Lettre, Appel à la — du discours

Arg. fondée sur la LETTRE du discours

La lettre du discours s’oppose à son esprit. L’argumentation sur la lettre du discours prend en compte ce que dit le discours afin d’esquiver ce que le discours veut dire.

1. La lettre contre l’esprit

En droit, l’argument de la lettre de la loi (ad litteram, ad orationem) sert à justifier une application de la loi fondée sur le sens considéré comme évident du texte légal, V. Sens strict. Cet appel à la lettre est contré par l’appel à l’esprit de la loi, fondé, par exemple, sur l’intention du législateur. Inversement,  l’appel à la lettre d’un texte oral ou écrit peut être invoqué pour rejeter les appels à l’interprétation.

2. Dans l’argumentation quotidienne

— Dans une interaction, le second tour de parole “à la lettre” s’en tient au sens littéral, à ce qui vient d’être expressément dit, mot pour mot, par le premier locuteur, en laissant de côté ce qu’il a voulu dire.
C’est le cas de la réponse suivante à un acte de parole indirect de demande de faire, adouci en une question :

L1 :    — Pouvez-vous me passer le sel ?
L2 :    — Oui

Mais L2 ne passe pas la salière à L1. L2 a répondu à la lettre de la question de L1, sans tenir compte du fait que L1 ne sollicitait pas une information sur la capacité de L2 à faire circuler la salière, mais demandait à L2 de faire quelque chose, lui passer le sel.

— Dans une situation argumentative, la réponse à la lettre est une manœuvre de destruction du discours. Pour cela, L2 s’en tient au sens de l’énoncé, du discours (oral ou écrit) produit par L1, sans tenir compte des intentions communicationnelles de L1 (du sens de l’interlocuteur).
Dans un troisième tour, L1 peut rejeter cette réponse :

Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !

L2 peut alors justifier sa réponse en donnant pour argument la lettre de ce qu’a dit L1 dans son premier tour de parole :

Je ne sais pas ce que vous avez voulu dire, mais c’est ce que vous avez dit.

L2 satisfait à son obligation de parole, et renvoie la parole à son interlocuteur, à charge pour ce dernier de reformuler ce qu’il veut dire. L2 considère qu’il n’a pas à contribuer à la recherche de la vérité, V. Silence, et qu’il peut légitimement chercher à bloquer le discours de L1 par tous les moyens.
La réponse sur la lettre du discours est un bon indicateur de situation conflictuelle. Elle s’oppose à une réponse qui, charitablement, tient compte de l’intention du discours et ne cherche pas à tirer avantage d’une formulation indirecte ou maladroite.

L’exemple suivant est un cas extrême de réponse à la lettre :

Le policier : — Tu me dis “Untel a fait le coup” et je te libère
Le suspect : — “Untel a fait le coup[2].

Le suspect a dit à la lettre ce que le policier lui demandait de dire, mais il ne sera probablement pas libéré pour autant.

Exemple : Objectif officiel et objectif caché d’une recherche scientifique

Le cas suivant est un cas particulier de l’opposition Motif — Mobile, où on oppose à la bonne raison expressément formulée une raison inavouable cachée, ici parce qu’elle est illégale.

— SITUATION : Un litige sur le statut juridique d’une recherche et de son  financement.
Cadre général : La recherche dans le domaine D est soumise à une disposition légale L interdisant la recherche susceptible de conduire à des résultats de type U.
Cas particulier : Un groupe de recherche R soumet à l’institution I un projet P relevant du domaine D. Les objectifs de recherche sont définis dans le projet accompagnant la demande de financement.
— Le financement est accordé.
— La recherche produit un résultat X apparemment de type U.

QUESTION : Cette recherche a-t-elle respecté la disposition légale L interdisant la recherche conduisant à des résultats de type U ?

OUI : La défense peut soutenir que 1) X n’est pas de type U, ou que 2) X est bien de type U, mais qu’il a été obtenu involontairement, donc que la loi a été respectée. Dans ce second cas, la défense argumente en deux temps, d’abord sur la lettre de ce que dit et ne dit pas expressément le projet P :

Aucune recherche susceptible de produire des résultats de type U ne figure dans les objectifs de recherche.

Elle rend compte ensuite du résultat U :

X (U) est un résultat inattendu, comme cela arrive régulièrement dans la recherche scientifique.

— NON : L’accusation rejette l’argument fondé sur la lettre du projet :

Si le cahier des charges ne fait pas explicitement référence à U comme un objectif de la recherche c’est pour éviter les conséquences juridiques et politiques évidentes.

Puis elle réinterprète le projet :

Des membres éminents de la communauté scientifique concernée disent que le cahier des charges décrit des travaux correspondant à la définition communément admise de U. Il s’agit donc bien d’une recherche de type U. Le résultat en question n’a pas “émergé », mais a été produit intentionnellement. Financeurs et chercheurs ont donc sciemment enfreint la disposition légale L.

Conclusion :

Les chercheurs avaient un agenda caché. Ils ont effectivement effectué des recherches de type U, qu’ils les aient désignées comme telles ou non.
Les responsables de la recherche et de l’institution l’ayant financée doivent être condamnés. [3]


[1] Lat. arg. ad litteram, de littera, “lettre”. Lat. arg. ad orationem, de oratio, “propos, parole”.
Les deux étiquettes peuvent se référer à un discours écrit ou oral.
[2] Exemple venant du séminaire d’Oswald Ducrot.
[3] Exemple adapté de Glenn Kessler, « The repeated claim that Fauci lied to Congress about ‘gain-of-function’ research ». The Washington Post, 29 octobre 2021. https://www.washingtonpost.com/politics/2021/10/29/repeated-claim-that-fauci-lied-congress-about-gain-of-function-research/