être établie par une méthodologie propre, qui peut faire appel à une “intuition des essences”, V. Classification; Définition (II).

Alors qu’une définition de type réaliste du mot démocratie part des acceptions sociohistoriques de ce mot, une définition de type essentialiste établit les conditions idéales de la démocratie, rattache à ce sens les usages du mot, parfois pour les condamner au nom de la vraie démocratie, ou de la démocratie idéale. La définition essentialiste est normative ; il est possible qu’aucune démocratie concrète ne réalise l’essence de la démocratie. En conséquence la définition essentialiste est un point d’appui critique important.
Elle est souvent mobilisée dans l’argumentation a priori sur la nature des choses, de nature idéaliste ou conservatrice (Weaver 1953), V. Catégorisation.

La définition essentialiste fait abstraction des caractéristiques accidentelles des êtres, V. Accident, ainsi que de ses traits propres. Par exemple, pour désigner le président de la République Française on peut utiliser des descriptions comme “l’hôte de l’Élysée” ou “le mari de la première dame de France”, qui sont propres au président de la République : elles s’appliquent à lui et seulement à lui ; ces descriptions sont extensionnellement équivalentes à l’expression “président de la République”. La condition de substituabilité est remplie, mais pas celle de signification, car ces descriptions ne disent rien de ce qu’est un président de la République, de son mode d’élection ou des fonctions qu’il exerce. En termes aristotéliciens, la propriété “être logé gratuitement au Palais de l’Élysée pendant 5 ans” n’est pas une propriété essentielle attachée à la fonction de président de la République. C’est une information accessoire, périphérique.

2.2 Définition par ostension

L’ostension est l’action de montrer. La définition par ostension consiste à définir un terme en montrant un exemplaire des êtres qu’il permet de désigner : “tu veux savoir ce que c’est, un canard? Eh bien, justement en voilà un!”. Le mot canard est défini comme la cible du geste montrant un canard. La définition par ostension ne peut s’appliquer qu’à des êtres concrets. L’ostension est fondamentalement ambiguë : par le même geste on montre le cheval alezan et la couleur alezan. Le contexte, l’orientation de la conversation neutralise l’ambiguïté.

Dans la mesure où la demande de définition porte sur le sens, l’ostension ne constitue pas vraiment une définition car elle ne donne pas de discours. Elle court-circuite le sens pour s’appuyer directement sur un acte de référence. Mais elle fournit une introduction à l’usage adéquat d’un terme : on apprend ce qu’est un canard en fréquentant les canards.

L’ostension est un auxiliaire de définition indispensable pour les termes désignant des êtres et des choses concrets; plus l’être particulier montré se rapproche du prototype de son espèce, plus efficace est l’ostension. L’image qui accompagne la définition du dictionnaire correspond à une définition par ostension.
La définition par ostension sous-tend le fameux argument:

je sais pas t’expliquer, mais, les mousserons, je sais les reconnaître quand j’en vois un!

L’ostension est un principe puissant permettant de désigner comme des canards tout ce qui ressemble au canard prototypique montré.

La définition par exemplification consiste à donner un cas où le terme s’applique : “un canard (journalistique), c’est, par exemple, quand on a annoncé à la télévision la partition de la Belgique”. De tels exemples fournissent une base à partir de laquelle on peut donner un sens au mot par induction analogique, comme dans le cas de l’ostension. L’exemplification est utilisée par le dictionnaire en complément des autres définitions, mais si l’exemple choisi est prototypique, elle est un instrument commode de catégorisation.

2.3 Définition opératoire — Définition fonctionnelle

La définition opératoire associe à un terme X un ensemble d’opérations qui permettent de contrôler son application adéquate, c’est-à-dire de déterminer si tel individu est un X ou non. On ne dit plus ce qu’est un X, on apprend à utiliser le signifiant X.
L’expression “nombre premier” est définie comme “un nombre qui n’est divisible que par lui-même et par l’unité”. Pour un nombre quelconque, cette définition permet de dire à coup sûr s’il est ou non premier.

La définition fonctionnelle ne s’intéresse pas à l’essence ou à la structure technologique de l’objet défini ; elle associe le terme aux fonctionnalités de l’instrument qu’il désigne. Donner du sens au mot boussole, c’est savoir à quoi ça sert : “ça indique le nord”, sans forcément faire le lien avec le champ magnétique terrestre.

2.4 Définition stipulative

La définition stipulative est également appelée définition de nom (Pascal [1657], p. 349). Elle réalise un idéal de la définition, en établissant une parfaite synonymie entre le terme à définir (definiendum) et l’expression définitoire (definiens). Elle correspond à une procédure d’abréviation, la définition étant toujours immédiatement récupérable sous le terme défini. Dans le langage ordinaire, cet idéal est à peu près réalisé par un mot comme oncle, voir supra.

La définition stipulative est essentielle pour la création néologique scientifique. Lorsqu’une nouvelle classe de phénomènes ou d’êtres a été repérée et caractérisée, il faut lui donner un nom. Alors que dans le cas général la demande de définition porte sur un terme donné dont on recherche ou construit la définition, dans le cas de la définition stipulative on part d’un sens clair et bien établi (le definiens), et on recherche un terme capable de bien l’exprimer; il s’agit d’un baptême. Pour cela on peut procéder arbitrairement, et choisir un mot courant vidé de son sens ordinaire.
Les physiciens utilisent ainsi le mot charme pour parler d’une particule particulière, le quark charme.

Dans d’autres cas, le mot choisi pour désigner le phénomène conserve quelque chose de son sens ordinaire, et on peut soutenir que “mon mot désigne mieux que le tien la nature du phénomène”. Dans l’enseignement, doit-on parler de moment, de phase, d’épisode, de footing… didactique ? En argumentation, faut-il parler d’argumentation convergente ou argumentation multiple ? D’ailleurs, faut-il parler d’argumentation ou de raisonnement ?
Comme chacun préfère sa terminologie, le caractère relativement arbitraire de la néologie stipulative peut conduire à une “inflation terminologique” et à des “querelles de mots”, qu’on tente de dépasser en invoquant la primauté de la réalité des choses: « Vous pouvez même appeler ceci “Ivan Ivanovitch” du moment que nous savons tous ce que vous voulez dire. » (Jakobson 1963, p.30)

3. Définition encyclopédique — Définition lexicale

3. Définition encyclopédique

Le dictionnaire encyclopédique recueille seulement les termes conceptuels. La définition encyclopédique résume l’état du savoir sur les choses et les concepts désignés par le terme. Centrée sur le référent, elle modélise les êtres et les processus de la réalité. Une bonne définition de chose est le couronnement d’une connaissance bien construite (comme d’une loi bien faite).

La force et la masse du physicien ne sont pas celles du dictionnaire de langue. Le physicien définit le concept physique de masse :

Le terme masse est utilisé pour désigner deux grandeurs attachées à un corps : l’une quantifie l’inertie du corps (la masse inerte) et l’autre la contribution du corps à la force de gravitation (la masse grave). Ces deux notions sont a priori distinctes, mais leur égalité est expérimentalement vérifiée à 10−12 près, et on se permet dès lors de parler de la masse d’un corps. (Wikipédia, Masse).

Pour Littré, les deux sens fondamentaux du mot masse, et non plus du concept physique, sont :

1. Amas de parties qui font un corps ensemble. […].
2. Il se dit aussi d’un seul corps [compact]. Une masse de plomb. (Littré, Masse).

Cependant, la définition scientifique du concept physique finit par pénétrer dans le dictionnaire ordinaire:

Rapport constant entre toute force appliquée à un corps et l’accélération qui lui est ainsi imprimée. La masse d’un corps. (TLFi, Masse)

Les argumentations établissant une définition de choses sont liées à des domaines. Il a fallu un congrès d’astronomie pour redéfinir le terme planète, et mettre fin à la controverse sur le statut de Pluton.

La définition ordinaire peut être méconnaissable sous la définition technique :

J’utilisais le mot “surprise” dans le sens de “réaction de surprise”, c’est-à-dire cet ensemble de phénomènes qui, pour le neurophysiologiste, comporte, lorsqu’un stimulus inopiné brutal survient :
1. Un blocage de l’activité alpha précédé par un élément transitoire qui s’exprime dans la région du cortex (une pointe-cortex).
2. Une secousse musculaire plus ou moins importante (le sursaut).
3. Des manifestations neuro-végétatives telles que la tachycardie et la diminution de la résistance cutanée.

Je me référais donc à la réaction de surprise “classique” que vous connaissez tous.
Henri Gastaut, Discussion, 1974 [1]

3.2. Définition lexicographique

La définition par description n’est pas reconnue comme une forme standard de définition, mais elle est une forme courante de définition conversationnelle. Elle consiste à parler du mot, donner des exemples d’énoncés où il entre, donner des informations, exposer les croyances du groupe à son propos, le tout pour familiariser le destinataire avec le mot. Cette forme de définition par narration et description est toujours plus ou moins présente dans la définition lexicographique.

La définition lexicographique est la définition que l’on trouve dans les dictionnaires de langue, par opposition aux dictionnaires encyclopédiques. Le dictionnaire de langue doit satisfaire à des conditions multiples : recueillir tous les mots d’une langue ou les mots jugés centraux (ou d’un lexique particulier, ou d’une époque particulière), ainsi que les expressions figées ; fournir une description de leurs significations, de leurs usages et domaines d’usage ; de leurs emplois figurés stéréotypés ; préciser les constructions syntaxiques dans lesquelles se manifestent leurs diverses significations ; les situer dans les divers champs auxquels ils appartiennent ; préciser leurs relations avec leurs (quasi-) synonymes et leurs antonymes sur le plan sémantique ainsi que leurs position dans leurs familles dérivationnelles sur le plan morphologique, etc.

En présentant ainsi le terme dans ses associations linguistiques essentielles, légitimées par l’institution du dictionnaire, la définition lexicale constitue un stock de “permis d’inférer”, V. Définition (3).

Le savoir des mots (définition lexicale) et le savoir des choses (définition encyclopédique) sont en principe bien distincts, mais en fait, pour les termes ayant reçu une définition encyclopédique, ils sont inextricablement liés. “Le baromètre baisse, le temps se gâte” : la déduction est-elle opérée en référence à une loi physique météorologique (un savoir) faisant intervenir les variations de pression atmosphérique, ou l’inférence est-elle inscrite dans le sens du mot lui-même ? Connaître le sens fonctionnel du mot baromètre, c’est savoir que “quand ça baisse, le temps se gâte”.

Tous les mots sont dignes d’une définition lexicale mais seulement celles qui ont “beaucoup d’être”  font l’objet d’un savoir scientifique. La frontière entre les deux catégories est mouvante et tributaire de l’état de la recherche ; la conversation, jugée jadis chose futile et insaisissable, a été conceptualisée de façon fructueuse par l’analyse conversationnelle et l’ethnométhodologie : ces sciences ont donné de l’être à leur objet.

4. Définition et argumentation

V. Argumentations établissant / exploitant une relation

Les situations argumentatives peuvent déstabiliser et mettre ouvertement en discussion le “vrai sens des mots”. Il se produit alors une stase de définition, où se développe une argumentation établissant une définition,

Les argumentations exploitant une définition présupposent l’existence d’une catégorie d’êtres appartenant à une catégorie désignée par un nom ou par une expression définie. Ces argumentations 1) rattachent à un être à ces catégories et 2) attribuent à cet être les propriétés, essentielles ou accessoires, qui caractérisent cette catégorie.
On rejette une argumentation par la catégorisation en montrant que la définition fondant la catégorisation est mal construite.


[1] Dans L’Unité de l’homme, E. Morin et M. Piattelli-Palmarini (dir.), Paris, Le Seuil, 1974, p. 183.

 

Déduction

DÉDUCTION

Dans le langage ordinaire, on parle de déduction pour désigner tout type d’inférence. En sciences et en philosophie, une déduction est le processus par lequel on tire une conclusion nécessaire d’autres choses connues avec certitude (Descartes). La déduction en discours naturel s’appuie sur des prémisses explicites ainsi que sur des conditions contextuelles qui ne sont pas exprimées linguistiquement.

1. Dans le langage ordinaire

Dans la langue ordinaire, les mots déduire, déduction peuvent signifier :
— “Soustraire, soustraction”.
— “Dériver de, dérivation effectuée par un calcul ; implication”, sens utilisé en argumentation.
Cette homonymie n’est pas périlleuse car les contextes d’usage sont bien distincts.

Déduction fonctionne comme un terme couvrant, pour désigner toute espèce de discours où une conclusion est dérivée, ou présentée comme dérivée, d’un ensemble de données prises comme point de départ.

Sherlock Holmes décrit comme suit sa célèbre “méthode déductive” :

Sherlock Holmes converse avec son ami Watson, qui lui rend visite.
[Holmes] […] Vous ne m’aviez pas dit que vous comptiez reprendre le collier de misère ?

[Watson] — Mais comment le savez-vous ?
Je le vois, ou je le déduis plutôt de ce que je vois. Vous avez été souvent mouillé ces temps derniers et vous avez une servante extrêmement maladroite et négligente.
— Mon cher Holmes, dis-je, ceci est trop fort. Il y a quelques siècles on vous aurait sûrement brûlé vif comme sorcier. Il est parfaitement exact que j’ai dû faire jeudi dernier une longue course dans la campagne, et que je suis rentré trempé et couvert de boue ; mais comme je ne porte pas aujourd’hui les mêmes vêtements, je ne comprends pas ce qui vous l’a fait découvrir. Quant à Marie-Jeanne, elle est incorrigible et ma femme lui a donné son congé ; mais une fois de plus, je ne vois pas comment vous avez pu le deviner.
Il esquissa un petit sourire moqueur et frotta l’une contre l’autre ses longues mains osseuses.
— C’est enfantin, dit-il ; je vois d’ici que sur le rebord de votre soulier gauche, éclairé en ce moment par le feu, le cuir est sillonné de six coupures parallèles. Il est clair que ces coupures ont été faites par quelqu’un qui a gratté très négligemment le tour des semelles afin d’en enlever la boue desséchée. De là, vous le voyez, ma double déduction que vous étiez sorti par un très mauvais temps et que vous aviez chez vous un très fâcheux spécimen de domesticité londonienne. Quant à votre profession, il est bien évident que quand quelqu’un entre chez soi avec sur  lui une forte odeur d’iode, qu’il a sur l’index une tache de nitrate d’argent et que son chapeau haut de forme est déformé là où il cache son stéthoscope, il faudrait être stupide pour ne pas en déduire qu’il est médecin.
Arthur Conan Doyle, Un scandale en Bohème. 1891.[1]

Le raisonnement de Holmes est “déductif” au sens où il part d’un indice constaté, et l’associe à une histoire vraisemblable, dont la conclusion est ratifiée par Watson. L’histoire reconstruite joue le rôle d’hypothèse explicative du fait constaté

2. Déduction et démonstration

    • Grec apodeixis, ἀπόδειξις “preuve, preuve déductive, argument” (LSJ)

La connaissance obtenue par démonstration, ou connaissance apodictique est produite au moyen d’une déduction valide. Descartes définit la déduction comme

Toute conclusion nécessaire tirée d’autres choses connues avec certitude. […] On sait la plupart des choses d’une manière certaine sans qu’elles soient évidentes, pourvu seulement qu’on les déduise de principe vrais et connus, au moyen d’un mouvement continu et sans aucune interruption de la pensée qui voit nettement par intuition chaque chose en particulier. (Descartes [1628], p. 16).

Kleene établit la distinction suivante entre démonstration et déduction ([1967], p. 41) :
— La démonstration prouve des théorèmes à partir de propositions vraies. Ces propositions sont des axiomes ou ont été établies par une démonstration antérieure.
— La déduction déduit des conséquences de propositions admises à titre d’hypothèses. Dans le raisonnement par l’absurde, la proposition sur laquelle opère le calcul a le statut d’une hypothèse (vérité provisoire). Elle perd son statut de vérité provisoire lorsqu’il est montré qu’elle conduit à des conséquences absurdes.

Démonstration et déduction formelles se présentent comme des listes de formules, telles que chaque ligne de la liste :

— soit correspond à une formule vraie ou admise par hypothèse (cf. supra)
— soit est déduite d’une paire de formules qui la précèdent par une règle unique, la règle de détachement (modus ponens) (Id. p. 42)

Implication, règle de détachement, déduction valide

L’implication est un connecteur logique, noté “→”, permettant de former à partir de deux expressions bien formées, A et B, une nouvelle expression bien formée AB, dont la validité est définie par la table de vérité de ce connecteur.

Sur cette base, la règle de détachement permet de déduire B des deux prémisses A → B et A par une déduction en trois pas :

(1)     A → B               Prémisse (1)
(2)     A                       Prémisse (2)
(3)     B                       Prémisse (1), Prémisse (2), détachement

Le même raisonnement peut s’exprimer comme une implication correspondant à une loi logique, “si l’implication est vraie et l’antécédent vrai, alors le conséquent est vrai” :

[(AB) & A] → B

La règle de détachement assure la transmission de la vérité depuis ce stock de propositions jusqu’à une conclusion qui hérite de cette vérité.

3. Validité, correction (soundness), productivité

Une suite de formules est une déduction logiquement valide (valid) si elle respecte les règles de la déduction ; elle est correcte (fondée, sound) si elle part de prémisses vraies

La notion de validité formelle n’est pas suffisante pour rendre compte du processus de raisonnement. Pour qu’un raisonnement (une déduction) soit valide,  fondé [sound], et productif, il doit respecter d’autres conditions. Le raisonnement correct doit se dérouler dans un même espace sémantique. En pratique, cela signifie que les données sur lesquelles le raisonnement s’appuie relèvent d’un même domaine scientifique ou expérientiel. Par exemple, l’inférence “la lune est un fromage mou, donc Napoléon est mort à Saint Hélène” est valide, puisque le faux implique le vrai, mais le raisonnement est absurde, il part d’une proposition portant sur un être du cosmos et en déduit une vérité historique.
À l’intérieur d’un domaine cohérent, le raisonnement doit combiner les données de façon productive. La conclusion doit apporter une instruction, accroître les connaissances, ou du moins réduire l’incertitude. Considérée comme une forme de raisonnement, l’implication “P, donc P” est un raisonnement logiquement valide (le vrai implique le vrai, et le faux implique le faux). Mais cette inférence est vide, elle n’apporte rien de nouveau ; sa conclusion n’est qu’une répétition de la prémisse ; le raisonnement “n’avance pas”.
Le raisonnement doit partir de d’affirmations vraies ou en principe vérifiables, ou du moins plus probables que leurs contraires ; il doit prouver, montrer quelque chose. Le raisonnement hypothético-déductif introduit dans la démonstration des éléments de réalité, correspondant au contenu de propositions vraies.

4. Condition nécessaire et condition suffisante

L’argumentation par la définition rappelle le raisonnement déductif procédant à partir de propositions vraies a priori. Les multiples formes de l’argumentation par l’absurde permettent de rejetet une hypothèse admise à titre exploratoire.
La distinction entre condition nécessaire et suffisante définit le concept d’implication et la règle de détachement. Elle est de première importance pour le raisonnement naturel, où elle opère telle quelle, tout en étant soumise à des conditions contextuelles.

Considérons l’implication vraie “s’il pleut, la pelouse est mouillée”, notée P → M

— M est une condition nécessaire (CN) pour P.
S’il pleut, la pelouse est nécessairement mouillée

— P est une condition suffisante (CS) pour M.
Il suffit qu’il pleuve pour que la pelouse soit mouillée.

Par ailleurs, on sait que “Si on arrose, la pelouse est mouillée” : la pluie est une autre condition suffisante pour que la pelouse soit mouillée. Ni la pluie ni l’arrosage ne sont des conditions nécessaires pour que la pelouse soit mouillée.

4.1 Déductions valides

— Si une condition suffisante de M est satisfaite, alors M est le cas (est vraie).

La déduction utilise la règle dite du modus (ponendo) ponens. Elle procède en affirmant (ponendo, “en posant”) la vérité de l’antécédent A pour affirmer, (ponens) la vérité du conséquent B. On parle également d’affirmation de l’antécédent (voir supra, règle de détachement) :

P →: P est une condition suffisante pour M ; s’il pleut, l’herbe est mouillée
P : cette condition suffisante est réalisée : Il pleut
Donc M est réalisée : l’herbe est mouillée

La même déduction par modus ponens peut s’effectuer à partir de la conjonction “non (A & non B)” : l’implication est vraie si et seulement si on n’a pas à la fois l’antécédent vrai et le conséquent faux. Cette vérité correspond par exemple au fait qu’une situation où il pleuvrait sans que l’herbe ne soit mouillée n’est pas concevable dans un monde régi par les lois physiques telles que nous les connaissons.

— Si une condition nécessaire de P n’est pas satisfaite, alors P n’est pas le cas (est fausse)

La déduction utilise la règle dite du modus (tollendo) tollens. En “enlevant” (tollendo), c’est-à-dire en niant, le conséquent M, elle permet “d’enlever”, c’est-à-dire de nier l’antécédent P,

P →: M est une condition nécessaire pour P ; s’il pleut, l’herbe est mouillée
Non M : cette condition nécessaire n’est pas réalisée ; l’herbe n’est pas mouillée
Donc non P : donc P n’est pas réalisée ; donc il ne pleut pas.

4.2 Déductions non valides (paralogismes de la déduction)

Selon la définition de la déduction (supra §2), si une ligne de la déduction n’est pas un axiome et n’est pas obtenue par application de la règle de détachement modus ponens, alors la liste a la forme d’une déduction, mais n’est pas une déduction valide ; elle est paralogique. C’est le cas des déductions suivantes.

Paralogisme de négation de l’antécédent

L’absence de réalisation d’une condition suffisante du conséquent ne permet pas d’affirmer la fausseté de ce conséquent. La déduction suivante est non valide :

P → M : P est une condition suffisante pour M ; s’il pleut, l’herbe est mouillée
Non-M : cette condition suffisante n’est pas réalisée ; il ne pleut pas
*donc non-P : *donc P n’est pas réalisée ; *l’herbe n’est pas mouillée

Paralogisme d’affirmation du conséquent

La réalisation d’une condition nécessaire de l’antécédent ne permet pas d’affirmer la vérité de cet antécédent. La déduction suivante est non valide :

P → M : P est une condition nécessaire pour M ; s’il pleut, l’herbe est nécessairement mouillée
M : cette condition nécessaire est réalisée ; l’herbe est mouillée
*donc P ; *donc P est réalisée ; *donc il pleut

Dans le premier cas, une condition suffisante pour que l’herbe soit mouillée (la pluie) a été indûment considérée comme nécessaire ; dans le second cas, une condition nécessaire pour (qu’on puisse dire que) il pleut (à savoir : l’herbe est mouillée) a été indûment considérée comme suffisante.

4.3 Pragmatique de la déduction

Les notions de paralogismes d’affirmation du conséquent et de négation de l’antécédent sont bien définies dans le cadre d’un système logique, où toutes les composantes du raisonnement sont explicitées. Le langage ordinaire autorise ellipses et sous-entendus, son interprétation repose sur des connaissances contextuelles. Supposons que le sol ne puisse être mouillé que si l’une au moins des quatre conditions suffisantes sont remplies : 1) on a arrosé, 2) il a plu, 3) il y a une fuite de canalisation, 2) il y a de la rosée. S’il est contextuellement évident que l’on n’a pas arrosé (je sais ce que j’ai fait, et personne ne s’amuse à venir arroser mon jardin), qu’il n’y a pas de fuite d’eau (pour la bonne raison qu’il n’y a pas de canalisation dans le jardin), et qu’il n’y a pas de rosée (parce que l’heure est passée), alors je peux dire en toute sécurité que si l’herbe est mouillée, c’est parce qu’il pleut ou qu’il a plu.

C’est seulement la forme superficielle du raisonnement qui est paralogique. Son évaluation doit tenir compte du raisonnement implicite complet, au cas par cas, qui a permis d’éliminer les autres conditions suffisantes, transformant la dernière de celles-ci en condition nécessaire et suffisante. Plus que de l’application de principes de charité interprétative, de tels raccourcis correspondent à la mise en pratique des règles de quantité et de manière de Grice, V. Coopération.

Cette conclusion ne montre aucune incapacité de “la logique” à exprimer de telles situations, elle montre seulement que la mise en forme logique de la déduction telle qu’on croit la lire dans une paire d’énoncés est plus complexe que ne le laisse penser leur forme apparente.


[1] Arthur Conan Doyle, Un scandale en Bohème. 1891, Strand Magazine. Cité d’après la trad. de J. de Polignac. https://www.atramenta.net/lire/un-scandale-en-boheme/34808. P. 3-4.


 

Débat

L’argumentation a une face monologale et une face dialogale, qui se déploie dans le débat, source de légitimité sociale et scientifiques, lieu où la rationalité argumentative s’affronte et s’articule à l’autorité et au pouvoir.
Le débat n’est cependant pas la panacée où se dissolvent les oppositions sociales et intellectuelles. Il peut se transformer en un spectacle sophistique dont se repaissent les argumentative personalities.


1. Variété des opérations dans le débat argumenté

Le débat est un genre qui mobilise toutes les facettes de l’activité argumentative, au point qu’on assimile parfois les deux termes, débattre c’est argumenter pour convaincre : construire des points de vue, produire de bonnes raisons, interagir avec des personnes et des points de vue différents, nouer des alliances plus ou moins éphémères, intégrer / concéder / réfuter / détruire les positions des autres, s’impliquer personnellement sur des enjeux de décision, de vérité et de pouvoir afin de faire triompher ce qu’on avance comme de bonnes raisons.

Le débat ayant lieu sur un site et selon un certain cadrage, il distribue les tours de parole selon différents types de séquences correspondant à des opérations qui ne sont pas toutes argumentatives: présentation des participants ; recherches d’information auprès d’eux et ailleurs; gestion des différentes phases de l’interaction ; digressions et plaisanteries, etc.
Il est ainsi légitime de se demander quelles en sont les séquences proprement argumentatives d’un débat argumentatif, ou quelle est la proportion de temps consacrée à discuter sur le fond et celle passée à ressasser des considérations annexes.
Si le débat argumentatif a un objectif précis, comme la discussion de travail, la variété de séquences s’accroît encore : exposés, lecture de rapports ; rédaction d’actes, etc.

L’importance prise par sa variété médiatique fait que le débat est souvent associé à la polémique, alors qu’il existe de nombreux exemples de discussions et de débats coopératifs, dans le cadre professionnel ou familial. D’une façon générale, polémicité et coopération caractérisent des types de tours de parole ou des moments du débat, plus que des formes de débat en général.

2. Le débat participatif informé et argumenté,
source de légitimité sociale

Le débat participatif citoyen est mis au centre de la vie démocratique et étendu aux décisions de la vie ordinaire : démocratie conjugale, familiale, scolaire, professionnelle… où on considère que les meilleures pratiques sont celles qui font sa part au débat.

Dans une perspective fondationniste, on peut considérer qu’une décision socio-politique est légitime si elle est conforme à, ou dérivable d’un pacte originel, d’un contrat social auquel les ancêtres, ou les représentants idéaux de la communauté, auraient adhéré librement aux temps mythiques des origines, ou adhèreraient dans un espace rationnel idéal.

La perspective démocratique valorise la légitimation par le débat. Une décision est considérée comme légitime seulement si elle a été argumentée publiquement de façon ouverte, libre et contradictoire.
La décision légitime de fait est celle qui survit au débat ; qu’il s’agisse de la meilleure décision de droit, c’est-à-dire de celle qui est soutenue par le meilleur argument est une autre question ; l’autorité et le pouvoir font la différence.
La forme et le destin de l’argumentation dans le débat et la discussion dépendent du pouvoir dont disposent les participants, s’ils ont ou non capacité de décision sur l’affaire en cours. Si elle est prise à la majorité, la décision contraint la minorité, qu’elle soit ou non persuadée, et que l’argument l’ayant emporté soit ou non le meilleur aux yeux de tel ou tel évaluateur.

L’espace du débat est, en principe, un espace égalitaire et libre ; en un sens il est négateur des rapports de force externes, au moins il les suspend. Mais cela ne veut pas dire sans règles : chaque lieu de débat impose son format et ses règles, en particulier le régulateur, ou la “fonction régulatrice” qui veille au respect des normes formelles ou substantielles. Le débat présuppose la démocratie autant qu’il la promeut.

Les débats permettent parfois d’y voir plus clair, produisent d’abondantes conclusions, mais pas forcément des décisions. Si le débat exclut les considérations de pouvoir pour atteindre la rationalité, le changement d’opinion et le consensus restent sans conséquences pratiques. Pour passer à la décision puis à l’action il ne suffit pas d’invoquer la mystérieuse catalyse opérée par la volonté, les émotions et les valeurs qui transformeraient les convictions partagées en action. Il existe un large espace entre l’argumentation et la décision, et un autre encore entre la décision et la mise en œuvre. En matière politique et sociale, la décision et son application relèvent de l’exercice d’un pouvoir défini par sa capacité d’exécution, et pour cela disposant de moyens matériels, incluant l’usage de la violence légitime et la possibilité de contrainte.

3. Le débat, instrument de formation scientifique

L’argumentation est traditionnellement liée au droit, à la politique et par là aux sciences humaines, V. Démonstration. La recherche sur  le débat argumenté dans les apprentissages mathématique et scientifiques couplée avec l’éducation à la citoyenneté scientifique et technique,  s’est développée depuis la fin des années 80, et de manière exponentielle depuis les années 2000 (Arsac, Shapiron, Colonna 1992 ; Erduran & Jiménez-Aleixandre (eds), 2007 ; Schwarz & Baker (eds) (2017) [1], etc.).

La salle de classe peut ressembler à un lieu de dialogue idéal sur les sujets où les consciences sont libres. C’est un lieu favorable pour se construire une opinion informée, où on peut même envisager de changer d’opinion. L’espace scolaire ne neutralise pas les paradoxes fondamentaux de l’argumentation, en particulier, argumenter en faveur de de P affaiblit P. On le constate particulièrement lorsqu’il s’agit de débat argumenté sur les para-sciences et les pseudo-médecines (Doury 1997).
Dès qu’interviennent les questions de savoir, il faut gérer le fait que le changement de représentation doit se faire obligatoirement dans le sens de l’acquisition des connaissances, et non pas d’un renforcement des préjugés qu’on voulait combattre, qu’il s’agisse de savoirs sociaux ou de savoirs scientifiques. C’est en ce point qu’intervient le guidage par le professeur. Lorsqu’il s’agit de connaissance notamment, ses interventions sont autorisées  (authoritative) et non pas autoritaires (autoritarian). D’une façon générale, il y a un saut du débat à l’apprentissage ; c’est le professeur qui détermine la conclusion (Buty & Plantin, 2009).

Le débat n’est pas une panacée capable de résoudre ou de dissoudre à lui seul tous les maux personnels, sociaux ou planétaires. C’est une ressource puissante, qui demande de la méthode ; la mise en débat est une décision politico-didactique  qui appelle elle-même une justification et une organisation complexes (Polo 2021).

4. Limites et critique du débat

4.1 Contraintes liées au format même du débat

L’empire du débat, particulièrement du débat médiatique polémique, est la cible d’un argumentaire critique qui comprend notamment les points suivants, V. Péchés de langueFallacies 4 : Port-Royal.
Comme activité pédagogique au service de l’éducation et des apprentissages,  le débat argumentatif rencontre aussi ses limites, qui permettent d’en définir les bonnes pratiques. Par exemple, le débat scolaire se cadre spontanément selon le format du match sportif ou débat médiatique polémique, ce qui ne contribue pas forcément au développement harmonieux de la formation. Il est donc nécessaire d’opérer un cadrage spécifique à l’activité et aux buts poursuivis, et au rôle de chacun, notamment du professeur.

Livré à lui-même, le débat  maximise les différences et promeut ainsi une forme potentiellement agressive de l’argumentation.
Les participants peuvent se sentir menacés dans  leur identité même.  L’appel à la confrontation des points de vue dans un face à face public peut altérer les relations aux autres, ce qui peut s’avérer contre-productif.
Le débat politico-social obéit à un principe d’externalisation des opinions. Mais dire en public ce que l’on pense et à quel camp on se rattache n’est pas forcément une activité sans conséquence sous toutes les latitudes.

4.2 Artifices et désengagement

Le recours à l’argumentation et au débat peuvent n’être qu’un artifice de présentation. Pour introduire un sujet quelconque, un personnage historique ou un événement politique, on montre qu’il est le point focal de deux discours antagonistes ; les choses ne seraient intéressantes que dans la mesure où elles irradient un peu de chaleur polémique.
Laisser ouvert un débat est un topos de transition qui permet au conférencier de se désengager de son exposé et de passer la parole à la salle. Pour un présentateur journaliste, c’est aussi une manière de ne pas prendre de responsabilité, et de ne pas risquer de s’aliéner telle fraction de ses lecteurs et auditeurs.
La posture dubitative et interrogative est parfois très confortable. Elle permet le cas échéant d’esquiver la contradiction, notamment d’affirmer impunément des positions contradictoires, commodément articulées par un mais, V. Connecteurs argumentatifs.

4.3 Un espace potentiellement sophistique

Le débat est un lieu potentiellement sophistique, où trouvent à s’employer toutes les techniques de manipulation. Dès que les enjeux deviennent réellement importants et que s’institutionnalisent les débats citoyens, apparaissent les spécialistes du débat bien formés, cordiaux et sympathiques, vis-à-vis desquels le citoyen ordinaire qui ne consacre pas toute sa vie à tel ou tel débat précis, aura du mal à faire valoir ses positions.

Devenant une fin en soi, le débat se dramatise et se spectacularise. Il perd tout lien avec la recherche de la vérité, de l’accord, de l’approfondissement des différences ou de la clarification des positions en présence, V. Rire. Le public enchanté s’active à sa propre manipulation.

Les différences peuvent être un fonds de commerce. Discuter peut devenir un hobby et une identité. Au Moyen Âge le péché de contentio était le péché des moines dialecticiens orgueilleux, péché d’intellectuel, et en particulier du premier d’entre eux, Abélard (1079-1142), V. Consensus.


[1] Arsac Gilbert, Shapiron Gisèle, Colonna Alain & al. 1992. Initiation au raisonnement déductif au collège. Une suite de situations permettant l’appropriation des règles du débat mathématique. Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
Buty Christian, Plantin Christian (eds) 2009) Argumenter : du débat à l’apprentissage.  Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
Doury, Marianne 1997  Le débat immobile; L’argumentation dans le débat médiatique sur les parasciences. Paris, Kimé.
Polo, Claire 2020. Le débat fertile. Explorer une controverse dans l’émotion. Grenoble, UGA.
Schwarz, Baruch B. & Baker Michael J. (2016) (eds). Dialogue, argumentation and education: History, theory and practice. Cambridge University Press.

 

Coopération, Principe de –

Selon H. P. Grice, l’intelligibilité de la conversation est régie par

un principe général que les participants sont supposés (ceteris paribus) respecter, qui s’énonce comme suit :
Faites que votre contribution à la conversation soit telle qu’elle est attendue, au stade où elle est produite et en fonction du but commun ou de l’orientation de l’échange auquel vous participez (1975, p. 45).

Ce principe, appelé « Principe de coopération », se spécifie sous quatre formes, « Quantité, Qualité, Relation et Manière » (ibid.). Le principe de coopération porte sur la gestion de l’action conversationnelle, sur la façon de “faire de la conversation ensemble”.

— Le principe de quantité demande que soit fournie exactement la quantité d’information nécessaire, ni plus ni moins.

— Le principe de qualité demande que l’information soit vraie (ou crue vraie par le locuteur), condition que l’on retrouve dans tous les systèmes prétendant régler l’interaction argumentative.

— Le principe de relationbe relevant”, porte sur la pertinence de l’intervention. Il est lié au mode de relation de ce qui est dit au thème du dialogue ; Grice reconnaît qu’il est parfois difficile d’identifier ce qui est pertinent dans un échange. La règle pragma-dialectique no 4 porte sur cette même exigence, V. Pertinence ; Règle.

— Le principe de manière correspond à l’impératif “be perspicuous”, “soyez clairs”. Sous cette entrée on retrouve le refus de l’obscurité d’expression, V. Vague ; Généralisation ; de l’ambiguïté (la première des fallacies aristotéliciennes) ; de l’« unnecessary prolixity », correspondant à la fallacie de verbiage qui condamne l’amplification rhétorique.

Grice affirme que ces règles expriment le caractère rationnel des principes qui régissent la conversation :

Une de mes thèses explicites est de considérer la parole [talk] comme un cas particulier, un genre de comportement intentionnel [purposive], authentiquement [indeed] rationnel (1975, p. 47),

aussi bien que leur caractère raisonnable : il s’agit non seulement de

Quelque chose à quoi nous nous conformons EN FAIT, mais aussi de quelque chose qu’il est RAISONNABLE [reasonable] de faire, et que nous NE DEVONS PAS abandonner (ibid. ; majuscules dans le texte).

lOn peut rapprocher ces quatre impératifs de ceux qu’avance l’argumentation normative.
En situation argumentative, la notion de coopération est une question stratégique redéfinie par les participants, qui ne sont pas forcément disposés à coopérer à leur propre réfutation. Les règles spécifiques, qu’elles se réclament de la discussion honorable ou rationnelle, sont une imposition de coopération sur les participants.
Les énoncés violant des principes de Grice ne sont pas éliminés comme des fallacies, mais compris comme des actes de langage indirects. Lorsqu’un participant constate que quelque chose n’est pas conforme à telle règle conversationnelle, sa réaction n’est pas d’accuser le partenaire de faire une contribution non pertinente ou irrationnelle, mais bien de se demander ce que veut dire et faire celui qui semble ne pas respecter les règles, et pour quelles raisons il ne le fait pas. L’analyse des fallacies retrouve cette orientation interprétative toutes les fois qu’elle adjoint à sa logique une pragmatique qui prend en compte les conditions contextuelles de l’échange analysé.
Dans certains contextes stratégiques comme le tribunal, qui ne sont pas ceux envisagés par Grice, certains locuteurs sont institutionnellement déliés de certaines de leurs obligations de coopération, V. Politesse ; Silence §4 ; Charge de la preuve §1.3. Il n’y a rien de scandaleux ou de fallacieux à cela, dans la mesure où les partenaires sont conscients d’être dans un tel contexte intentionnellement opaque.


 

Conversion

En logique

En logique, deux propositions sont converses si elles permutent leur sujet et leur prédicat.P est Q” et “Q est P” sont des propositions converses.

La conversion logique joue sur la quantification. La proposition converse d’une proposition vraie n’est pas forcément vraie.

— La proposition universelle négative et sa converse sont équivalentes :
Aucun P n’est Q <=> Aucun Q n’est P

— La proposition particulière affirmative et sa converse sont équivalentes :
Certains P sont Q <=> Certains Q sont P

— La proposition universelle affirmative et sa converse ne sont pas équivalentes :
Tous les P sont Q *<=> tous les Q sont P
On a seulement : Tous les P sont Q *<=> certains Q sont P

— La proposition particulière affirmative et sa converse ne sont pas équivalentes :
Certains P ne sont pas Q *<=> Certains Q ne sont pas P

En langue naturelle

En langue naturelle, le mécanisme de la conversion correspond à celui de l’antimétabole. Il peut s’appliquer à n’importe quelle structure binaire, moyennant quelques ajustements “N1 de N2” / N2 de N1”, ou sur le groupe < Adj + Nom > :

Mieux vaut une fin effroyable que cet effroi sans fin.
Il se battait pour une Allemagne européenne, plus jamais une Europe allemande (Felipe González, à propos de Helmuth Kohl El País, 07-01-2017)

Certains prédicats comme louer admettent la conversion, V. Homonymie :

Si [Propriétaire] loue un appartement à [Locataire]
alors [Locataire] loue un appartement à [Propriétaire]

Utilisée comme instrument polémique, l’antimétabole permet de restructurer l’expression de l’adversaire, c’est-à-dire d’inverser l’orientation de son discours, V. Orientation.

On peut contre-argumenter de façon radicale une proposition en soutenant sa converse, V. Causalité; Analogie.

L1 : — A est cause de B ; A est comme B ; A imite B.
L2 : — Pas du tout, c’est B qui est cause de A ; ­qui est comme A ; qui imite A.

De même une stratégie radicale de défense consiste en une conversion des rôles d’accusateur et d’accusé, en appliquant le principe “it takes one to know one” : “si tu m’accuses, c’est parce que le coupable c’est toi !” V. Contre-accusation; Réciprocité; Stase. La réplique enfantine “c’est celui qui le dit qui y est” sert à convertit l’accusation :

L1 : — C’est toi qui a volé l’orange !
L2 : — Non, c’est toi, parce que c’est celui qui le dit qui y est.

Le fait que L1 accuse L2 est utilisé par L2 comme un argument pour accuser L1.


 

Convergence – Liaison – Série

Une argumentation complète minimale a la forme “un énoncé argument, un énoncé conclusion”. La composante “conclusion” est exprimée par un seul énoncé ou par un bref passage conclusif de tonalité fortement assertive, alors que la composante argument, entendu comme le discours environnant la conclusion et orienté vers elle, peut avoir une structure complexe.

La distinction entre argumentations liées, convergentes et en série porte sur la structure qu’il convient d’attribuer à ce discours ; à ces trois types, il faut ajouter l’épichérème, pour lequel il n’y a, à ma connaissance, pas de nom moderne. On distingue trois modes de structuration, selon que le discours orienté vers la conclusion est composé :

— De plusieurs arguments co-orientés, V Convergence

— De plusieurs énoncés, dont la combinaison produit un argument, V. Liaison.

— De plusieurs argumentations, dont la conclusion de l’une est prise comme argument par la suivante, V. Série; Sorite.

— De plusieurs sous-argumentations qui renforcent les prémisses produisant la conclusion, V. Épichérème.


 

Convergence

Deux ou plusieurs arguments sont convergents lorsqu’ils soutiennent indépendamment la même conclusion ; ils sont coorientés vers cette conclusion, V. Orientation. On parle alors d’argumentation ou de raisonnement convergent ou multiple (ang. convergent, multiple argument). La convergence est un des modes d’organisation des discours complexes soutenant une conclusion, V. Liaison ; Série.
On a affaire à un cumul d’arguments, qui, pris séparément, peuvent être relativement faibles, peu concluants, mais qui, pris en bloc, se renforcent (“deux raisons valent mieux qu’une”) : “Mon ordinateur commence à vieillir, il y a des promotions sur ma marque favorite, je viens de toucher une prime, j’achète !”. Chacun des arguments est orienté vers la conclusion, “J’achète !”.

Chaque argument fournit à une “bonne raison” autonome. Chacune de ces argumentations (Arg_i => Conclusion) est ici schématisée globalement. Si on rétablit ces lois de passage, on obtient le schéma suivant, à comparer avec celui de l’argumentation liée, V. Modèle de Toulmin.

De la même manière, des contre-arguments peuvent converger pour réfuter une conclusion.

Si les arguments avancés sont anti-orientés, on est dans le cas de l’argumentation du chaudron; Un mais permet commodément de résoudre la contradiction :

Mon ordinateur marche très bien, il y a des promotions sur ma marque favorite, j’achète !

La structure ouverte de l’argumentation convergente est caractéristique du filet argumentatif, opposé à la chaîne démonstrative. Dans la chaîne démonstrative, chaque pas est nécessaire et suffisant ; si une étape n’est pas valide, la chaîne se brise. Dans le cas du filet argumentatif, si un maillon du filet se rompt, le filet peut toujours être utilisé pour prendre des poissons, du moins les plus gros.

Les scripts argumentatifs ont une structure d’argumentations convergentes, dans leur partie positive comme dans leur partie réfutative.

Disposition des arguments convergents

À propos de l’argumentation convergente, se pose la question de l’ordre de présentation des arguments (lat. V. Rhétorique, dispositio. Si les arguments apportés sont de force très différente, la présence d’un argument faible à côté d’un argument fort risque de nuire à l’ensemble de l’argumentation, particulièrement si cet argument clôt l’énumération : Faut-il commencer par l’argument le plus fort ou le réserver pour la fin ? Faut-il commencer par l’argument le plus faible, ou l’enfouir comme une incidente quelque part au milieu du discours ?

C’est un grand chasseur, il a tué deux lions, trois sangliers et un lapin de garenne

Dans la rhétorique classique, la théorie de l’organisation générale du discours (lat. dispositio) porte sur les différentes capacités de persuasion attribuées aux divers arrangements d’arguments convergents de force différente.

Dans l’argumentation convergente, les arguments peuvent être simplement juxtaposés (disposition paratactique), ou connectés :

(Arg1) ; (Arg2) ; (Arg3) ; donc Concl.

Arg, en outre Arg et enfin Arg, donc Concl

Les connecteurs non seulement Arg1 mais Arg2 ; en outre Arg2 ; en plus Arg2 ; sans parler de Arg2… produisent outre l’effet de cumul, un effet de radicalisation croissante de l’argumentation. Cet effet est net dans le cas du connecteur d’ailleurs :

[Conclusion] puisque Arg1, Arg2… et d’ailleurs Argn
Mais non, Pierre ne viendra pas dimanche, il a du travail, comme d’habitude, d’ailleurs sa voiture est en panne.

Le locuteur considère que le premier argument est suffisant pour la conclusion, mais qu’il ajoute en plus, “pour faire bonne mesure”, un autre argument. Ducrot et al. (1980, p. 193-232) décrivent l’argument introduit par d’aillleurs comme « l’argument du camelot ». L’image fait référence à la pratique des marchands ambulants vendant par lots une marchandise de qualité médiocre, et ajoutant sans cesse au lot de nouveaux éléments, par exemple en ajoutant une bouilloire (ici, l’argument introduit par d’ailleurs)  pour rendre plus attractif un lot de casseroles (ici, les autres arguments):

Le locuteur prétend viser une conclusion r, il donne pour cette conclusion l’argument P qui la justifie. Et dans un second mouvement discursif, il ajoute un argument Q, allant dans le même sens que P. Dans la mesure où P tout seul devrait déjà conduire à r, Q est ainsi présenté comme n’étant pas nécessaire pour l’argumentation. (Bourcier & al., 1980, p. 195)

On peut considérer que chaque argument apporte une partie de la vérité, et que ces contributions peuvent être arithmétiquement ajoutées pour constituer un grand discours décisif. On peut aussi penser que, par nature, chaque argument est présenté comme suffisant, et que leur ajout obéit en fait à la logique de la mise en rayon de tous les produits disponibles, tous plus satisfaisants les uns que les autres.

Réfutation point par point

Pour réfuter la conclusion d’une argumentation convergente, on doit réfuter chacun des arguments qui soutiennent cette conclusion ; à une argumentation convergente on répond ainsi par une réfutation point par point ; c’est une argumentation au cas par cas, limitée aux cas qui ont été avancés par l’adversaire.


 

Contre-

Le préfixe prépositionnel contre- sert à former une série de mots très utilisés en argumentation.

1. Contre-accusation

La contre-accusation est une stratégie stasique qui produit une nouvelle situation argumentative en inversant les rôles d’accusateur et d’accusé et mettant l’accusateur sur la défensive.

1. Discours, Contre-discours
Proposition, Contre-proposition

Les notions de Discours (D) et de Contre-Discours (CD) sont corrélatives : D et CD sont produits dans le champ d’une même question argumentative, QA, à laquelle ils proposent des réponses différentes.

Le CD est second par rapport au discours D . Il a le statut de second tour de parole en réaction au premier tour de parole que constitue le discours D.
D présente des arguments ArgX soutenant la proposition PX en réponse à la QA.
—Le CD est réactif et critique ; il ne ratifie pas D et s’efforce montrer par diverses manœuvres que PD doit être transformée ou rejetée. Pour cela, il s’en prend à tous les constituants du discours D, tout en focalisant sur le rejet de ses arguments et conclusions.
Cette réaction  s’appuie sur des arguments positifs ArgY soutenant la contre-proposition PY en réponse à la QA (voir infra)

Défini comme un discours d’opposition, discours minoritaire qui ne dispose pas des leviers du pouvoir, le contre-discours se distingue du discours non par sa structure (les deux contiennent des éléments positifs et négatifs), mais par le fait qu’il supporte la charge de la preuve.

2. Contre-argument, contre-argumentation

On peut distinguer deux types de contre-arguments CA et de contre-argumentation, les CA structurels et les CA contextuels.

2.1 Contre-arguments et contre-argumentation structurels

Le CD peut
Tenter de détruire le discours D, par exemple en le ridiculisant, V. Mépris.
Présenter des contre-argumentations structurelles à l’argumentation avancée par D, soit en présentant des objections visant à modifier PX, soit en réfutant les argumentations ArgX.

2.1 Contre-arguments et contre-argumentation contextuels

Sous la même QA, peut se développer d’une part, un discours D qui développe la proposition P, et d’autre part, un discours D’ qui réfléchit au même problème selon d’autres critères, et lui trouve une solution P’, différente de P, en s’appuyant sur des arguments et des argumentations Arg’ en s’abstenant systématiquement de mentionner D.
D’
est simplement un discours autre qui choisit de ne pas mentionner le discours concurrent, mais de se concentrer sur la construction de sa propre position.
Une telle stratégie fortement assertive permet de focaliser positivement l’intervention, elle évite les paradoxes de la réfutation, mais peut être considérée comme une forme de mépris des arguments avancés par une partie adverse, “même pas digne d’une réfutation”.

Les deux discours D et D’ peuvent en théorie se développer en parallèle, sur le mode de la coexistence pacifique, V. Antithèse

Toutefois, D’ prend automatiquement valeur de CD lorsqu’il est mis en rapport avec D dans l’espace discursif qui les fonde, celui de la QA.
Par le jeu de la négation en situation polarisée, le fait de fournir une raison de faire B, incompatible avec A, se transforme en raison de ne pas faire A. L’argumentation en faveur de B est une contribution à la réfutation de A (Brandt & Apothéloz 1991, p. 98-99).
Les arguments positifs qui soutiennent D’ peuvent être désignés, relativement à D, comme des contre-arguments contextuels c’est-à-dire “des arguments qui défendent une proposition autre”.

V. Contradiction ; Antithèse ; Paradoxe.

3. L’asymétrie Proposition (D) vs Contre-proposition (CD)

3.1 Deux discours en équilibre (stase)

Lorsque le dialogue argumentatif est engagé, particulièrement lorsque la QA a une longue histoire, les deux discours en présence combinent en miroir deux types d’opérations

    • Travail négatif de rejet de l’autre discours.
    • Travail positif de construction d’une proposition autre.

Le discours X présente : 

Une proposition, PX
Une argumentation positive arguments structurels de X, en faveur de PX
qui fonctionnent contextuellement comme des contre-(ArgY)
Une argumentation réfutative des contre-(ArgY), soit des arguments réfutant les arguments et l’argumentation propres du contre-discours

Le discours Y présente : 

Une proposition, PY
Une argumentation positive arguments structurels de Y, en faveur de PY
qui fonctionnent contextuellement comme des contre-(ArgX)
Une argumentation réfutative des contre-(ArgX), c’est-à-dire des arguments réfutant les arguments et l’argumentation propres de X

Dans ce cas, les notions de contre-discours et de discours sont relatives; X est le contre-discours de Y et Y le contre-discours de X.

3.2 La charge de la preuve rompt l’équilibre

Sous une QA concrète, cette symétrie est rompue par la charge de la preuve, qui bride l’un ou l’autre discours.
On peut alors parler, dans l’absolu, de discours et de contre discours. Si Y supporte la charge de la preuve, il est dans l’absolu, contre-discours de X.


 

 

Contraires, Termes –

Termes OPPOSÉS (HUB)

On distingue principalement les formes d’opposition suivantes:  contraires, contradictoires, relatifs. La relation d’antonymie désigne l’opposition entre mots.

On parle de termes opposés ou de termes contraires. Au sens strict, le terme contraire désigne une relation d’opposition particulière. Opposé a des contextes spécifiques, qui n’admettent pas contraire:

rive opposée
côté opposé à tel ou tel angle (triangle),
point diamétralement opposé à un autre point sur un cercle,
nombres opposés (deux nombres ayant même valeur absolue, et opposés par leur signe (somme égale à zéro).

Pour cette raison, il est préférable d’utiliser opposé comme terme couvrant, et de réserver contraire pour l’opposition bidimensionnelle de contrariété.

1. L’opposition des concepts en philosophie

En philosophie, à la suite d’Aristote, on distingue quatre formes d’opposition entre concepts.
La relation d’opposition est introduite dans les Catégories (Chap. 10 et 11) et dans la Métaphysique (L. I, Chap. 4).  Les concepts entrant dans une relation d’opposition sont classés sous quatre catégories :

1. Les relatifs (corrélatifs) le double / la moitié (2)
2. Les contraires le mal / le bien — blanc / noir
3. La privation et l’habitude (possession) la cécité / la vue
4. L’affirmation et la négation
(les contradictoires)
il est assis / il n’est pas assis

Selon Hamelin (1), ces corrélatifs se déduisent par « filiation », à partir des deux oppositions polaires, 1. et 4., par renforcements successifs du contenu négatif de l’opposition de  1. à 4, ou par affaiblissement de ce contenu de 4. à 1.
La négation s’origine au pôle 1.,  l’opposition des relatifs. C’est « celle qui contient le moins de négation »  (id.), les relatifs étant définis l’un par l’autre:

[Le relatif se réfère] de quelque manière que ce soit à son corrélatif. [Il] n’est ce qu’il est que par référence à son opposé.
[Les corrélatifs] sont ontologiquement simultanés. (Hamelin, p. 132-133)

— La négation atteint son maximum au pôle 4., avec « l’opposition la plus absolue [qui] est celle des contradictoires »  (p. 141).

Cette opposition « a pour caractère propre et privilégié de séparer le vrai du faux, l’un ou l’autre des deux opposés contradictoires étant vrai et l’autre faux. » (H. p. 140).

Dans cette généalogie, la relation de possession / privation se situe du côté de la négation forte, entre l’opposition des contraires et l’opposition des contradictoires. Elle admet une zone intermédiaire où on peut voir plus ou moins bien, avant de devenir plus ou moins aveugle. (3)

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Notes § 1
(1) Hamelin Octave 1905 / [1985]. Le système d’Aristote. Publié par L. Robin. Paris,Vrin.

(2) Comprendre : “le double est le double de ce qui en est la moitié” (id. p. 148)
(3) Les plantes ne possèdent pas la vue, mais elles ne sont pas faites pour la posséder; en ce sens, on ne dit pas que le géranium est aveugle.
Selon Hamelin « le type de l’opposition de l’habitude (possession) et de la  privation, c’est la cécité et la vue dans un sujet fait pour en jouir de la vue, et à l’époque où il doit en jouir. » (p. 136), ce qui n’est pas le cas des végétaux.  Ne peuvent être dits aveugles que les êtres d’un genre capable de voir.
Certains humains ont perdu la vue, ils sont dits aveugles. Certains anmaux terrestres (taupe, lombric), ont des yeux dysfonctionnels, incapables de voir,  sont également dits aveugles. De même, les poissons ne sont pas des mammifères, mais ils ont des yeux. Certains poissont ont des yeux dysfonctionnels, et sont en conséquence également dits aveugles.

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Les antonymes dans le discours argumentatif

Du point de vue du lexique, la notion d’antonymie est utilisée pour couvrir les relations d’opposition entre termes, quelle que soit la nature de cette opposition (temporelle, spatiale…)
Dans les dictionnaires, associent à chaque mot une liste de ses antonymes, qui, comme les synonymes, contribuent à définir ce terme.
Les différentes acceptions d’un mot sont associées à des antonymes spécifiques.

Les entrées suivantes exploitent l’antonymie et les autres formes d’opposition de termes, notamment la négation et la préfixation négative.

Antithèse

Argumentation A contrario  

Contradiction – Non Contradiction

Argumentation par les  Contraires

Propositions Contraires et Contradictoires

Argumentation sur les termes Corrélatifs

Négation — Dénégation

Figures d’Opposition

Réfutation

Réfutation par l’impossibilité du contraire


 

Corrélatifs

Argumentation sur les termes contraires CORRÉLATIFS

Elle prend pour argument une prédication sur un des membres d’une paire de corrélatifs et conclut par la validité de la même prédication ou d’une prédication analogue faite sur l’autre membre: le père est banquier, le fils sera trader

1. Termes corrélatifs

Les termes corrélatifs sont également dits relatifs, ou réciproques, et considérés comme une forme de termes contraires :

Les relatifs sont [des opposés] par définition ; [ils sont] « ontologiquement simultanés] (Hamelin [1905], p. 133).

Mère et enfant sont des termes corrélatifs ; ils entrent dans des relations d’inférences immédiates : “si A est la mère de B, alors B est l’enfant de A”. D’une façon générale, les prédicats R1 et R2 sont des corrélatifs si :

A_R1_B <=> B_R2_A
.

mère / enfant                                   cause / effet
vendre / acheter                              double / moitié

Les termes corrélatifs sont définis l’un par l’autre ; “père de —” est défini comme “homme ayant E1 et E2 pour enfants” ;“ enfant de —” comme “garçon ou fille de ”.

2. Topos des corrélatifs

Les opérations sur les corrélatifs correspondent au topos no 3 de la Rhétorique d’Aristote, « à propos des impôts : s’il n’est pas honteux pour vous de les vendre, il ne l’est pas non plus pour nous de les acheter » (Rhét., II, 23, 1397a25 ; Chiron, p. 381). Ces inférences ont des limites ; selon ce topos :

S’il est permis d’acheter 2 g de haschich, alors il est permis de vendre 2 g de haschich.

Mais la vente de drogue est poursuivie, alors que la possession de drogue en petite quantité est tolérée.

Le principe suivant traite deux paires de corrélatifs savoir / apprendre, commander / obéir par le topos des contraires :

Si tu veux savoir commander, tu dois d’abord apprendre à obéir.