ARGUMENTATION — DÉMONSTRATION
L’opposition argumentation / démonstration, fonde l’opposition entre “les deux cultures”, sciences et humanités. L’argumentation gagne à être rapportée non pas à la démonstration logique élémentaire, mais aux autres arts de la preuve (histoire, médecine, enquête judiciaire…). Les apprentissages scientifiques se développent d’abord sur les bases du raisonnement en langue naturelle, qu’il est loisible d’abandonner pour un langage formel dès que le besoin s’en fait sentir (Quine).
1. Le mot démonstration
1.1 Dans le langage ordinaire
Étymologiquement, démontrer est lié à montrer ((lat. demonstrare, “1. Faire voir ; 2. Exposer, décrire”) ; les deux verbes sont restés synonymes dans certains contextes : “dans ce qui suit, je montrerai (= démontrerai) que…”. L’usage ordinaire utilise démonstration avec le sens de manifestation : on se livre à des démonstrations de solidarité, d’amitié, et on donne des preuves d’amour. Ces emplois rappellent que la démonstration, même dans ses emplois les plus abstraits, garde un lien avec le visuel : si la preuve fait toucher du doigt et goûter, la démonstration fait voir. L’argumentation n’a pas de tels arrière-plans métaphoriques ; elle a sa source et se déploie entièrement dans le langage.
1.2 En rhétorique
En rhétorique, hormis le sens de “preuve”, le mot démonstration est utilisé dans deux sens totalement différents.
— La démonstration est une présentation verbale très vive d’un événement ou d’un état de choses sous forme de tableau, dont l’auditeur ou le lecteur est le spectateur. Cette figure est encore appelée évidence ou hypotypose (Lausberg [1960], § 810).
— Le genre démonstratif est un autre nom du genre généralement appelé épidictique ou laudatif, à côté des genres délibératif et judiciaire (Lausberg [1960], § 239).
1.3 En mathématique et en sciences
Le mot démonstration est essentiellement utilisé en mathématique et en sciences, avec un sens que l’on oppose fréquemment à argumentation.
2. L’opposition argumentation / démonstration
L’opposition de l’argumentation à la démonstration est l’élément fondamental du “prêt-à-penser” sur l’argumentation, où elle se redouble dans l’opposition opinion / vérité.
L’opposition démonstration / argumentation correspond à celle qu’on relève entre « deux cultures » (Snow, 1961) posées comme radicalement différentes, sans contact ni communication, le monde de la science contre le monde des affaires humaines, le monde de la vérité contre celui de l’opinion. Cette opposition tient parfois lieu de définition de l’argumentation, réduite à une pseudo-démonstration.
La substance et la portée réelle de cette opposition, les relations précises entre argumentation et démonstration, constituent une question essentielle pour le développement des études d’argumentation.
3. La démonstration hypothético-déductive, idéal de la preuve ?
En logique, une démonstration hypothético-déductive est un discours en langage formel, progressant des axiomes au théorème par l’application de règles de déduction, (§3). C’est une suite de propositions telles que chacune d’elles est ou bien un axiome (une prémisse posée comme vraie) ; ou bien une proposition précédemment démontrée ; ou bien une proposition déduite d’un axiome ou d’une proposition démontrée par une règle de déduction. La construction de cette suite n’échappe pas à l’intentionnalité, puisqu’elle vise un point d’arrêt, un résultat remarquable, détachable : le théorème.
Lorsqu’il est possible d’amener une preuve à une démonstration de type logico-mathématique, on dit qu’on a formalisé cette preuve. Cette définition de la preuve formelle, parfois prise comme idéal de la preuve, est à la base de la conception de la science comme calcul pur, que l’on oppose à une vision de la science comme description de la réalité (géographie, zoologie), mêlant le calcul et l’expérimentation (physique, chimie).
Dans les sciences, une démonstration est un discours :
1) Portant sur des propositions vraies : par hypothèse, comme résultats d’observations ou d’expérimentations menées selon un protocole validé, ou comme résultats acquis de démonstrations précédentes.
2) Ces propositions sont enchaînées de façon valide, c’est-à-dire conformément aux règles du calcul et aux procédures spécifiques définies dans la discipline ;
3) Elles aboutissent à une proposition nouvelle, stable, marquant une avancée des connaissances dans le domaine concerné, et susceptible d’orienter le déroulement ultérieur de la recherche.
La pratique scientifique suppose bien d’autres opérations, linguistiques, cognitives ou matérielles que la démonstration logico-mathématique : appréhender un état de la question, formuler le problème, concevoir une hypothèse, définir, observer, décrire, réaliser un montage expérimental et une expérimentation, calculer, schématiser, prédire, mesurer, vérifier des résultats… puis mettre en forme les résultats pour les communiquer, répondre aux questions et réviser ce qui doit l’être. En outre, la pratique scientifique courante inclut la rédaction de demandes de financement, l’évaluation des recherches, les entretiens d’embauche, etc. Ces opérations nécessitent la gestion coordonnée des langages techniques, mathématiques et naturels, utilisant une variété de supports sémiotiques, figures, tableaux, schémas et diagrammes. L’argumentation en langage naturel joue un rôle important dans toutes ces activités complexes.
3.1 Des champs distincts : ce qu’on sait, ce qu’on fait, ce qu’on valorise
Le champ de l’argumentation est plus vaste que celui de la démonstration : l’argumentation porte sur ce qu’il faut croire, zone sur laquelle elle rencontre la question de la preuve et de la démonstration, mais tout autant sur ce qu’il faut faire, démissionner ou pas, rejeter ou accepter des offres de négociation, etc., comme sur ce qu’il convient de valoriser, d’admirer ou de dédaigner, voire de ressentir, domaines dans lesquels le langage de la démonstration n’a pas de sens.
Pour certaines questions relevant du croire et de la prédiction scientifique, on peut penser que le doute est accidentel, qu’il est destiné à être normalement éliminé par les progrès de la science. En revanche, il est essentiel dès que l’on considère des situations où interviennent des agents humains. Dans de telles situations, souvent le doute n’est jamais résolu, et on peut se demander légitimement ce qui se serait passé si…
On a recours à l’argumentation quand les données sont incomplètes ou de mauvaise qualité, les hypothèses et lois sont imparfaitement définies ; les déductions qu’elle opère sont, précaires et soumises à un principe de révision. En dernier ressort, on est renvoyé à la question du temps : l’argumentation tient du pari ; elle est liée à l’urgence et à l’occasion ; elle implique un processus “en temps limité”, bien différent du temps illimité que peut s’octroyer la démonstration philosophique ou scientifique ; il y a une différence de nature entre leurs agendas comme entre leurs problèmes.
Lorsqu’elle fonctionne dans le champ du savoir, l’argumentation est exploratoire ; elle a une fonction heuristique. Elle permet de produire des hypothèses, par définitions précaires et incertaines, mais qui permettent d’ouvrir une discussion et d’enclencher le processus critique de vérification et de révision.
Par nature, la démonstration est liée à un domaine ; l’argumentation peut combiner des preuves d’origine hétérogène. Si l’on discute de la nécessité de construire un canal, on devra articuler les arguments, et les preuves des géologues, des économistes, des écologistes avec ceux des riverains et des financiers, le tout sur fond de calcul, de chiffres et de démonstrations toutes plus scientifiques les unes que les autres. L’argumentation en langue naturelle devra tenter de fusionner ces modes de démonstration dans un langage accessible aux politiques et aux citoyens.
3.2 Argumentation-preuve et argumentation-démonstration : l’héritage
Plusieurs théories d’orientation, par ailleurs très différentes, se rejoignent pour opposer argumentation et démonstration. Historiquement, les notions de démonstration et d’argumentation dont nous avons hérité à travers la tradition occidentale se sont construites en Grèce ancienne. La démonstration en sciences et en mathématiques (Archimède, Euclide) s’est construite sans relation avec l’argumentation dans les affaires sociales. D’après Lloyd, Aristote a explicité le concept de démonstration dans un contexte scientifique où étaient pratiqués « quatre types d’argumentation »,
Le premier est celui de l’argumentation dans les domaines du droit et de la politique, le deuxième l’argumentation dans la cosmologie et la médecine, le troisième dans les mathématiques à l’époque pré-aristotélicienne, et le quatrième l’argumentation déductive en philosophie. Les deux premiers sont liés essentiellement à la preuve, les deux derniers à la démonstration. ([1990], p. 124)
L’unité des disciplines de la preuve se constate à l’examen de leur vocabulaire :
Le même vocabulaire, pas seulement celui des témoignages, de l’examen, du jugement, mais également celui de la preuve, apparaît aussi ailleurs que dans le domaine purement judiciaire ou politique, surtout dans diverses branches de la pensée spéculative grecque naissante. La cosmologie comme la médecine en fournissent des exemples. (Ibid.)
Dans l’œuvre d’Aristote, l’argumentation est caractérisée par ses différences avec la démonstration logique. En argumentation, les prémisses et les règles de l’argumentation sont vraisemblables, elles relèvent de l’opinion alors qu’elles sont certaines lorsqu’il s’agit de démonstration, et probables lorsqu’il s’agit de dialectique. Par un réflexe suiviste d’un modèle aristotélicien simplifié, l’argumentation a été constamment rapportée à la démonstration logique (à l’argumentation-démonstration), et non pas aux pratiques des scientifiques, des médecins, des historiens, des enquêteurs de police… auxquelles elle est cependant le plus liée, de par sa nature substantielle et son rapport aux données (argumentation-preuve). Par exemple, la notion essentielle de stase est empruntée à la médecine.
La référence hypnotique à la déduction logique élémentaire entraîne la rupture du lien entre l’argumentation, les arts et les sciences exploitant des données d’observation.
Cette opposition non opératoire de la démonstration à l’argumentation, dont les origines sont profondes et qui fonctionne maintenant comme un lieu commun, a été considérablement renforcée par la nouvelle rhétorique, ainsi que par les positions non référentialistes de la théorie de l’argumentation dans la langue.
4. Démonstration contre argumentation ?
4.1 La Nouvelle Rhétorique
Perelman et Olbrechts-Tyteca ont construit un concept autonome d’argumentation sur un double rejet, rejet des émotions d’une part, opposition de l’argumentation à la démonstration d’autre part. Il s’agit pour le Traité de circonscrire un domaine discursif autonome, où l’on parle sans démontrer ni s’émouvoir. Dans les termes mêmes du Traité, le couple argumentation / démonstration fonctionne comme un « couple antagoniste », dont les termes font l’objet d’une véritable « rupture de liaison » ou « dissociation » (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 550).
La démonstration logique élémentaire est posée à la fois comme repoussoir de l’argumentation, comme on peut le vérifier sur chaque occurrence du terme démonstration mentionnée à l’index, et comme son inaccessible idéal.
Cette stratégie, proche de celle de l’épouvantail, constitue une des cellules génératrices fondamentales du Traité. Par ailleurs, si l’on met au premier plan non plus la logique seule, mais d’autres activités scientifiques comme la médecine ou la physique, et si l’on se place non plus dans un contexte d’exposition des résultats, mais dans des contextes de découverte ou d’apprentissage, on voit que, pour chacun des points évoqués dans le Traité, on pourrait mettre en question la réalité de la rupture ou discuter sa nature exacte ou sa position dans la construction de la démonstration.
Cette image durcie de la démonstration favorise l’antagonisme argumentation / démonstration. Elle se concrétise par l’exclusion du Traité de tout ce qui touche aux sciences ; l’ouvrage se donne comme objets d’analyse
les moyens de preuve dont se servent les sciences humaines, le droit et la philosophie ; nous examinerons des argumentations présentées par des publicistes dans leurs journaux, par des politiciens dans leurs discours, par des avocats dans leurs plaidoiries, par des juges dans leurs attendus, par des philosophes dans leurs traités. ([1958], p. 13)
Aucune référence n’est faite à une quelconque activité scientifique. L’argumentation concerne exclusivement les humanités, et la démonstration règne sur les sciences et les mathématiques. La coupure entre « les deux cultures » (Snow, 1961) se trouve ainsi consacrée au fondement même de la discipline.
4.2 L’argumentation dans la langue
Cette théorie fait de l’orientation argumentative la caractéristique essentielle du plan sémantique de la langue, et conclut à l’impossibilité de développer en discours une argumentation fondée sur les bonnes raisons :
Bien souvent on a remarqué que les discours concernant la vie quotidienne ne peuvent pas constituer des “démonstrations” en un sens tant soit peu logique du terme : Aristote l’a dit, en opposant à la démonstration nécessaire du syllogisme l’argumentation incomplète et seulement probable de l’enthymème, Perelman, Grize, Eggs ont insisté sur cette idée. Au début nous pensions nous situer dans une telle tradition avec pour simple originalité de rapporter à la nature du langage cette nécessité de substituer l’argumentation à la démonstration : nous pensions trouver dans les mots de la langue ou la cause ou le signe du caractère fondamentalement rhétorique, ou, comme nous le disions, “argumentatif ” du discours. Mais il me semble que nous sommes maintenant amenés à dire beaucoup plus. Non seulement les mots ne permettent pas la démonstration, mais ils permettent aussi peu cette forme dégradée de la démonstration que serait l’argumentation. Celle-ci n’est qu’un rêve du discours, et notre théorie devrait plutôt s’appeler “théorie de la non-argumentation”.
Ducrot 1993, p. 234
Il est dans la cohérence de cette théorie, après que l’ordre de la parole ait été rabattu sur celui de la langue (saussurienne), de dénier tout principe d’intelligibilité à l’argumentation dans le discours.
La thèse sur le “rêve argumentatif” est indissociable de la thèse du “rêve référentiel”, qui refuse au discours toute capacité de désignation, pour réduire la signification aux effets de l’énoncé : “c’est sale !” ne signifierait rien, sinon sa suite “Lave-le ! Ne t’en sers pas !”, etc. On peut discuter cette affirmation à partir de l’évidence : il y a des traces de sale — café au fond de la tasse, odeur des vêtements sales, poussière sur la voiture, poubelles renversées dans l’entrée de l’immeuble, etc. Le statut des évaluations portées dans différentes cultures ou sous-cultures sur le sale et le propre est une autre question, qui concerne l’anthropologie. Il est évidemment possible d’utiliser les énoncés comme “le verre est sale” de façon purement performative (“sale parce que je le dis”), afin de déclencher par exemple un comportement de soumission (“oui Monsieur, je vous en apporte un autre immédiatement”) et de marquer ainsi sa toute-puissance. Mais ces usages, bien attestés, sont distincts de l’ordinaire qui est, sinon l’accord, la concession, et la négociation : faut-il refaire la vaisselle ?
4.3 Argumenter le caractère non démonstratif de l’argumentation
La thèse de l’impossibilité de démontrer ou prouver en langage ordinaire est menacée par les paradoxes sceptiques, et s’expose à l’auto-réfutation : il est délicat d’argumenter dans un discours en langue naturelle sur le caractère argumentatif ou non du discours en langue naturelle.
En outre, toute affirmation générale sur le caractère démonstratif ou non de l’argumentation en général, quel que soit le prestige de l’autorité qui la soutient, est difficilement évaluable. Les argumentations fondées sur des indices, l’argumentation au cas par cas, ne peuvent être traitées comme les argumentations fondées sur l’autorité ou l’analogie. Le discours argumentatif ordinaire combine des types de preuve hétérogènes.
Les études d’interaction nous ont appris beaucoup sur ce que sont et font les discours de la vie quotidienne. De brefs raisonnements locaux, s’accomplissent dans des séquences où le langage se combine à l’action, pour arriver à des conclusions opératoires. On définit, on catégorise, on articule des causes, on fait des analogies, toutes plus ou moins boiteuses, mais toutes susceptibles de critiques et de rectifications, qui, dans leur contexte, fonctionnent parfois de façon satisfaisante.
Non seulement une logique, mais une géométrie, une arithmétique, une physique, etc., informent les pratiques langagières courantes. Moyennant quelques ajustements conventionnels, les mots et le discours permettent au moins la démonstration syllogistique ; chiffres et calculs ne sont pas hors langue, aucun manque métaphysique ne leur interdit de conclure correctement, comme le montrent les petits calculs suivants :
Il faut deux heures pour arriver au refuge, la nuit tombe dans une heure, nous arriverons au refuge dans le noir.
L’abbé du Chaila est un des artisans essentiels de la répression des protestants des Cévennes. Son assassinat « est à l’origine de [la] guerre “des Camisards” .» (Poujol, p. 7)
La date de naissance du futur abbé du Chaila pose un premier mystère, du fait de la disparition des registres paroissiaux. On peut la situer au début de l’année 1648. En effet, les parents de François, Balthazar de Langlade et Françoise d’Apchier, se sont mariés le 9 avril 1643 et, à raison d’un enfant par an, ont eu successivement, huit garçons et deux filles en dix ans. François, étant le cinquième enfant de la famille, est donc né en 1648, les quatre frères précédents étant nés respectivement en 1644, 1645, 1646 et 1647. »
Robert Poujol, L’abbé du Chaila (1648-1702)[1]
La pratique de l’argumentation ordinaire suppose une capacité d’organiser des ensembles, de les combiner avec un peu d’arithmétique, ou de formuler d’impeccables syllogismes, pour peu qu’ils portent sur des contenus familiers :
Les champignons ne sont pas tous comestibles, certains sont comestibles, mais pas très bons; d’autres sont toxiques ; d’autres encore sont mortels. Il faut donc être très attentif quand on les cueille.
Aujourd’hui j’ai mangé deux poires et trois oranges, donc j’ai mangé cinq fruits, je suis en règle avec mon régime.
Ce train s’arrête à toutes les gares, ce n’est pas un express.
Manier l’équerre et le fil à plomb, calculer des angles, suppose, sinon une théorie, du moins une compétence géométrique. Toutes ces capacités conjuguées trouvent leur écho dans le langage, ce qui fait qu’il est, jusqu’à un certain point, possible de produire de bonnes preuves dans les discours mélangés des activités ordinaires.
“Le baromètre baisse, (ça veut dire que) le temps se gâte”. Quelle est la nature du lien entre ces énoncés, autrement dit, que signifie ça veut dire que ? A-t-on affaire à un principe sémantique ou à un principe physique ? La réponse met en jeu la partition, si commode mais incertaine du savoir linguistique et du savoir encyclopédique. Le lien sémantique a une origine scientifique, il fige un savoir physique difficilement acquis depuis Pascal, qui permet une authentique prévision. Il y a bien deux faits distincts, reliés par une loi : si “le thermomètre baisse” signifie “il va pleuvoir”, c’est parce que nos pratiques sémantiques ont intégré un savoir positif sur le monde.
D’une part, démonstration et preuve logico-mathématique s’opposent incontestablement à l’argumentation on le voit immédiatement à leur langage qui exclut la subjectivité. Mais une opposition n’a de, sens que si les domaines opposés sont comparables. Il n’y pas de sens de comparer un éditorial de journal avec un article exposant le résultat d’une recherche mathématique de pointe. Et surtout, il n’y a aucune raison pour rapporter éternellement l’argumentation à la démonstration logique élémentaire plutôt qu’aux d’autres pratiques des “arts de la preuve”. On peut argumenter de façon correcte en langue naturelle ; il émerge une vérité du débat judiciaire et historique, et l’argumentation joue un rôle dans l’acquisition des sciences, V. Preuve.
5. Argumentation, acquisition des savoirs scientifiques et techniques, questions socio-scientifiques
Pour construire sa logique formelle, Quine suit « une politique inspirée par le désir de travailler directement avec le langage usuel jusqu’au moment où il y a un gain décisif à l’abandonner » (1972, p. 20-21). Tout pousse à discuter les relations entre argumentation et démonstration dans le cadre d’une telle politique : mutatis mutandis, on dira que l’apprentissage élémentaire de la démonstration et de la preuve scientifique en général est ancré dans la langue ordinaire et ses processus de argumentatifs, et qu’il s’en sépare lorsqu’il trouve un gain décisif à le faire. Le point de départ est assuré : tous les enseignements commencent à se développer dans et à l’aide du langage naturel ; les points de séparation dépendent des disciplines.
On peut parler d’une construction argumentative de la démonstration, à condition de poser une série de ruptures se situant à des niveaux différents. Les termes, objets, règles et modalités d’expérience sont de mieux en mieux définis ; les éléments redondants, les perceptions non pertinentes sont expulsés du contexte ; les indices de subjectivité sont éliminés ; on passe du dialogue au monologue, le discours devient de plus en plus impersonnel, les voix se fusionnent ou sont éliminées ; le langage naturel est transformé et remplacé, partiellement ou totalement, par une langue formelle et calculatoire ; la communauté d’interlocuteurs qualifiés intervient de façon organisée, etc. Au terme de ces métamorphoses, l’argumentatif est devenue démonstratif ; il a permis de construire des savoirs substantiels (Arsac, Shapiron, Colonna 1992 ; Nonnon 1996 ; Baker 1996 ; De Vries, Lund, Baker 2002 ; Buty & Plantin 2009; Erduran & Jiménez-Aleixandre 2008 ; Polo, 2020).
Les programmes de recherche sur l’argumentation dans l’enseignement des sciences et plus généralement sur « l’enculturation scientifique » sont apparus à la fin des années 90 et au début des années 2000. Ils représentent maintenant un domaine de développement clé pour l’argumentation.
Les humanités langagières restent largement prisonnières d’une conception de l’argumentation fondée sur des discours autocentrés, dans lesquels tout et le contraire de tout peut se dire. Sur cette conception, s’est construit un antagonisme confortable avec “la démonstration logique”, vue comme un épouvantail ou un repoussoir. Le repositionnement de l’argumentation comme activité complexe, combinatoire de preuves hétérogènes, située dans un environnement matériel éventuellement sophistiqué, permet de prendre quelques distances avec cette vision logocentrique traditionnelle. Les discussions de deux garagistes en désaccord sur les moyens de réparer un moteur défaillant, ou de deux élèves en désaccord sur la forme des rayons qui sortent d’une lentille sont aussi prototypiques de ce qu’est une situation argumentative qu’un débat où le langage n’est perpétuellement rapporté qu’à lui-même.
[1] Montpellier, Les Presses du Languedoc, 2001, p. 31.