QUESTION ARGUMENTATIVE
La théorie des questions argumentatives est le premier chapitre de la théorie de l’argumentation. La détermination de la question argumentative à laquelle on a affaire est la première étape de l’analyse de l’argumentation. |
1. Le jeu “Question => RéponseS » en dialogue
La notion de question argumentative a son origine dans la notion de stase, développée par la rhétorique argumentative sur le cas de l’interaction judiciaire.
Une question argumentative est produite au point où des discours, écrits ou oraux, se développant sur un même thème, divergent du point de vue même des locuteurs, qui sortent du procès collaboratif de co-construction du discours et de l’action, V. Désaccord. Lorsqu’elle est ratifiée et thématisée, cette divergence produit une question, un problème, un point controversé.
En conséquence, l’argumentation est vue comme un mode de construction des réponses à une question recevant des réponses également sensées mais incompatibles et se trouvant ainsi à la source d’un conflit discursif.
Ce processus de mise en question (problématisation) d’un thème discursif est une condition nécessaire au déroulement d’une argumentation. Il définit un état d’argumentation avant les arguments (segments discursifs en support d’une conclusion).
L’existence d’une telle question est à l’origine des paradoxes de l’argumentation.
1.1 Proposer, s’opposer, douter : la question argumentative
L’exemple suivant, construit autour de la question récurrente “Faut-il légaliser la drogue ?” permet de montrer schématiquement comment, à partir de la question, se distribuent les rôles argumentatifs, sur les trois actes argumentatifs fondamentaux, proposer, s’opposer, douter et s’interroger, V. Rôles argumentatifs
— Proposer
En Syldavie, “le commerce, la possession et la consommation de la drogue sont interdits”. Cet énoncé correspond à l’état de la législation, et est en principe conforme à l’opinion dominante, à la “doxa”. Il existe un autre discours orienté vers une proposition opposée à cette prohibition :
P : — Légalisons la consommation de certains de ces produits, par exemple le haschich ! Qui n’a jamais fumé son petit joint? ça fait du bien, c’est thérapeutique !
Le locuteur P prend le rôle argumentatif de proposant. Le proposant a l’initiative ; dans les futurs débats où il devra supporter la charge de la preuve, on lui donnera d’abord la parole.
Sa proposition est nécessairement accompagnée d’une forme d’argumentation, ici une forme de minimisation et une recatégorisation (ironique ou provocatrice) du haschich comme un médicament.
Les locuteurs alignés sur cette proposition sont ses alliés dans ce rôle.
— S’opposer
Un autre discours rejette cette proposition :
O : — C’est absurde ! Qu’est-ce qui faut pas entendre maintenant !!
À ce stade l’opposant peut se contenter de mépriser la proposition. Le locuteur O prend le rôle argumentatif d’opposant, et trouve également des alliés dans ce rôle.
— Douter et (s’)interroger : la question argumentative
Certains locuteurs ne s’alignent pas sur l’un ou l’autre de ces discours ; ils se trouvent dans la position de tiers, transformant ainsi la confrontation en question argumentative
T : — On ne sait plus qu’en penser. Faut-il maintenir l’interdit sur tous ces produits ?
Schématiquement :
Proposition VS Opposition => Question argumentative (QA) |
La représentation équivalente suivante permet de visualiser l’asymétrie des discours, le proposant supportant la charge de la preuve. Cette asymétrie peut s’inverser, si, sur un site argumentatif, la charge de la preuve est transférée à l’opposant.
Sur la genèse de la question : désaccord — stase.
1.2 Échanges en situation argumentative
Dans une situation argumentative stabilisée, les interventions des participants sont globalement co-orientées avec :
— Les argumentations confirmatives apportant des arguments positifs en faveur de leur position.
— Les argumentations réfutatives rejetant les arguments de la partie adverse,
V. Schéma de Toulmin.
— Le proposant doit assumer la charge de la preuve, et pour cela renforcer ses arguments en faveur de la nouveauté qu’il préconise :
Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion du proposant : — Oui! Légalisons le haschich !
Arguments du proposant : — Le haschich n’est pas plus dangereux que l’alcool ou les anxiolytiques ; or l’alcool n’est pas interdit, et les anxiolytiques font même l’objet de prescriptions médicales. La légalisation réduira les maffias et la clandestinité qui alimente les fantasmes autour de la drogue
Réfutation de l’opposant : Et il faudrait quand même que vous réalisiez que votre régime de pénalisation à tout va favorise en fait les développements du marché de la drogue.
— Quant à l’opposant, il doit montrer que le discours du proposant est intenable. D’une part, il réfute les arguments du proposant (il détruit le discours de proposition), d’autre part, il contre-argumente en faveur d’une autre position, par exemple, le status quo :
Question argumentative : — Faut-il légaliser l’usage du haschich ?
Réponse — Conclusion de l’opposant – Certainement pas ! Rejetons cette proposition inepte!
Réfutation de la proposition – Quant à l’alcool, il fait partie de notre culture, pas le haschish. Et si on légalise le haschich, il faudra vite tout légaliser (V. Pente glissante). En Sidonie, ils ont essayé de légaliser la drogue, et l’expérience a échoué. Nous en avons assez de ces expérimentations sociales nuisibles à notre jeunesse.
Arguments de l’opposant en faveur du status quo : Nos lois fonctionnent et permettent aux honnêtes gens de vivre en paix. La situation est sous contrôle. Moi, je pencherai pour une application sans faiblesse de la législation en cours, et, le cas échéant, pour son renforcement. Il n’y a pas de solution indolore.
On voit que la doxa, qui normalement “va sans dire” doit maintenant se justifier.
Le discours de l’opposant se schématise selon les mêmes principes que celui de l’opposant. Cependant le proposant présente une argumentation délibérative, projective ; l’argumentation de l’opposant est justificative en faveur du maintient de l’existant; mais elle peut aussi faire une proposition différente relevant du même domaine : l’urgence c’est de soigner les malades.
La question étant stabilisée, chacun des deux partenaires argumentent pro et contra (on admet que D2 plaide a minima pour le maintien d’une politique répressive
Cette présentation symétrique de D1 et D2 correspond à un moment d’équilibre (isosthénie) des deux discours en présence.
Cet équilibre est rompu lorsqu’on passe sur un site donné, où la charge de la preuve pèse sur l’un ou l’autre discours.
1.3 La conclusion comme réponse à la question argumentative
La syntagmatique d’un discours argumentatif monologal supportant une prise de position peut se représenter comme suit :
Une question argumentative matérialise un conflit discursit ratifié. L’argumentation est vue comme une manière de construire des réponses sensées, bien construites mais incompatibles à de telles questions.
— La question trouve sa réponse dans la conclusion de l’argumentation
— L’argumentation est un mode de construction d’une réponse à une question argumentative.
1.4 Question argumentative et question informative
Les questions argumentatives sont bien distinctes des questions informatives. Les réponses aux questions informatives sont couramment directes et satisfaisantes pour l’interlocuteur, dans la limite de ce que peut savoir le répondeur :
S0 — Et dans quel hôtel êtes-vous ?
S1 — Au Grand Beach Hôtel, comme d’habitude.
S0_1 — Très bien ! Vous faites quelque chose ce soir ?
Les questions argumentatives utilisées comme telles n’admettent pas ce genre de réponse (sauf dans les sondages d’opinion) :
S0 — Est-ce que la lutte contre le terrorisme autorise les limitations de la liberté d’expression ?
S1 — Oui.
S0_1 — Ah très bien. Question suivante.
1.5 Phénomènes caractéristiques du discours argumentatif
Contagion argumentative
Ce principe pose que, dans une situation argumentative, tous les actes sémiotiques produits par les participants sont interprétables en termes d’argumentation, c’est-à-dire sont 1) des soutiens de leurs positions respectives ; 2) des réfutations de celle à laquelle ils s’opposent ; ou 3) des concessions faites à l’autre partie.
Maximisation / minimisation argumentative
Les participants maximisent l’argumentativité de leur propre discours et minimisent l’argumentativité du discours de leurs opposants : “Si c’est tout ce que vous avez à nous opposer / proposer, je pense que la discussion est close.”
Sorties de la situation argumentative
La question argumentative est par nature ouverte, dans la mesure où une certaine validité est reconnue aux interventions pour et contre qu’elle recouvre.
S’il est parfois possible de la clore, parce qu’une réponse s’impose à une autre, à d’autres moments, s’il subsiste un certain doute lié à la conclusion retenu et à la décision prise, elle peut être rouverte.
La réponse ne peut être totalement séparée de la question et du contre-discours qu’elle a produit. Imposer au jeu argumentatif une fin avec un perdant et un gagnant, délégitimer la survie du doute dans l’échange, c’est rendre l’argumentation non révisable, V. Règles.
La clôture dépend de la nature de la question, de la qualité des arguments et de l’existence d’une instance de décision, c’est-à-dire du cadre socio-institutionnel dans lequel la question est traitée. En fonction de ces paramètres il est parfois possible de clore la question, une réponse, définitive ou provisoire, s’imposant ou étant imposée aux participants
Le fait qu’une question soit tranchée sur un site institutionnel n’entraîne pas qu’elle le soit sur tous les autres sites où peuvent continuer à se rencontrer les participants.
Une réponse est plus ou moins stable ; elle n’est pas totalement détachable de la question et de l’ensemble des discours “pro-” et “contra-” qui l’ont engendrée. Le principe “fire and forget”, « tire et oublie” ne s’applique pas.
Question et positions sont des objets de discours
Les positions exprimées dans la séquence d’ouverture et définissant la question peuvent être modifiées au cours de l’échange, et lors de la décision qui n’est que partiellement conditionnée par l’argumentation ui
La question argumentative et les réponses qui lui sont associées (positions argumentatives, conclusions) sont des objets de discours tout aussi malléables que les autres. La décision peut ne pas avoir grand’chose à voir avec l’une ou l’autre des positions initiales.
Effets de la double contrainte sur l’argumentation des parties
L’argumentation se construit sous une double contrainte, elle est orientée par une question, et elle est soumise à la pression d’un contre-discours. Des phénomènes macro discursifs caractérisent cette situation :
— Bipolarisation des discours : Les locuteurs intéressés sont attirés dans le champ de parole structuré par la question. Ils s’identifient aux argumentateurs en vedette, normalisent leur langage et l’alignent sur l’un ou l’autre des discours en présence ; symétriquement, ils excluent les tenants du discours opposé (nous vs eux).
— Répétition et figement : sémantisation argumentative des discours confrontés, production d’antinomies, tendance à la stéréotypisation, congélation des arguments en argumentaires ou scripts prêts à énoncer.
— Apparition de mécanismes de résistance à la réfutation : présentation des argumentations sous forme d’énoncés auto-argumentés, mimant l’analyticité, V. Auto-argumentation.
Question et pertinence
La question fonctionne comme principe de pertinence pour les contributions argumentatives :— Pertinence des arguments pour la conclusion.
— Pertinence de la conclusion comme réponse à la question.
— Pertinence de la question elle-même : la question peut être elle-même “mise en question”, et être contestée comme mal posée, biaisée, ou secondaire par rapport à des questions “plus profondes”.
Changements d’opinion comme changement de rôle
Au cours de l’échange, et non seulement à son terme, les participants peuvent réaliser un quatrième type d’acte, peut-être le plus complexe : changer d’avis et de langage, c’est-à-dire changer de rôle argumentatif.
2. Le jeu “Question => RéponseS” en monologue
L’approche précédente de l’argumentation est opératoire en monologue comme dans les interactions.
2.1 Monologue ne donnant pas la parole au contre-discours
L’argumentation peut être monologale monologique c’est-à-dire exclusivement orientée vers la construction d’une conclusion, sans référence aux objections qu’on pourrait lui adresser, c’est-àdire sans faire entendre la voix du “challenger” (V. Modèle de Toulmin). Une telle argumentation n’en est pas moins conditionnée par l’existence d’un contexte de discussion polyphonique. Il faut alors rechercher dans l’environnement de ce discours s’il existe des interventions répondant au même genre de question argumentative. Selon le “postulat structuraliste”, le plaidoyer en faveur de P est mieux compris si on le met en relation avec la question qui l’organise et les réponses qui sont apportées à cette question ailleurs et par d’autres.
2.2 Monologue argumentatif mettant en scène la question
Dans l’argumentation monologale dialogique le locuteur met en scène les discours développés autour de la même question, et les attribue à des figures reconstruites des participants réels ou potentiels à la même discussion, V. Réfutation; Destruction. En prenant seul en charge le jeu question-réponse, l’énonciateur transforme le dialogue en monologue.
Ce phagocytage de la parole des autres, opposants ou tiers, lui permet de s’avancer sous diverses figures, en redistribuant à sa guise les rôles argumentatifs de proposant, d’opposant, et de tiers. En conséquence, l’affirmation est introduite sous un voile de participation des opposants et des tiers.
Les différentes stratégies de monologisation de la question sont identifiées dans la rhétorique ancienne comme des figures de phrase, selon trois modalités :
— Le locuteur considère que la question a une réponse évidente, ne nécessitant pas d’argumentation
— Le locuteur apporte une réponse argumentée à la question.
— Le locuteur laisse apparaitre ses doutes et modalise sa réponse.
(1) Le locuteur considère que la question a une réponse évidente, ne nécessitant pas d’argumentation : Question rhétorique (interrogatio[1])
(2) Le locuteur apporte une réponse argumentée et catégorique à la question (subjectio [2])
La question est suivie de son traitement argumentatif qui aboutit à une seule réponse. Le discours tend vers la clarification et l’explication; le locuteur est le seul maître de l’espace argumentatif, les contre-discours possibles sont mentionnés et réfutés. C’est cette construction argumentative de la réponse qui fait la différence avec la question rhétorique.
Le locuteur prend la position de l’enquêteur ou du professeur qui pose la bonne question et la résout objectivement. L’interlocuteur est mis en position d’assumer la question directrice et le traitement proposé pour les réponses, qui sont avancées selon une logique de co-construction pédagogique.
Voici la situation, voici les données et voici la question. On peut penser à trois réponses différentes… La solution (a) est une variante de la solution (b), comme nous allons le montrer. Pour telle et telle bonne raison, la solution (c) doit être préférée à la solution (b). Donc, la bonne réponse est (c).
Les exposés scientifiques utilisent cette stratégie de présentation. Pendant la séance de discussion, les auditeurs sont invités à re-dialectiser le monologue, par exemple en exprimant différemment la solution proposée, en inversant l’évaluation de (c) par rapport à (b) ou en proposant une nouvelle solution (d).
(3) Le locuteur laisse apparaître ses doutes, modalise sa réponse et laisse ouverte la question (dubitatio) [3])
La question est présentée comme une question ouverte, à laquelle le locuteur tente d’apporter une réponse en temps réel. Le locuteur se donne la place du tiers, de l’ignorant qui doute et qui soumet la question à l’auditoire. Par une forme d’inversion des rôles, l’interlocuteur est placé dans la position haute de l’auxiliaire ou du conseiller (Lausberg [1960], § 766 sq.).
Ces trois formes de monologisation de la situation argumentative jouent sur la préférence pour l’accord. Le locuteur prévient la parole de l’interlocuteur pour la canaliser ou pour se l’approprier, via un repositionnement de la question.
[1] Lat. interrogatio, “interrogation rhétorique, interrogation” (Gaffiot, Interrogatio). [2] Lat. subjectio, « action de mettre sous, devant » (Ibid., Subjectio) [3 Lat. dubitatio, “examen dubitatif, hésitation”