Arg. du MÉPRIS
L’argument du mépris minimise l’argument de l’adversaire jusqu’à l’ignorer totalement. Si l’argument méprisé se dénonce, et du même coup, dénonce celui qui l’utilise, alors, pourquoi ne pas contribuer à sa diffusion pour discréditer le groupe des opposants ? Mais rien n’est moins partagé que l’évidence.
1. Le coup du mépris
Les formes standard de réfutation reposent sur l’examen de la teneur du discours rejeté, ou sur des considérations plus ou moins pertinentes liées à la personne qui le tient. Même dans ce dernier cas, le rejet est fondé sur quelque motif, aussi faible soit-il.
La rhétorique ancienne définit l’apodioxis comme le rejet d’un argument déclaré « enfantin » ou « évidemment absurde, pratiquement nul » (Dupriez 1984, Apodioxis ; Molinié 1992, Apodioxis) ; V. Minimisation. C’est ce que dit l’expression “sans commentaire”, par laquelle on se dispense de toute réfutation argumentée, V. Pathétique. Elle correspond à la lettre au sens du mot grec apodioxis “expulsion” (Bailly, [apodioxeis] ; l’argument de l’opposant est “éjecté”.
L’argument du mépris, qu’il vaudrait mieux appeler coup du mépris, répond au discours de l’opposant par une réplique à la limite de la réfutation et de la destruction. Le locuteur refuse de contre-argumenter en déclarant que l’argumentation proposée s’auto-réfute ; que sa mauvaise qualité suffit à la détruire. C’est la réaction de l’oncle Toby, « sifflant une demi-douzaine de mesures de Lillabullero », V. Ab —, ad —, ex —.
Tes arguments sont insuffisants, misérables, minables.
Je ne ferai pas à votre exposé l’honneur d’une réfutation.
Ce que vous dites n’est même pas faux.
Je ne me charge point de répondre aux pauvretés verbeuses, si plaisantes quelquefois par le non-sens, mais si méprisables par l’intention, que de petites femmes et de petits hommes débitent ridiculement sur l’épouvantable mot d’égalité. Ces malveillantes puérilités n’auront qu’un temps, et ce temps passé, un écrivain serait bien honteux d’avoir employé sa plume à réfuter de pitoyables radotages, qui étonneraient alors ceux-mêmes qui s’en honorent aujourd’hui et leur feraient dire avec dédain : Mais cet auteur nous prend donc pour des imbéciles !
Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ? 1789.[1].
En français le mot argutie « subtilité de langage, raison spécieuse qui dissimule l’absence réelle d’arguments sérieux » (Larousse) désigne précisément un tel argument méprisable.
2. Argument ad lapidem (anglais, argument by dismissal)
Cette manœuvre, parfois désignée par l’étiquette latine, ad lapidem (de lapis, “pierre”), qui fait allusion à un bon mot de Samuel Johnson (1709-1784). Selon la philosophie spiritualiste de Berkeley il n’y a pas d’objets matériels dans le monde, mais seulement des esprits et des idées dans ces esprits. On raconte que le Dr. Johnson, à qui on demandait son avis sur cette thèse, répondit en donnant un coup de pied à une grosse pierre en disant “C’est comme ça que je la réfute !” (d’après Wikipedia, Ad lapidem). On prouve l’existence de la pierre en lui donnant un coup de pied (en trébuchant ?), et comme le dit Engels, « la preuve du pudding, c’est qu’on le mange ». L’évidence se passe d’arguments, et on ne s’abaisserait en la justifiant. Mais l’évidence de l’un n’est pas forcément l’évidence de l’autre.
3. De l’insignifiance à l’autoréfutation
L’opposant qui choisit de mépriser l’argument de l’adversaire peut être de parfaite bonne foi, mais il peut s’engager dans des situations paradoxales. Il suffirait d’entendre ce que dit tel parti extrémiste pour en être scandalisé :
On devrait donner la parole plus souvent à Untel, plus il parlera, moins il aura de voix.
Autrement dit, puisque le discours de l’adversaire, s’autodétruit, il faut qu’il se diffuse. Cette stratégie, inspirée davantage par la confiance en soi du locuteur que par l’évidence des choses, a ses dangers.
À la limite, il ne reste plus qu’à diffuser la parole de l’adversaire pour la réfuter. Le mécanisme touche à celui de l’ironie : c’est le cas extraordinaire que rapporte Wayne Booth, à propos de manifestations ayant eu lieu dans son université, où s’affrontaient deux groupes d’étudiants :
À un moment, les choses ont si mal tourné que chacune des deux parties s’est retrouvée en train de dupliquer les attaques de l’autre et de les diffuser par milliers de copies, sans commentaires. Chacun estimait que la rhétorique de l’autre était devenue si absurde qu’elle se dénonçait elle-même [as if the other side’s rhetoric was self-damning, so absurd had it become]. Booth, 1974, p. 9
L’opposant ne peut pas entendre une telle forme de disqualification, qui est destinée aux tiers. Utilisée dans les formes particulièrement polémiques de l’argumentation, elle exclut toute négociation et tout accord, V. Conditions de discussion.
Du point de vue de l’éthos, l’émotion affichée est de l’ordre du mépris indigné. Par réaction, le locuteur prête le flanc à l’accusation d’arrogance (ad superbiam), et le jeu du mépris se développe, le peuple méprisant ceux qui le méprisent, V. Ad populum.
[1] Cité d’après l’éd. Flammarion, Paris, 1988, note p. 174-175.