Dilemme

Argumentation par le DILEMME
Réfutation par le FAUX DILEMME

L’argumentation par le dilemme schématise une situation de choix sous la forme d’une alternative dont les deux termes sont également inacceptables. On la réfute en reconstruisant le dilemme comme un faux dilemme, et qu’il existe une issue possible

1. Problèmes de choix, dilemmes moraux

Le dilemme apparaît dans une situation de choix. On n’a pas de problème de choix si les deux actions ont des conséquences également positives, ou si les l’une des deux actions a des conséquences négatives, et l’autre des conséquences positives.

Si les deux actions ont des conséquences plus ou moins positives ou plus ou moins négatives, on peut parfois régler la question du choix par simple hiérarchisation, par préférence pour le plus grand bien et le moindre mal : la bourse ou la vie?
Si les conséquences négatives transgressent également des impératifs moraux absolus, on est face à un dilemme moral : peut-on sacrifier une personne pour en sauver deux?

L’un des dilemmes moraux les plus connus est “le dilemme du tramway”. Il faut imaginer un train roulant à pleine vitesse. Sur votre chemin, vous rencontrerez cinq personnes attachées à la voie. Cependant, il est possible d’appuyer sur un bouton pour changer d’itinéraire, avec la difficulté que dans cette nouvelle voie il y a aussi une personne attachée aux rails.
Dans ce cas, le dilemme est de savoir quoi faire. Le débat est de savoir s’il est moralement plus valable de laisser le train suivre son cours et tuer cinq personnes ou de décider délibérément que la personne sacrifiée devrait être celle qui est attachée à l’autre voie. Si les choses devaient suivre leur cours normal, il ne mourrait pas. Celui qui appuie sur le bouton lui donne la mort. (https://nospensees.fr/trois-grands-dilemmes-moraux/ (14-01-2023)

De telles situations rappellent celles qui sont mises en scène dans les expériences de pensées.

L est face à un dilemme s’il y a nécessité de choisir alors que toutes les issues sont négatives et qu’il n’est pas possible de les hiérarchiser :
— L doit impérativement prendre une décision (il ne peut esquiver, temporiser)
— Il se trouve face à une alternative, il a le choix entre deux possibilités d’action bien distinctes:

    • Chacune de ces possibilités le conduit au même résultat pour lui est très négatif
    • Chacune de ces possibilités le conduit un résultat moralement inacceptable
    • Il doit se résigner à cette situation.

2. Dilemme comme argumentation au cas par cas

Le dilemme est un mode d’argumentation consistant à acculer son adversaire en schématisant sa situation de telle sorte que toutes les issues favorables lui sont  fermées.
S’il s’agit d’une accusation, la schématisation montre à l’accusé  toutes les lignes de défense qu’il pourrait adopter conduisent à la même conclusion et qu’elle lui est défavorable :

— Ou vous étiez au courant de ce qui se tramait dans vos services, et vous êtes complice, au moins passif, de ce qui est arrivé, et vous devez démissionner.
— Ou vous n’étiez pas au courant, alors vous ne contrôlez pas vos services, et vous devez démissionner.
— Donc vous devez démissionner.

En janvier 1991, Mikhaïl Gorbatchev était Président de l’URSS, poste nouvellement créé.
À ce titre, il était directement responsable des actions militaires de l’URSS.
De plus en plus coincé, Gorbatchev était aussi, il faut bien le dire, de plus en plus aveugle. En janvier 1991, profitant de ce que le monde entier suivait à la télévision la première guerre du Golfe, les chars russes sont entrés dans Vilnius puis, devant la résistance, s’en sont retirés en laissant sur le pavé une quinzaine de morts. Ce « dimanche noir » a fini de discréditer Gorbatchev auprès des démocrates : qui voulait, après cela, entendre encore parler de socialisme à visage humain ? Pour se blanchir, et de la tentative et de son échec, il a prétendu n’être pas au courant, et on se demandait ce qui était le pire : qu’il soit menteur ou complètement hors du coup.
Emmanuel Carrère, Limonov. P.O.L, 2011, p. 328.

3. Faux dilemme !

Que l’adhésion franche et massive des citoyens m’engage à rester en fonction, l’avenir de la République nouvelle sera décidément assuré. Sinon, personne ne peut douter qu’elle s’écroulera aussitôt et que la France devra subir, mais cette fois sans recours possible, une confusion de l’État plus désastreuse encore que celle qu’elle connut autrefois.
Charles de Gaulle, Allocution télévisée du 4 novembre 1965 où il annonce sa candidature à l’élection présidentielle de décembre 1965.[1]

Les opposants ont reformulé cette schématisation sous la forme du slogan “moi ou le chaos”. Un partisan du Général lit cette déclaration comme un choix clair à opérer entre le bien et le mal. Un indécis peut y voir l’expression d’un vrai dilemme, un choix à opérer entre deux options également désagréables, la moins désagréable étant de voter pour le Général. Un opposant résolu rejette ce choix comme une mise en demeure, un faux dilemme insupportable parce que biaisé.Il doit montrer que que le dilemme est mal construit, et qu’il radicalise artificiellement une opposition plus complexe. L’opposition est reconstruite de façon à faire apparaître un troisième terme, une porte de sortie, V. Cas par cas.

L’argumentation pragmatique engendre systématiquemen des dilemmes, puisque toute mesure entraîne ici des avantages et là des inconvénients. Les proposants maximisent les avantages et minimisent les inconvénients, les opposants font l’inverse, et les autres se trouvent face à un dilemme.

Retourner le dilemme

Est-il rien, par exemple, de plus subtil que la réponse de Jésus au sujet de la femme adultère? Les Juifs lui ayant demandé s’ils lapideraient cette femme, au lieu de répondre positivement1, ce qui l’aurait fait tomber dans le piège que ses ennemis lui tendaient, la négative étant directement contre la loi et l’affirmative le convainquant2 de rigueur et de cruauté, ce qui lui aurait aliéné les esprits : au lieu, dis-je de répartir comme aurait fait un homme ordinaire, que celui, dit-il, d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre. Réponse adroite et qui montre bien la présence de son esprit3.
Traité des trois imposteurs, attribué à Paul Thiry, baron d’Holbach, 1723-1789. [2] .
(1) Au lieu de répondre par oui ou par non — (2) Montrant de façon irréfutable — (3) Sa présence d’esprit.

La scène rapportée par l’auteur est tirée de l’Évangile de Jean, 8 (Bible Segond). La question posée par « les Juifs » est: « “Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de telles femmes. Et toi, que dis-tu?” »
L’évangéliste précise : «
Ils disaient cela pour lui tendre un piège, afin de pouvoir l’accuser » — au cas où il ne se rallierait pa à la Loi juive, de ne pas respecter cette  Loi.

Dilemme / Faux dilemme : un topos transculturel

Mencius, Bk 6, Part B
[ Le dilemme…] — A man from Ren asked Wuluzi, “Which is more important, ritual or food?”
— “Ritual is more important,” said Wuluzi.
— “Which is more important, sex or ritual?”
— “Ritual is more important.”
“What if you would starve to death if you insisted on ritual, but you could get food if you didn’t. Would you still have to abide by ritual? What if by skipping the ritual groom’s visit to receive the bride you could take a wife, but otherwise you could not? Would you still insist on the groom’s ritual visit?”

Wuluzi was unable to reply, and the next day he went to Zou to consult with Mencius.

[ … est un faux dilemme] —Mencius said, “What’s difficult about this? And inch long wood chip could measure higher than a building if we hold its tip up above and ignore the difference in what is below. When we say that gold is heavier than feathers, we don’t mean a buckle’s worth of gold and a cartload of feathers! If you compare the extremity of need for food with a minor ritual, it’s not just food that can seem more weighty. If you compare the extremity of need for joining of the sexes with a minor ritual, it’s not just sex that can seem more weighty.

“Go back and respond to him like this: ‘What if you could get food you need only by twisting your elder brother’s arm – would you twist it? What if you could get a wife only by climbing over your neighbor’s east wall and dragging his daughter off – would you do it?’”

Le premier échange est un échange dialectique. L’homme de Ren est le questionneur, Wuluzi le répondant. Les deux questions, posées de façon absolues, amènent Wuluzi à affirmer ce qui est la doxa, “le rituel est la chose la plus importante, plus que la nourriture, plus que le sexe”.
Troisième question, le rituel est mis en balance avec une nécessité vitale (starve to death) et avec la nécessité, tout aussi pressante, de prendre femme. Soit Wuluzi maitient sa ligne de réponse et répond oui, ce qui est un défi au bon sens, soit il répond non, et se contredit.

Mais Mencius est là pour résoudre le cas. Pour cela, il propose une analogie: il suffit d’élever le bout du crayon pour qu’il apparaisse plus haut que la maison; l’or est plus lourd que les plumes, ce qui ne signifie pas que n’importe quelle quantité d’or pèse plus que n’importe quelle quantité de plume. De même, les rituels n’ont pas tous la même importance; n’importe quel rituel n’est pas plus important que n’importe quelle nécessité vitale.

Et Mencius rend au dialecticien la monnaie de sa pièce ; il existe des impératifs rituels qui l’emporteraient sur les nécessités vitales elles-mêmes : casser le bras de son frère, violer le domicile du père pour enlever la fille : dans ces cas, l’homme de Ren accepterait-il de violer les rituels ?

Autrement dit : si on oppose un impératif moral à une nécessité vitale, alors c’est la seconde qui l’emporte. Si l’impératif moral est absolu, alors il l’emporte. Posée dans l’absolu, la question est insoluble. Ramenée aux réalité pratique, les réponses sont simples

Ce cas d’école qui montre que la pratique du dilemme et du faux dilemme ne sont pas des exclusivités de la culture occidentale.


[1] http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu00101/de-gaulle-fait-acte-de-candidature-en-1965. html, (20-09-2013).
[2] Cité d’après la reproduction de l’édition de 1777, Éds de L’idée libre, Rungis, 2014.