Définition 3 :
Argumentation par la définition
L’argumentation par la définition et l’appartenance catégorielle attache à un être particulier certaines des qualités, propriétés, discours, droits et devoirs, savoirs et idéologies … qui caractérisent la catégorie d’êtres nommée par le terme.
1. Ce qui définit la catégorie se retrouve dans l’individu
La définition (le definiens) de “ce qu’est un D” est un stock de permis d’inférer applicables aux êtres ou aux actions appelés D. L’argumentation a la structure suivante :
Un argument : un énoncé de la forme < I est un D > : un individu I est (jugé être, catégorisé, perçu, nommé… comme) “un D”.
Un permis d’inférer, trouvé dans la définition de la catégorie D.
Une conclusion : ce qui se dit et se fait à propos des D peut se dire, se faire de I (déduction).
L’exemple de raisonnement (Harry est né aux Bermudes, etc.) illustrant le modèle de Toulmin est de ce type.
Les définitions essentialistes sont liées au raisonnement syllogistique, V. Classification; Catégorisation.
Les définitions lexicographiques fournissent quelques inférences remarquables de prédicat à prédicat validées par l’usage
Les définitions des encyclopédies pratiques légitiment des façons de faire :
“C’est un mousseron”, donc “très aromatique, il est délicieux en omelette”, encore mieux, je vais “l’utiliser comme aromate, en le desséchant”
Montegut & J. Manuel, Atlas des champignons, Paris, Globus, 1975
La qualification juridique est la traduction en termes juridiques J d’une action de la vie ordinaire, j. Cette qualification une fois opérée justifie l’application à j des actions prévues par la loi à propos de J. Si l’avion arrive en retard, les passagers ont droit à une compensation financière. Pour cela, on doit définir ce que veut dire arriver et en retard lorsqu’on parle d’un avion, puis appliquer cette définition aux différents cas concrets d’arrivée en retard.
L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 4 septembre 2014, Germanwings, illustre parfaitement ce qu’est la méthode juridique. La qualification est l’exercice juridique par excellence. C’est en elle que réside le véritable pouvoir du droit. Elle consiste à faire entrer un fait dans une catégorie juridique afin de lui appliquer le régime juridique attaché à cette catégorie juridique. Ainsi, suivant que le fait est ou non “subsumé” dans cette catégorie, le régime lui sera appliqué ou non.
Par exemple, si l’on considère qu’un voyageur est “arrivé” plus ou moins tard dans le long processus de l’atterrissage de l’avion et de son débarquement, cela sera plus ou moins profitable pour la compagnie aérienne. En effet, celle-ci doit une compensation financière au voyageur victime d’un “retard”. Encore faut-il connaître son “heure d’arrivée”. Encore faut-il déterminer juridiquement ce qu’est le fait pour un voyage d’“arriver”.
Marie-Anne Frison-Roche, Qualification des faits par le droit : Qu’est en droit “l’arrivée du passager d’un avion” ?[1]
Les catégorisations administratives fonctionnent selon le même principe de qualification de la situation des personnes qui amorce le syllogisme pratique :
Vos documents montrent que vous êtes un (vous entrez dans la catégorie de) parent isolé
Cette situation donne droit à telle forme d’aide
Cette aide doit vous être versée.
2. Argumentation fondée sur la définition lexicographique
La définition lexicale trouvée dans le dictionnaire est constituée d’une part de syntagmes ayant le même sens, ou l’un des sens du mot à définir, et d’autre part, d’exemples d’usage du mot. Ces exemples sont soit empruntés à des auteurs, soit produits par le lexicographe et donnés par lui comme des exemples typiques ; ils sont reconnus comme à la fois reflétant et fixant le sens du mot.
Définitions et exemples peuvent ainsi être utilisées comme des stocks de topoï liant le terme défini à une série ouverte de termes, et, de ce fait, légitimant les enchaînements de l’un à l’autre (Raccah 2014). Ces inférences s’appuient sur les savoirs lexicalisés qui caractérisent une compréhension de base du mot. Elles sont considérées comme rationnelles et convaincantes dans la mesure où elles correspondent au “patrimoine sémantique” commun.
Si on sait que tel pays est une démocratie, on peut conclure “alors on y tient régulièrement des élections libres” puisque la tenue d’élections libres est un des traits qui définissent la démocratie :
Le terme démocratie […] désigne à l’origine un régime politique dans lequel tous les citoyens participent aux décisions politiques, au moins par le vote. (Wikipedia, Démocratie)
Le “riche” du dictionnaire n’est pas le “riche” de la sociologie. Les critères de classification sociologique et les critères d’usage linguistique sont différents, mais, d’une part, dans les deux cas, la désignation d’un individu comme “un riche” demande à être justifiée (argumentation fondant une catégorisation). D’autre part, l’exploitation du savoir sociologique lié à la catégorie “riche” est à la base d’inférences non linguistiques permettant d’enrichir la description d’un individu appelé / catégorisé comme “un riche”. Les savoirs scientifiques et les savoirs d’opinion figurant dans les définitions et les exemples des dictionnaires sont également des sources autorisées d’arguments.
Le dictionnaire définit l’adjectif riche comme suit.
A − 1. [En parlant d’une pers. ou d’un ensemble de pers.] Qui a de la fortune, qui possède des biens en abondance, qui a beaucoup d’argent. (TLFi, Riche).
À partir de “X est riche”on déduit, selon ce qu’on pourrait appeler “l’analytique catégorielle” une série ouverte de propriétés :
” :
Donc X a de la fortune, il possède des biens en abondance, il a beaucoup d’argent, …
D’autre part, le dictionnaire fait suivre la définition de citations, reprenant des usages typiques du mot et faisant allusion aux croyances et savoirs courants qu’on lui associe. En les associant au sens du mot, le dictionnaire présente ces exemples comme des opinions, plus ou moins typiques dans la communauté linguistique, et légitime ainsi de nouvelles inférences au statut ambigu. Les informations suivantes proviennent des définitions de MW, tfd ; CD. [2]
1) … donc il est riche. Cette affirmation est justifiée :
— Sur une base analytique :
(Il a) beaucoup d’argent ; des biens de valeur, donc il est riche
— Sur la base de signes :
(Il possède) des biens de valeur, des objets d’art, donc il est riche
— Sur la base de sa “moralité et de ses motivations” :
Il est déterminé à s’enrichir rapidement, donc il deviendra probablement riche
2) Il est riche, donc…
Sur la même base analytique, ou à partir de signes, on peut déduire :
… (Il a) beaucoup d’argent ; des biens de valeur … (il possède) des biens coûteux, faits dans des matériaux rares et travaillés (comme des meubles en acajou) … il n’a pas besoin de travailler … il a oublié son humble passé.
Cette dernière conclusion admet des exceptions :
Il est riche, MAIS… … Même devenu riche et célèbre, il n’a jamais oublié ses modestes origines.
3) Un principe implicite, “tout le monde peut devenir riche”, élimine deux réfutations :
— Avoir un passé modeste :
Même lorsqu’il est devenu riche et célèbre, il n’a jamais oublié son humble passé.
— Manquer d’éducation formelle :
Le manque d’éducation formelle n’est pas un obstacle à la richesse.
3) Une opposition principale : les riches contre les pauvres, permet l’introduction du thème des « opposés » :
Il y a une loi pour les riches et une autre pour les pauvres.
Pourquoi n’est-elle pas riche ? Parce que son père n’a pas volé. Qu’est-ce qu’être riche au fond ? C’est avoir dans sa poche ce avec quoi le voisin se serait acheté un paletot s’il n’avait pas eu la sottise de se le laisser prendre (Mallarmé, Corresp., 1862, p. 55). (TLFi, ibid.)
Cet énoncé légitime le topos “la richesse c’est le vol”, “il est riche donc il a volé”.
4) Les exemples suivants lient le fait d’être riche au sentiment de mépris (réciproque) : “il est riche, donc il est méprisant” ; “il est riche, donc il est méprisable” :
— Les (fils de) riches méprisent les gens :
Que suis-je à vos yeux ? Le « précepteur » ainsi que me désignait avec mépris ce petit Anglais, ce fils de riche (Mauriac, Asmodée, 1938, IV, 13, p. 176). (TLFi, ibid.).
— La question du mépris se pose à propos des riches :
Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu’ils ne pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe (Fustel de Coulanges, Cité antique, 1864, p. 389). (TLFi, ibid.)
Ces inférences ne sont pas analytiques, mais relèvent de la doxa. Le lexicographe les fait porter par d’autres voix, comme s’il ne voulait pas tout à fait les prendre en charge.
3. Argumentation fondant la catégorisation-nomination et argumentation par la définition
Le processus de nomination-catégorisation ordinaire, par lequel on donne un nom à un objet, est parallèle au processus général de catégorisation, par lequel on rattache un être à une catégorie scientifique ou administrative. Appeler un être “D”, c’est lui imposer les discours de définition accompagnant ce nom ainsi que les scripts d’action, les devoirs et les obligations attachés “aux D”.
— L’argumentation fondant une catégorisation permet le rattachement d’un individu à une catégorie, nommée par un terme accompagné de son discours définitoire. En termes de traits, le rattachement est autorisé parce que cet individu présente un certain nombre de caractéristiques correspondant à celles de la définition : “c’est un mousseron puisque son chapeau est…”, ou est analogue à un membre de la catégorie de rattachement.
— Une fois rattaché à la définition, on peut lui appliquer tout ce que dit le discours définitoire, par une argumentation par la définition : “on peut le déguster, puisque c’est un mousseron!”
— Pour que ce mécanisme puisse fonctionner, il faut que la définition ait été établie de manière indépendante de l’être considéré V. Définition persuasive ; c’est à cela que sert la justification argumentée d’une définition.
Ces processus de (re-)définition et de (re-)catégorisations interviennent dans les argumentations a pari, a fortiori, comme dans l’application de la règle de justice.
[1] https://mafr.fr/en/article/qualification-des-faits-par-le-droit-quest-ce-que-/ (08-06-2020)
[2] Les inférences provenant des dictionnaires anglais (rich) peuvent paraître légèrement surprenantes au lecteur français.
CD = Cambridge Dictionary, http://dictionary.cambridge.org
tfd = thefreedictionary. http://www.thefreedictionary.com/ (12-12-2017)
MW = Merriam-Webster Dictionary. www.merriam-webster.com