Émotion

L’argumentation dans l’ÉMOTION

L’émotion est un syndrome psychologique, cognitif, neurophysiologique et attitudinal. Du point de vue argumentatif, d’une part l’émotion peut être mise en question et justifiée,  d’autre part elle peut servir de bonne raison pour une action. Le discours peut éveiller ou calmer les émotions, notamment par redescription de la situation qui en est la source.

L’approche componentielle définit l’émotion comme un syndrome, et la réflexion autour de la composante cognitive de ce syndrome ouvre de nouvelles perspectives à l’étude de l’argumentation dans la structuration des émotions par la parole, en particulier, par la parole argumentative.

1. Conditions pour l’étude de l’émotion dans la parole

Ce paragraphe marque quelques notions orientant l’étude d’une parole particulièrement émotionnée, celle du discours argumentatif.

1.1 L’émotion, un syndrome psychophysique

Du point de vue psychologique, l’émotion est un syndrome affectant un sujet, une synthèse temporaire d’états de divers ordres, et variant avec le type d’émotion éprouvé :

— Un état de conscience, ayant une réalité psychologique (le sentiment, l’éprouvé).
Un état cognitif, correspondant à une perception de la réalité.
Un état neurophysiologique, perceptible ou non par le sujet lui-même (rougeur associée à la honte, poussée d’adrénaline accompagnant la colère).
Un état mimo-posturo-gestuel, se manifestant par la configuration des traits du visage, la posture du corps et l’attitude ou forme d’action, comme la réaction de fuite inséparable de la peur.

La direction de la causalité entre ces composantes est discutée : le sens commun veut que ce soit l’état psychique qui détermine les modifications neurophysiologiques et attitudinales (“Il pleure parce qu’il est triste”), mais on a montré que, si l’on met un sujet dans l’état physique correspondant à tel éprouvé, il le ressent subjectivement (“Il est triste parce qu’il pleure”).

1.2 Des listes d’émotions de base

On oppose les émotions de base et les émotions qui en sont dérivées. Un jeu d’émotions de base a été proposé par Aristote dans le Livre II de la Rhétorique pour la définition du pathos et repris par les rhétoriciens latins. Cette liste oppose entre elles une douzaine “d’émotions de base”, présentées sous forme de couples d’opposées, à l’exception de l’obligeance:

colère /calme
amitié / haine
peur / confiance
honte / impudence
obligeance
pitié /indignation
envie /émulation

Les émotions sont données par paires, selon une structure “émotion / contre-émotion” : si un orateur construit un discours de colère; son opposant lui oppose un discours appelant au calme, et il s’agit pour l’analyste de rendre compte de ces développements pleinement argumentatifs.

1.3 Émotions / humeur

L’humeur est définie comme un état affectif relativement stable, opposé aux émotions qui sont phasiques, caractérisées par leur développement selon le schéma d’une courbe “en cloche”. En première approximation, les émotions sont de l’ordre de l’événement, alors que les humeurs et les dispositions émotionnelles sont de l’ordre de l’état.
Comme il est normal, cette distinction conceptuelle n’est pas reflétée directement et simplement dans le lexique. L’adjectif comme colérique, “qui se met facilement en colère” se dit d’un état durable de caractère ; il est dérivé de colère, qui désigne prototypiquement un événement émotionnel.

1.4 Émotion et situation

L’émotion est liée à une situation. Les théories causales de l’émotion analysent ce lien comme un stimulus, la situation, provoquant automatiquement une réponse, l’émotion. Mais cette théorie n’explique pas la possibilité des injonctions émotionnelles et des désaccords sur l’émotion (voir infra). C’est la perception de la situation qui est liée à l’émotion ; le stimulus est une situation sous une certaine description.

1.5 Émotion vécue et émotion parlée

Le rapport entre ces deux modalités de l’émotion est analogue à celui que la langue allemande exprime à propos du temps par l’opposition de Zeit, le temps dans sa réalité extralinguistique, à Tempus, le temps dans son formatage langagier. L’émotion langagière relève de l’émotion-Tempus, alors que la psychologie s’intéresse à l’émotion-Zeit.

2. Les émotions du discours argumentatif

2.1 Émotions liées à la situation argumentative elle-même

La situation argumentative est en soi chargée d’émotion. La mise en doute introduit une tension sur tous les plans, social, cognitif, émotionnel. Les intérêts, les valeurs, les croyances des participants sont en jeu. Ils font face à leurs contradicteurs ; leurs faces sociales sont potentiellement menacées, ainsi que leurs relations à l’autre ; leurs représentations du monde sont déstabilisées, ainsi que leurs identités personnelles fondées sur ces représentations. Du point de vue social, l’expression ouverte d’un point de vue peut faire courir un risque à celui qui se déclare.
Dans de telles conditions, on comprend que le théâtre puisse exposer dans toute son ampleur le drame émotionnel et cognitif que peut devenir la rencontre argumentative ; il suffit de penser à Antigone.

2.2 L’émotion en question

La situation liée à l’émotion n’est pas la source causale directe de l’émotion. La possibilité d’injonctions émotionnelles montre que les émotions sont négociables :

Aimez-vous les uns les autres !
Indignez-vous !

S’il pleut, le locuteur est causalement mouillé ; mais il peut choisir de profiter de l’occasion pour approfondir sa dépression, ou pour chanter sous la pluie. La même situation peut provoquer de la peur ou bien une grande exaltation :

L1 : — Le cataclysme climatique approche !
L2 : —L’ouverture du passage du Nord-Ouest ouvre de nouvelles possibilités de développement pour notre entreprise !

L1 : — Pleurons la mort du père de la patrie !
L2 : — Réjouissons-nous de la mort du tyran !

L1 : — Moi, je n’ai pas peur du changement climatique
L2 : — Pourtant tu devrais.

Dans ce dernier exemple, en refusant de s’aligner sur L1, L2 ouvre un débat, elle doit expliquer pourquoi elle n’est pas d’accord, exposer ses raisons d’avoir peur : elle doit argumenter son émotion, et s’exposer à une réfutation par L1. Les deux partenaires sont en en dissonance émotionnelle dans la mesure où ils sont en dissonance cognitive à propos du changement climatique.
Une déclaration émotionnelle exprime un point de vue pris sur une situation, et son traitement n’est pas différent de celui de n’importe quel point de vue mis en cause (Plantin 2011). Des discours anti-orientés construisent des émotions anti-orientées en référence à la même situation. En changeant et réévaluant les représentations, le discours argumentatif nécessairement suscite, apaise, rééquilibre… les émotions corrélées à une vision du monde.

Comme pour l’argumentation générale, on peut distinguer les cas où l’argumentation de l’émotion est explicite, et ceux où elle est implicite. On a alors affaire à une orientation vers telle émotion, qui n’est pas nommée. Dans les deux cas, le point de départ de l’émotion est dans la perception que les participants se font de la situation. Formatage de la situation pour l’émotion et émotion forment un tout ; pour justifier son émotion on explicite la vision correspondante de la situation source. Le formatage de la situation s’effectue selon un système d’axes, qui déterminent la nature et l’intensité de l’émotion, en fonction du caractère plus ou moins prévisible et agréable de la situation, de son origine, de sa distance, des possibilités de contrôle, des normes et valeurs de la personne émotionnée, etc. (Scherer [1984], p. 107 ; p. 115; Plantin 2011).

La Rhétorique d’Aristote contient une excellente description de la structure thématique des discours construisant l’émotion. Cet ouvrage n’est pas un traité de psychologie, ni une recherche d’émotions de base universelles, mais bien un traité sur ce que le discours peut faire avec les émotions : la parole ne peut pas faire pleuvoir, mais elle peut émouvoir, et organiser l’émotion. Il ne s’agit pas de dire ce que sont la colère ou le calme, mais de voir comment se construit le discours qui met en colère ou, qui organise la colère et qui calme la colère. C’est pourquoi il est préférable d’utiliser non pas des substantifs, mais des prédicats d’action pour parler des émotions dans une perspective argumentative :

— Mettre en colère ou calmer la colère.
— Inspirer des sentiments d’amitié, ou rompre les liens de l’amitié.
— Faire peur ou rassurer.
— Faire honte et combattre, ou braver, la honte.
— Construire de la gratitude envers quelqu’un, ou prouver qu’on ne lui doit rien.
— Faire pitié ou pousser au mépris et à l’indignation.
— Jouer sur les sentiments de la concurrence : susciter de la rivalité, de la jalousie, de l’envie ou bien une saine compétition (émulation).

On est entièrement dans le champ de l’action discursive. Le Livre II de la Rhétorique définit ces émotions à partir de scénarios émotionnels types, activables par l’orateur. Cette prise en compte des stratégies de formatage des situations par lesquelles le locuteur produit de l’émotion, en la nommant ou sans la nommer, est un acquis fondamental de la théorie ancienne de l’argumentation.

3. Traitement argumentatif de l’émotion :
Mettre en colère et calmer la colère

Des discours opposés construisent des émotions opposées. L’émotion construite par l’un est détruite, apaisée ou contrebalancée par la contre-émotion construite par l’autre, exactement comme est combattu, retourné ou contourné comme n’importe quel point de vue. L’exemple de la colère permet d’illustrer les deux facettes de cette situation argumentative.

La théorie de l’argumentation a souligné l’importance de l’appel à la pitié en lui donnant un nom latin, ad misericordiam. Mais il n’y a aucune raison d’accorder un traitement spécifique à la pitié parmi les autres émotions. En particulier, la colère et l’indignation sont des émotions soigneusement argumentées et hautement argumentatives, en particulier dans le domaine politique.

Discours : mettre en colère
La colère est la première des émotions rhétoriques attachées au pathos. Celui qui cherche à dresser l’auditoire contre quelqu’un parle d’indignation, de juste colère, et revêt un éthos vertueux ; son opposant parle de haine, qui est un vice.
Le formatage discursif de la situation joue un rôle essentiel dans cette opposition. Le scénario permettant de mettre A en colère contre B est très schématiquement le suivant :

B méprise A injustement ; il le brime, il se moque de lui, il fait obstacle à ses désirs, à ses projets, et il y prend plaisir.
A souffre.
A cherche à se venger en faisant du tort à B.
A fantasme cette vengeance et en jouit.

Ce scénario montre que la colère n’est pas définie isolément, comme une réponse brute à la piqûre d’un stimulus. Quoique considérée comme une émotion de base, elle apparaît comme la résultante complexe d’une combinatoire où entrent d’autres émotions, comme l’humiliation ou le mépris.

Il s’ensuit que, pour mettre B en colère contre A, le locuteur doit construire un discours montrant à B que A le méprise, le brime, l’outrage, etc. La rationalité, le caractère moralement justifié de la colère dépendent de la bonne construction de cette injustice. Elle est pleinement rationnelle et pleinement émotionnelle.

La colère est supposée déclencher les mécanismes de la revanche ou de la vengeance.
La colère n’est pas la haine. La colère peut être justifiée, la haine ne l’est jamais. En d’autres termes, la haine est le nom d’une colère dénuée de fondement.  Du point de vue religieux, l’appel à la haine est un péché, “aimez-vous, au moins supportez-vous les uns des autres”. Il est permis de haïr le péché, non pas le pécheur.

Contre-discours : calmer la colère
Si le discours peut mettre en colère, il peut aussi calmer la . Le discours rhétorique est double, et non pas duplice : deux visions des choses s’affrontent, incarnées dans deux personnes, tenant deux discours construisant deux émotions. Pour calmer A, le locuteur développe le tissu des topoï substantiels contre la colère, c’est-à-dire les éléments de discours suivants :

Le comportement de B n’est pas méprisant, moqueur, injurieux, outrageant ; ou alors, B plaisantait ; il a dû agir ainsi involontairement, ce n’était pas son intention. D’ailleurs, il se comporte comme ça aussi vis-à-vis de lui-même. Maintenant, il se repent, il a des remords ; il a été puni. De toutes façons, c’était il y a longtemps, et la situation a bien changé.

Ce discours peut rappeler l’argumentation développée à propos du chaudron percé : C’est son intention d’apaiser qui lui donne sa cohérence. Au terme de l’opération, on aura montré que la colère n’est pas fondée ; qu’elle n’est pas raisonnable, et, si tout marche comme le souhaite le locuteur, si A se laisse convaincre, il retrouvera sa tranquillité.