Arg. de la PENTE GLISSANTE
L’argument de la pente glissante [1] sert à réfuter une mesure proposée. Il consiste à montrer que cette mesure amorce de fait un processus par étapes qu’il sera impossible de stopper si on le laisse s’installer. |
1. Réfutation par l’argument de la pente glissante
1.1 “Si on légalise la drogue, ça veut dire qu’il faut tout légaliser”
Dans l’extrait suivant, AC soutient qu’il faut légaliser la drogue. Son interlocuteur FC rejette cette proposition, qui, selon lui, serait un premier pas sur une pente glissante, amenant à légaliser toutes les drogues, y compris les plus dures.
Nouvel Observateur : — Anne Coppel (AC), dans le livre que vous publiez avec Christian Bachmann, “Le Dragon domestique”, vous prenez parti pour la légalisation de la drogue. Vous ne craignez pas de passer pour des suppôts de Satan ?
AC : — Plutôt que de légalisation, nous préférons parler de domestication, car cela suppose une stratégie progressive ; ce n’est pas une politique que l’on peut mettre en œuvre du jour au lendemain. Elle ne supprimera pas le problème de la drogue. Mais c’est une solution plus rationnelle, qui éliminera les mafias, réduira la délinquance, réduira aussi tous les fantasmes qui alimentent la drogue elle-même et font partie de son marketing.
FC : — […] Troisièmement, si on légalise la drogue, cela veut dire qu’il faut tout légaliser, sans exclusive. Il y a dans la démarche du toxicomane quelque chose qui l’incite à prendre un produit justement parce qu’il est interdit. Vous légalisez le cannabis, bien. Puis la cocaïne, puis l’opium, puis l’héroïne … Et pour le crack, qu’allez-vous faire ? Il vous faudra bien le légaliser aussi. Et ensuite l’ice, et puis de nouveaux produits, toutes les saloperies que l’homme est capable de créer. Il faudra les légaliser au fur et à mesure, sinon les marchés parallèles s’organiseront sur les produits qui resteront interdits.
Le Nouvel Observateur, 12-18 octobre 1989
1.2 Schéma
L’argument de la pente glissante procède selon les étapes suivantes.
Question argumentative — Faut-il faire A ? Ici, “Faut-il légaliser le cannabis ?”
Proposition — L1 propose de légaliser le cannabis, pour telle et telle raison. AC appuie sa proposition de légaliser/ domestiquer la consommation de cannabis par une argumentation pragmatique sur les conséquences positives.
Opposition — L’opposant FC est réticent à accepter cette proposition ; pourtant, il pourrait peut-être le faire ; les raisons présentées par AC sont peut-être à prendre au sérieux. Mais il refuse de “rentrer dans le jeu” que propose AC, car il fait l’analyse suivante de la situation dans laquelle se pose la question.
(I) Opération de catégorisation.
La proposition porte sur un objet, un être, une substance qui entre dans la catégorie S. Cette catégorie regroupe, outre A, les substances A1, A2, … Ici, FC classe le cannabis dans la catégorie des drogues : Le haschich est une drogue, comme l’héroïne, le crack, etc.
FC élargit donc la question de la légalisation du cannabis à celle de la légalisation des drogues. Cette première étape joue un rôle décisif dans l’argumentation.
(II) Opération de gradation des éléments de cette catégorie :
A, A1, A2, … forment une série ordonnée de dangerosité croissante dans la catégorie des drogues dangereuses. Le cannabis occupe la position la plus basse, le point d’entrée sur cette échelle :
——/——————/——————/——————/——> DANGEROSITÉ
A A1 A2 A3
cannabis héroïne crack ice
Ici FC considère que le cannabis est une substance relativement peu dangereuse, mais tout de même dangereuse ; que l’héroïne est plus dangereuse que le cannabis ; et que le crack est encore plus dangereux que l’héroïne, etc.
Le cannabis est le point “bas”, le point faible par lequel on entre dans la catégorie des drogues.
(III) Risque de contamination
A est proche de A1 et A1 est proche de A2, etc. De proche en proche, par contamination, la question posée et la décision prise d’abord au sujet de A risquent d’être généralisées à A1 et A2. Or la même décision prise pour A1 serait clairement inacceptable, et l’extension à A3 par le même mécanisme de proximité serait scandaleuse.
Ici, la décision de légaliser le cannabis serait un premier pas vers la légalisation de l’héroïne, puis du crack, puis « de toutes les saloperies que l’homme est capable de créer ».
Accepter de légaliser le cannabis fournirait un précédent ; les mêmes arguments qui justifient la décision sur le cannabis pourraient servir pour l’héroïne puis pour le crack, etc. : “Si vous commencez, vous n’aurez plus de raisons de vous arrêter”.
Bref, en acceptant A, on s’engagerait dans un processus infernal qui s’autoalimente : on mettrait le petit doigt dans l’engrenage.
(IV) Conclusion : La proposition A doit être rejetée ; on ne doit pas légaliser le haschich.
Le contre-argument de la pente glissante est un autre nom de l’argument de direction, V. Étape. Il repose sur le principe de précaution, visant à prévenir un risque d’extension de la mesure proposée à des cas où elle est jugée clairement inacceptable et dangereuse.
1.3 Développement de l’argument : Le proposant manipulateur ?
L’opposant peut considérer, au moins par défaut, comme c’est le cas dans l’exemple proposé, que le proposant est bien intentionné, mais qu’il ne voit pas les conséquences dangereuses que son projet pourrait entraîner. Dans ce cas, le proposant est présenté comme un naïf ou un idéaliste, mais son intégrité morale n’est pas mise en cause.
À l’inverse, dans une démarche plus polémique, l’opposant peut imputer au proposant une manœuvre machiavélique, le soupçonner d’agir avec des intentions cachées, dans une démarche manipulatrice du type amorçage ou pied dans la porte.
Le proposant peut se défendre de cette accusation en invoquant la sixième règle de Hedge : « On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse, à moins qu’elle ne les revendique expressément » (1838, p. 159-162).
On retrouve la différence entre l’imbécillité paralogique “il n’est même pas conscient des conséquences de ses actes” et la crapulerie sophistique “il nous cache ses intentions réelles”, V. Sophisme.
1.4 Mécanismes d’enchaînement
Les mécanismes d’entraînement mis en jeu au stade 4 peuvent être très différents.
— Organique, causal
La métaphore du petit doigt qui entraîne le bras qui entraîne tout le corps met l’accent sur la causalité physique qui meut le processus.
En ce sens, l’effet petit doigt dans l’engrenage est un effet domino qui s’emballe : non seulement la chute du premier domino entraîne mécaniquement celle du second, mais les dominos sont de plus en plus gros.
— Psychologique : le pied dans la porte.
Le contre-argument de la pente glissante est fondé sur le principe de précaution, visant à prévenir un risque d’extension de la décision adoptée. En termes stratégiques, la manœuvre vise à contrecarrer la stratégie d’amorçage, ou pied dans la porte, qui permet de grignoter les positions de l’adversaire.
1.5 Pente glissante et gaspillage
La structure générale de l’argument de la pente glissante est complémentaire de celle de l’argument du gaspillage.
— Pente glissante : Ne commencez pas, vous ne pourrez plus vous arrêter !
— Gaspillage : Puisque vous avez commencé, vous devez continuer.
2. Répliques à la réfutation par l’argument de la pente glissante
Pour se défendre, le proposant peut notamment remonter au stade (1) et soutenir que la catégorisation de A avec A1, A2, … est inacceptable.
Pour cela, il recatégorise le haschich comme une drogue douce, avec le bon vin et le bon tabac, “qui n’ont rien à voir avec l’héroïne et encore moins avec le crack”, V. A pari.
[1] Argument de la direction ; du petit doigt dans l’engrenage. Ang. slippery slope argument.