ÉCHELLE ARGUMENTATIVE — LOI DE DISCOURS
Les notions corrélatives de classe argumentative et d’échelle argumentative ont été développées par Ducrot (1973) dans le cadre de la théorie de l’argumentation dans la langue. Ces deux notions permettent de d’exprimer quatre lois linguistiques du discours argumentatif. |
1. Échelle argumentative
1.1 Classe argumentative
Un locuteur – en entendant par ce mot un sujet parlant inséré dans une situation de discours particulière – place deux énoncés p et p’ dans la classe argumentative déterminée par un énoncé r, s’il considère p et p’ comme des arguments en faveur de r (Ducrot [1973], p. 17) [1]
L : — Elle fréquente les Deux Magots, elle s’habille en noir, elle lit Simone de Beauvoir, c’est une vraie existentialiste !
Les trois arguments sont co-orientés vers la conclusion “c’est une vraie existentialiste” (une philosophie populaire au milieu du XXe siècle). On a affaire à une argumentation convergente, formée de trois arguments reprenant des traits définitionnels empruntés au stéréotype de ce que sont et font les existentialistes, V. Catégorisation.
Le terme de classe est pris au sens d’ensemble non ordonné et non hiérarchisé d’éléments. Rien ne dit que “fréquenter les Deux Magots” (un café parisien très existentialiste) soit considéré par le locuteur L comme un argument plus ou moins fort que “lire Simone de Beauvoir”.
1.2 Échelle argumentative
Deux énoncés p et q appartiennent à une même échelle argumentative pour un locuteur donné dans une situation donnée, si :
— Ce locuteur considère que p et q sont tous les deux arguments pour une même conclusion r (ils appartiennent donc à la classe argumentative de r) ;
— et s’il considère que l’un de ces arguments est plus fort que l’autre ([1973], p. 18). L’échelle suivante représente une situation où q est plus fort que p pour la conclusion r :
L’échelle suivante schématise le cas où le locuteur considère que lire Simone de Beauvoir est un argument plus fort que fréquenter les Deux Magots pour la conclusion être une vraie existentialiste, (2) :
Échelles relatives et échelles absolues
Les échelles où la force des arguments p et q est déterminée uniquement par le locuteur, sont dites relatives. L’échelle (2) est relative au locuteur L.
Les échelles où la gradation ne dépend pas du locuteur sont dites absolues.
L’échelle des températures est fixée obectivement :
Cette gradation objective sert de référence à la gradation subjective suivante :
V. Flou
Opérateurs de positionnement sur les échelles : Même, trop, justement
Même est un morphème argumentatif dans “Léo a même un mastère” [2] Soit un énoncé de la forme “ p, et même p’ ” ; cet énoncé pose que :
il existe un certain r déterminant une échelle argumentative où p’ est supérieur à p (Ducrot 1973, p. 229)
L1 : — Léo a le baccalauréat, un mastère, et même une thèse ; il a toutes les compétences pour donner des cours particuliers au niveau collège !
Cet argument peut être retourné par les adverbes justement et trop :
L2 : — Justement, il est trop diplômé pour cet enseignement !
2. Lois de discours
Le fonctionnement sémantique des échelles argumentatives est réglé par quatre lois de discours : Loi de négation, Loi d’inversion, Loi d’abaissement, Loi de faiblesse, V. Morphème argumentatif.
2.1 Loi d’abaissement
Elle note une observation sur le fonctionnement de la négation sur les échelles graduées orientées:
Dans de nombreux cas, la négation (descriptive) est équivalente à “moins que”
(Ducrot 1973, p. 31)
Soit l’échelle C des températures, orientée vers les chaleurs croissantes:
“Froid” porte sur la zone entourant le point noté froid, bornée à gauche par la zone de glacial, et à droite par celle de frais. On pourrait donc s’attendre à ce que la négation de froid porte sur cette zone. Or, “Il ne fait pas froid” signifie “il fait frais, il fait bon” et non pas “il fait glacial”. L’énoncé “il ne fait pas froid, il fait glacial” fait intervenir une forme de négation spéciale, dite négation métalinguistique, réfutant un énoncé antérieur,
Dans “il fait froid” froid est orienté vers les basses températures ; la négation “pas froid” inverse cette orientation, comme le prévoit la loi de négation ; on est au-delà de la zone du froid, dans la zone des températures croissantes.
2.2 Loi de négation – Topos des contraires
Ce qui se représente sur une échelle bi-orientée:
Dans la théorie de l’argumentation dans la langue, la loi de négation pose comme une régularité que
si p est un argument pour r, non-p est argument pour non-r
(Ducrot 1973, p. 238 ; 1980, p. 27).
Si “il fait beau” est un argument pour “allons nous promener !”, alors “il ne fait pas beau” est un argument pour “(N’allons pas nous promener), restons à la maison !”
L’exemple suivant combine loi de faiblesse et loi de négation ; un argument faible pour une conclusion s’inverse en argument fort pour la conclusion opposée :
Après la seconde guerre d’Irak, commencée en 2003, Saddam Hussein, ancien Président de la République d’Irak, a été jugé et exécuté en 2006. Certains commentateurs ont estimé que le procès n’avait pas été mené régulièrement, et ont parlé d’un procès,
tellement truqué que même Human Rights Watch, la plus grande unité de l’industrie américaine des droits de l’homme, a dû le condamner comme une mascarade totale.
Tariq Ali, Un lynchage bien orchestré, Afrique Asie, février 2007.
On peut comprendre que, d’après l’auteur, l’association Human Rights Watch approuve généralement les décisions allant dans le sens des intérêts des États-Unis. En temps normal, le fait qu’ils approuvent une décision est un argument faible pour la conclusion “la sentence est juste”. Dans le cas présent, le fait que même l’association condamne cette décision — comme d’autres personnes ou associations, elles plus enclines à critiquer les États-Unis — est un argument fort pour la conclusion “la sentence est injuste”.
2.4 Loi d’inversion
Si p’ est plus fort que p par rapport à r, alors non-p est plus fort que non-p’ par rapport à non-r (Ducrot 1973, p. 239 ; 1980, p. 27)
Échelle bi-rorientée:
— “Pierre a le baccalauréat” et “Pierre a un mastère” sont deux arguments pour “Pierre est une personne qualifiée”.
— “Pierre a un mastère” est un argument plus fort que “Pierre a le baccalauréat” pour cette conclusion : dans les circonstances normales, on peut dire:
Pierre a le baccalauréat et même un mastère.
“Pierre a un mastère et même le baccalauréat” est incompréhensible dans le système de référence standard, où avoir un mastère suppose qu’on a le baccalauréat. On peut dire “il a une thèse, et même le certificat d’études”, mais avec une feinte ironique sur la valeur des diplômes.
Si l’on veut argumenter contre Pierre, pour montrer qu’il est insuffisamment qualifié, on dira :
Pierre n’a pas de mastère et même pas de baccalauréat.
L’argument le plus faible pour la qualification est “il a le baccalauréat” ; sa négation “il n’a pas le baccalauréat” est l’argument le plus fort pour son manque de qualification. Les échelles argumentatives lues à rebours correspondent à l’argument a fortiori :
Il n’est pas bachelier, a fortiori il n’est pas licencié.
Cette loi est utilisée par Socrate :
— Il est conforme à la raison qu’une nature excellente, soumise à un régime contraire, devienne pire qu’une nature médiocre.
— Oui
— Ne disons-nous pas, Adimante, que les âmes les plus heureusement douées [H], lorsqu’elles reçoivent une mauvaise éducation [M], deviennent mauvaises au dernier point ? Ou bien penses-tu que les grands crimes et la perversité sans mélange viennent d’une médiocre et non pas d’une vigoureuse nature, et qu’une âme faible fasse jamais de grandes choses, soit en bien, soit en mal ? (Platon, La République, VI, p. 249)
Considérons l’échelle du Bien et du Mal.
L’âme heureusement douée et bien éduquée (H-B) est en haut de l’échelle du bien, supérieure à l’âme ordinaire O qui n’a pas ces privilèges.
L’âme heureusement douée et mal éduquée (H-M) est tout en bas de l’échelle du mal, inférieure à l’âme ordinaire.
Ce qui est conforme aux prédictions de la loi d’inversion.
2.4 Loi de faiblesse
Une loi de discours que nous appelons Loi de faiblesse veut que si une phrase p est fondamentalement un argument pour r, et si par ailleurs, lorsque certaines conditions (en particulier contextuelles) sont rassemblées, elle apparaît comme un argument faible (pour r), elle devient alors un argument pour non-r. (Anscombre & Ducrot 1983, p. 66)
C’est un grand chasseur : il a (même) tué deux pigeons l’an dernier.
Il faut en particulier que l’argument faible soit présenté isolément, et non pas en conjonction avec des arguments concluants. Selon la loi d’exhaustivité de Grice, le locuteur avance le meilleur argument dont il dispose. Si ce meilleur argument est par ailleurs faible, la position défendue est compromise et la position opposée adoptée.
Symétriquement, une réfutation faible de r renforce r. Cette stratégie entre dans le cadre général des paradoxes de l’argumentation, V. Paradoxes.
Même phénomène : “Ils sont parents” est un argument pour “ils se connaissent bien”. Parent proche et parent éloigné se positionnent comme suit sur la même échelle argumentative (Ducrot 1995, p. 101) [3] :
P est plus faible que p’. La loi de faiblesse dit qu’un argument faible pour r peut être utilisé comme argument pour non r. C’est ce que met en évidence l’énoncé :
ils sont parents mais éloignés, ILS NE SE CONNAISSENT PAS TRÈS BIEN
Mais inverse l’orientation argumentative de “Ils sont parents” vers “ils se connaissent bien”.
“Ils sont parents éloignés” fonctionne ici comme argument pour “ils ne se connaissent pas très bien” (Ibid. p. 148-150). V. Connecteur argumentatif §3. [3]
[1] Nous maintenons dans cet entrée la notation r utilisée par Ducrot et Anscombre pour désigner la conclusion d’une argumentation, très généralement désignée par c ou C.
[2] Même a différents types d’emplois. Par exemple, dans l’énoncé “ j’habite à Paris même (et non pas en banlieue)”, même n’est pas argumentatif, il sert à préciser une référence.
[3] Ducrot (1995) appuie sur cet exemple la notion de modalisateur réalisant et déréalisant : «Soit Y un morphème lexical et X un prédicat. Si XY a une force argumentative supérieure par rapport au prédicat X et de même orientation, Y est un modificateur réalisant » (Ducrot 1995, p. 101)