IRONIE
L’ironie est une stratégie de destruction du discours, qui ridiculise un discours en s’appuyant sur une évidence contextuellement irréfutable.
1. L’ironie comme réfutation par l’évidence
Au point de départ de l’ironie, il y a un discours D0 hégémonique. Un discours hégémonique est un discours considéré comme vrai dans un groupe, ayant le pouvoir d’orienter ou de légitimer les actions du groupe et dans un rapport conflictuel avec un discours minoritaire. Dans une situation S0, le participant L1, le futur ironisé, cible de l’ironiste L2, a tenu un certain discours D0 avec lequel le futur ironiste n’était pas d’accord. Ce discours s’est constitué en discours micro-hégémonique. Le futur ironiste s’est soumis, sans être convaincu.
L11 (futur ironisé) : — Et si on faisait une grande balade jusqu’au sommet ?
L21 :(futur ironiste) : — Hmm… Paraît qu’il y a des passages scabreux
L12 : — Pas de problème, je connais la balade, c’est facile
L22 : — Ah bon alors…
Dans une situation ultérieure, l’ironiste reprend des éléments de ce discours premier alors que les circonstances rendent ce discours intenable. Plus tard, alors qu’ils sont perdus sur un à-pic, l’ironiste dit :
L2x : — Pas de problème, je connais la balade, ça passe facile !
Ce dernier énoncé est étrange :
— À l’évidence, les circonstances le rendent absurde.
— Si la discussion originelle a été oubliée, l’énoncé est interprété comme une antiphrase.
— Si elle est encore présente dans la mémoire des participants, alors il y a ironie : L2_x refait entendre l’affirmation L1_2, alors que les circonstances la rendent manifestement fausse. Le mécanisme est du type ad hominem, où l’on oppose ce que l’adversaire dit à ce que tout le monde peut constater. Dans la mesure où les faits sont évidents, L1 se retrouve accusé non seulement de dire le faux, mais de dire des absurdités. L’ironie est méchante.
2. Destruction ironique et réfutation scientifique
On peut opposer comme suit la destruction ironique et la réfutation scientifique :
Réfutation scientifique | Destruction ironique |
L1 dit D0 | L1 dit D0 en S0 |
Le réfutateur L2 cite D0, en l’attribuant à L1 | L’ironiste L2 dit D en S1 : — D reprend D0 — L’attribution de D0 à L1 n’est pas explicite ; soit elle est présente dans la mémoire discursive ; soit elle est signifiée indirectement dans D |
Le réfutateur falsifie D0 par des arguments explicites et concluants | L’évidence contextuelle détruit D=D0. Cette évidence est telle que (L2 estime que) elle n’a pas à être explicitée. |
3. L’ironie argumentative est défaisable
Ducrot propose l’exemple suivant, constitué d’un énoncé et d’une description de la situation d’énonciation ; par commodité les différents stades ont été numérotés :
(1) Je vous ai annoncé hier que Pierre viendrait me voir aujourd’hui (2) et vous avez refusé de me croire. Je peux, aujourd’hui, (3) en vous montrant Pierre effectivement présent, vous dire sur le mode ironique. (4) « Vous voyez, Pierre n’est pas venu me voir. » (Ducrot 1984, p. 211)
(1) Vous a produit une suite non préférée, il y a donc eu débat entre les protagonistes en S0. (2) Le (futur) ironiste, Je, a perdu ce débat. (3) L’évidence de la présence de Pierre est donnée par Je mieux que comme un argument concluant, comme une “vraie preuve”, supposée “clouer le bec” et donner une bonne leçon à Vous.
Mais le fait ne fait pas preuve. Il n’y a pas de raison d’arrêter l’analyse en ce point. L’ironie est surtout étudiée en prenant pour objet l’énonciation ironique, alors que c’est un phénomène séquentiel, connaissant deux issues, l’une où l’ironie est heureuse, l’autre où elle est malheureuse. Je constate bien que Pierre est effectivement présent, mais cela ne prouve pas qu’il soit venu voir Je ; Vous peut répliquer :
— Non, Pierre n’est pas venu te voir. Il est venu voir ta sœur.
L’application du topos de substitution des intentions, a permis ici de réfuter l’ironie, V. Mobiles. Pas plus que la métaphore, l’ironie n’est inaccessible à la réfutation.
4. L’ironie peut se passer de toute marque
Dans les années 1979-1980, la ville de Zürich a connu un mouvement de protestation des jeunes, qui a marqué les esprits. Müller est le nom des deux délégués du mouvement, Hans et Anna Müller.
Deux émissions TV ont provoqué un choc extrême dans le public Suisse alémanique. La première fut une programmation genre grand débat qui vu le chahut occasionné par des membres du mouvement, fut interrompue. La seconde, surnommée par la suite “Show des Muller” montra deux militants de la Bewegig (mouvement) habillés en bourgeois zurichois et tenant le discours de leurs adversaires (accroître la répression, fermer le centre autonome, etc.). La presse à sensation et certains individus orchestrèrent une véritable campagne de diffamation après le choc de la seconde émission. Signalons au passage que le terme “müllern” est entré dans le vocabulaire du mouvement avec un sens proche de “épater le bourgeois”. La mise en évidence de situations paradoxales fut une des spécialités des mouvements restant à la fois insaisissables et sachant pertinemment qu’il fallait “chauffer les médias” selon l’expression de McLuhan.
Gérald Béroud, Valeur travail et mouvement de jeunes, 1982.[1]
Le discours ironique D consiste dans la simple reprise « d’un air sérieux » du discours ironisé D0 par ses opposants ; D et D0 se recouvrent parfaitement. Le discours ironisé D0 est le discours bourgeois, non seulement dans ses contenus, ses modes d’énonciation et ses codes vestimentaires, mais aussi dans sa pratique de l’argumentation soumise aux normes bourgeoises de calme et de courtoisie, flanquée de son rituel contre-discours. C’est toute la pratique de “l’honorable discussion” contradictoire, poppérienne, qui est rejetée par les pratiques de rupture des Müller.
Avec son appel à l’évidence, l’ironie se situe à l’extrême bord de l’argumentation. Elle continue à fonctionner dans des situations dramatiques où l’argumentation est vaine ou impossible. Les remarques suivantes ont été écrites sous le régime dictatorial, de la Tchécoslovaquie d’avant 1989 :
Dans les milieux intellectuels, l’attitude à l’égard de la propagande officielle se traduit souvent par le même mépris condescendant que celui que l’on a pour le radotage d’un ivrogne ou les élucubrations d’un graphomane déséquilibré. Comme nos intellectuels apprécient particulièrement les subtilités d’un certain humour absurde, il peut leur arriver de lire pour le plaisir l’éditorial de Rude Pravo* ou les discours politiques qu’on y imprime. Mais il est très rare de rencontrer quelqu’un qui prend cela au sérieux. […]
Petr Fidelius, Prendre le mensonge au sérieux, 1984[2]
Le Rude Pravo était le journal du Parti communiste de Tchécoslovaquie, à l’époque du pouvoir communiste.
[1] Revue Internationale d’Action Communautaire 8/48, 1982, note 62, p. 28. L’émission de télévision en suisse allemand est disponible à l’adresse : http:// www.srf.ch/player/video?id=05f18417-ec5b-4b94-a4bf-293312e56afe] (20-09-2013).
[2] Esprit, 91-92, 1984, p. 16.