Interprétation

Argumentation fondée sur l’INTERPRÉTATION

Le fils a désobéi à l’ordre du père de laisser mourir son oncle. L’ordre ayant été donné, il ne restait au fils qu’à obéir. Mais le fils argumente par interprétation de l’ordre donné par le père : il estime que cet ordre n’était pas valide, et contraire à l’intention du père ; et qu’il  a obéi (à l’intention du père), tout en désobéissant à son discours. La stase d’interprétation ainsi provoquée correspond à l’opposition d’Austin entre langage constatif (c’est l’intention qui donne à l’ordre sa réalité) et langage performatif (c’est la formule qui crée l’ordre). La défense récuse l’accusation en produisant une interprétation des faits (l’ordre donné) qui innocente l’accusé, et devrait même lui valoir des éloges.

La notion d’interprétation renvoie :
— Au processus général de compréhension, V. Interprétation, exégèse, herméneutique.
— En argumentation, on parle d’interprétation pour désigner :

    1. Une forme de question argumentative.
    2. Une figure de reprise d’un terme par un synonyme
    3. Un schème d’argument de la famille des mobiles et motifs.

1. Question d’interprétation

Dans la théorie des stases, l’interprétation correspond à un type de “question”, l’état de cause légal. Dans le cadre judiciaire, ou, plus largement, toutes les fois que le débat s’appuie sur une règle normative, il se pose une “question d’interprétation” lorsque les deux parties fondent leurs conclusions sur des lectures de la loi différentes, une des parties s’appuyant par exemple sur la lettre du règlement, et l’autre sur son esprit, V. Stase  ; Catégorisation ; Définition.

2. Interprétation, figure de reprise par un synonyme

Comme figure de répétition, l’interprétation consiste à reprendre, dans le même énoncé, un premier terme par un second terme, quasi-synonyme (À Her., IV, 38 ; p.177). On a donc affaire à une suite “Terme1, Terme2”, où le Terme2 “interprète” le Terme1, c’est-à-dire l’explique, le clarifie par une reformulation. Le Terme2 est par exemple une traduction du premier dans un langage plus courant :

Nous avons trouvé des marasmius oreades, des mousserons

L’interprétation peut porter sur toute une expression, qu’elle précise et dont elle maintient l’orientation argumentative :

Le Président a annoncé une politique de contrôle des dépenses, une politique de l’état sobre.

Dans la bouche d’un opposant, l’interprétation peut modifier l’orientation argumentative du Terme1 :

Le Président a annoncé une politique de contrôle des dépenses, c’est-à-dire une politique d’austérité.

Ce changement est marqué par l’introduction d’un connecteur de reformulation (on pourrait dire d’interprétation) : en d’autres termes, c’est-à-dire, autrement dit, ce qui veut dire que, …

3. La réfutation par interprétation

3.1 Le fils interprète l’ordre du père

Le Traité de l’Argumentation classe l’interpretatio parmi les figures du choix et donne un exemple emprunté à Sénèque dit l’Ancien (ou le Rhéteur). Sénèque l’Ancien est l’auteur d’un recueil de Controverses, recueil de cas judiciaires plus ou moins imaginaires, traités par différents rhéteurs de son époque (Ier siècle), dans le cadre d’une sorte de concours d’éloquence judiciaire.

Perelman et Olbrechts-Tyteca prennent pour exemple le premier cas de ce recueil ([1958] p.233). Le sujet proposé à une bonne vingtaine d’experts orateurs est une histoire ingénieuse de fils qui a nourri son oncle malgré l’interdiction de son père ; puis, la roue de la fortune ayant tourné, c’est le père qui se trouve dans la difficulté, et le fils, cette fois, nourrit son père malgré l’interdiction de son oncle. Le malheureux fils se trouve ainsi chassé successivement par le père et par l’oncle. Dans le passage suivant, il se justifie devant son père d’avoir nourri son oncle ; ses avocats parlent en son nom.

[Première plaidoirie] Fuscus Arellius Père […] Je pensais que ,nonobstant ta défense, tu voulusses que ton frere fût nourri. Tu ne le défendais que par la monstre [l’aspect] de ton visage, ou je le croyais ainsi.
[Seconde plaidoirie] Cestius parlait plus hardiment. Il ne se contenta pas de dire, j’ai pensé que tu le voulais & tu le veux encore aujourd’hui. Il dit avec une belle façon, toutes les raisons pour lesquelles il le devait vouloir. Pourquoi donc m’abdiques-tu ? [me chasses-tu ?] Je pense que tu t’es offensé de ce que je t’ai devancé en ce bon office que tu lui voulais faire.

Sénèque le Rhéteur, Controverses et suasoires.[1]

Les interventions des deux avocats sont co-orientées ; le premier, Fuscus Arellius, plaide sur un ordre donné à contrecœur ou sur une mauvaise interprétation de l’ordre ; le second, Cestius, va plus loin, il attribue au père une intention contraire à ses paroles. En théorie des stases, cette situation a trait à la qualification de l’acte “et même plus, au fond, vous souhaitiez que je vous désobéisse. Vous devriez plutôt me féliciter”.

Perelman et Olbrechts-Tyteca voient à juste titre dans ces interventions une « figure argumentative » ([1958], p.233). Il s’agit de la mise en œuvre d’un topos de la famille des mobiles privés et publics. Le jeu ici porte sur la substitution du vouloir privé réel, au vouloir publiquement affirmé, conforme aux valeurs sociales.

3.2 Argument de l’interprétation et analyse performative

Ce que dit la langue a pu dire et ce que l’esprit a pensé

Selon le fils, l’ordre du père n’était pas valide parce qu’il n’était pas soutenu par une intention. Ce cas rappelle l’exemple emprunté à l’Hippolyte d’Euripide par lequel Austin soutient son analyse de la performativité. Hippolyte se dégage du serment qu’il a prêté par un argument totalement identique, le défaut d’intention : “ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur”.

Mais pour Austin, le serment est valide dès que la langue a dit, quoi que l’esprit, simple acteur de second plan, ait pu penser :

Il nous arrive souvent d’avoir l’impression que le sérieux des mots leur vient de ce qu’ils ont été prononcés seulement comme le signe extérieur et visible d’un acte intérieur et spirituel – signe commode dont le rôle serait de conserver les traces de l’acte ou d’en informer les autres. Dès lors, le pas est vite franchi qui mène à croire ou à supposer, sans s’en rendre compte, que dans bien des cas l’énonciation extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un événement intérieur. On trouvera l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte dit […] “ma langue prêta serment, mais non pas mon cœur” (ou mon esprit ou quelque autre acteur dans les coulisses [backstage artist]). C’est ainsi que “ je promets de…” m’oblige : enregistre mon acceptation spirituelle de chaînes non moins spirituelles.
Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de profondeur – ou plutôt de solennité – fraye tout de suite la voie à l’immoralité.  ([1962] / 1970, p. 44)

Austin ne tient pas compte que l’échange se déroule dans un contexte argumentatif, comme c’est souvent le cas dans le drame classique. Phèdre aime le chaste Hippolyte, qui ne se rend compte de rien. Afin de tenter « [d’]arranger » les affaires de sa maîtresse, la Nourrice fait part à Hippolyte de l’amour de Phèdre. En réponse, Hippolyte l’accable d’injures, hurle, on l’entend à travers la porte (v. 575), mais indistinctement (v. 585) ; puis il « sort du palais » et prend à témoin les dieux élémentaires « Ô Terre-Mère, et toi, rayonnement du soleil ! Quels infâmes discours ont frappé mon oreille ! ». La nourrice lui demande de se « taire » ; c’est alors qu’elle lui rappelle son serment :

N — Ces propos, mon enfant, n’étaient pas faits pour tous.
H — Ce qui est bien, il vaut mieux le dire en public.
N — Mon enfant, ne va pas mépriser ton serment.
H — Ma langue l’a juré, mais non pas ma conscience.

Hippolyte sauvera son honneur en n’agissant pas dans le sens de son argument ; il tiendra son serment en ne disant rien à Thésée : « C’est ma piété qui te sauve, femme. Si je n’avais été surpris sans défense par des serments sacrés, jamais je ne me serais tenu de tout conter à mon père » (v. 656). La toute-puissance de la formule est donc bien respectée, mais pour des raisons religieuses, et non pas austiniennes ; ce sont les lois des dieux, et non pas celles du langage qu’entend respecter Hippolyte.
Le serment d’Hippolyte, du moins dans cette traduction française, parle non pas d’événement intérieur mais de « conscience », qui n’est pas forcément un backstage artist quelconque pour Hippolyte. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est ailleurs : le serment Hippolyte est un serment très spécial, cataphorique, de ne rien révéler de ce qui allait lui être dit. Le serment préliminaire, à contenu vide, a la forme des serments conditionnels explicites ou sous-entendu : “ je te le promets sauf si ça va contre mon honneur, ma morale, mes intérêts, ou quelque chose de ce genre”. Or la Nourrice a proposé à Hippolyte des « horreurs » (v. 604), qui l’ont souillé (v. 653). Que faire? On voit émerger une stase : se taire et laisser le vice impuni, ou parler et trahir son serment imprudent ?
Hippolyte et la nourrice, le fils et le père du drame de Sénèque, parlent dans en situation argumentative. Dans la stase où ils sont pris, la sémantique, la pragmatique, la moralité se discutent et s’argumentent.
Il est en fait extraordinaire de voir Austin taxer le chaste Hippolyte d’immoralité parce qu’il viole son serment, alors qu’Hippolyte viole son serment parce qu’il veut sauver sa moralité.

3.3 La réfutation par interprétation

Dans Sénèque, le fils, par la voix de ses avocats, reconnaît les faits et plaide non coupable de désobéissance, en soutenant que l’ordre exprimé ne reflétait pas la volonté réelle du père. On est exactement dans le cas de l’opposition chère à Austin entre ce qu’a dit la langue du père,  et ce qui se passait dans son esprit. La question est celle de la validité de l’interdiction formulée par le père.
— Pour l’avocat du fils comme pour le fils, une condition de bonne formation de l’acte d’interdiction est d’avoir l’intention d’interdire. Ils considèrent que, pour être valide, l’énoncé “ je t’interdis de P” doit dénoter un contenu qui est “la volonté de non-P”. En l’absence de ce contenu, l’interdiction est mal formée.
— Pour le père et pour Austin, l’interdiction est valide car il a prononcé la formule, c’est le dire seul qui fait, qui rend l’acte valide. Le fils est coupable du double péché austinien, fallacie analytique et péché moral.

Mais l’analyse du père austinien est contestable. Il faut prendre en compte les conditions pragmatiques de l’énonciation, et notamment la notion de polyphonie. La situation est analogue à celle de l’ironie. Le locuteur ironique dit quelque chose de manifestement faux et fait porter ce dire par une voix qui n’est pas la sienne. Le récepteur ironique entend quelque chose de faux, d’incroyable, de stupide, dit par quelqu’un dont il prend généralement la parole au sérieux, ce qui le contraint à une interprétation de ce dire étrange. De même dans le cas présent, on doit se situer du côté de la réception : le fils entend son père proférer un interdit dans une voix dans laquelle il ne reconnaît pas celle de son père. Il doit résoudre ce paradoxe, donc interpréter : l’ordre du père va évidemment contre la nature (selon le topos de l’amour fraternel, du père à l’oncle) ; or il a capté les indices lui permettant d’inférer que cet ordre n’était pas donné dans la voix morale du père, mais dans sa voix sociale ; et qu’en conséquence, lui, le fils, s’est aligné sur la première, et abstenu. Chacune de ces voix correspond à un type de loi, loi morale et loi sociale du langage, et il n’y a pas de raison de penser que la loi sociale du langage soit supérieure à la loi morale.

Décider que cette dernière interprétation serait “la bonne” c’est prendre parti pour le fils contre le père ; décider que l’interprétation d’Austin est la bonne, c’est prendre le parti du père contre le fils. Dans les deux cas, prendre position pour l’une ou pour l’autre analyse, c’est prendre position pour l’une ou l’autre des parties.


[1] Les controverses et suasoires de M. Annaæus Seneca, Rhéteur, de la traduction de M. Mathieu de Chalvet […]. Rouen, Robert Valentin, 1618, p. 16.