« Le profit ne tombe pas du ciel »

Argument pragmatique

Huan KuanLEVI
« Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. »

[Huan Tuan, compilateur] La Dispute sur le sel et le fer. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi, Paris : les Belles Lettres, 2010.

Le passage suivant est pris dans la Dispute sur le sel et le fer, ouvrage censé reproduire une dispute tenue en 81 avant notre ère dans la Chine des Han postérieurs, unifiée depuis un siècle et demi par l’empereur Qín Shǐhuáng, lui-même supplanté par une première dynastie Han.
Le Grand Secrétaire, Sang Hong Yang, affronte un groupe de soixante Lettrés sur des questions de politique économique et sociale. La dispute se déroule en présence de l’Empereur.

[P. 39] — Le grand secrétaire
[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir
le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune. De même, aujourd’hui, par les profits tirés des monopoles du sel et du fer, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie ou de disette. Bénéfiques au pays, ils ne lèsent pas les masses. Où sont donc ces sacrifices consentis par le petit peuple qui vous alarment tant ?

[P. 40] — Les Lettrés
Du temps de l’empereur Wen, avant l’instauration des monopoles d’État,le pays n’était-il pas prospère ? […] Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. Dire qu’il a centuplé est une duperie. Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure lorsqu’il transportait du bois pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau. Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante. Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien. Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps : il en va de même des activités humaines. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd nécessairement de l’autre, ainsi le yin et le yang ne peuvent briller simultanément, et le jour alterne avec la nuit.
[…]
Le ressentiment s’enfle avec le profit, et le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.
Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

Le Grand Secrétaire justifie sa politique économique établissant le monopole d’État sur le sel et le fer. Les Lettrés attaquent cette politique.

Le Grand secrétaire établit une analogie entre sa politique et celle de Shang Yang (-390/-338), ancien ministre de l’état de Qin. Shang Yang fut l’artisan des réformes qui conduisirent à l’unification de la Chine par l’empereur Qín Shǐhuáng, lui-même supplanté par une première dynastie Han.

[P. 39] — Le grand secrétaire

[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune.

Le Grand secrétaire justifie sa politique en la mettant en parallèle avec celle de Shang qui « centupla les bénéfices de l’État [Qin] en percevant des imôts sur les montagnes et les lacs. »

De même, aujourd’hui, par les profits tirés des monopoles du sel et du fer, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie ou de disette. Bénéfiques au pays, ils ne lèsent pas les masses. Où sont donc ces sacrifices consentis par le petit peuple qui vous alarment tant ?

L’argument pragmatique est l’arme favorite du grand secrétaire. La question porte sur le bien fondé du monopole du sel et du fer. Selon le grand secrétaire, cette mesure est bonne, car elle a eu pour conséquence positive de générer des profits tels qu’ils permettent de « satisfaire aux besoins de l’empire […] et de faire face à l’entretien des armées », même quand les temps sont difficiles. En outre, ces profits sont produits sans [léser] les masses, soit sans conséquence négative.

La parole est aux Lettrés

[P. 40] — Les Lettrés
Premier argument : il y a d’autres moyens de rendre un pays prospère

Du temps de l’empereur Wen, avant l’instauration des monopoles d’État,le pays n’était-il pas prospère ? […]

Rejet de l’argument de la génération spontanée et autonome du profit

Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des entrailles de la terre. Dire qu’il a centuplé est une duperie.

L’argument est ridicule

Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure lorsqu’il transportait du bois pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau.

Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante.

Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien.

Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps : il en va de même des activités humaines.

Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd nécessairement de l’autre,

ainsi le yin et le yang ne peuvent briller simultanément,

et le jour alterne avec la nuit.


[…]
Le ressentiment s’enfle avec le profit,

et le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.

Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

En tant que déterminant d’une action, l’argument pragmatique est un universel anthropo-
logique, consubstantiel à l’activité humaine : on sème pour récolter, et on récolte pour
manger. Mais le cycle du positif évolue toujours vers le négatif.

— L’effet prétendument positif peut s’avérer néfaste

La discussion porte sur la politique d’expansion territoriale menée par le Prince de Shang. L’accroissement du territoire présenté comme quelque chose de positif par le Grand secrétaire est rejeté par les Lettrés :

— Le grand secrétaire
[Grâce aux réformes entreprises par le prince de Shang, l’État] put à peu de frais agrandir le territoire de Qin jusqu’à englober tout l’ouest du fleuve Jaune.
— Les Lettrés
Le malheur grandit en proportion de l’extension territoriale.
Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. 1er S. av. J-C.[2]

Cette maxime des Lettrés peut être considérée comme un argument par les conséquences
négatives de l’argument par les conséquences positives avancées par le Grand Secrétaire.

— L’argumentation pragmatique est viciée dans son concept même
De façon bien plus fondamentale, la théorie du Yin et du Yang, dont les développements
positifs ou négatifs sont corrélés dans leurs cycles d’expansion/restriction.

L’argumentation pragmatique dans son principe suppose que l’action préconisée est  sinon entièrement, du moins plutôt positive, qu’elle amènera une amélioration dans le monde, même si elle peut avoir quelques petits effets négatifs collatéraux.

Le Grand Secrétaire, emporté par son lyrisme, suppose même qu’il est possible d’apporter du bien dans le monde sans apporter quelque mal :

[Le Grand Secrétaire] Par les profits tirés des monopoles du sel et du fer et du sel, nous sommes en mesure de satisfaire aux besoins de l’empire en période de crise et de faire face à l’entretien des armées en prévision des périodes de pénurie. Bénéfiques au pays,ils ne lèsent pas les masses. (Id.)

Le Grand Secrétaire est un esprit moderne, auquel la philosophie des lettrés est radicalement opposée. Cette philosophie dit qu’il est impossible d’apporter du bien, du profit, pour les uns sans apporter du mal, de la misère, en égale quantité pour les autres. Le bilan du positif et du négatif est à somme nulle :

[Les Lettrés] Le profit ne tombe pas du ciel, pas plus qu’il ne jaillit spontanément des
entrailles de la terre. Il est entièrement tiré de la sueur et du sang du peuple. Dire qu’il a
centuplé est une duperie. (Id., p. 40)

Le profit des uns est inséparable des pertes des autres. Selon cette conception du monde, il n’y a pas de “progrès” global. Le monde humain comme le monde naturel fonctionne selon un principe d’équilibre ; le bien qui advient ici est corrélatif d’un mal qui advient ailleurs. Quatre arguments soutiennent cette conclusion qui détruit l’idée même d’argument pragmatique (notre numérotation) ; la récapitulation (5) est confirmée par un principe théorique (6) et par une constatation empirique (7)

(1) Cela fait penser à ce simple d’esprit qui retournait sa fourrure pour protéger le poil, sans s’aviser qu’ainsi il usait la peau. (2) Si une année les prunes sont abondantes, elles seront rares l’année suivante. (3) Le grain nouveau ne mûrit qu’au détriment de l’ancien. (4) Le ciel et la terre ne peuvent atteindre leur plénitude en même temps ; il en va de même des activités humaines. (5) Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd nécessairement de l’autre, ainsi (6) le yin et le yang ne peuvent briller simultanément, et (7) le jour alterneavec la nuit. (Id.)

[2] Huán Kuān, Dispute sur le sel et le fer. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Levi. Paris, Les Belles-Lettres, 2010, p. 39.