Modèle de Toulmin

MODÈLE DE TOULMIN

Dans Les usages de l’argumentation (The Uses of argument) Toulmin propose une représentation de l’épisode argumentatif dans le chapitre intitulé “The layout of argument”, que l’on traduit en français comme “structure, schéma ou modèle de l’argumentation”.
Ce modèle est une représentation du passage argumentatif selon 1) une composante positive “Donnée – Loi de passage et Support – Conclusion », et une composante négative “Modal – Réfutation”. La première établit une proposition, la seconde précise ses conditions de réfutation, faisant entendre la voix d’un « challlenger ». L’argumentation est ainsi définie comme un raisonnement par défaut.

1. Structure du dialogue et du monologue argumentatif prototypique

Pour Toulmin, le monologue polyphonique suivant est un discours argumentatif élémentaire typique complet ([1958], p. 99)

Harry est né aux Bermudes ; or les gens qui sont nés aux Bermudes sont en général citoyens britanniques, en vertu des lois et décrets sur la nationalité britannique ; donc Harry est probablement citoyen britannique ; à moins que ses parents n’aient été étrangers, ou qu’il n’ait changé de nationalité.

La représentation conceptuelle de ce passage est donnée sous forme d’un schéma, articulant six composantes fonctionnelles.

Structure du passage

 

Cette structure combine deux composantes, faisant entendre deux voix :

Une composante positive, qui justifie une Conclusion (Claim) par une Donnée (Data), appuyée sur des principes généraux de généralité croissante, la Loi de passage (Warrant) et son Support (Backing).

Une composante négative, attachant à la conclusion un Modalisateur (Qualifier) pointant vers les conditions de Réfutation (Rebuttal) du raisonnement positif.

2. Une lecture dialogale

Ce monologue peut être rejoué comme un dialogue argumentatif prototypique, à partir d’une question d’enquête, et se développant sous la pression exercée par un tiers, le challenger.

1) Issue, Question

— Quelle est la nationalité de Harry ?

2) Claim, Conclusion

Une assertion exprimant une position (C, Claim)

Harry est sujet britannique (ibid., p. 99).

Le terme anglais claim désigne « une revendication [demand] de quelque chose que l’on considère, à tort ou à raison, comme son dû » (Webster, Claim), on le traduit par “conclusion”. Il signifie également “affirmation, demande, revendication” de quelque chose dans un contexte de contestation « to lay claim to sth : [+ position, throne] “prétendre à qch. [+ land, right, title], revendiquer qch. » (Collins, Claim).

Le modèle de Toulmin fonctionne dans une situation de dissensus, comme le montre l’intervention suivante, mettant en scène une voix qui refuse de ratifier la conclusion positive sur la base de sa seule affirmation.

3) La position avancée n’est pas ratifiée par l’opposant (Challenger)

Challenger : — Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
What have you got to go on ? (ibid. p. 98)

Le mécanisme de la justification est déclenché par l’intervention d’un “challenger” (opposant) :

Lorsque nous faisons une assertion [assertion], nous nous engageons de ce fait même [thereby] à la position [claim] qu’elle exprime. Si cette position est mise en cause [if this claim is challenged], nous devons être en mesure de la fonder [establish], c’est-à-dire de montrer qu’elle est justifiable [justifiable]. Comment faire pour cela ? ([1958], p. 97).

4) Data, donnée

Le proposant doit être capable de justifier sa proposition C par un fait D capable de la soutenir. (Id., p. 97) :

— Harry est né aux Bermudes

Le terme anglais data signifie : « quelque chose que l’on sait ou que l’on suppose être vrai ; faits ou chiffres dont on peut tirer une conclusion ; information » (Webster, Data).

Les mots Data et Claim sont des termes corrélatifs. Les Claims s’appuient sur des Data, et les Data sont réunis en fonction des Claims.

5) Warrant, Loi de passage

Le challenger peut considérer que l’information D n’est pas satisfaisante et exiger du locuteur qu’il précise en quoi cette donnée est pertinente pour la conclusion (id., p. 98) :

Challenger : — Et alors ?
How do you get there ? (Ibid.)]

Le locuteur répond en explicitant « la règle (Warrant) (le principe, le permis d’inférer) » (ibid) qui lie la donnée à la conclusion. C découle de D, puisque :

— « les gens nés aux Bermudes sont citoyens britanniques. » (Id., p. 99)

Le terme anglais warrant, traduit par “mandat, garantie, justification”, signifie « 1. Autorisation ou approbation [sanction] donnée par un supérieur ou une loi » (Webster, Warrant) ; la transition de l’argument à la conclusion est permise par une décision faisant autorité. Il signifie également « 2. Justification ou bonne raison [reasonable ground] pour une action, un comportement, une affirmation ou une croyance » (id.).

Le warrant est une loi qui transforme la donnée comme fait (data) en un argument corroborant la conclusion (claim). Un autre warrant orienterait le même fait vers une autre conclusion. Par exemple, le warrant “Aux Bermudes, de mai à octobre, la chaleur est éprouvante et le degré d’humidité spécialement élevé”, oriente “Harry est né aux Bermudes” vers la conclusion “Harry est certainement habitué au climat subtropical humide”.

6) Backing, Support

Le challenger méthodique peut continuer à se demander “si le warrant est vraiment acceptable” (id., p. 103) :

Challenger : « Vous supposez qu’une personne née aux Bermudes est britannique ; […] qu’est-ce qui vous fait croire ça ? » (Ibid.).

Le proposant est ainsi mis en demeure de fournir un support B (Backing) rendant le warrant acceptable :

P — Je le pense “sur la base des lois et statuts suivants : … (id., p. 105).

Le terme anglais backing signifie “renforcement, support, appui, aval” : « 1. Quelque chose placé à l’arrière pour soutenir ou renforcer ; 2. Soutien ou aide apportée à une personne ou à une cause ; soutien [endorsement]. » (Webster, Backing).

7) Qualifier, Modalisateur

Le Modalisateur (Qualifier) est un adverbe qui correspond à des Réserves, ou Restrictions, qui conditionnent l’acceptabilité de la conclusion. Lors de ses interventions précédentes, le Challenger demandait des explicitations ; maintenant, il passe à des objections substantielles, et pousse le locuteur à « détailler les circonstances dans lesquelles il faudrait laisser de côté l’autorité du warrant » (Ibid., p. 101), par exemple :

Challenger : — Mais « il se peut que le cas de Harry soit un cas particulier, et que la règle invoquée soit sujette à exceptions » (id., p. 101).

Le verbe anglais to qualify signifie notamment « 4. Modifier ; restreindre ; limiter, rendre moins catégorique [positive] (une affirmation) ; 5. atténuer, adoucir (un châtiment) » (Webster, Qualify). “Modalisateur, modal, restriction” sont les traductions traditionnelles. “Adoucisseur” ou “mitigateur” n’expriment pas le lien précis aux contre-discours.

Le modalisateur introduit dans le modèle un second type de dialogue, non plus entre le tiers challenger et le proposant mais introduisant un opposant, disposant d’arguments capables de réfuter (Rebut) la conclusion C.

8) Rebuttal, Réfutation

Le proposant accepte ces réserves. Sa conclusion n’est qu’une présomption (presumption), probable, mais pas certaine. Le Qualifier (Q) « pointe sur les conditions exceptionnelles qui, si elles étaient réalisées, annuleraient (defeat or rebut) la conclusion (C) » (id. p. 102-103)

Locuteur : — Ma conclusion « est probablement vraie, dans la mesure où ne savons pas si ses deux parents étaient étrangers, ou s’il a été naturalisé Américain » (ibid.).

Le terme anglais est rebuttal ; to rebut signifie : « contredire, réfuter, s’opposer, particulièrement d’une façon formelle, par un argument ou une preuve » (Webster, Rebut ou rebutt). Sa traduction stricte est “réfutation” (Collins, Rebuttal) ; il s’agit d’une réfutation potentielle.

Le système Qualifier-Rebuttal ne doit donc pas être considéré comme l’expression d’une vague restriction mentale, permettant au locuteur de se couvrir au cas où les choses tourneraient mal. Il ne s’agit pas d’adoucisseurs (softeners ou mitigators) permettant de sauver la face et de préserver la relation, mais d’enregistrer le fait que les lois argumentatives admettent des exceptions, V. Raisonnement par défaut.

Le modèle de Toulmin prévoit ses conditions de réfutation. En facilitant ainsi le travail de l’opposant, il réintroduit de la coopération dans une situation d’enquête, V. Règles.

9. Les deux composantes du modèle

Le schéma ([1958], chap. 3) articule la cellule argumentative autour de six éléments, articulés selon deux composantes (deux voix) :

— Une composante affirmant une conclusion, la structure :

Data — Warrant — Backing — Claim

La conclusion est affirmée sur la base d’une donnée. Ce “pas” ou “saut” argumentatif est autorisé par une loi de passage, qui elle-même est appuyée sur un support.

— Une composante réfutative, la structure :

Modal + Rebuttal

Cette composante fait état de cas exceptionnels possibles pouvant annuler cette construction, elle définit le “default component” du modèle.

L’ensemble définit le raisonnement présomptif (presumptive reasoning), qui établit une préférence, c’est-à-dire attribue la charge de la preuve à l’opposant éventuel qui soutiendrait que “Harry n’est pas citoyen britannique”.

3. Corollaires

3.1 Développements du backing et mise en cause de l’argument

3.1.1 Développement du backing

Supposons qu’il s’agisse non pas des Bermudes, mais des îles Falkland (nom anglais) / îles Malvinas (nom argentin). On peut alors rajouter sous le Backing « en vertu des lois et décrets sur la nationalité britannique » un fondement sur la force, « en vertu du résultat des combats de 1823», puisque les Malouines ont été conquises sur l’Argentine en 1823.
Or l’Argentine ne reconnaît pas cet état de fait. Si tel était le cas, le backing terminal, du point de vue juridique, serait “en vertu du traité de 1823”. En l’absence d’un tel traité, le backing terminal ne peut être que “en vertu du droit de conquête”, expression particulière du droit du plus fort, qui est la négation du droit.
En fondant la loi de passage sur une garantie, on entame une régression potentielle de longueur indéterminée, puisque la garantie doit elle aussi être garantie).

3.1.2 Mise en cause de l’argument

La même régression pourrait s’observer sur l’argument, qui peut demander lui-même à être étayé, ici “Comment savez-vous que Harry est né aux Bermudes ?”. Cette problématique rejoint celle du sorite et de l’épichérème.

3.2 Un modèle nomologique, applicable aux phénomènes scientifiques

Mettre ainsi un syllogisme au fondement de l’activité argumentative explique peut-être la faveur dont jouit le modèle de Toulmin auprès des scientifiques intéressés par l’argumentation. L’exemple suivant tiré des Usages de l’argumentation, moins souvent cité que le précédent, correspond à l’expression d’une prédiction scientifique fondée sur un calcul faisant intervenir des lois issues de l’expérience et de l’observation ([1958], p. 184) :

Donnée : La position observée du soleil, de la lune et de la terre jusqu’au 6 sept. 1956.
Loi : Les lois sur la dynamique des planètes.
Support de la loi : L’ensemble de l’expérience [totality of experience] sur lequel sont fondées ces lois, jusqu’au 6 sept. 1956.
Conclusion : le moment précis où surviendra la prochaine éclipse de lune après le 6 sept. 1956.

La prémisse à sujet général est remplacée par une gamme d’observations astronomiques.

L’absence de la composante exprimant le défaut Modal + Rebuttal, dans cet exemple est caractéristique du passage au domaine scientifique qui n’admet pas de contre-discours sur la question posée, “Quand la prochaine éclipse de lune se produira-t-elle ?”.

3.3 Un syllogisme juridique catégorisant

L’exemple choisi par Toulmin pour illustrer son schéma correspond au syllogisme juridique :

Loi de passage : Les gens nés aux Bermudes sont sujets britanniques.
Argument : Harry est né aux Bermudes.
Conclusion : Donc Harry est sujet britannique.

Ce syllogisme articule une prémisse à sujet général (la loi de passage), à une prémisse à sujet concret (ou proposition singulière, l’argument) pour en déduire une proposition à sujet concret (la conclusion). Il correspond à une démarche de catégorisation, faisant entrer un individu dans une classe, dont il devra assumer les droits, les devoirs et les stéréotypes, c’est-à-dire tous les prédicats définitoires. Cet exemple attire justement l’attention sur l’importance de la catégorisation et de la déduction syllogistique dans l’activité argumentative ordinaire. Le passage suivant a la même structure :

Composante positive :

Loi : tout automobiliste franchissant la ligne jaune se met en contravention
Fait avéré : l’automobiliste X a franchi la ligne jaune
Conclusion : X est en contravention.

Restrictions (exceptions) : à moins qu’il ne s’agisse d’une voiture des pompiers en mission, d’un cortège officiel, ou encore que des travaux ou un danger pressant…, ne l’aient obligé à franchir la ligne jaune.

La restriction mentionne un ensemble de critères légaux susceptibles d’entrer en concurrence avec le principe le plus général ; il introduit un élément de défaisabilité  (défaut) de l’argumentation.
C’est pourquoi Toulmin parle de son approche de l’argumentation comme d’une « jurisprudence généralisée » ([1958], p. 7). Le processus de justification d’un énoncé est en effet schématisable comme une confrontation de différents points de vue.

3.4 La « redécouverte des topoï »

D’une façon générale, le modèle de Toulmin réactualise le concept de traditionnel de topos (Bird 1961). Un topos est un énoncé général susceptible d’engendrer, par actualisation et amplification, une infinité d’argumentations concrètes particulières ou enthymèmes, en “garantissant” (Warranting) l’acceptabilité du lien argument-conclusion.

Ehninger et Brockriede ([1960]) ont souligné que la notion de loi de passage pouvait couvrir les diverses relations argumentatives connues autres que de catégorisation, par exemple la généralisation :

Dans les trois régions où elles ont été testées, la création de zones franches n’a pas eu d’influences sur le développement économique ; donc la création d’une zone franche dans une quatrième région n’aura probablement pas d’influence sur son développement économique.

La loi de passage est une induction, sur un nombre limité de cas :

Si le phénomène n’a pas été observé dans les cas 1, 2, 3, … alors il ne le sera pas dans le cas 4.

Le schéma de Toulmin est parfaitement compatible avec une approche par types d’arguments. Chacun de ces types peut être soumis à un examen critique par le biais des contre-discours, c’est-à-dire des Rebuttals, qui lui sont spécifiquement liés.

3.5 Un modèle de la cellule argumentative

Ce modèle est à mettre en parallèle avec d’autres visions de la cellule argumentative, V. Épichérème.