Nom propre, Arg. sur le –

Argument du NOM PROPRE

Le nom propre est donné par convention, il est vide d’information sur son porteur, mais il se charge de signification par contamination onomastique: les locuteurs savent l’utiliser comme indice d’origine, comme indicateur d’un caractère, ou comme marque d’un destin professionnel. La rime et les déformations phoniques ou graphiques lui attachent sans peine des caractéristiques (surtout négatives). Plus qu’un nom de catégorie, le nom propre est une ressource argumentative toujours disponible et inépuisable.

1. Conventionnalisme et réalisme

1.1 Conventionnalisme

Le nom propre marque la filiation et fixe l’identité sociale de la personne ; en cela, il est une institution sociale. Il est attribué à un individu par un acte socialement organisé et validé, qui donne à l’enfant le nom propre du père et/ou de la mère, et les prénoms choisis par le / les parents.
Nom et prénom sont conventionnels au sens où ils ne correspondent pas à une description de la personne qu’ils désignent.

Il s’ensuit qu’on ne peut se livrer sur le nom propre à aucune des inférences du type de celles qui sont possibles à partir des noms de catégories naturelles. C’est en fonction de ses traits distinctifs ou d’un air de famille qu’un champignon est appelé “mousseron”, et qu’on le reconnaît comme tel lorsqu’on le rencontre pour la première fois. Si je croise un inconnu qui se trouve être M. Dupont, je n’ai aucun moyen de déterminer son nom propre à partir de considérations sur sa personne; si je sais qu’untel s’appelle Dupont, je ne sais rien de sa personne.
Il en va autrement du surnom personnel, attribué à la personne par son groupe en fonction d’une particularité qu’on a cru observer chez lui : le Traînard arrive en retard et Mouche adore aller à la pêche.

1.2 Réalisme

Dans certaines sociétés, le nom propre exprime la nature de la personne, physique et morale.
Selon Jean Bottéro, dans l’ancienne Mésopotamie, « le nom n’était rien d’autre que la traduction du destin, en d’autres termes la propre expression de la nature » de la personne qu’il nommait (p. 126).

Le nom a sa source […] dans la chose nommée, [il] en est inséparable : comme l’ombre portée, le calque, la traduction de sa nature. (p. 125)
Chaque dénomination [du dieu Marduk] contenait, en quelque sorte matériellement, tous les pouvoirs, les mérites, les attributs qu’il définissait de lui. (p. 125-126)

Nom propre et personne vivent alors de la même existence. Il est donc possible d’atteindre la personne à travers son nom. Tout ce qui affecte l’un affecte l’autre ; poignarder le nom c’est poignarder la personne. Il s’ensuit que le vrai nom doit être tenu secret par celui qui veut se protéger des maléfices.

Cette conception réaliste du nom propre est maintenant considérée comme une superstition. Aucune personne raisonnable ne songerait à inférer quoi que ce soit sur la personne à partir de considérations liées à son seul nom propre. C’est pourtant ce que chacun fait quotidiennement. Cependant les rapports du nom propre à son porteur sont complexes ; on peut en être fier ou le détester. L’interprétation profonde de ces constructions est l’affaire de la psychanalyse, de l’histoire et de l’anthropologie.
Certains usages argumentatifs du nom propre réactivent une conception réaliste du nom propre, selon laquelle le nom et la personne ont réellement des propriétés communes, autrement dit forment une seule et même catégorie.

2. Argumentation sur le nom propre conventionnel:
la contamination onomastique

2.1 Le nom propre comme indice

Le nom propre étant une désignation sociale conventionnelle ne peut pas être exploité par des argumentations par la définition, mais il peut l’être par une argumentation indicielle.

Indice d’origine
On peut associer le nom propre à certains groupes humains qui portent généralement ce genre de nom, par une argumentation prenant le nom propre comme indice. Si je dois rencontrer M. Martin-Dupont je peux seulement penser qu’il est très probablement d’origine française.
Si la personne porte le nom d’une célébrité on le rattache à cette célébrité, du moins on en cause.

Indice de lignage
D’une façon générale, l’identité du nom propre peut être signe de parenté, ce qui peut être flatteur ou non. Porter le nom du mauvais ou du coupable est extrêmement lourd. Si Jean Untel est unanimement condamné et stigmatisé comme pédophiles et antisémite incestueux… alors, au paroxysme de la tempête médiatique, les Untel lui sont associés pour être soupçonnés ou plaints d’être soupçonnés. On voit apparaître des mises au point : “Alain Untel n’est pas parent de Jean Untel”.

2.2 « Caractère »  du nom propre

L’argumentation suivante attribue à une personne portant tel nom les caractéristiques d’autres personnes portant ou ayant porté le même nom. La science populaire des prénoms lie le prénom à un « caractère » qui n’est pas loin de fonctionner comme le nom commun d’une catégorie naturelle :

Caractère du prénom Fleury
Fleury a tendance à avoir un caractère attachant. … il se montre également positif. Il est une personne proche de sa famille. Mais quelquefois, il peut être trop charmeur… [1]

On est sur la voie de faire du nom propre un nom d’espèce naturelle : Les mousserons poussent dans les prairies et les Fleury vivent en famille. Le nom annonce le caractère, et on peut appliquer l’argumentation par la définition ; s’il s’appelle Fleury, il est gentil, c’est normal, naturel.

L’argumentation suivant propose deux argumentations sur le nom :

Chez Pablo Iglesiasi, son ex-mentor [d’Iñigo Errejón] devenu adversaire, tout est ringard, suranné, dépassé. Soni patronyme d’abord. Et la meilleure preuve, c’est qu’il a déjà existé un Pablo IglesiasJ, homme politique marqué à gauche, dans les années 1920. Il y a un siècle ! De plus, les Espagnols parlent de sai doctrine politique en la nommant le « pablisme ». Or il a déjà existé par le passé un pablismek, du nom d’un dinosaure trotskiste !
Marc Crapez Divisions de la gauche espagnole : Comment Íñigo Errejón a ringardisé Pablo Iglesias, 2019 [1] (Nous avons ajouté les indices)

Une première argumentation attribue le caractère “ringard” à toutes les personnes qui ont l’infortune de s’appeler actuellement Pablo Iglesias, parce qu’un certain Pablo Iglesiasi a vécu “ Il y a un siècle !”. D’autre part, sai doctrine politique dont le nom pablismei est dérivé de son prénom Pablo est homonyme d’une doctrine politique, le pablismek qui déplaît à l’auteur.

Un vague soupçon qu’ils pourraient bien être des Landru pèse sur tous les gens qui s’appellent Landru. Lorsque le nom propre d’une personne est le même que celui d’une personne célèbre élevée au rang de parangon, on attribue par antonomase le caractère du parangon.
On donne à un enfant abandonné le nom d’un homme célèbre et influent du moment, ça pourra peut-être lui servir plus tard.

2. L’homonymie nom propre / non commun

2.1 Aptonyme : Le nom propre, marque d’une nature et d’un destin

À la différence du surnom, qui désigne la personne par un trait dominant de sa personnalité, le nom propre n’est pas motivé, il ne signifie pas son porteur.
Lorsque le nom propre est homonyme d’un nom commun (Lespoir, Lebœuf), l’argument du nom propre donne au nom propre le sens du nom commun ; le nom propre signifie son porteur. Il permet dès lors d’attribuer à la personne les caractéristiques de la chose homonyme. Du fait que quelqu’un s’appelle Lenfant, on déduit qu’il a un rapport essentiel aux enfants, et qu’il est donc normal qu’il devienne pédiatre, instituteur… ou encore qu’il ait un caractère enfantin : le nom propre est ici un aptonyme, qui renforce l’adéquation de la personne à sa tâche, confirme l’attribution d’un trait de caractère, justifie le fait que telle personne occupe telle profession.

Les phrases “Ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle …”, “Avec un nom pareil !”, “Il porte bien son nom” font du nom propre un argument. Du fait que l’opposant s’appelle Mauvais, on déduit qu’il a l’âme noire, et on le soupçonne de noirs desseins ; s’il est pris dans une mauvaise affaire, on estimera que son nom l’y prédestinait. Le nom propre fonctionne comme un surnom, et tout se passe comme si la personne cherchait par ses actes à rejoindre son signifiant.

C’est à ce genre de processus que renvoie le topos du nom propre :

Un autre [lieu] se tire du nom ; par exemple, comme le fait Sophocle, Ayant la dureté du fer, tu portes bien ton nom » (Aristote, Rhét., II, 23, 1400b18 ; Dufour, p. 126).

La note précise qu’il s’agit d’un jeu entre un nom propre grec, Sidero et le substantif grec signifiant “fer, instrument de fer” : “C’est quelqu’un d’inflexible, d’ailleurs il s’appelle Dacier”.

En juin 2017 des élections générales convoquées par Mme Theresa May, Premier ministre conservateur, ont eu lieu au Royaume Uni. Selon un slogan travailliste, la défaite du Premier ministre était inscrite dans son patronyme :

June will be the end of May, “Juin verra la fin de mai = May”

Dans l’évangile en latin, c’est par ce procédé que le Christ choisit Pierre comme premier chef de l’Église :

Tu es Pierre (lat. Petrus], et sur cette pierre (lat. petram) je bâtirai mon église.

Cette construction est un cas particulier d’annomination, répétition dans un énoncé du même mot pris dans deux sens différents. Dans le cas général, la propriété de la chose est prédiquée directement sur le nom propre.

2.2 Faire signifier le nom propre

Attaquer ou louer la personne par son nom est toujours condamné et toujours pratiqué. Le nom propre est ouvert à tous les jeux de mots. Les ressources de la paronymie et de la rime sont infinies, “Morand, fainéant”, “La belle Isabelle

Lorsque le nom propre ne correspond à aucun nom commun, il est toujours possible de l’orienter en déformant son signifiant. Cette déformation donne au nom propre une orientation parfois affectueuse et positive “Mélanchon, Méluche”, souvent négative “Durand, Durandasse”,
Les Martin, la Martinaille”.
Si le directeur s’appelle Durand ou Martin, la déformation du nom propre par suffixation péjorative est un moyen de défense contre l’autorité.

2.3 La stigmatisation par le nom propre

Faire enrager l’autre, l’humilier en déformant son nom est une pratique de cour de récréation. Mais personne, même les plus grands esprits, ne renonce à retourner le nom propre de l’adversaire contre l’adversaire. Au fil d’une polémique, Jacques Derrida rebaptise le philosophe J. Ronald Searle “Sarl”, que l’on peut lire et comprendre comme l’acronyme SARL et certainement de bien d’autres manières. Par le même procédé, en réponse à Michelle Loi, Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, publie un pamphlet intitulé L’oie et sa farce (Wikipédia, Simon Leys).
Le procédé de stigmatisation par déformation du nom propre est un instrument d’expression de la haine antisémite et politique :

[Dans cette presse sympathisante de l’extrême-droite] on trouve des noms propres malmenés, des noms propres retravaillés : André Glucksmann devient « André Glücksmann », Simone Veil devient “Shimone Veil”, Robert Hue devient « Hue-coco » (*)
Krieg 1999, p. 12 [3] Ex Premier Secrétaire du Parti Communiste français ; coco pour communiste.


[1]  https://www.parents.fr/prenoms/fleury-40932#Caract%C3%A8re-du-pr%C3%A9nom-Fleury
[2] Le Figaro, www.lefigaro.fr/vox/societe/divisions-de-la-gauche-espagnole-comment-inigo-errejon-a-ringardise-pablo-iglesias-20191011 (13-01-2020)
[3] Krieg, Alice, 1999. Vacance argumentative : l’usage de (sic) dans la presse d’extrême droite contemporaine. Mots 58, p. 11-34. https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1999_num_58_1_2523