Question rhétorique

QUESTION RHÉTORIQUE

L’interrogation dite rhétorique est une forme de monologisation de la question argumentative. Dans un cadre politique, elle renforce le consensus qu’elle présuppose, et lance un « défi » (Fontanier) aux éventuels opposants, à qui, par ailleurs, elle ne laisse pas la possibilité de se faire entendre.

Dans leurs fonctions habituelles, les questions sont posées principalement
— Pour rechercher des informations auprès de l’interlocuteur : Quelle heure est-il ?.
— Pour solliciter directement son action : Pourriez-vous me passer le sel ?
— Les questions d’examen vérifient que l’interlocuteur connaît la réponse : Quelle est la date de la chute du mur de Berlin ?
— L’enquêteur pose de telles questions : Avez-vous rencontré Untel le jour d’avant ? afin de recouper ses informations : il  connaît la réponse, feint de ne pas la connaître.

Une transposition monologale de la question argumentative

La question rhétorique est une fausse mise en question d’un consensus qu’on travaille à renforcer. C’est une des trois formes de transposition monologale de la question argumentative, l’interrogatio, V. Question argumentative, §5. Alors que la question posée sur le mode de la subjection ouvre une séquence argumentative substantielle justifiant sa réponse à la question argumentative ; par l’interrogation rhétorique, le locuteur prend possession de la question argumentative et la “désambiguïse”, au sens argumentatif du terme, en lui imposant une réponse présentée comme consensuelle.

Un défi aux opposants

Selon Fontanier [1], l’interrogation “figurée” (ou i. rhétorique) consiste à

Prendre le tour interrogatif non pas pour marquer un doute et provoquer une réponse mais pour indiquer, au contraire, la plus grande persuasion, et défier ceux à qui l’on parle de pouvoir nier ou même répondre.  (P. 368) [1]
Mais avec une singularité frappante, c’est qu’avec la négation elle affirme, et que sans négation, elle nie. (Id. P. 369)

La question rhétorique permet à l’orateur de faire coup double, face à un auditoire partagé entre, d’une part, ceux qui partagent cette “plus grande persuasion” de l’orateur et, d’autre part, des opposants, qu’il s’agit de museler.
Considérons un meeting politique de soutien au candidat X, en compétition électorale avec Y. L’orateur O parle sur la base d’un consensus : il soutient X, et postule que son public soutient X.

(i) O X est-il un meilleur candidat que Y ?
Réponse provoquée / attendue : Oui !  X est ovationné et Y hué.

Hors contexte, la question (i) admet les réponses oui/non. Ici, sur la base du consensus présupposé, cette réponse est Oui !
Formellement, la question semble mettre en débat ce consensus, “X est un meilleur candidat que Y”, en laissant ouverte la possibilité que Y soit un meilleur candidat que X. O feint de vouloir relancer un débat qui est clos pour l’assistance. La question rhétorique titille l’assistance.

(ii) O      — X n’est-il pas un meilleur candidat que Y ?
Réponse provoquée / attendue : Si !  X est ovationné et Y hué.

Hors contexte, la question de O admet les réponses oui! – si !/non. Du fait du consensus établi, cette réponse est Si !
Dans son emploi standard, l’interronégative “X n’est-il pas M” présuppose que “X est M”, alors que quelque élément du contexte pourrait laisser penser le contraire [2].
En fait, la structure de l’énoncé reproduit en miroir celle de l’assistance : consensus présupposé et possibilité d’opposant dans l’assistance.

Des questions “sur- chargées”

La question rhétorique est d’abord une question radicalement orientée par son contexte, mais elle peut en outre porter la même orientation dans son expression même. Elle peut cumuler différents modes et degrés de rhétoricité, selon le type de contrainte mis en œuvre pour influencer la réponse.

(iii) Un tel individu pourrait-il faire un meilleur président que notre candidat ?

L’orientation est donnée par le terme orienté individu. Elle peut être renforcée de toute une argumentation :

(iv) Alors maintenant, Y, ce candidat de dernière minute. Peut-on prendre au sérieux un candidat qui a l’air de ne pas trop savoir s’il est candidat ?

Le consensus affiché est contre Y. Face à un interlocuteur ou à un public qui ne partage pas les orientations du locuteur, la question rhétorique prend une allure de défi. Il serait tout de même embarrassant de répondre “Oui !” à la question, dans la mesure où il est facile d’interpréter ce oui à la lettre pour en faire une approbation donnée à “Je soutiens un candidat qui a l’air de ne pas savoir s’il est candidat”.

Il reste à l’opposant la ressource de la protestation explicite. Pour cela, il doit remonter la pente, c’est-à-dire réfuter le reproche d’indécision fait à Y, et, pour cela, exposer ses raisons positives de le soutenir. Il doit donc contredire l’orateur, c’est-à-dire, le cas échéant, briser l’atmosphère empathique créée par la préférence pour l’accord, et assumer la polémique, comme dans le cas de rejet du présupposé.
Dans une conversation, tout cela peut se faire dès le prochain tour de parole. Mais dans une interaction publique institutionnellement réglée, il doit attendre qu’on lui donne la parole, et justement, on ne la lui donne pas. La question rhétorique est une façon d’imposer le silence à l’interlocuteur rebelle, et d’inférer de ce silence que tout le monde partage l’orientation du locuteur.

Cette manœuvre rappelle celle qui est utilisée dans l’argument sur l’ignorance §1.1. Par ailleurs, la difficulté dans laquelle est mis l’opposant face à une question rhétorique est du même ordre que la difficulté de celui qui veut réfuter une métaphore, §4 ; mais les métaphores sont plus faciles à rejeter que les questions rhétoriques.


[1] Pierre Fontanier,
— (1977 [1827]), Traité général des figures du discours autres que les tropes.
— (1977 [1831]), Manuel classique pour l’étude des tropes ou Elémens de la science des mots.
Textes réunis dans Les Figures du discours. Introduction par G. Genette, Paris, Flammarion.