RÈGLES et NORMES
Les échanges argumentatifs institutionnels sont soumis aux règles d’interaction attachées au site sur lequel se produit l’échange. Dans des cadres privés, les règles de la politesse ordinaire sont plus ou moins remplacées par les règles de la politesse argumentative.
Du point de vue spécifiquement argumentatif, ces règles sur le comportement verbal des participants sont supplémentées par des règles normatives tendant, d’une part, à sauvegarder le maintien de relations humaines décentes et, d’autre part, à permettre l’examen approfondi du différend afin de progresser vers un accord se matérialisant par l’émergence d’une vérité partagée par les adversaires.
Le mot norme a deux acceptions principales.
— La norme description de ce que les gens font effectivement
En France, l’âge moyen du premier rapport sexuel est de 16,8 ans. 27% des jeunes ont une activité sexuelle avant 16 ans. Dans une vie, les Français(es) ont, en moyenne, 16,7 partenaires. Seuls 10 % se contenteront du même toute la vie. En moyenne, nos contemporains effectuent 121 galipettes par an. Sexualité en chiffres. [1]
Cette norme s’exprime par des moyennes, correspondant aux réalités observées.
— La norme comme impératif, non plus ce que les gens font, mais ce qu’ils doivent ou devraient faire.
Cette norme définit le comportement normé, valorisé, conforme à une obligation à laquelle doivent se conformer les membres d’un groupe. La transgression de la norme s’accompagne de sanctions dont la nature et le contenu dépendent du domaine concerné :
— Domaine moral et légal : Tu ne tueras pas. Sanction morale et judiciaire.
— Bon usage langagier : Tu ne diras pas “vous disez”, tu diras “vous dites”. Sanction: jugement social négatif.
La norme s’exprime par des règles approuvant ou réprouvant des comportements observés.
1. Le contexte argumentatif modifie systématiquement les règles générales de l’interaction
Les règles générales de l’interaction sont ajustées aux spécificités de l’argumentation; par exemple, dans le corps de l’échange, la préférence pour l’accord devient une préférence pour le désaccord, autrement dit, les suites produites par les interlocuteurs sont des suites non préférées.
Le Principe de coopération demande que les interlocuteurs fournissent des informations vraies, pertinentes et dans la quantité souhaitable. Ce principe est inapplicable en situation argumentative, où coopérer avec l’adversaire peut signifier collaborer à son propre dommage.
Les Principes de politesse — Les principes de politesse linguistique régulent la relation en fonction des concepts de face et de territoire. Dans la conversation ordinaire, ces règles jouent contre la ratification des contradictions et le développement d’argumentations explicites. En situation argumentative, les faces sont en jeu et les territoires sont au centre des revendications de chacun.
2. Règles attachées au site argumentatif
En tant que lieu de parole, chaque site argumentatif, parlement, tribunal, salle de classe produit son règlement et sa coutume auxquelles doivent se soumettre les intervenants dans ce lieu, V. Site. Ce règlement peut être élaboré et révisé selon des procédures sui generis explicites, et son application contrôlée par les autorités compétentes sur ce lieu. Les règles déterminent les thèmes qui seront traités, définit les rôles qui s’y jouent et les personnes qualifiées pour prendre ces rôles, ainsi que les procédures selon lesquelles se déroule une action légitime, du point de vue de ce lieu. Elles précisent les droits à la parole, à quelle quantité de parole, ainsi que l’ordre de succession des tours de parole ; elles peuvent par exemple interdire et réprimer les chevauchements et les interruptions. En l’organisant, elles contribuent à définir la rationalité du lieu comme rationalité locale.
L’Assemblée nationale française est dotée d’un Règlement [1] dont le chapitre XII porte sur « La tenue des séances plénières ». Il contient entre autres les règles suivantes
— Sur la prise de parole
Art. 54, 1 — Aucun membre de l’Assemblée ne peut parler qu’après avoir demandé la parole au Président et l’avoir obtenue, même s’il est autorisé exceptionnellement par un orateur à l’interrompre. En ce dernier cas, l’interruption ne peut dépasser deux minutes
— Sur la position de l’orateur
Art. 54, 3 — L’orateur parle à la tribune ou de sa place ; le Président peut l’inviter à monter à la tribune.
— Sur la durée des interventions
Art. 54, 3 — Quand le Président juge l’Assemblée suffisamment informée, il peut inviter l’orateur à conclure. Il peut également, dans l’intérêt du débat, l’autoriser à poursuivre son intervention au‑delà du temps qui lui est attribué.
Art 55, 1 — Dans tous les débats pour lesquels le temps de parole est limité, les orateurs ne doivent, en aucun cas, excéder le temps de parole attribué à leur groupe.
— Sur le contenu des interventions
Art. 54, 6 — L’orateur ne doit pas s’écarter de la question, sinon le Président l’y rappelle. S’il ne défère pas à ce rappel, de même que si un orateur parle sans en avoir obtenu l’autorisation ou prétend poursuivre son intervention après avoir été invité à conclure, le Président peut lui retirer la parole.
3. Règles sur le contenu de la parole argumentative
3.1 « Règles pour une controverse honorable »
Levi Hedge, dans ses Elements of Logick, or a Summary of the General Principles and Different modes of Reasoning propose un ensemble de sept « Rules for honorable controversy » (1838, p. 159-162). Ces règles sont les suivantes.
Règle 1. Les termes dans lesquels est formulée la question à débattre, le point précis en question, doivent être définis de façon suffisamment claire pour qu’il n’y ait aucune incompréhension à leur égard.
Règle 2. Les parties en présence doivent considérer qu’elles sont sur un pied d’égalité en ce qui concerne le thème débattu. Chacune doit considérer que l’autre possède autant de talent, de connaissance, et est animé du même désir de la vérité qu’elle-même ; et qu’il est donc possible qu’elle ait tort et que son adversaire ait raison.
Règle 3. Tout usage d’expressions dénuées de sens ou de pertinence par rapport au thème du débat doit être strictement évité.
Règle 4. On [2] ne doit se permettre aucune considération touchant à la personne de l’adversaire.
Règle 5. Personne n’a le droit d’accuser son adversaire d’avoir des mobiles cachés [indirect motives].
Règle 6. On ne doit pas imputer à une personne les conséquences de sa thèse, à moins qu’elle ne les revendique expressément [The consequences of any doctrine are not to be charged on him who maintains it, unless he expressly avows them].
Règle 7. Comme la vérité et non pas la victoire est le but proclamé de toute controverse, toutes les preuves produites par l’une ou l’autre partie doivent être examinées avec objectivité et sincérité [fairness and candor]. Toute tentative pour piéger [ensnare] un adversaire par des artifices sophistiques [by the arts of sophistry], ou pour affaiblir la force de son raisonnement par l’humour, la chicane ou en le tournant en ridicule [by wit, caviling, or ridicule] est une violation des règles de la controverse honorable.
Levi Hedge, « Rules for honorable controversy », Elements of Logick, or a Summary of the General Principles and Different modes of Reasoning, 1838, p. 159-162.
Ces règles sont, pour certaines, familières. La règle 5 correspond à l’accusation de mobile caché: “vous vous ralliez à cette proposition non pas parce que vous l’approuvez mais pour plaire à la directrice”, V. Mobile.
La règle 6 est originale et renvoie au problème de l’agenda caché, voire du complot, V. Pragmatique.
Ces règles visent d’une part à assurer la permanence de relations humaines décentes au-delà des désaccords, locaux ou permanents, qui peuvent opposer deux personnes, et d’autre part à permettre l’émergence de la vérité, ou d’une vérité.
3.2 Règles pragma-dialectiques pour la résolution des différences d’opinion
La pragma-dialectique définit les règles de la rationalité critique, qui doivent fonctionner comme “un code de conduite pour des interlocuteurs raisonnables (“A Code of Conduct for Reasonable Discussants”, van Eemeren & Grootendorst 2004, p. 190). Elles sont destinées à des partenaires ayant recours à la discussion comme moyen de résoudre leurs différences d’opinion. Une fallacie est définie comme une violation d’une de ces « dix commandements » (id., 190-196),
1e commandement. Liberté : Les parties ne doivent pas faire obstacle à la libre expression des points de vue ou à leur mise en doute.
2e — Charge de la preuve : Celui qui avance un point de vue est obligé de le défendre si l’autre partie le lui demande.
3e — Point de vue:Lorsqu’on attaque un point de vue, cette attaque doit porter sur le point de vue tel qu’il a été authentiquement proposé par l’autre partie.
4e — Pertinence : On ne peut défendre un point de vue qu’en avançant une argumentation relative à ce point de vue.
`5e — Prémisses implicites : On ne doit pas nier une prémisse qu’on a laissée implicite ou présenter faussement comme une prémisse quelque chose qui a été laissé implicite par l’autre partie.
6e — Point de départ : On ne doit pas présenter faussement une prémisse comme un point de départ accepté, ni nier une prémisse représentant un point de départ accepté.
7e — Schème d’argument [argument scheme] : On ne doit pas considérer qu’un point de vue a été défendu de façon concluante si la défense n’a pas été effectuée au moyen d’un schème d’argument approprié [an appropriate argumentation scheme] et correctement appliqué.
8e — Validité : On ne doit utiliser dans son argumentation que des arguments logiquement valides ou qu’on peut rendre valide en explicitant une ou plusieurs prémisses implicites.
9e — Clôture : Si un point de vue n’a pas été défendu de façon concluante, celui qui l’a avancé doit le retirer. Si un point de vue a été défendu de façon concluante, l’autre partie doit retirer les doutes qu’il avait émis vis-à-vis de ce point de vue.
10e — Usage : On ne doit pas faire usage de formulations insuffisamment claires ou dangereusement ambigües [insufficiently clear or confusingly ambiguous] et on doit interpréter les formulations de l’autre partie de façon aussi prudente et exacte [carefully and accurately] que possible.
Eemeren, F. H. van R. Grootendorst et A. F. Snoeck Henkemans, 2002, p. 182-183.
“On” traduit l’expression “a party” toutes les fois qu’elle s’applique à l’une et l’autre des parties en présence.
Cette version de base du système de règles pragma-dialectiques est inspirée des propositions de l’école d’Erlangen pour la définition d’un “ortholangage” rationnel, V. Logiques pour le dialogue. Dans un esprit gricéen, elles introduisent ou imposent de la coopération là où elle ne serait pas spontanément pratiquée par les participants. Le jeu repose sur la notion de standpoint, “point de vue”. Il correspond à un traitement dialectique de la différence de point de vue, avec un proposant affirmant le point de vue et répondant aux attaques d’un opposant qui le met en doute. La règle 9 rappelle le but du jeu : régler la différence d’opinion soit en éliminant l’opinion insoutenable, soit en éliminant le doute sur l’opinion bien justifiée.
Ce système de règles rend compte des jugements de validité des locuteurs (Eemeren, Garssen, Meuffels 2009). Il est également possible de dégager les règles implicites auxquels les locuteurs se réfèrent pour leurs évaluations à partir de l’observation de leurs pratiques (Doury 2003, 2006).
3bis. Règles du débat dans les textes classique chinoise traduits
ATCCT — Règles du débat dans les textes classique chinoise traduits Tradition mohiste: La recherche de la vérité par le débat Tradition confucéenne: Conditions pour s’entretenir avec le Maître |
4. Théories non normatives de l’argumentation
Les théories généralisées de l’argumentation, comme la théorie de l’argumentation dans la langue ou la logique naturelle, ne rencontrent pas la question des normes éthiques ou rationnelles telles que celles précédemment mentionnées. Elles s’attachent à dégager des règles observationnelles, comme le font, dans leurs domaines, les sociologues et les historiens.
Lorsque la théorie de l’argumentation dans la langue parle de norme, c’est de norme linguistique qu’il s’agit. Elle s’exprime en termes d’acceptabilité ou de non-acceptabilité des énoncés et des enchaînements d’énoncés. Les règles sont les règles de la grammaire, exprimant les formes structurelles du langage.
6. Sur la question des règles applicables à l’échange argumentatif
En rhétorique classique, les règles de la convenance portent sur l’adaptation du discours à son objet et à ses partenaires et à son lieu d’énonciation (gr. prepon, lat. aptum, Lausberg [1960] § 1055-1062), pour une aristocratie de la langue et de l’esprit.
Le système des péchés de langue est un système de contrôle de la parole dans un milieu religieux.
À la suite de Grice et dans le système pragma-dialectique, la coopération est vue comme un impératif de la communication rationnelle.
Voir aussi :
Fallacies ; Argumentation (2) ; Tranquillité ; Paradoxes ; Dialectique ; Charge de la preuve ; Évidence ; Reprise discursive ; Pertinence; Rôles; etc.
[1] www.google.com/search?client=firefox-bd&q=r%C3%A8glement+de+l%27assembl%C3%A9e+nationale
[2] “On” traduit l’expression “a party” toutes les fois qu’elle s’applique à l’une et l’autre des parties en présence.