Éthos

ÉTHOS

Avec  le logos et le pathos, l’éthos ou “caractère” de l’orateur est le troisième des moyens d’influence rhétoriques. L’éthos combine expertise, moralité et empathie, en un sentiment unique de confiance.

1. Le mot éthos et ses traductions

1.1 Les mots grecs

Le mot éthos est un calque d’un mot grec ancien, ēthos (ἦθος). La graphie française étymologique est èthos, au pluriel èthè, transposable en français par ethos ou éthos au singulier. Au pluriel, on utilise èthè, lorsqu’on veut insister sur le lien avec l’acception grecque, ou éthos comme forme plurielle francisée.

Le substantif éthos qui intéresse la rhétorique et la philosophie a deux significations :

    1. Au pl. séjour habituel, lieux familiers, demeure. En parlant d’animaux : écurie, étable, repaire, nid. […]
    2. Caractère habituel, d’où la coutume, l’usage ; la manière d’être ou habitude d’une personne, son caractère ; […] par extension, mœurs. (Bailly (1901), [éthos])

Ce terme est employé en rhétorique pour désigner « l’impression morale » produite par un orateur (ibid.).
À côté de ce substantif éthos, existent en grec les mots êthopoiia (ἠθοποιΐα), “éthopée”, et êthicos (ἠθικῶς, adv.) « d’une manière conforme aux mœurs oratoires ; d’une manière caractéristique ou significative » (Bailly 1919)

1.2 Traductions latines : mores, sensus

Mores — Quintilien considère que, comme le pathos, l’éthos est une catégorie de sentiment, et traduit le mot par mores :

Les sentiments [adfectus], comme nous le savons selon l’antique tradition, se répartissent en deux classes : l’une est appelée par les grecs pathos, terme que nous traduisons exactement et correctement par adfectus, l’autre ethos, terme pour lequel, du moins à mon avis, le latin n’a pas d’équivalent : il est rendu par mores, et, de là, vient que la section de la philosophie nommée ἠθική [éthique] a été dite moralis. » (I. O., VI, 2, 8 ; Cousin p. 25)

Sensus — La relation éthos / pathos peut aussi être rendue en latin par sensus / dolor :

Sensus est un de ces termes vagues par lesquels les latins essaient de rendre ce que la rhétorique grecque désigne par [éthos]. […] Il se distingue de dolor, lequel répond à [pathos] (Cicéron, De Or. iii, 25, 96). (Courbaud, note à Cicéron, De l’or. ii, xliii, 184 ; note 2, p. 80)

Le substantif sensus, a pour sens de base “1. Action sentir, de s’apercevoir”, et signifie également “4. [Au sens moral] sentiment”, et “5. [Au sens intellectuel] manière de voir” (Gaffiot [1934], Sensus). Afficher son bon sensus, c’est donc afficher son bon sentiment moral et intellectuel, manifester du sensus communis, du sens commun, conforme aux façons de penser et aux valeurs de la foule, de l’humanité (ibid.). L’orateur prend la figure de l’homme de bon sens.

1.3 Les mots français : traductions et emprunts

On trouve en français les mots éthos, éthique, éthopée, éthologie, empruntés et adaptés du grec :

— Le substantif éthos, actuellement utilisé en rhétorique. L’époque classique parlait du caractère oratoire ou des mœurs oratoires, mœurs traduisant le latin mores, qui lui-même traduit le grec éthos.
— Le substantif éthopée, également utilisé en rhétorique pour désigner un “portrait moral et psychologique”.
— Le substantif éthique, “philosophie morale”, est un « calque du latin féminin pluriel ethica, qui lui-même est emprunté au grec » (Rey [1992], Éthique).
— Le substantif éthologie, désigne la « science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel » (id., Éthologie).

1.4 Éthique et éthotique

On pourrait utiliser le mot éthique1 comme dérivé adjectif de éthos. Mais éthique2 existe comme substantif et adjectif avec un sens qui le lie à la morale et aux valeurs ; on peut ainsi parler d’éthique du discours pour désigner une instance de contrôle moral de la parole. En anglais, on distingue l’adjectif ethotic (éthique1) de ethics (nom et adjectif) ; en français, nous suivrons cet usage et utiliserons éthotique au sens de éthique1.
La dimension éthotique du discours peut être vue comme la projection discursive des idéaux sociaux du moi, contrôlée par une éthique du discours qui exprimerait les intérêts du surmoi.
La notion d’éthique du discours rejoint la problématique classique de l’orateur comme “homme de bien expert en discours” (vir bonus dicendi peritus). La théorie argumentative contemporaine réfère la critique du discours à un contrôle rationnel, alors que la rhétorique classique la fondait également sur une instance morale.
La notion rhétorique d’éthos renvoie non pas à une problématique morale mais au fait que la personne se projette dans son discours, et qu’elle peut exercer un certain contrôle sur cette projection. C’est une production inhérente à l’activité discursive, exploitée comme une ressource par l’orateur.

2. L’éthos argumentatif

Aristote affirme le primat du caractère (éthos) : « [le caractère] constitue, pourrait-on presque dire, un moyen de persuasion tout à fait décisif » (Rhét., I, 2, 1356a10 ; p. 126), et met en garde contre le recours, trop efficace, au pathos.

2.1 Éthos de l’orateur

L’éthos de l’orateur est un éthos professionnel. Toutes les professions ont leur éthos, manifestation extérieure et signe de la compétence professionnelle de ses membres. Par exemple, le garçon du café d’autrefois affichait son éthos, ensemble de vertus professionnelles : amabilité, sens du contact et de la réplique, efficacité dans la prise de commande, virtuosité dans la façon de remplir exactement le verre, sans “faux-col » ni une goutte sur la table, etc.

L’éthos rhétorique est une stratégie de « présentation de soi » (Goffman [1956]). On pourrait distinguer deux étapes, la production et le produit ; d’une part, la présentation de soi, comme production de soi, étape active, stratégiquement gérée, et de l’autre le produit, l’image de soi, telle qu’elle est supposée être reçue par la cible et reconstructible par l’analyste, aux risques et périls de l’interprétation.

Aristote traite de l’éthos dans deux passages de la Rhétorique. Il distingue d’une part l’éthos propre, l’autofiction que constitue la construction de la face que l’orateur entend présenter au public ; et d’autre part l’éthos de son public, la synthèse d’informations qui lui permet de se faire une conception a priori de son auditoire (cf. infra§4).

Aristote : l’effet conjugué du discours et la réputation

Le terme éthos désigne une des trois classes d’arguments, les deux autres étant le logos et le pathos, V. Logos – Éthos – Pathos. Le mot argument correspond à pistis, qui signifie “preuve, moyen d’influence, emprise”. La Rhétorique introduit le concept d’éthos comme suit :

Il y a persuasion par le caractère, quand le discours est ainsi fait qu’il rend celui qui parle digne de foi. Car nous faisons confiance plus volontiers et plus vite aux gens honnêtes sur tous les sujets plus bonnement, et même résolument sur les sujets qui n’autorisent pas un savoir exact et laissent quelque place au doute ; il faut que cela aussi soit obtenu par l’entremise du discours et non en raison d’une opinion préconçue sur le caractère de celui qui parle. On ne saurait dire, en effet, comme quelques techniciens, qu’au regard de la technique l’honnêteté de celui qui parle ne concourt en rien au persuasif. Bien au contraire : le caractère constitue, pourrait-on presque dire, un moyen de persuasion tout à fait décisif. (Rhét., I, 2, 1356a1-15 ; trad. Chiron, p. 126)

L’éthos de l’orateur est le produit d’une stratégie discursive qui construit une autorité complexe, reposant sur trois composantes :

Les raisons pour lesquelles les orateurs sont en eux-mêmes crédibles sont au nombre de trois, car il y a trois motifs pour lesquels nous accordons notre confiance en dehors des démonstrations : ce sont : la prudence (phronèsis), la vertu (aretè) et la bienveillance (eunoia). (Rhét., ii, 1, 1378a5 ; trad. Chiron, p. 261).

La traduction anglaise de Rhys Roberts propose « good sense, good moral character and good will », autrement dit, l’orateur détient une autorité persuasive parce qu’il est (ou paraît) intelligent (informé, avisé, il a un bon logos) ; parce qu’il est honnête ; parce qu’il nous veut du bien, il est bien disposé à notre égard, il est avec nous. Cette autorité combine expertise, moralité et empathie, en un sentiment unique de confiance ; l’éthos a une structure pathémique.
Comme le dit Groucho Marx, «si tu parviens à avoir l’air sincère, c’est bon » [Sincerity – If you can fake that, you’ve got it made]. L’orateur n’échappe pas au paradoxe du comédien ; il peut toujours être suspecté de mensonge sur ses compétences, ses vertus, ses intentions. Hermogène traite la sincérité comme une catégorie stylistique.

Pour créer la confiance, l’orateur doit se donner les moyens de « paraître prudent et bon » (Rhét., ii, 1, 1378a15 ; trad. Chiron, p. 262). Le mot paraître, et non pas être, est suspect. Mais au-delà du reproche constant fait à la rhétorique de donner aux incompétents, menteurs et escrocs les moyens de tromper leur public, il s’agit pour elle de faire en sorte que celui qui est compétent et honnête le paraisse. L’art du paraître n’est pas moins nécessaire aux honnêtes gens qu’aux crapules.

L’éthos aristotélicien est un éthos intra-communautaire recherchant la conviction en se coulant dans l’autorité d’un consensus. Il existe d’autres postures éthotiques mises en œuvre par des rhétoriques de rupture établissant des autorités minoritaires : “ Je suis différent de vous tous… j’apporte une nouvelle parole… oui c’est une folie”.

Éthos technique et éthos non technique

Le texte de la Rtorique dit que « on ne saurait dire en effet, comme quelques techniciens, qu’au regard de la technique l’honnêteté de celui qui parle ne concourt en rien au persuasif. Bien au contraire ». Le traducteur, Pierre Chiron, considère que le texte grec correspondant est « peu satisfaisant. » La discussion porte sur la relation entre ce qui est « obtenu par l’entremise du discours » et ce qui est la conséquence d’une « opinion préconçue ». La traduction de Ruelle propose de conjuguer ces effets, et non pas de les opposer : « il faut d’ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours et non pas seulement par une prévention favorable à l’orateur » (Aristote, Rhét. Ruelle, p. 83 ; nous soulignons). Il semble que le « bien au contraire » de la traduction de Chiron va dans le même sens.

Cette distinction renvoie à l’opposition entre preuves (moyens de persuasion) “techniques” et “non techniques”. L’effet éthotique « obtenu par l’entremise du discours et non en raison d’une opinion préconçue sur le caractère de celui qui parle » correspond à une preuve technique, alors que dans le cas de l’effet de persuasion obtenu en raison d’une « opinion préconçue », l’effet éthotique est produit de manière non technique. Il est donc rejeté hors de la rhétorique comme toutes les autres preuves non-techniques. La théorie est cohérente, mais elle impose une distinction difficile à mettre en œuvre sur les données.

2.2 Critique et réduction de l’éthos

Éthos et attaque personnelle
Éthos du locuteur et attaque personnelle de l’opposant constituent l’avers et le revers d’une même médaille discursive. Du point de vue de la théorie de la politesse, il s’agit d’une augmentation de soi dans le premier cas et d’une diminution de l’autre dans le second. En jouant sur son éthos, le locuteur exploite sa propre personne pour accréditer son point de vue, comme en attaquant l’opposant ad personam il exploite la personne de l’autre pour réfuter ou discréditer le point de vue qui l’embarrasse. Dans les deux cas, le discours élude la discussion sur le fond, et lui substitue une discussion périphérique des personnes.

Du point de vue défensif, l’éthos n’étant pas thématisé mais implicité, il ne peut être critiqué que par une attaque ad personam ; on pourrait dire que l’affichage de l’éthos dans le discours pousse l’opposant à la faute.

Approches critiques
Les approches critiques postulent que seuls sont pertinents et potentiellement valides les arguments explicites sur le fond du débat. Elle tente de protéger les participants des dérives en demandant que les aspects des personnes qui ne sont pas thématiquement liés au débat soient tenus à l’écart. La mise en scène éthotique est considérée comme une tentative d’instaurer une relation asymétrique, mettant l’interlocuteur en position basse pour inhiber la libre critique, V. Modestie.
Enfin, l’approche critique extrait de la forme synthétique de l’éthos une composante explicite, l’argument d’autorité, qui satisfait la condition de propositionnalité, et qui est, en conséquence, accessible à la réfutation. Cette autorité est positionnée comme une forme de preuve indirecte, jouant un rôle périphérique. Elle est traitée principalement dans le cadre d’une problématique de l’expertise ou de la compétence sur le point en question. Cette réduction de l’éthos à l’autorité experte implique le rejet de la facette charismatique de l’éthos, comme non pertinente et fallacieuse, ainsi que de sa facette pouvoir (administratif légal) : une affirmation n’est pas vraie, une mesure n’est pas judicieuse simplement parce qu’elles sont portées par une personne prestigieuse ou une instance de pouvoir.

5. Éthos, “caractère” de l’auditoire

La notion d’éthos s’applique à l’orateur et à son auditoire, dans des perspectives bien différentes. Aristote traite de l’éthos en deux moments de la Rhétorique, dans un bref passage où il définit l’éthos de l’orateur, et, après les chapitres consacrés aux émotions, il passe aux caractères des auditoires :

Étudions après cela les caractères (èthè), à savoir ce que sont les gens en fonction des passions (pathè), des dispositions (hexeis), des âges et des conditions de fortune.  (Rhét., ii, 12, 1388b31 ; p. 328-329).

Cette section décrit des types de caractères, qui classent et caractérisent les humains, selon la fortune (les nobles, les riches ; les puissants, et les chanceux) et selon les âges (la jeunesse, la maturité, la vieillesse). Ces “éléments de folk-sociologie” se concluent par une remarque pratique :

Tels sont les traits des caractères des jeunes et des vieux. Par conséquent, puisque tous les hommes font bon accueil aux discours faits à leur propre caractère et aux discours semblables, il n’est pas difficile de voir par quel usage des discours on apparaîtra sous tel ou tel jour, soi-même et ses discours. (Rhét., ii, 13, 1390a20-29 ; trad. Chiron, p. 336)

Un tel passage montre clairement que l’adaptationidentification à l’auditoire est mise à la base de l’entreprise de persuasion. Cette prise en compte du caractère du public sera considérée comme fallacieuse par les théories normatives de l’argumentation : on ne doit pas parler à tel auditoire (ex datis) on doit parler en vérité, V. Croyances de l’auditoire.

Par rapport aux trois statuts distingués pour l’éthos du locuteur, éthos montré, éthos thématisé, et éthos de réputation, on voit que l’éthos de l’auditoire est plutôt un éthos de réputation, soit une donnée objective, “non technique”, externe au discours, V. Éthos et identité discursive.
L’opposition entre l’éthos rhétorique de l’orateur et sa réputation relève des mêmes raisons que celles qui opposent “preuve techniques” et “preuves non technique” : le premier est à produire, le second à utiliser.

Néanmoins, il y a un éthos technique de l’auditoire. L’orateur peut introduire dans son discours une image implicite de l’éthos de l’auditoire favorisant son entreprise, tout comme de thématiser cet éthos. Enfin, le public a lui-même un éthos montré, qu’il manifeste par ses réactions immédiates au discours qu’on lui tient.