Chaudron

Argumentation du CHAUDRON

L’argumentation du chaudron — ainsi nommée d’après Freud — est une stratégie de défense qui mobilise plusieurs formes de réfutations plus ou moins concluantes mais incompatibles.

Freud raconte l’histoire du chaudron dans L’interprétation des rêves [1900], à propos de l’interprétation qu’il fait d’un de ses propres rêves, dit de “l’injection faite à Irma”, une de ses patientes.

Il est vrai que ces explications, qui concourent toutes à me disculper, ne s’accordent pas ensemble et même s’excluent. Tout ce plaidoyer – car ce rêve n’est rien d’autre qu’un plaidoyer – rappelle la défense de cet homme à qui son voisin reprochait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état : “Premièrement, je te l’ai rendu en bon état ; deuxièmement, ton chaudron était déjà percé quand je te l’ai emprunté ; troisièmement, je ne t’ai jamais emprunté de chaudron”. Tout est parfait ; il suffit que l’un de ces trois moyens de défense soit jugé valide, pour que l’on doive acquitter cet homme. (Freud [1900], p. 92)

Cette histoire lui permet de montrer comment se défend l’inconscient, d’une manière radicale et absurde. Cette défense est radicale, car elle mobilise plusieurs formes de réfutations toutes pertinentes, mais elle est absurde parce que les réfutations avancées sont incompatibles.
On reconnaît dans cette gamme de défense les mêmes contenus que ceux qu’organise la théorie des stases.

(1)  L’accusé rejette le fait qu’on lui reproche “je t’ai rendu ton chaudron en bon état”
ce qui produit une question de fait (stase conjecturale) : “le voisin a-t-il ou non rendu le chaudron en bon état ?”

(2) L’accusé affirme ensuite que “ton chaudron était déjà percé quand je te l’ai emprunté”
Ce qui est contradictoire avec ce qu’il affirmait en (1) et ce qu’il affirmera en (3)
Il produit ainsi une sorte de contre-accusation, rejetant la responsabilité du dommage sur son accusateur ou un tiers, d’où la question “Qui a percé le chaudron ?”

(3) L’accusé affirme enfin que “ je ne t’ai jamais emprunté de chaudron”. Il rejette ainsi ce qu’il avait implicitement admis dans (1), ce qui produit une seconde question de fait :a-t-il emprunté le chaudron ?”

Le dommage pourrait également être reconnu et minoré :
               C’est un tout petit trou de rien du tout, facile à réparer.

En fait, dans l’affaire du chaudron telle qu’elle est présentée par Freud, on pourrait dire que l’inconscient ne se défend pas, mais qu’il prépare la défense, comme le fait l’accusé hésitant entre différentes stratégies. Un petit montage langagier permet d’ajuster ces stratégies :

Il s’agissait non pas d’un emprunt formel (3) mais d’une demande d’aide amicale et ponctuelle. Ton chaudron était en mauvais état et presque percé (2) quand je te l’ai emprunté, il fuyait, et il devait bien finir par se trouer franchement ; en fait je te l’ai rendu dans le même état (1). Donc c’est toi qui es responsable du mauvais état du chaudron, et de toutes façons ça n’est pas moi mais ton ami Pierre qui s’est occupé de faire la soupe dans ton chaudron ce soir-là.

L’inconscient ne pense pas plus mal que le conscient.

En pratique, l’essentiel est que les différentes accusations soient convergentes (co-orientées). Pour effacer leurs contradictions, il suffit de les faire porter par différents locuteurs alliés, si possible à différents moments, ou devant différentes instances, ou encore comme des hypothèses.

L’écrivain chinois Lao She (1899-1966) « est une des premières victimes de la révolution culturelle. » Après avoir été torturé, « Il est retrouvé mort le 24 août 1966. La version officielle est celle d’un suicide par noyade » (Wikipedia, Lao She). Cette version des faits est contestée par Simon Leys.
Sur cette question brûlante, les maoïstes occidentaux ont adopté une ligne de défense assez originale qui s’articule en trois points. 1) Lao She ne s’est pas suicidé, c’est une invention de Taïwan ; 2) Son suicide s’explique d’ailleurs parfaitement étant donné sa mentalité bourgeoise ; 3) De toute manière, cette affaire est tout à fait dénuée d’intérêt et ne mérite pas qu’on s’y attarde.
Simon Leys, Essais sur la Chine, 1998.

Les adverbes d’ailleurs et de toute manière présentent (1) comme suffisant ; (2) et (3) sont donnés en plus, pour faire bon poids, V. Connecteurs.

Comme dans le cas du chaudron, pour effacer les contradictions, il suffit de les faire porter par différents locuteurs alliés, si possible à différents moments, ou devant différentes instances, ou encore comme des hypothèses flottantes, sur lesquelles il faudrait enquêter sérieusement.

Cohérence de l’argumentation convergente

On dit argument du chaudron, mais il faudrait parler de l’argumentation du chaudron pour désigner un discours qui appuie une conclusion d’une série d’arguments convergents pour disculper le locuteur, mais incompatibles entre eux, V. Convergence; Cohérence; Ad hominem; Contraires.

Le cas du chaudron montre que, pour qu’une argumentation convergente soit bien formée, il faut non seulement que les arguments soient co-orientés, mais qu’ils soient cohérents. De toutes façons, l’introduction d’un simple mais efface l’incohérence :

je n’ai pas besoin de vêtements, mais comme il y a soldes, j’achète.