PERSUADER – CONVAINCRE
Les verbes persuader et convaincre sont utilisés comme des quasi- synonymes dans les traductions classiques. Le Traité de l’argumentation établit une distinction dans leurs usages, selon la qualité des auditoires : l’acceptation par l’auditoire universel valide une argumentation comme convaincante ; l’acceptation par certains auditoires particuliers établit seulement qu’elle est persuasive. |
L’opposition de persuader à convaincre est une des thématiques majeures qui organisent le Traité de l’argumentation (1958) de Perelman & Olbrechts-Tyteca.
1. L’héritage des mots
En grec, le mot utilisé pour désigner la preuve rhétorique est pistis (πίστις). À la différence du mot français preuve, qui met l’accent sur la référence à une réalité, pistis appartient à une famille de termes exprimant les idées de « confiance en autrui, ce qui fait foi, preuve » (Bailly [1901], [Pistis]), mettant ainsi l’accent sur la relation interpersonnelle. La famille lexicale de termes grecs que l’on traduit par persuader, persuasion associe les sens de « persuader, séduire, tromper qn », ainsi que « obéir à qn » (ibid., [Peitho]).
À cette famille appartient également le nom propre Peithô, nom de la compagne d’Aphrodite, parfois Aphrodite elle-même, déesse de la beauté, de la séduction et de la persuasion. Vu au travers des dictionnaires, le terme pistis est, pour nous, syncrétique ; il couvre le champ de la preuve, de la séduction, de la soumission et de la persuasion. Il en résulte en somme que dire “la preuve rhétorique persuade” est un pléonasme.
En latin, le verbe suadere signifie « conseiller » ; l’adjectif correspondant, suadus, signifie « invitant, insinuant, persuasif » (Gaffiot [1934], Suadeo).
Persuadere est formé de suadere et du préfixe aspectuel per- indiquant l’aboutissement du procès. Il a le sens de « 1. Décider à faire quelque chose […] 2. Persuader, convaincre » (ibid., Persuadeo).
Convincere est composé de con- (cum–) + vincere, vaincre, “vaincre parfaitement” (ibid., art. Convinco) ; le préfixe cum- a, dans ce mot, le sens d’un accompli, comme le per– de persuadere. Il a pour premier sens « confondre un adversaire » (ibid.). Le même sens se retrouve dans l’expression française “convaincre X de mensonge”, où convaincre est suivi d’un objet direct désignant un être humain X et d’un groupe nominal “de + substantif” désignant quelque chose de condamnable, que X se défendait d’avoir commis.
Persuadere et convincere marquent tous deux des accomplissements, mais de types différents : pour persuadere jusqu’à l’action ; pour convincere jusqu’à l’irréfutabilité.
En anglais, la tradition voudrait que, conformément à leur étymologie, to convince soit réservé pour des situations dans lesquelles les croyances sont changées sans qu’il y ait passage à l’action, et que to persuade le soit pour des situations où une action est entreprise. Mais en pratique, les deux termes sont utilisés comme synonymes.
2. L’opposition conceptuelle persuader vs convaincre
Alors que les traducteurs des grands textes de la rhétorique classique emploient indifféremment persuader et convaincre, la théorie néo-classique de l’argumentation de Perelman & Olbrechts-Tyteca, oppose ces deux verbes sur la base de la qualité des auditoires qui les acceptent :
Nous proposons d’appeler persuasive une argumentation qui ne prétend valoir que pour un auditoire particulier et d’appeler convaincante celle qui est censée obtenir l’adhésion de tout être de raison. ([1958], p. 36).
C’est une définition stipulative, dont la visée est normative :
C’est donc la nature de l’auditoire auquel des arguments peuvent être soumis avec succès qui détermine dans une large mesure et l’aspect que prendront les argumentations et le caractère, la portée qu’on leur attribuera. Comment se représentera-t-on les auditoires auxquels est dévolu le rôle normatif permettant de décider du caractère convaincant d’une argumentation ? Nous trouvons trois espèces d’auditoires, considérés comme privilégiés à cet égard, tant dans la pratique courante que dans la pensée philosophique. Le premier, constitué par l’humanité tout entière, ou du moins par tous les hommes adultes et normaux et que nous appellerons l’auditoire universel ; le second, formé dans le dialogue par le seul interlocuteur auquel on s’adresse ; le troisième, enfin, constitué par le sujet lui-même, quand il délibère ou se représente les raisons de ses actes. (Ibid., p. 39-40).
Le Traité ne parle pas de fallacies, mais l’évaluation des arguments est une question clé du livre. L’acceptabilité par l’auditoire universel est le critère absolu de validité d’une argumentation.
L’instance évaluatrice n’est pas le logicien juge rationnel, mais les auditoires, chacun selon son degré de rationalité. La critique et l’évaluation des arguments en présence, l’exercice de la réfutation, ne sont pas seulement du ressort de l’orateur, mais incombent également à l’auditoire.
3. L’opposition lexicale persuasion vs conviction
Les verbes persuader et convaincre appartiennent à un champ synonymique incluant les verbes suivants, désignant des actions sur autrui pouvant se réaliser sous forme d’actes de parole :
catéchiser, conseiller, convertir, (exercer une) emprise, exciter, exhorter, inculquer, influencer, insinuer, inspirer, inviter, prêcher, suggérer, … (DES, Persuader ; Convaincre).
Cette base lexicale est une riche source d’orientations et d’oppositions sémantiques dont l’exploitation devrait contribuer à la réflexion sur la diversité des effets attendus du discours en général et du discours argumentatif en particulier.
En français contemporain, les familles dérivationnelles de persuader et convaincre sont homologues :
V | PPrst/Adj (actif) | PP/Adj (passif) | Subst -ion |
persuader | persuasif | persuadé | persuasion |
convaincre | convaincant | convaincu | conviction |
Mais il existe une opposition aspectuelle persuasion / conviction : “la conviction est le résultat du processus de persuasion” ; cette opposition se manifeste dans les paires :
la persuasion la conviction
le processus de persuasion *le processus de conviction
l’auto-persuasion *l’auto-conviction
— Les deux oppositions suivantes sont plus récentes, mais bien installées dans la pratique.
*c’est ma persuasion (en fr. actuel) c’est ma conviction
*une, la, les persuasion(s) de Pierre une, la, les conviction(s) de Pierre
Le Traité discute l’opposition conceptuelle sur des verbes, persuader vs convaincre, et non pas, comme on le fait généralement, sur des substantifs, persuasion et conviction. C’est parce que ces substantifs ne s’opposent pas comme croyance / savoir, mais sur une base aspectuelle d’un autre type. Il y a des contraintes strictement lexicales sur la construction du langage conceptuel.
Le script de l’acte rhétorique de persuasion, produisant de nouvelles convictions est le suivant.
— Un orateur développe devant un auditoire un discours (se voulant) persuasif, soutenant la position P, dans le cadre d’une question Q.
— Si cet orateur réussit dans son entreprise,
A est convaincu ou persuadé de P
A a de nouvelles convictions (*persuasions).