PRÉSUPPOSITION
Un énoncé à présupposé est un énoncé élémentaire qui contient plusieurs jugements, ayant des statuts sémantiques et discursifs différents. La notion de présupposition peut être abordée comme un problème logique ou un problème langagier.
1. Un problème logique
Le problème de la présupposition a été d’abord traité en logique. La logique des propositions analysées postule que des propositions comme “tous les A sont B” sont susceptibles de prendre deux valeurs de vérité, le vrai et le faux. Le problème survient lorsqu’il n’existe pas de A ni de B, comme dans “aucune licorne n’est un dragon”. La proposition “tous les A sont B” est-elle alors vraie ou fausse ?
Soit le jugement “le roi de France est chauve”, énoncé en 1905 ; il n’est pas possible de lui attribuer une valeur de vérité, puisqu’il n’y a pas de roi de France (Russell 1905) à cette date.
Du point de vue de la technique logique, il suffit d’ajouter les prémisses “il existe des A”, “il existe des B”. L’énoncé d’apparence mono-propositionnel se traduit en langage logique par une conjonction de trois jugements, c’est-à-dire de trois propositions, ayant chacune sa valeur de vérité (& = et) :
“Il y a un roi de France” & “Il n’y en a qu’un” & “il est chauve”.
Actuellement, comme en 1905, la première proposition de la conjonction est fausse, donc la conjonction de propositions logiques représentant l’énoncé “le roi de France est chauve” est simplement fausse.
On a reproché à cette analyse de ne pas rendre compte du sentiment linguistique du locuteur ordinaire, pour qui les phrases “il y a un roi de France” et “ce roi est chauve” n’ont pas le même statut sémantique dans la phrase d’origine. Mais cette objection n’est pas pertinente du point de vue de la logique, qui ne cherche pas à représenter l’intuition linguistique, mais veut simplement régler un problème technique.
2. Un problème langagier
Les énoncés ordinaires peuvent contenir plusieurs jugements, ayant différents statuts sémantique et discursif.
2.1 La structure multicouche de la signification
La présupposition est définie comme un élément du contenu sémantique de l’énoncé qui résiste à la négation et à l’interrogation. L’énoncé “Pierre a cessé de fumer” :
— présuppose que “auparavant Pierre fumait”,
— pose que “maintenant, Pierre ne fume plus”.
La proposition négative “Pierre n’a pas cessé de fumer” et la proposition interrogative “Pierre a-t-il cessé de fumer ?” portent sur le posé (Pierre fume maintenant). et conservent le présupposé “auparavant Pierre fumait”.
Cette structure multicouche des énoncés en langue naturelle est une des principales caractéristiques qui les différencient des propositions logiques.
2.2 La présupposition comme acte de langage
Ducrot (1972) définit la présupposition comme un acte de langage illocutoire réduisant les possibilités de parole de l’interlocuteur. L’acte de présupposition est une manœuvre par laquelle le locuteur tente de préempter la parole de l’interlocuteur, en tablant sur le principe de “préférence pour l’accord”.
Cette idée qu’un énoncé projette (est orienté vers) une “suite idéale” pré-structurée est à la base de ce qui deviendra la théorie de l’argumentation dans la langue.
Le refus d’inscrire sa parole dans la perspective ouverte par le locuteur précédent, et particulièrement le rejet par l’interlocuteur des présupposés introduits dans le tour précédent (Ducrot 1972, p. 69-101), produit un effet « polémique ».
Ducrot ne postule pas un principe d’accord irénique qui déterminerait les relations d’interlocution (ce qui n’est pas non plus le cas de la théorie des interactions) ; il souligne que l’accord est imposé : ce n’est pas nous sommes d’accord, c’est merveilleux ! mais bien, vous êtes d’accord avec moi, n’est-ce pas ?
La description de l’acte de présupposer est entièrement faite dans le registre du coup de force. En introduisant un présupposé dans son énoncé, le locuteur accomplit :
Un acte à valeur juridique, et donc illocutoire […] [qui] transforme du même coup les possibilités de parole de l’interlocuteur. […] ce qui est modifié chez l’auditeur, c’est son droit de parler. (ibid., p. 91).
2.3 Rejet des présupposés
L’opération est proche de celle que met en œuvre la question rhétorique, V. Biais ; Question chargée . Soit la question posée par un intervieweur :
Qu’allez-vous faire pour lutter contre la corruption au sein de votre propre Parti ?
La question présuppose il y a de la corruption au sein de votre Parti. L’interviewé peut :
1) Accepter l’assertion présupposée en donnant une réponse dans la gamme des réponses attendues, par exemple :
— Nous allons suspendre toutes les personnes inculpées.
Cette réponse s’inscrit dans le cadre du dialogue tel qu’établi au premier tour, elle respecte l’orientation linguistique de la question. L’interviewé se soumet à l’intervieweur.
2) L’interviewé pourrait également rejeter le présupposé de la question :
— À ma connaissance, il n’y a pas de cas (prouvé) de corruption au sein de mon Parti
Cette seconde réponse rejette le présupposé que l’intervieweur voulait lui imposer. L’interviewé résiste à l’intervieweur. Le dialogue est reformaté et prend un caractère, polémique, ouvrant une situation argumentative structurée par la question “Y a-t-il des cas (avérés) de corruption dans le Parti ?”.
Le présupposé prétend imposer « un cadre idéologique » (ibid., p. 97) au dialogue ultérieur, c’est-à-dire canaliser la parole de l’autre. La violence de cette imposition est proportionnelle à celle qui est nécessaire pour la repousser ; la remise en cause des présupposés est
toujours vécue comme agressive, et contribu[e] largement à personnaliser le débat, à le transformer en querelle. […] Attaquer les présupposés de l’adversaire, c’est […] attaquer l’adversaire lui-même (ibid., p. 92).
Cette polémicité est inscrite dans l’acte de langage de présupposition. C’est un cas particulier de refus d’accord, V. Conditions de discussion ; Persuasion.
Les phénomènes de présupposition ne se limitent pas au dialogue, mais, comme toujours, le dialogue permet de clarifier les problèmes. Un monologue qui ne respecterait pas ses propres présupposés serait incohérent, alors que, dans un dialogue, le rejet d’une présupposition est polémique. Le dialogue 1) se développe dans les mêmes conditions qu’un monologue.