Vague — Flou

Sens INDÉTERMINÉ – VAGUE – FLOU

1. Variétés de l’indétermination du sens

Les langages logiques, formels et scientifiques se distinguent du langage naturel par leur univocité. À chaque chaîne signifiante (terme ou expression), simple ou complexe, correspond une référence unique, et une seule une signification ; ces langages n’admettent pas l’interprétation.
De telles chaînes ne connaissent ni le vide de sens (le non-sens), ni l’obscurité, ni le flou (le vague), ni l’ambiguité, ni la multiplicité des sens (ambiguïté), ni les variations de sens dans un discours comme dans domaine.

Dans le langage ordinaire, l’interprétabilité des chaînes signifiantes n’est pas garantie. Une chaîne signifiante peut être :
— Vide de sens, ou ininterprétable (non-sens) : “abo rolo”
Dans le cas le plus général, il est impossible d’attribuer au segment linguistique un sens quelconque. On ne lui trouve pas de paraphrase satisfaisante  (acceptable dans ce contexte). Le texte est totalement obscur, il pose un défi interprétatif, il est inexploitable par le récepteur, qui peut éventuellement se rabattre sur des associations, libres ou savantes, fondées sur le signifiant de la chaîne linguistique considérée.

— Obscure. La chaîne signifiante est formée de mots ou de quasi-mots.  Il est difficile de lui attacher la moindre interprétation : Prophéties de Nostradamus.
Un texte énigmatique n’est pas un texte obscur, dans la mesure où on suppose que l’énigme a une clé, qui peut éventuellement être trouvée au terme d’un cheminement interprétatif.
La coexistence dans un même discours d’orientations incompatibles est une cause majeure d’obscurité pragmatique.

— Floue ou vague. Il est possible d’attacher à la même chaîne signifiante  plusieurs interprétations également douteuses et discutables.
On parle de flou et de vague à propos de phénomènes limites qui apparaissent particulièrement à propos de la catégorisation et de la définition.
Le vague du discours peut être également lié aux questions de généralisation et de particularisation.

Ambigüe. Une  chaîne signifiante est ambigüe si on peut lui plusieurs interprétations nettes, stables,  distinctes et incompatibles. L’interprétation hésite entre deux ou plusieurs sens possibles pour le même segment. Le contexte peut faire disparaître l’ambiguïté

— Instable. Le sens d’une même chaîne peut varier ou s’obscurcir,  dans un même discours, V. Objet de discours.

Globalement, ces cinq caractéristiques — non-sens, obscurité, flou, ambiguïté, instabilité — opposent le langage scientifique, qui est le prototype du langage transparent, au langage naturel qui comporte nécessairement une part d’opacité.

Si l’on définit l’activité de raisonnement à partir du raisonnement logico-scientifique, alors l’incertitude du sens dans le discours ordinaire fait apparaître le langage naturel comme un mauvais milieu particulièrement peu favorable au développement du raisonnement.

2. Exploitation argumentative de l’incertitude sémantique

Le sens d’un discours est le produit d’une activité rhétorique d’expression et d’une activité herméneutique d’interprétation. Le sentiment d’incertitude du sens, peut avoir sa source  dans l’incertitude de l’expression ou dans celle l’interprétation.
Ce sentiment d’indétermination se matérialise par un jugement porté par le récepteur. Comme le jugement de clarté, il peut varier avec les récepteurs.

Dans le cas de discours argumentatifs, le jugement d’incertitude porté sur un discours sert à le réfuter.  Le discours cible est invalidé sur le plan logique et rejeté sur le plan interactionnel, V. Destruction du discours. On lui dénie toute pertinence pour l’échange en cours. Comme tous les jugements, le jugement d’incertitude demande donc à être justifié.
Dans certains genres de discours et d’interaction, le sentiment d’incertitude peut être vu, à juste titre, comme une richesse stimulant l’interprétation. Ces discours exploitent positivement ce que le discours argumentatif rejette comme fallacieux.

L’interprétation d’un discours tient compte du genre et du type d’échange dans lesquels entrent ce discours, et avant tout de son contexte immédiat, de l’échange auquel il apporte une contribution. On peut réfuter une accusation d’indétermination en montrant que l’indétermination est levée par la prise en compte d’un ou plusieurs de ces éléments.

Le dialogue collaboratif joue un rôle essentiel dans la levée de l’indétermination ou de la sous-détermination, lorsque le discours n’atteint pas le niveau de pertinence requis par l’échange.

3. Flou

3.1 Le mot flou

Flou se dit d’un style artistique (dessin, gravure, peinture, sculpture, photographie) où les traits et les coloris sont “légers, estompés, adoucis, indécis, dégradés” (d’après TLFi, Flou).  Jugé du point de vue d’une esthétique classique, ce caractère flou est vu comme un « manque de vigueur, de netteté » et interprété comme une insuffisance technique. L’expression “flou artistique” renvoie à l’usage calculé du flou dans un but esthétique, ou dans une tentative de dissimuler des insuffisances de tous ordres. De façon analogue, un discours flou est suspecté de dissimuler des intentions cachées.
Le flou s’oppose au net. La perception des objets est nette si ses contours se détachent de leur environnement, et si on peut observer les détails. Elle est floue si la forme des objets n’est pas perceptible. De façon analogue, le flou brouille les frontières entre les catégories, efface leurs différences, mettant ainsi en continuité des catégories distinctes.
Flou et vague se définissent réciproquement, et s’opposent également au clair, au net et au distinct. Ils ont la même orientation négative.

3.2 Frontières inter-catégorielles et chevauchement des catégories

L’appartenance à une catégorie peut être définie en référence à un ensemble d’êtres appartenant typiquement à la catégorie. On doit alors distinguer, à la périphérie de la zone nette qui rassembles les êtres prototypiques de la catégorie, une zone de plus en plus floue. Cette zone est peuplée de cas-limites, constitués par les objets qui appartiennent de moins en moins à la catégorie, et qui relèvent plutôt d’autres catégories.
Les arguments a pari, a contrario et par les contraires jouent sur les phénomènes de continuité / discontinuité des catégories, en privilégiant le rattachement d’un être à telle catégorie ou à telle autre. Cette zone frontière est une zone de discussion.

— Le flou comme zone  ouverte à la discussion
Peirce (1902) définit le mot anglais vague en relation avec les variations de jugement des locuteurs.

Vague (in logic) [Lat, vagus, rambling, indefinite]: Ger. unbestimmt ; Fr. vague ; ­Ital. vago. Indeterminate in intention.
A proposition is vague when there are states of things concerning which it is intrinsically uncertain whether, had they been contemplated by the speaker, he would have regarded them as excluded or allowed by the proposition. By intrinsically uncertain we mean not uncertain in consequence of any ignorance of the interpreter, but because the speaker’s habits of language were indeterminate ; so that one day he would regard the proposition as excluding, another as admitting, those states of things. Yet this must be understood to have reference to what might be deduced from a perfect knowledge of his state of mind ; for it is precisely because these questions never did, or did not frequently, present themselves that his habit remained indeterminate.

— La logique floue (fuzzy logic) formalise la notion de flou comme zone frontière où fusionnent deux zones sur une échelle graduée. Par exemple, sur l’échelle des températures, la zone “il fait bon” chevauche les zones “il fait froid” et “il fait chaud”.

Ce que dit Pierce au sujet des zones floues comme zones de variabilité des jugements individuels s’applique au cas de l’échelle des températures. Peirce pose le problème dans le cadre de la psychologie individuelle où l’on pourrait avoir accès à « une connaissance parfaite de son état d’esprit. » Il considère que l’errance des jugements est liée au fait que les situations de flou sont « peu fréquentes », ce qui est discutable.
La situation peut être décrite non plus comme une variation du jugement individuel mais comme une variation des jugements interindividuels, qui peuvent ouvrir, dans le cas des températures, une discussion, pas forcément inoffensive sur le temps qu’il fait. Les zones floues sont des zones argumentatives.

Unanimité de jugement : 1 : il fait froid
3 : il fait bon
5 : il fait chaud
On en discute :  2 : il fait froid / il fait bon
4 : il fait bon / il fait chaud

À l’intérieur de la zone correspondant aux lexèmes froid resp. chaud, l’intensifieur très définit deux sous-zones argumentatives auxquelles s’appliquent la même représentation :

On en discute : TF: il fait froid / il fait très froid
TC: il fait chaud / il fait très chaud

3. Vague, précis, pertinent

Une information peut être dite floue, vague ou précise. Selon le principe de quantité de Grice, la pertinence d’une information est relative à la conversation qu’elle alimente. Le principe de quantité demande que soit fournie exactement la quantité d’information nécessaire, ni plus ni moins (V. Principe de coopération). Trois amis voient passer une belle auto:

L1        — Ça peut coûter combien, une belle auto comme ça?
L2        —  Bien 50 000 euros
L3        —  58225 euros hors taxe, plus les options

La réponse L2  n’est ni floue ni vague mais suffisante, elle fournit un ordre de grandeur qui est parfaitement approprié au fil d’une conversation de bistrot. Si les participants ont des revenus très moyens,  elle donne à la conversation une orientation claire  :

Il faut tout de même être riche pour avoir une voiture comme ça.

La réponse L3 est plus précise, mais le degré de précision est inutile pour cette conversation.

Un acheteur avec un vendeur :

L1      — Et ce modèle, il vaut combien?
L2      — Dans les 50 000 euros
L3      — 58225 euros hors taxe, plus les options.

Les réponses de L2 et L3ne viennent pas au même moment de l’interaction. La réponse de L2 n’est pas floue, au sens où elle donne un ordre de grandeur parfaitement adapté alors que le client parcourt les allées de la salle d’exposition. En revanche, la réponse L3 est seule adaptée au moment de signer la vente.