Arg. sur l’IGNORANCE
Le locuteur L1 avance une conclusion C sur la base d’un argument A. Son adversaire L2 refuse d’admettre cet argument (on suppose qu’il est incapable de le réfuter en bonne et due forme), et rejette la conclusion C. À part cela, L2 ne propose rien : on comprend : pas de meilleur argument pour C, ni d’argument pour une autre position C’ ; . dans ces conditions, L1 somme L2 de se rallier à ses positions, alors que L2 souhaite manifestement rester agnostique. Locke déclare que l’argument de L1 est fallacieux, mais Leibniz est plus prudent. |
1. Argumentation par l’ignorance et légitimité du doute
L’argumentation par l’ignorance [1] est définie par Locke comme une des quatre formes fondamentales d’argumentation, V. Typologies modernes :
Un second moyen dont les hommes se servent pour porter et forcer, pour ainsi dire, les autres à soumettre leur jugement aux décisions qu’ils ont prononcées eux-mêmes sur l’opinion dont on dispute, c’est d’exiger de leur adversaire qu’il admette la preuve qu’ils mettent en avant, ou qu’il en assigne une meilleure. C’est ce que j’appelle un argument ad ignorantiam. ([1690], p. 573)
Cette stratégie est déclarée fallacieuse par Locke. La situation où L1 s’appuie sur l’ignorance de L2 peut être schématisée par le dialogue suivant :
L11 : — C, puisque A.
L21 : — Je n’admets pas que A soit une preuve de C, A est un mauvais argument. D’ailleurs, Je n’admets pas C.
L12 : — As-tu quelque raison qui te permette de conclure à quelque chose de différent de C ? As-tu de bonnes raisons de rejeter A comme preuve de C ?
L22 : — Non
L13 : — Alors tu dois admettre ma propre preuve et ma conclusion.
(i) Premier tour, L1 propose une conclusion justifiée.
(ii) Deuxième tour, L2 refuse de ratifier l’argumentation de L1. L2 semble n’avoir que sa conviction intérieure à opposer à L1, sans qu’il juge bon de lui donner un contenu quelconque.
(iii) Troisième tour, L1 demande à L2 d’exposer les raisons de son doute. Il est parfaitement dans son droit de le faire, en vertu du principe conversationnel qui demande qu’une suite non préférée soit accompagnée d’arguments. L2 pourrait répondre :
— En présentant des objections contre C ou en réfutant l’argument A en faveur de C.
— En construisant un contre-discours apportant une « meilleure preuve ». Comme le texte ne dit pas pour quelle conclusion, on peut donc supposer les deux cas suivants selon que la preuve souhaitée devrait 1/ conclure à quelque chose de différent de C, mais toujours pertinent pour la discussion, ou bien 2/ apporter « une meilleure preuve » pour C.
(iv) Au quatrième tour, L2 s’avoue incapable de quoi que ce soit.
(v) Au cinquième tour, L1 peut :
— Se résigner au refus de ratifier de L1, tout en maintenant son argumentation :
D’accord, ce n’est pas un très bon argument, mais il est tout de même intéressant et c’est le seul que nous ayons trouvé.
— Sommer L2 d’accepter son argumentation : c’est ce qui constitue, d’après Locke, une fallacie d’argumentation par l’ignorance : “puisque tu n’as rien à dire contre mon argumentation, tu dois admettre ma conclusion”.
L1 prétend donc imposer sa conclusion pour deux raisons, d’une part son propre argument et d’autre part l’incapacité de L2 à défendre une autre conclusion.
Si Locke rejette les prétentions de L1 à l’étape (v), c’est qu’il considère comme légitime pour L2 de ne pas admettre une conclusion alors même qu’elle est argumentée et qu’il n’a au fond rien à lui opposer. Locke légitime ici le refus de se soumettre à l’argumentation, même bonne, alors que ce refus n’est fondé sur rien, sinon la seule intime conviction, ou une clause de conscience.
1. 1 Ad ignorantiam et présomption
À propos de cette analyse, Leibniz observe que « [l’argument ad ignorantiam] est bon dans les cas à présomption, où il est raisonnable de se tenir à une opinion jusqu’à ce que le contraire se prouve » ([1765], p. 437) ; présomption a ici le sens de “charge de la preuve”. La prétention de L1 est peut-être excessive et fallacieuse, néanmoins son argumentation crée ou reprend une préférence dans le champ concerné, et, en pratique, on peut s’y tenir jusqu’à ce qu’autre chose ait été prouvée.
L’argumentation par l’ignorance est un raisonnement “faute de mieux”, “en l’absence d’alternative”, qui prend une couleur différente lorsqu’il s’agit non plus de vérité et de savoir, mais de décision et d’action, possiblement urgente :
L11 : — Moi, je propose
1) que nous prenions telle et telle disposition ; 2) que, dans ce cadre, nous explorions telle et telle hypothèse ; maintenant, à vous la parole.
L2 : — … [silence]
L12 : —Vous ne dites rien ? Qui ne dit mot consent :
1) En l’absence de contradiction, ma proposition est adoptée.
2) En l’absence d’autre hypothèse, mon hypothèse sera adoptée comme hypothèse de travail.
Il est difficile de trouver quoi que ce soit à redire aux conclusions de L1. Il n’a pas dit que sa proposition était la seule valable, ni que son hypothèse devrait être tenue pour vraie. Il a mis son poids sur cette hypothèse, comme précédemment L1
1.2 Ignorance et tiers exclu
L’argument par l’ignorance est également défini, hors de toute considération sur la qualité de l’argument, comme une application illégitime du tiers exclu :
P est vraie puisque tu es incapable de prouver qu’elle est fausse.
Le seul argument en faveur de P est ici l’ignorance de l’interlocuteur. Si on considère que “on n’a pas prouvé que non P”, est équivalent à “non-(non-P)” on conclut que P, par application du principe du tiers exclu.
Mais les deux non- ne sont pas de même nature : “non-P n’est pas prouvé” ne veut pas dire “non P est faux” ; il y a confusion entre ce qui est vrai (ordre de l’aléthique) et ce qui est connaissable (ordre de l’épistémique), V. Absurde.
3. Argumentation par l’ignorance, Présomption d’innocence, Principe de précaution
3.1 Présomption d’innocence
Admettre P en l’absence de preuve de non P est une décision qui revient à l’institution habilitée à discuter et à décider dans le domaine concerné.
Dans le domaine judiciaire, la présomption d’innocence fait porter la charge de la preuve sur l’accusation, et fait bénéficier l’accusé de l’absence de preuve positive.
Vous devez prouver ma culpabilité.
Je suis innocent puisque vous êtes incapables de prouver que je suis coupable.
La présomption de culpabilité dirait que :
Tu dois prouver ton innocence.
Tu es coupable puisque tu es incapable de prouver ton innocence.
3.2 Principe de précaution
Dans le débat sur la toxicité de nouveaux produits, où il s’agit également de gérer des savoirs insuffisants. Le principe de précaution demande qu’on soit vigilant sur l’usage, il consiste en une demande de vigilance sur les preuves qui peuvent apparaître :
Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
Charte de l’environnement 2004, Art. 5[1]
Pour réfuter le principe de précaution, on le radicalise sous la forme d’une présomption de toxicité, “tout produit est présumé toxique jusqu’à ce qu’on ait prouvé son innocuité”.
Mais ce rejet du principe de précaution équivaut lui même à une présomption d’innocuité :
Il est possible que le produit ait des effets toxiques, mais ce n’est pas prouvé.
Tout produit est présumé non-toxique jusqu’à ce qu’on ait prouvé sa toxicité
Donc il n’a pas d’effets toxiques. Son usage est autorisé.
4. Ignorance et argument du silence, V. Silence
[1] Lat. arg. ad ignorantiam, de ignorantia, “ignorance” ; ang. arg. from ignorance.
[2] http://www.legifrance.gouv.fr/ Droit-francais/Constitution/Charte-de-l-environnement-de-2004] ( 20 -09-2013.