MANIPULATION
1. Le mot et les domaines
Dans la forme “N° manipule N1”, manipuler a deux significations :
1. Manipuler1: N1 désigne un inanimé (“manipuler des sacs de ciment”) ; une partie du corps, ou le corps physique lui-même (“masser” : “manipuler les vertèbres” ; “ je vais me faire manipuler à 10 h”).
2. Manipuler2 : N1 désigne une personne en tant que synthèse de représentations et capable d’auto-détermination. Dans ce second sens, qui est récent (Rey [1992], Manipuler), manipuler, c’est instrumentaliser : “considérer une personne comme un objet, un pur instrument pour une certaine fin”.
Les deux sens sont liés, leurs familles dérivationnelles sont identiques (manipulateur, manipulation, manipulatoire). On parle de manipulation au second sens dans les domaines suivants.
— En psychologie, dans la vie quotidienne : “une personnalité manipulatrice”.
— Dans le domaine politico-militaire : la propagande blanche est destinée à l’opinion publique du propre pays ; elle peut être mensongère et manipulatrice ou non. La propagande noire est nécessairement manipulatrice dissimule son origine et son intention réelle, elle se présente comme émanant d’une source amie, alors qu’elle provient de l’ennemi ; elle est du domaine de la désinformation et de “l’intox”.
— Dans le champ de l’action commerciale et des techniques de marketing, on manipule les gens pour les pousser les gens à acheter quelque chose plutôt que rien, ou ceci plutôt que cela, sans tenir compte de leurs intérêts et de leur volonté informée. Cette manipulation fait appel à différentes techniques pour amorcer et ferrer le client, V. Étapes.
— Dans les domaines politique, idéologique et religieux.
Dans ces différents domaines, la question de la manipulation croise celle de l’argumentation.
2. “Faire faire” : de la collaboration à la manipulation
La manipulation est une ressource qui peut être mobilisée dans des situations où une personne M poursuit un but β ; pour atteindre ce but, il a besoin qu’une autre personne, N, pense ou agisse de telle et telle manière.
2.1 Tractation à but ouvert
1) M estime que β est dans l’intérêt de N ; N est d’accord.
N a une représentation positive de β ; il estime que β est important, agréable, dans son intérêt ; il poursuit β spontanément, pour des raisons indépendantes. Il s’ensuit que M a besoin de N, et N a besoin de M : M et N coopèrent sur β.
Éventuellement, si l’engagement de N est moins évident, dans une démarche ouverte, M persuade, par des arguments, N de s’associer à lui pour réaliser β : N sait que M a l’intention de l’amener à faire β, et ils se parlent.
2) Faire β n’est pas vraiment dans l’intérêt de N.
Faire β est indifférent ou légèrement ennuyeux pour N. Spontanément, il n’interviendrait pas, ne collaborerait pas avec M sur β. M peut alors agit sur la volonté de N ou sur ses représentations.
(a) Action sur la volonté de faire
Dans cette situation, M peut entreprendre de persuader N de faire β. Il menace N (ad baculum), le soudoie (ad crumenam), l’apitoie (ad misericordiam), lui fait du charme, le séduit (ad amicitiam), V. Émotion. N a toujours une représentation plutôt négative de β. Mais ces arguments, s’il s’agit d’arguments, ont transformé la volonté d’agir de N, et finalement N veut bien faire β même si β ne lui plaît toujours pas. Il fait β “quand même, même si, à contrecœur” ; “c’est bien parce que ça te fait plaisir”. On peut discuter pour savoir s’il y a eu ou non manipulation de la volonté de N.
(b) Action sur les représentations de l’action à faire
M reformate β de façon à ce que β apparaisse agréable à N, dans son intérêt ; on retrouve la première possibilité : N veut bien faire β parce que, maintenant, ça lui paraît bien.
Dans le cas (a), N fera un travail qu’il sait dangereux, bien qu’il soit dangereux, parce qu’il est bien payé. Dans le cas (b), N fera un travail, dangereux ou non, dont il pense qu’il n’est pas dangereux. M peut combiner les deux stratégies : “tu peux bien faire ça pour moi, c’est pas si dangereux”. Dans ces deux cas, il n’y a pas forcément manipulation. M a présenté ouvertement à N son but, lui faire faire β. N s’est laissé convaincre, peut-être par de bons arguments. Il se peut que le travail ne soit pas si dangereux, et fort bien payé.
Il n’y a clairement manipulation que si M sait que le travail est dangereux, et qu’il a sciemment mal représenté ou dissimulé le danger à N. Le mensonge est à la base de la manipulation.
3) Faire β est contre les intérêts et les valeurs de N
Dans ce cas, β est franchement contraire aux intérêts de N ; dans les circonstances normales, N s’opposerait spontanément à M sur β. Il reste néanmoins possible pour M :
— De persuader N de vouloir faire quelque chose de contraire à ses intérêts ou à ses valeurs, par exemple de se suicider, de se sacrifier, même s’il n’a pas envie de mourir, au nom d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs : “Dieu, le Parti, la Nation, te le demandent” ; “tu dois sacrifier des enfants pour faire triompher notre cause”.
— De persuader N que l’action à laquelle on le pousse est bonne et qu’il la fait dans son propre intérêt. M inspire à N le désir du sacrifice : “d’ailleurs, tu m’as dit que tu aimerais bien aller au Paradis”.
Les argumentations par lesquelles M a persuadé N de consentir à β sont dites manipulatoires parce qu’elles ne respectent pas une hiérarchie des valeurs que l’on considère comme naturelle. Il y a manipulation, parce que, par des discours condamnables, on a persuadé N de faire quelque chose auquel aucune personne de sang-froid, dans son bon sens, dans les conditions normales ne souscrirait ; la problématique de la manipulation rejoint celle du lavage de cerveau.
2.2 Tractation à but masqué
Dans les cas précédemment évoqués, N est plus ou moins conscient de ce qu’il est réellement en train de faire. Le mensonge sur les intentions réelles de M, le masquage du but réel β auquel est substitué un but secondaire auquel N adhère sont les éléments essentiels de la manipulation “profonde”.
Les propres intérêts de N, ou la conception qu’il a de ses intérêts, le poussent à poursuivre des buts diamétralement opposés à β ; M et N poursuivent des buts antagonistes. M doit donc dissimuler à N son objectif β. Dans ce cas, M trouve un but leurre, βleurre, tel que :
(1) βleurre est positif pour N : N pense que son intérêt est de faire βleurre.
(2) βleurre conduit fatalement à βcaché.
(3) N ignore, ne se rend pas compte que (2).
Si tout marche comme M le souhaite, N réalise le but-leurre, M empoche la mise, et N subit le dommage. N comprend ou ne comprend pas qu’il a été manipulé.
Il n’y a pas forcément communication verbale entre M et N au cours de ce processus. Cette forme de manipulation est celle du pieux mensonge qui poussait à mettre des édulcorants dans l’huile de foie de morue qu’on administrait aux enfants, ou celui que Calvin attribue aux moines voulant amener le peuple à son salut par tous les moyens fussent-ils condamnables, car la fin justifie les moyens. Il s’agit de multiplication des reliques de la vraie croix :
Que saurait-on dire autre chose, sinon que tout cela a été controuvé pour abuser le simple peuple ? Et de fait, les cafards, tant prêtres que moines, confessent bien qu’ainsi est, en les appelant pias fraudes, c’est-à-dire des tromperies honnêtes pour émouvoir le peuple à dévotion.
Jean Calvin, Traité des reliques [1543].[1]
Un cas limite est celui où le manipulateur dissimule simplement son but interactionnel. On vend une grosse encyclopédie à des gens ravis par cet achat ; mais ils savent à peine lire, ils n’ont aucun usage de ce type d’ouvrage, et, de toute façon, ils n’ont pas les moyens de payer les traites (d’après Lorenzo-Basson 2004). Il y a manipulation parce que le vendeur réussit le tour de force de maintenir dans l’arrière conscience des acheteurs la nature réelle de la rencontre, une interaction de vente (β) avec ses aspects financiers, et de la faire paraître comme une conversation amicale (β leurre).
3. Manipulation et pratique du pouvoir
Le statut accordé à la manipulation est lié à une vision du pouvoir et de l’action : le pouvoir s’exerce-t-il par la force et par le mensonge, ou par la raison et l’argumentation ? Sur la nécessité du mensonge d’État, Lénine rejoint Churchill et rencontre Rumsfeld :
Je dois avouer que ce qu’on appelle les milieux cultivés de l’Europe occidentale et d’Amérique sont incapables de comprendre ni la situation actuelle, ni le rapport réel des forces. Ces milieux doivent être considérés comme sourds-muets.
Dire la vérité est un préjugé bourgeois mesquin tandis que le mensonge est souvent justifié par les objectifs.
Lénine, cité dans V. Volkoff, La désinformation, arme de guerre, 2005[2]
Parlant de la nécessité vitale de garder secrets le lieu et l’heure du débarquement en Normandie, en juin 1944, Churchill a déclaré :
En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’il faut toujours l’entourer d’une garde de mensonges. [In wartime, truth is so precious that she should always be attended by a bodyguard of lies.]
N’empêche que :
La vérité est irréfutable [incontrovertible], l’ignorance peut s’en moquer, la panique peut la détester, la méchanceté peut la détruire, mais elle est là.[3]
La guerre autorise sans doute beaucoup de choses que la démocratie s’interdit en temps de paix. Au début du 21e siècle, le courant néo-conservateur américain[4] a réactivé cette notion de “noble mensonge”, de la nécessité d’un corps de “bodyguards of lies”, construisant une vérité qui n’est ni adéquation au réel ni le meilleur accord humainement réalisable, mais une “vérité stratégique”, imposée si nécessaire par une “fraude pieuse [pious fraud]” auprès des citoyens.
En Argentine de l’entre-deux-guerres certains avaient développé la notion de “fraude patriotique” [fraude patriótico] aux élections, adaptant aux temps modernes les pratiques que Calvin attribue aux moines médiévaux.
4. Argumentation et manipulation
Signifier n’est pas manipuler
Dans le cadre de la logique naturelle, l’étude des schématisations est l’étude du processus discursif de construction du sens, par laquelle le locuteur construit, « aménage » (Grize 1990, p. 35) une signification synthétique, cohérente, stable, à l’intention de son interlocuteur. Dans tous les cas, cette signification n’est pas la réalité, mais un éclairage de la réalité. En ce sens, toutes les perspectives constructivistes de la réalité par le discours peuvent être dites manipulatoires, au sens 1, sur le matériau discursif, d’où manipulatoires2 sur les interlocuteurs. Cette vision manipulatrice2 résulte d’une dramatisation du processus de signification, qui ne correspond pas au sens ordinaire du terme de manipulation, qui suppose le mensonge délibéré.
Argumentation et propagande
Un fil très ténu sépare l’étude de l’argumentation telle que la définit le Traité de l’argumentation de celle de la propagande politique, telle que la définit Domenach : dans le premier cas, il s’agit de « provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on propose à leur assentiment » au moyen de procédés discursifs (Perelman et Olbrechts-Tyteca [1958], p. 5), dans le second de « créer, transformer ou confirmer des opinions », au moyen de procédés pluri-sémiotiques (image, musique, participation à des mouvements de foule (Domenach 1950, p. 8).
Cette différence est peut-être celle de la ratio-propagande à la senso-propagande de Tchakhotine (1939, p. 152) ; la première agit « par persuasion, par raisonnement » et la seconde « par suggestion » (ibid.).
Manipulation et mensonge
Le mensonge et le masquage des intentions font, dans tous les cas, basculer de l’argumentation à la manipulation. Le discours manipulatoire est fondamentalement tromperie et mensonge qui s’entend par action (dire sciemment le faux) et par omission (omettre de dire tout le vrai alors que l’interlocuteur l’attend) : mensonge référentiel, parce qu’on présente comme vraies des informations qui ne le sont pas, ou on affirme un but qui n’est pas le vrai but ; mensonge des constructions discursives qui présentent comme inéluctables des enchaînements qui ne le sont pas ; mensonge sur l’identité du locuteur, qui n’est pas ce qu’elle prétend être ; mensonge émotionnel emporté par de fausses représentations.
La dénonciation du discours manipulatoire est une dénonciation du mensonge, or le mensonge n’est pas toujours lisible dans le discours, il n’y a pas de marque du discours mensonger. C’est pour cela que, comme le dit Hamblin « le logicien n’est le juge ni la cour d’appel ; et un tel juge ou une telle cour d’appel n’existent pas » ([[The logician] is not a judge or a court of appeal, and there is no such judge or court]) (1970, p. 244). La dénonciation ne peut se faire qu’au nom d’une vision de la réalité, en d’autres termes, elle est l’affaire des participants informés eux-mêmes, V. Évaluations.
[1] Œuvres choisies. Éd. présentée, établie et choisie par O. Millet, Paris, Gallimard, 1995, p. 199.
[2] Lausanne, L’Âge d’Homme, 2004, p. 35.
[3]http://quotations.about.com/cs/winstonchurchill/a/ bls_churchill.htm (20 – 09 – 2013)
[4] Donald Rumsfeld, US Department of Defense Briefing, 25 sept. 2001