Perelman présente la règle de justice comme un principe argumentatif fondamental, et citent quelques-unes des catégories qui, historiquement ont réglé la répartition des biens, c’est-à-dire la façon de partager le gâteau :
Tous les êtres d’une même catégorie doivent être traités de la même façon.
À chacun selon son mérite ; à chacun selon sa naissance ; à chacun selon ses besoins. (Perelman [1963], p. 26).
Ce principe fonde les revendications comme “à travail égal, salaire égal” ; “à rendement égal, salaire égal”. Les domaines d’application sont nombreux :
à chacun selon son ordre d’arrivée (répartition des prix)
à chacun selon le tirage au sort (service militaire ; loterie)
à chacun selon sa taille (uniformes)
à chacun selon ses revenus (impôt).
1. Opérations constitutives de la règle de justice
1.1 Une catégorisation des œuvres, états et besoins
Les individus sont d’abord classés comme membres d’une catégorie générale, “être né” ; « “avoir des besoins” ; “avoir du mérite” (on peut mériter une punition ; démériter c’est avoir un mérite négatif) ; “avoir travaillé tant d’heure, fabriqué telle quantité de produits”, etc.
Les droits et devoirs généraux peuvent être définis à ce premier niveau, « tous les humains ont droit à une vie décente”. La pratique suivante est fondée sur un argument a pari strictement appliqué :
Le général Baclay, c’était aussi un drôle de numéro matricule. Mais une drôle de femme, très juste à sa façon. Elle fusillait de la même manière femme et homme, tous les voleurs, que ça ait volé une aiguille ou un bœuf. Un voleur c’est un voleur et ça les fusillait tous. C’était équitable.
Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, 2000[1]
1.2 Une échelle hiérarchisant chaque type d’œuvres, états, mérites et besoin
Pour que le règle de justice puisse fonctionner, il faut
(i) Définir ce qu’on entend par “égalité de naissance, de mérite, de travail”.
(ii) Préciser la hiérarchie interne organisant entre les modes de naissance, les types de mérite, et les quantités de travail : “P a travaillé autant que /plus que /moins que Q or R”.
Ces catégories ordonnées peuvent être représentées par à des échelles argumentatives. L’existence de cet ordre qui fait que la règle de justice est plus complexe que a pari.
(iii) Une échelle des récompenses et des peines doit être associée à l’échelle (ii) quel salaire pour quel travail ?
Il s’ensuit que la règle de justice engendre trois types de questions argumentatives spécifiques,
— Conflits de catégorisation sur l’opération (i) : définition d’une catégorie (qui est mathématicien?), et conflit de catégorisation : l’individu X fait-il bien partie de la tribu (est-il un vrai mathématicien?)
— Conflits de hiérarchisation sur l’opération (ii) : a) sur la définition d’une métrique (les critères d’excellence en mathématique) et b) conflit de hiérarchisation de la personne dans la catégorie (comment évaluer le travail de notre collègue X ?).
— Ces conflits s’ajoutent à ceux attachés à l’opération (iii), définissant l’échelle des récompenses et des peines.
2. La justice comme exclusion de l’arbitraire
L’opération (i) met “chacun dans sa catégorie”, est la règle de justice prend ces catégories comme des données, sans s’interroger sur leur constitution. Le second exemple de Perelman “à chacun selon sa naissance” montre bien que la règle de justice peut servir l’injustice : “à chacun selon son genre ; à chacun selon la couleur de sa peau”.
Au niveau de l’opération (ii), la règle de justice est supposée s’appliquer de façon linéaire, à tous les membres du groupe, mais les règles concrètes incluent des bornes, des seuils et des principes de lissage. Pour l’impôt, la règle “à chacun selon son revenu” s’applique à partir d’un certain revenu ; elle est non linéaire, elle admet des seuils.
En vertu du principe “qui favorise défavorise”, la règle de justice, crée obligatoirement d’innombrables sentiments d’injustice. Si les biens sont répartis selon les mérites, ils ne le sont pas selon la naissance ni selon les besoins. Elle ne peut être dite “de justice” qu’en tant qu’elle s’oppose à l’arbitraire du principe “à chacun selon mon bon plaisir”. C’est une règle d’exclusion de l’arbitraire, non pas de l’injustice.
La règle de justice n’est dite “juste” que parce que la catégorie et la relation d’ordre ont été définies en faisant abstraction des cas à juger : “C’est juste parce que la règle existait avant votre cas”. Cette “justice” est formellement juste parce qu’elle permet l’application du “syllogisme juridique”.
[1] Paris, Le Seuil, p. 111.