EXPLICATION
La demande d’explication a sa source dans un embarras psychologique et cognitif, que l’explication doit soulager au moins en partie. La structure conceptuelle du discours explicatif dépend du domaine concerné ; l’explication est fournie par l’indication d’une cause, d’une fonction, d’une l’intention, ou globalement par une analogie ou par une interprétation. Les notions d’argumentation et d’explication sont toujours mélangées ; la relation d’argumentation est relativement égalitaire, alors que la relation d’explication “expert / profane” est clairement asymétrique. Les positionnements interactionnels et les enjeux de face sont très différents.
La structure conceptuelle du discours explicatif en sciences dépend étroitement des définitions et des opérations pratiquées dans le domaine considéré : on explique en histoire, en linguistique, en physique, en mathématiques.
Par l’analyse des accounts (“justification, explication”), l’ethnométhodologie se propose de saisir ce qui fait l’intelligibilité des actions et des interactions ordinaires.
Dans la langue courante, les mots “expliquer” et “explication” renvoient à des scénarios, à des types de discours et d’interactions extrêmement divers.
La linguistique textuelle fait de la séquence explicative un des types de séquences de base (Adam 1996, p. 33), généralement en opposition avec la narration, la description et l’argumentation. Les relations entre ces types sont complexes : l’argumentation justificative (vs délibérative) explique, rend compte d’une décision en termes de bonnes raisons.
1. Structure conceptuelle du discours explicatif
Du point de vue conceptuel, le discours explicatif s’attache à caractériser la relation entre phénomène à expliquer (explanandum) et phénomène expliquant (explanans). L’explication est une abduction. On distingue :
— L’explication causale, qui permet la prédiction et oriente l’action :
Arc-en-ciel : phénomène météorologique lumineux […] qui est produit par la réfraction, la réflexion et la dispersion des radiations colorées composant la lumière blanche (du Soleil) par des gouttes d’eau. (PR, art. Arc-en-ciel)
— L’explication fonctionnelle
— Pourquoi le cœur bat-il ? — Pour faire circuler le sang
— Pourquoi la religion ? — Pour assurer la cohésion sociale
— Pourquoi les oranges ont-elles des tranches et le chocolat des carreaux ?
— Pour être divisées entre les enfants de façon commode et plus équitable
— L’explication intentionnelle
“Il a tué pour voler”, V. Mobiles.
— Explication analogique
“l’atome est comme le système solaire”, V. Analogie structurelle
— Explication interprétative
L’interprétation fournit une explication des textes obscurs et qu’on suppose porteurs d’un sens caché.
2. Explications ordinaires
2.1 Expliquer : le mot et ses usages
Expliquer est un acte de langage.
— L’explication est désignée comme une séquence interactionnelle tendant à la dispute dans “L1 et L2 s’expliquent (au sujet de M)” : “Viens, on va s’expliquer tous les deux” est une ouverture d’interaction animée, voire violente.
— C’est une séquence interactionnelle focalisée sur un contenu conceptuel dans “L1 explique M à L2”.
— C’est une séquence monologique conceptuelle avec effacement des traces d’énonciation dans “S explique M (S s’explique par M)”.
— Le tout se combine : “L1 affirme que S explique M”.
Dans l’usage ordinaire, le mot explication désigne des segments de discours ou des séquences interactives succédant à des questions de nature extrêmement diverses, produites par quelqu’un :
— Qui n’a pas compris quelque chose : “explique-moi le sens de ce mot” : demande de définition, de paraphrase, de traduction ou d’interprétation) ; “explique-moi ce qui s’est passé” : demande de récit ; “explique-moi pourquoi la lune change de forme apparente” : demande de théorie, de schémas et d’images.
— Qui ne sait pas comment faire, “Explique-moi comment ça marche” : demande de produire une notice explicative, un mode d’emploi, une démonstration pratique ; la structure de l’explication fournie sera aussi diverse que le type d’activité en cause.
La question de l’unicité du concept d’explication se pose donc, ainsi que celle des discours explicatifs et de l’activité interactionnelle appelée explication. Le besoin d’explication naît d’un blocage, dans le sentiment de surprise (nouveauté, anomalie) ; compte comme explication tout ce qui fait disparaître cette surprise.
2.2 En ethnométhodologie
L’ethnométhodologie (Garfinkel 1967) accorde une importance centrale à l’analyse des explications (to account : “s’expliquer, expliquer que, (se) justifier, donner des raisons”) dans les interactions ordinaires, et cela à deux niveaux. D’une part, au niveau de l’explication explicite [overt explanation] « par laquelle les acteurs sociaux rendent compte de ce qu’ils sont en train de faire en termes de raisons, de motifs ou de causes » (Heritage 1987, p. 26). D’autre part, à un second niveau, implicite, ce même genre d’accounts, d’explications, est « inscrit dans l’action et l’interaction sociale » (ibid.) où il assure en flux continu l’intelligibilité mutuelle des actions, sur fond d’un ensemble de scripts d’actions, d’attentes sociales ou de normes morales pratiques. Ces explications sont dites situées dans la mesure où elles font intervenir des pratiques liées à des contextes particuliers.
Du point de vue de l’analyse conversationnelle, les explications ou justifications “ouvertes” interviennent en particulier comme réparations, lorsqu’un premier tour de parole est suivi d’une suite non préférée, par exemple lorsqu’une invitation est refusée, le refus est accompagné d’une justification (“ je ne pourrai pas venir, j’ai du travail”). Ce genre d’explication ou de bonne raison est exigé par une norme sociale, comme on peut le voir par le tour conflictuel pris par l’interaction lorsque l’explication n’est pas fournie (Pomerantz 1984).
2.3 Séquence explicative
L’explication dépend de la personne à qui l’on s’adresse : l’explication donnée au jeune élève n’est pas identique à celle que l’on donne à l’étudiant avancé. La séquence explicative est ainsi initiée et cadrée par la question “Pourquoi les choses sont-elles ainsi ?”, mais on peut remonter bien en amont, en s’intéressant à l’émergence de la demande d’explication. On définit alors l’explication de manière générale comme une activité cognitive, langagière, interactionnelle, déclenchée par le sentiment ou l’expression d’un doute, d’une ignorance, d’un trouble dans le cours normal de l’action, ou d’un simple malaise intellectuel, d’un « mental discomfort » (Wittgenstein 1974, p. 26). L’explication satisfait un besoin cognitif, apaise un doute et produit un sentiment de compréhension et d’intercompréhension.
Le processus interactionnel d’explication à contenu cognitif peut être schématisé comme une succession de stades, où le succès de l’acte d’explication est conditionné par une demande et une ratification venues du profane.
(i) L1 a un doute, une inquiétude, un blocage… au sujet de M.
(ii) L1 demande à L2 de lui fournir une explication
(iii) L2 fournit l’explication.
(iv) L1 ratifie cette explication.
Selon ce schéma, l’explication est un acte de discours subordonné à un acte principal qui est la demande d’explication. Dans le cadre scolaire, l’explication peut être fournie d’autorité, sans prendre appui sur une demande d’explication ou sur une manifestation de curiosité à propos du phénomène expliqué.
3. L’explication comme argumentation
L’explication est du côté de l’argumentation justificative, V. Délibération. Explication et argumentation sont également déclenchées par le doute, et il s’agit dans les deux cas d’une relation entre deux discours. L’argumentation monologique relie un argument et une conclusion, l’explication un explanans et un explanandum.
Dans l’exposé argumentatif, l’argument est donné comme assuré, le doute porte sur le conséquent, la conclusion ; mais dans la recherche d’argument, c’est l’inverse, comme dans l’explication, où l’explanandum est avéré et l’explanans à trouver. Les mêmes lois de passage peuvent assurer la connexion. Les liens causaux sont exploités dans l’explication comme dans l’argumentation (par exemple dans l’argumentation par les conséquences, “vendons le hachisch en pharmacie, ça ruinera les trafiquants et les recettes de TVA renfloueront les caisses de l’État”); les liens fonctionnels servent à justifier des actions (“ je vais inventer une nouvelle religion, ça créera du lien social”) ; et les motifs sont autant de bonnes raisons (“ je vais l’assassiner pour prendre son argent”). En outre, des séquences argumentatives peuvent survenir dans le processus explicatif, s’il se produit un conflit entre les explications proposées.
L’opposition argumentation / explication peut comporter un enjeu argumentatif. L’interaction explicative suppose une répartition inégalitaire des rôles profane ignorant en position basse / expert, en position haute. En situation d’argumentation, les rôles de proposant et d’opposant sont égalitaires (“expliquer à qn” vs “argumenter avec ou contre qn”). La question “pourquoi ?” peut introduire une mise en cause d’une opinion, d’un comportement, et une demande d’explication au sens de justification. Elle compte donc parmi les actes de mise en question susceptibles d’ouvrir une situation argumentative, où les participants discutent d’égal à égal. Mais le destinataire de cette question peut reformater cette situation comme une situation explicative où les rapports de place sont asymétriques, ce qui lui permet de capter la position haute : “attends, je vais t’expliquer !”. Le changement de cadrage lorsqu’on passe d’un destinataire profane à un destinataire expert s’accompagne d’un passage de l’explication à l’argumentation.